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Le sujet humain, comme les existentialistes l’ont longtemps soutenu, est un projet infini.

Kerby 1991 : 52

Introduction

Je discute, dans ce texte, les différentes dimensions de l’histoire et de la mémoire du Nunavut[1], en m’inspirant de plusieurs sources : l’analyse de Paul Stoller (1995) sur la mémoire culturelle des Hauka du Niger, l’exégèse d’Anthony Paul Kerby (1991) sur la relation entre le récit et la conscience de soi, les récents travaux de Michael Jackson (1996) sur l’anthropologie de l’expérience, la description merveilleusement détaillée des pratiques d’attribution des noms et des relations d’homonymie faite par Alexina Kublu et Jarich Oosten (1999) sur la famille vivante étendue d’Alexina habitant au Nunavut. L’objectif visé est d’analyser les pratiques d’attribution des noms et les récits autobiographiques pour saisir quelques-unes des façons dont les Inuit se souviennent de leur passé, se construisent eux-mêmes et participent à la création de l’histoire. Ces pratiques et ces récits reflètent les constructions occidentales et celles qui sont spécifiquement inuit de la personnification et de l’identité personnelle. La plupart des chercheurs travaillant sur les récits et la mémoire portent peu d’attention à la façon dont les noms de personnes deviennent une partie de la mémoire culturelle qui est inscrite sur les corps des Inuit, voire incorporée. Par ailleurs, les études biographiques récentes sur les Inuit n’ont pas réussi à analyser la nature contingente de la mémoire et, du coup, de l’histoire (voir Wachowich et al. 1999). La mémoire n’est pas un simple miroir prédéterminé de la réalité du passé, mais une forme de connaissance qui est activement interprétée et réinterprétée par des sujets dont les conditions sociales et les états émotionnels changent constamment.

Ce texte est divisé en deux parties. Dans la première, j’aborde la façon dont les pratiques d’attribution des noms révèlent à la fois une forme particulière de mémoire culturelle corporelle et une forme d’identité. Ces pratiques reposent sur une approche culturelle distincte du temps, de l’espace et du corps. C’est une approche qui remet en question les conceptions philosophiques et scientifiques occidentales, largement basées sur les travaux de Descartes, Kant et même Freud. Je m’inspirerai des récits d’Alexina Kublu (Kublu et Oosten 1999) sur le pouvoir dont disposent les noms inuit pour transmettre de la substance, transformer les destinées personnelles, éviter la maladie et établir des canaux de communication directe avec les proches qui sont décédés, et je me référerai aux propos de Mark Nuttall (1994) pour qui le fait d’attribuer des noms produit de la continuité, de la sociabilité et de la communalisation. Cela me permettra de concevoir les pratiques d’attribution des noms comme des voies profondément enracinées qui permettent d’accéder au monde de la mémoire culturelle et de l’histoire des Inuit.

Dans la seconde partie du texte, je traite de la façon dont les récits autobiographiques, qui sont une forme particulière de mémoire, sont construits, déconstruits, puis reconstruits. Les récents efforts pour préserver les informations sur le passé en collectant les histoires de vie et les récits dans l’Arctique canadien tendent à ignorer la connexion entre la mémoire, l’identité et les émotions ; pourtant, la mémoire se modèle au fur et à mesure que s’opèrent des changements dans les conceptions que les sujets ont d’eux-mêmes, car celles-ci sont basées sur des conditions sociales et psychologiques contingentes. Je vais présenter le cas d’une femme, Amaruq[2], qui reconstruit son autobiographie en « revisitant » le souvenir d’un événement traumatisant de sa vie, souvenir qui lui fera réaliser qu’elle a mal interprété les actions de son père. L’histoire d’Amaruq, tout comme les études de cas sur les pratiques d’attribution des noms, indique que la mémoire a des dimensions personnelles et collectives et que les souvenirs sont constamment revus et réévalués au fur et à mesure que la connaissance de soi se développe et que l’identité personnelle évolue. Je suggère dans cet article qu’une telle affirmation situe l’étude de la mémoire non au niveau de la pensée individuelle, mais plutôt dans le champ des expériences sociales partagées et dans le fait d’interpréter ce que ces expériences signifient au cours des différentes périodes de sa vie (voir Berger et Luckmann 1967). Selon ce modèle, les Inuit utilisent la mémoire et l’histoire non seulement pour comprendre leur passé mais pour maintenir l’unité d’un présent que les conditions sociales, politiques et économiques changeantes tendent à fragmenter (voir Cruikshank 1998).

L’attribution des noms et la mémoire culturelle

J’ai amassé les données utilisées dans cet article au cours de plusieurs séjours de recherche dans le sud du Nunavut qui se sont échelonnés sur une décennie (1990 à 2000). J’ai vécu avec plusieurs familles dont les membres habitaient deux environnements distincts — Iqaluit et l’un des nombreux camps de chasse à Frobisher Bay. Mes intérêts de recherche initiaux étaient très peu reliés à la question de l’attribution des noms, et cette pratique ne me semblait rien d’autre qu’un assortiment bizarre mais intéressant d’anecdotes décousues. Ce n’est qu’après avoir passé un temps considérable avec diverses familles que j’ai pu apprendre la signification extrêmement personnelle de ces noms et des relations d’homonymie qui les accompagnent et que j’ai pris conscience de leur importance aux yeux de plusieurs familles inuit au Nunavut. Malgré les prédictions plutôt sombres de Guemple (1984) et de Williamson (1988) qui tous doutaient de la capacité de survie des noms à cause du développement de la chrétienté et de la standardisation imposée par le « Surname Project », les pratiques d’attribution des noms sont toujours bien vivantes. Il est clair d’ailleurs qu’il faut poursuivre les recherches sur la circulation cyclique des noms et sur l’expérience des relations d’homonymie entre ceux qui donnent les noms et ceux qui les reçoivent (voir Kublu et Oosten 1999 ; Ekho et Ottokie 2001 ; et Peter et Kisa 2001, par exemple). En fait, une recherche plus intensive sur l’attribution des noms et les relations d’homonymie révélerait de façon plus complète que l’utilisation du nom est une forme d’action sociale, les Inuit et même les non-Inuit s’en servant aussi bien pour archiver de l’information sur le passé que pour modeler et même transformer les identités personnelles et collectives des personnes vivantes.

Il n’est pas étonnant de constater que l’utilisation des noms en tant que forme d’action sociale a reçu une attention considérable de la part des anthropologues dont les travaux portent sur d’autres régions du monde. Selon Brad Weiss, les Haya de la Tanzanie utilisent « les noms [pour] évoquer les expériences passées et les circonstances qui entourent la naissance d’un enfant aussi bien que la réputation sociale des parents de l’enfant » (1994 : 397). Weiss constate que :

[…] cet acte de remémoration qui est enchevêtré dans de tels noms peut être compris le plus adéquatement comme un effort pour transposer les réputations passées et dépasser les visions méprisantes qui sont y associées. Dans cette perspective, les noms Haya peuvent être compris comme étant des modes de remémoration visant à la fois à se rappeler et à modifier les souvenirs du passé ; tout comme des formes d’action sociale par lesquelles les gens essaient de manière active de s’impliquer dans leur milieu et de transformer leurs conditions sociales.

Weiss 1999 : 397

Les pratiques d’attribution des noms sont souvent des modèles interreliés d’action sociale (par exemple, Frederiksen 1968 ; Saladin d’Anglure 1977 ; Williamson 1988) dont les gens s’emparent pour essayer de transformer leurs conditions sociales (Guemple 1994 ; Nutall 1994 ; Kublu et Oosten 1999). Lee Guemple voit dans l’attribution des noms une fenêtre ouverte sur l’ontologie et la cosmologie inuit, parce que les personnes sont constituées à travers les entités cosmologiques. Selon les Sanikiluamiut qu’il a interviewés au cours des années 1960 et 1970, le nom « dénote l’identité d’un être humain — à la fois comme une étiquette et comme “une personnalité” » (Guemple 1994 : 111). Le nom ou « l’atik personnifie qui “est véritablement” l’individu ; et c’est à partir de cette attribution que ses caractéristiques sociales, ses particularités — même les compétences qu’un enfant peut manifester au cours de son existence corporelle — sont acquises » (ibid. : 112). Guemple considère que le système d’attribution des noms serait un vestige du système cosmologique aujourd’hui remplacé par une version vernaculaire et dominante de la chrétienté. Cependant, il reconnaît que l’attribution des noms implique la possibilité d’agir socialement, comme lorsqu’on change le nom d’un individu pour le protéger de la mort ou de la maladie, coutume que pratique la famille d’Alexina Kublu (Kublu et Oosten 1999 : 75). Toutefois, dans le cas de cette famille, le parent concerné attribue plusieurs noms à l’enfant malade avec l’espoir que le véritable atik, l’homonyme, demeurera avec l’enfant et lui donnera des forces.

Selon Mark Nuttall, l’attribution des noms suscite la continuité, la sociabilité et l’appartenance à une communauté. Le nom d’une personne « […] est un lien vital dans l’ensemble de la chaîne du support social, psychologique et émotionnel » (1994 : 133). En plus d’explorer les liens sociaux et émotifs profonds qui sont rattachés aux homonymes, Nuttall montre qu’ils sont un instrument de la mémoire :

Une fois qu’un nom leur a été attribué, les enfants commencent à apprendre les identités des personnes dont ils ont reçu les noms et à acquérir une connaissance des diverses relations qui les relient à un modèle imbriqué de parenté généalogique et fictive. Comme un enfant reçoit le nom des personnes qui ont occupé antérieurement des positions au sein du réseau de parenté, les rôles et les interactions entre l’atsiaq [la personne qui reçoit le nom d’une personne décédée] et la famille de l’aqqa [la personne qui donne le nom] sont d’une certaine façon prescrits. Ce sont les autres personnes qui attribuent les noms, s’assurant qu’ils perpétuent la mémoire d’un proche décédé et d’un membre aimé et apprécié de la communauté sous la forme d’un atsiaq.

Nuttall 1994 : 130-131

Même si la relation entre l’atsiaq et l’aqqa est quelquefois prescrite, cela ne va pas jusqu’à déterminer la façon dont la personne qui reçoit le nom interagira avec la famille de la personne dont le nom a été transmis. C’est souvent une question de choix pour l’individu, comme l’a montré Kublu à partir de l’exemple de sa fille qui voulait déménager avec ses véritables parents, qui étaient les parents de l’un de ses homonymes, Akittiq. Dans ces pages, je poursuis cette discussion sur les homonymes en y apportant quelques précisions qui complètent les affirmations de Nuttall, Kublu et Guemple sur ce sujet et qui portent sur leur place dans la société inuit contemporaine, particulièrement sur leur rôle dans la production de la mémoire culturelle et dans leur capacité à modifier la destinée personnelle.

J’ai rencontré Lukasi la première fois au cours de l’été 1990, plusieurs mois après sa naissance. Quoique sa mère fût une Qallunaaq née en Saskatchewan, son père appartenait à une grande famille étendue dont le lieu d’origine était Kuyait, un camp de chasse situé à plusieurs centaines de kilomètres d’Iqaluit. Lorsque je suis retourné à Iqaluit en 1994 pour entreprendre ma recherche de doctorat (cette fois, j’étais accompagné par mon épouse, Michelle Johnson), j’ai emménagé chez la famille de Lukasi, qui comprenait ses deux soeurs aînées, ses parents et, à l’occasion, un assortiment d’oncles, de tantes et d’amis de la famille qui demeuraient avec eux pour des périodes variables. En 1994, Lukasi était trop jeune pour se souvenir de m’avoir rencontré plusieurs années auparavant et je dois admettre que notre amitié se développa très lentement au début. En fait, cela semblait être une lutte constante, dans la mesure où il cherchait souvent à tester les limites de ma patience en me tirant les cheveux, en me donnant des coups dans l’estomac et sur d’autres parties du corps et, pire, en me dérangeant continuellement lorsque je transcrivais chaque soir mes notes sur les événements de la journée dans mon journal de terrain. Au début, je n’étais pas patient avec Lukasi et je fus souvent exaspéré par ses agissements, ce qui est exactement le contraire de ce qu’Uqsuralik Ottokie et Naqi Ekho conseillent aux parents pour élever des enfants (Ekho et Ottokie 2000). Nos affrontements constants finirent par me peser d’autant plus que ses parents ne semblaient pas vouloir lui inculquer une discipline ou le punir pour qu’il devienne une « bonne personne » ni même l’inciter à respecter mon droit à l’espace et à l’intimité.

À force de côtoyer Lukasi dans la vie quotidienne, j’ai appris à connaître les principaux acteurs de son monde social, et j’ai commencé à devenir plus patient avec lui. J’ai eu la chance d’assister à des interactions de Lukasi avec plusieurs proches de ses homonymes, ce qui m’a permis de comprendre pourquoi il n’était pas puni de façon adéquate selon mes critères. Lukasi était un composite de plusieurs noms différents et, de ce fait, une personne multiple (voir Nuttall 1994), un exemple de ce que les philosophes ou les psychologues peuvent concevoir comme étant anormal ou contradictoire avec la notion occidentale de soi individualisé (voir Taylor 1989). Les divers noms de Lukasi étaient tous contenus à l’intérieur de ce que nous pouvons appeler son soi — un soi que j’ai reconnu comme appartenant à un seul corps —, le garçon que je pouvais voir, entendre, toucher et sentir. Mais, en réalité, ses divers atiit insufflaient à ce corps différentes caractéristiques, différentes mémoires et même différents traits de personnalité. J’ai pris conscience de cela lorsque mon épouse et moi l’avons emmené, ainsi que deux de ses soeurs, à la piscine communautaire, sortie dont ses parents estimaient qu’elle procurerait beaucoup de plaisir aux enfants. Lukasi semblait ravi d’aller à la piscine et il était entré de lui-même dans l’eau, mais il demeurait dans le bassin peu profond où il avait pied. Lorsque nous l’avons encouragé à nous rejoindre dans la partie plus profonde de la piscine, il a accepté en hésitant, et en nous faisant promettre que nous le laisserions grimper sur notre dos. Lorsque j’ai décidé de nager un peu sous l’eau, il s’est brusquement agrippé à mon cou et j’ai compris qu’il paniquait. Sa tête s’était trouvée un instant submergée et lorsque nous avons refait surface tous les deux, il toussa et pleura. J’essayai de le rassurer et retournai donc rapidement dans la partie peu profonde. Je trouvais curieux que ses soeurs n’aient pas peur de se mouiller la tête ni de plonger et nager sous l’eau. Lukasi s’était rendu plusieurs fois à la piscine auparavant et, en fait, je pense qu’il voulait suivre ses soeurs pour apprendre à nager aussi bien qu’elles.

Lorsque nous sommes retournés à la maison, j’appris que Lukasi était atiq-suqtuq — adoptant les mêmes comportements et attitudes que ceux dont il avait reçu les noms (Ekho et Ottokie 2000 : 45). Sa mère me dit qu’il avait peur de l’eau parce qu’il portait le nom d’un jeune homme, Jamasee, qui s’était noyé dans un accident de kayak. En héritant du nom de Jamasee, il avait aussi hérité de son âme et, par conséquent, de ses mémoires et de son histoire personnelle. En l’occurrence, cette mémoire avait surgi en une peur réelle et très vive pour Lukasi, au point de l’empêcher de jouir pleinement du plaisir de nager avec ses amis et ses soeurs. Ce type de mémoire culturelle personnifiée ou incorporée est difficile à expliquer à partir des modèles scientifiques d’explication et de causalité. Toutefois, les implications symboliques d’un tel système de croyance sont significatives. Le fait que Lukasi soit habité par l’âme des personnes décédées signifie que son corps n’est pas un vaisseau fini au sein d’un espace-temps fixe. Au contraire, son corps est perméable à d’autres substances, à des mémoires et même à des traits de personnalité qui circulent de corps en corps, de personne à personne, des décédés aux vivants, dans un continuum qui unit le passé, le présent et le futur (voir Carpenter 1968). C’est à travers l’expérience du corps et des pratiques corporelles que la relativité du temps et de l’espace devient dramatique. Le fait que Lukasi déteste immerger sa tête est aussi un exemple de la façon dont la mémoire culturelle et l’histoire sont assimilées par le corps et les sens, et je suis certain que d’autres cas similaires existent (voir Ekho et Ottokie 2000 : 45).

Quoique Lukasi ait reçu plusieurs atiit (sa mère croyait qu’il en avait reçu sept ou huit en tout) après sa naissance, seulement quelques-uns d’entre eux semblaient avoir une véritable signification pour lui — et c’est un exemple de la flexibilité et de l’imprévisibilité que les relations d’homonymie peuvent avoir pour plusieurs Inuit, point qui a été soulevé par Nuttall et Kublu. La signification inégale de ses noms a commencé à se manifester dans les relations avec les proches de ses homonymes, même si plusieurs d’entre eux n’avaient aucun lien biologique avec les parents de Lukasi. Le fait de recevoir une cannette de Pepsi, très apprécié, de la part du père de l’un de ses homonymes ou bien de pouvoir accompagner le meilleur ami (devenu son oncle) et le père de son homonyme lors d’un voyage de chasse à l’ours polaire constituaient des signes que certains noms de Lukasi étaient plus désireux que d’autres de passer du temps avec leurs proches. Toutefois, les noms de Lukasi n’étaient pas seulement des sources de soutien social et psychologique. Comme l’affirme Nuttall (1994), ils sont aussi des sources d’anxiété (voir l’épisode de la piscine) ou d’incertitude. Par exemple, rien ne laisse présager la façon dont Lukasi va perpétuer la réputation de l’un de ses homonymes, Manisi, qui était lui-même un chasseur vénéré et qui perdit l’extrémité de son index lors d’un accident de chasse. Je me suis souvent demandé si la mémoire de Manisi inquiétait sa famille, en pensant que Lukasi pourrait aussi se blesser dans un accident de chasse. Il suivait en tout cas les traces de son atiq, puisqu’il avait tué son premier ours polaire à neuf ans. J’ai donc développé graduellement une plus grande tolérance envers les diverses sautes d’humeur de Lukasi et ses mystérieuses alternances entre l’hostilité et la tendresse, la peur et la confiance, la tristesse et l’allégresse. J’ai ainsi appris à attribuer ces sautes d’humeur cycliques non pas à un enfant ayant une individualité, mais plutôt à une personne ayant plusieurs noms-âmes, de multiples identités, qui surgissent ou sont réprimés, en fonction des contextes et des interactions sociales.

La mémoire et le soi raconté

Comme les philosophes l’ont établi depuis longtemps, les mémoires ne sont pas le reflet d’une réalité prédéterminée. C’est plutôt le passé, compris ici comme se perpétuant à travers la mémoire, qui est continuellement façonné par les expériences vécues au présent. Le soi suit une trajectoire similaire puisque le sujet écrit et développe sa mémoire, « de façon continuelle et même souvent, efface sa propre définition, son histoire » (Kerby 1991 : 52). Si les noms-âmes confèrent une spécificité aux sujets, les Inuit utilisent aussi les récits autobiographiques pour se définir et se redéfinir en tant qu’individus. Dans les pages qui suivent, je décris comment le récit autobiographique transforme la compréhension de soi et la conscience sociale. Mon but est d’attirer l’attention sur le fait que la mémoire n’est pas fixe, mais sensible aux images et aux émotions reliées à la compréhension de soi (voir Taussig 1987).

J’ai rencontré Amaruq la première fois en 1994 ; un ami m’avait demandé si je pouvais m’occuper de son appartement pendant qu’elle rendait visite à sa famille dans un autre village du Nunavut. À son retour à Iqaluit, elle me proposa de rester dans son appartement tant que cela ne me dérangerait pas de partager cet espace avec elle et sa fille. Après quelque hésitation, je décidai de rester en pensant que cela serait un endroit propice pour rattraper mon retard dans l’écriture de mes notes de terrain et identifier ainsi l’information qui me manquait et les questions que je devrais poser. Amaruq était née dans une grande famille étendue basée à Pangnirtunq et elle avait déménagé à Iqaluit pour terminer son instruction. Elle y vivait depuis presque une décennie au cours de laquelle elle avait obtenu son diplôme d’études secondaires ainsi que plusieurs certificats d’éducation postsecondaire. Au cours de la même période, elle était tombée amoureuse d’un homme et avait donné naissance à une fille, Jinii. Elle s’était ensuite séparée du père de Jinii et, même si elle vivait bien en tant que mère monoparentale, elle déplorait le fait que sa fille ne connaissait pas la vie dans une maisonnée pleine avec plusieurs proches habitant à proximité. Je trouvais ce commentaire étrange, car elle recevait constamment de la visite, de ses frères et soeurs, cousins, oncles et tantes, quelques-uns vivant à Iqaluit et d’autres étant seulement de passage.

Je suis étonné de la façon dont Amaruq et moi sommes devenus rapidement amis. Non seulement elle s’intéressait à ma recherche sur les camps de chasse, mais aussi à plusieurs choses qui lui rappelaient des événements et des émotions de son passé : les odeurs dégagées par mon manteau et mon sac de couchage, les odeurs de natsiminiq cuit et cru (viande de phoque annelé) ou de ujjuminiq (viande de phoque barbu) et de qajuq (phoque bouilli). Ces odeurs ont ravivé le souvenir d’un incident traumatisant de sa vie, événement qui l’avait amenée à éprouver du ressentiment envers son père lorsqu’elle était enfant. En grandissant, en devenant mère au prix d’un accouchement qui faillit lui être fatal, Amaruq réfléchit plus profondément sur son existence et ses relations avec sa famille, y compris avec son père. Quand elle se décida finalement à l’interroger sur ses propres souvenirs de l’événement, elle apprit beaucoup sur elle-même et sur les représentations qu’elle se faisait de son passé. En ce sens, la mémoire peut empêcher la compréhension de soi et le développement de sa conscience sociale. Le récit fait par son père des mêmes événements lui permit d’éprouver pour lui compassion et admiration, sentiments qui étaient jusque là refoulés derrière la rage et la vulnérabilité.

L’incident en question remonte à près de vingt ans alors qu’Amaruq n’avait que cinq ans. Selon ses souvenirs, son père et sa mère emmenèrent les quatre enfants (incluant Amaruq) vers Pangnirtung dans un canoé servant au transport des marchandises ; ils venaient de passer plusieurs mois à camper le long des côtes du Détroit de Cumberland et le long de plusieurs rivières. Ils avaient chassé le caribou, le phoque, le béluga et les oies, ramassé des oeufs de canard eider et des baies et pêché de l’omble de l’Arctique. Mais les provisions de nourriture de la famille avaient tellement diminué que son père contraignit les enfants à ne manger que quelques bouchées de nourriture et à ne boire que quelques gorgées de thé par jour. La situation empira lorsque leur père les mena sur le Détroit au cours d’une violente tempête accompagnée de houle et de vagues menaçantes. Amaruq se rappelle que, craignant pour sa vie, elle avait même mangé un morceau de palauraq (bannick, un type de pain) trempé dans de la graisse de phoque rance. Puisqu’il n’y avait plus de lard, sa mère utilisait de la graisse. Le palauraq la rendit tellement malade qu’elle perdit conscience. Elle se réveilla plus tard dans une tente à proximité de Pangnir-tung. Perplexe et désorientée, elle éprouva un fort ressentiment envers son père, même si toute la famille était rentrée saine et sauve. Les puissantes odeurs de l’huile de phoque sur mes vêtements l’avaient amenée à se remémorer le palauraq à l’huile de phoque, désormais associé à l’image d’un père imprudent qui n’avait pas pu subvenir aux besoins de sa famille.

Plusieurs années plus tard, après avoir été éprouvée par la mort de sa mère (qui est survenue plusieurs mois avant la naissance de sa fille), Amaruq convertit sa douleur en rancune contre son père, qu’elle croyait responsable du décès de sa mère — croyance qu’elle n’avait jamais discutée jusqu’à présent avec lui. Amaruq se souvenait de sa mère travaillant durement pour garder sa famille unie et la maison en ordre. Elle pensait que ce dur labeur l’avait rendue malade et l’avait fait mourir prématurément. Incapable d’affronter son père au sujet de ses propres sentiments, elle garda ses distances avec lui. Pourtant, Amaruq avait des souvenirs très vifs de son père comme un homme populaire au sein de la communauté parce qu’il était toujours disposé à régler les problèmes des autres, comme réparer les fenêtres cassées, les moteurs en panne ou des tuyaux qui fuyaient. En fait, sa réputation dans la ville était celle d’un père et d’un mari très généreux et compétent.

Plus tard, pendant son accouchement, Amaruq frôla la mort et du coup, eut une révélation. Elle ressentit soudainement le besoin d’aborder avec son père le souvenir de ce périlleux voyage estival. Elle apprit alors la version de son père, très différente : il n’avait pas emmené sa famille dans la tempête, mais au contraire, avait dû se diriger rapidement vers un refuge naturel pour arrimer le canoé parce qu’il s’inquiétait pour la sécurité de sa famille. Amaruq avait le mal de mer, mais n’était pas affamée. La faim ne lui avait pas fait perdre conscience, mais elle s’était endormie parce qu’elle était fatiguée. Durant son sommeil, son père l’avait transportée vers le refuge de la tente familiale où elle s’était réveillée dans les odeurs du palauraq préparé par sa mère avec de la graisse de phoque. Ils manquaient de sucre et de lard, mais étaient très loin de mourir de faim. Ils avaient en abondance de la viande de caribou (tuktuminq), de la viande de phoque (natsimiq) et même de l’omble (iqalu-miniq).

Lorsqu’elle apprit la version de son père, ses sentiments à son égard commencèrent à changer. Au lieu d’être une source de déception et d’anxiété, il devint un héros. Et au lieu d’être un motif de crainte pour elle, son père apparut comme un homme tendre et soucieux des autres. Elle apprit aussi à le mieux comprendre en tant que personne, qui aide ses voisins et s’implique dans la communauté.

Pour Amaruq, le retour sur la mémoire a marqué un moment historique dans sa relation avec son père, et lui a présenté une perspective différente de son rôle dans l’histoire locale. Elle me dit qu’elle ressent actuellement beaucoup plus de nallik (amour, affection) pour lui qu’auparavant et que, par conséquent, ils se sont beaucoup rapprochés. Avec l’aide et les encouragements de son père, Amaruq a commencé à monter un attelage de chiens. Pour lui montrer son respect et son soutien, il lui a donné une sculpture en ivoire d’un attelage de chiens et d’un traîneau. Le cadeau suivant fut un qamutiik (un traîneau traditionnellement tiré par un attelage de chiens) qu’elle utilise encore aujourd’hui.

Conclusion

Dans ce texte, j’ai discuté la façon dont la mémoire culturelle, le sens et l’histoire sont enchevêtrés à différents égards, particulièrement lorsqu’ils concernent les rapports sociaux et les histoires de vie des personnes, des familles et des communautés. Pour plusieurs Nunavummiut, les noms sont autant des acteurs que des fragments personnifiés de la mémoire culturelle. Non seulement ils fournissent des récits détaillés des gens et des événements du passé, mais ils façonnent d’une manière importante les destinées et les décisions des individus. Rien n’indique que cela ne se poursuivra pas dans le futur, malgré les hypothèses selon lesquelles la christianisation et la modernité ont à jamais réduit le rôle des relations traditionnelles d’homonymie dans la société du Nunavut. Au contraire, les histoires de Kublu, Ekho et Ottokie montrent que ces pratiques sont florissantes et que plusieurs Inuit continuent à les prendre au sérieux. Par conséquent, je suis convaincu qu’une plus grande attention doit être accordée aux diverses façons dont les Inuit tirent une signification de plusieurs systèmes de croyance combinés. Ces systèmes incluent la cosmologie inuit, la chrétienté et les constructions plus séculaires et rationnelles de la réalité et de la causalité.

J’ai montré aussi la façon dont les souvenirs dissimulent et révèlent l’histoire et, par conséquent, l’étude des oublis est peut-être aussi intéressante que celle des souvenirs. Cela devient particulièrement important lorsque l’on étudie la façon dont les gens se rappellent leur passé. D’un autre côté, quand on se penche sur la façon dont les Inuit se réfèrent aux expériences significatives au plan personnel, et même formatrices, on accède à une riche information sur la vie émotionnelle et les conditions sociales des Inuit qui luttent pour donner un sens à un monde en changement rapide malgré la continuité culturelle.

Je veux souligner un dernier point. Nous ne devons pas penser la mémoire ni la tradition comme des catégories parfaites et transparentes qui créent du sens. Elles sont plutôt des domaines malléables et désordonnés de l’expérience sociale, des catégories qui dissimulent autant qu’elles sont révélatrices. Cela n’implique pas que nous devons cesser de collecter les histoires orales ou que nous ne pouvons pas faire confiance aux récits des aînés qui les racontent. Au contraire, ces activités n’ont jamais été aussi importantes pour les peuples autochtones dans tout le Canada, y compris pour les Inuit. Toutefois, nous devons porter davantage attention à la façon dont la mémoire culturelle est construite de nos jours, ainsi qu’aux dynamiques sociales et émotionnelles qui sont en jeu dans la production de l’histoire et de la mémoire au Nunavut.

Texte inédit en anglais, traduit par Jean Rousseau et Pauline Curien.