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Dans un travail précédant publié sous le titre « L’homme ou l’animal : qui copie qui ? » (Brunois 2005a, en anglais), je m’étais attachée à comprendre et expliquer un phénomène remarquable et remarqué par les Kasua eux-mêmes, à savoir qu’ils avaient emprunté certains de leurs comportements – expressifs, sexuels, techniques, cérémoniels, même rituels – à des animaux co-évoluant dans leur forêt.

Admettre un tel phénomène soulevait un questionnement fort complexe tant au point de vue ethnographique qu’anthropologique, cognitif et épistémologique[1]. Il était complexifié par le fait même de provenir d’une société qualifiée de prémoderne, autrement dit préjugée d’une propension à envahir la nature de la culture. Ainsi, les questions fusaient-elles : s’agissait-il d’un brouillage du langage ou de l’expression d’une certaine ironie ? Du réflexe d’une pensée analogique ou d’un penchant anthropomorphique ? D’ailleurs, par cet emprunt, les Kasua se prêtaient-ils à un pâle mimétisme ou bien à une imitation, ce qui impliquerait de leur part de percevoir et comprendre l’intention attachée aux comportements observés dans la forêt et reproduits en société ? Allant plus loin dans ce questionnement, cette expérience du monde – au monde – était-elle seulement possible en regard d’une ontologie singulière ou par le seul effet d’une prédisposition cognitive ? Peut-être était-ce tout simplement une réponse inattendue à la question qu’André-Georges Haudricourt adressait aux ethnologues avant de disparaître : « et si c’étaient les animaux qui avaient éduqué l’humanité » (Haudricourt, in Haudricourt et Dibie 1987 : 169) ? Oui ! Décidément, comprendre un tel phénomène – à la simplicité fort trompeuse ! –, exigeait de garder à l’esprit et au regard ethnographique tous ces facteurs et paramètres distincts pour ne pas dénaturer sa réalité, pour ne pas altérer sa portée. Cette exigence induisait tout d’abord une recontextualisation des faits à expliquer. Reconnaître ces emprunts, n’est-ce pas admettre, en effet, et nécessairement pour nous, ethnologues, de resituer l’histoire du comportement humain dans un contexte plus vaste et plus hétéroclite que celui abordé traditionnellement par l’anthropologie : l’espace social humanocentré[2] ? Logiquement, dans un second temps, d’isoler les mécanismes identificatoires et les relations d’attachement aux existants dans ce même contexte : un monde d’expériences extraordinairement élargi ?

C’est au prix de cet effort intellectuel et d’observations in situ, impliquant Kasua et existants de la forêt, qu’il m’a été possible de rendre compte de ce phénomène et de dégager un schème identificatoire original à l’oeuvre dans sa production : l’empathie[3] interspécifique, c’est-à-dire la capacité sans aucune confusion entre le soi et l’autre, de prendre le point de vue de l’animal-autre afin de ressentir son « Umwelt » (Von Uexküll 1982), et ainsi de mieux l’imiter. Développée dès la tendre enfance, au travers de l’éducation alimentaire, des interactions en forêt, des objets manipulés, des mots et des émotions éprouvées, l’empathie interspécifique assure bien son rôle socialisant auprès des enfants kasua. Son caractère interspécifique traduit seulement le contexte dans lequel l’ontogénèse de l’enfant prend place, un contexte social qui ne se limite pas aux humains mais intègre extensivement les existants visibles et invisibles de leur forêt.

Ainsi, être – être comme les autres ou se différencier des autres, bref : trouver sa place parmi les autres et apprendre à interagir avec ces mêmes autres – est complexe ; ces autres pouvant être plante, animal ou encore esprit. Aussi, proclamer que leur société humaine a imité les comportements de certains animaux de leur forêt, c’est clamer à l’ethnologue « une auto-appréhension, une auto-situation de l’homme au regard du vivant et de la vie animale » (Derrida 2006 : 45), en somme une sorte d’auto-biographie d’être humain qui ne reconnaît pas une limite discontinuante – et donc chargée du pouvoir de créer une discontinuité –, dans les comportements observés, dans la vivacité multispécifique en jeu et donnée à voir au sein de leur forêt.

Être kasua est un « savoir-être avec »[4]

Rappeler cette conclusion était nécessaire pour asseoir la réflexion que je vais maintenant développer. Car celle-ci s’en est considérablement nourrie et se présente comme son prolongement, tout en offrant une perspective plus anthropologique à un aspect fondamental du contexte dans lequel et par lequel se jouent les formes d’identification aux existants rencontrées chez les Kasua.

C’est au cours de mes derniers terrains, entre 2008 et 2011, que cet aspect s’est imposé à moi, alors que je portais mon intérêt d’observation aux enfants kasua de bas âge, c’est-à-dire de moins de trois ans. Je réalisais en effet que ces bébés évoluaient et étaient destinés à évoluer dans une société sans miroir, autrement-dit dans un monde où l’image extériorisée et réflexive du soi humain, telle que matérialisée et fixée distinctement dans le reflet d’un miroir, était absente. Surprise d’être surprise par ce constat, je décidai de parcourir de nouveau la forêt où évoluent ces enfants en quête d’un reflet que miroiterait naturellement l’environnement forestier. La quête fut vaine : la canopée dense de leur forêt tropicale ombrageait les sources d’eau comme les bords de rivières souvent torrentielles ou au contraire asséchées. Certes, ici et là des reflets d’une part de visage ou du corps se devinaient mais ces images spéculaires restaient absolument floues, furtives et évanescentes. En aucune façon, ces reflets ne renvoyaient une vision unifiée du corps à laquelle un enfant pouvait s’identifier. L’univers quotidien kasua n’offrait pas de possibilité ni d’occasion de « se voir » ou de se découvrir dans une dimension entière, individuée et humaine. En d’autres termes, l’image spéculaire de leur être ne pouvait participer de la construction de leur soi kasua et par-delà, de celle de l’autre. Cette évidence phénoménologique était, bien sûr, déconcertante[5].

Elle s’accompagnait d’une autre évidence toute aussi surprenante : scrutant les faits et gestes des adultes, les interactions entre ces derniers et les bébés, je constatai que l’attention de ces nourrissons était tournée vers les existants de la forêt et peu vers les humains, incitant ces jeunes Kasua à « s’imprégner » des autres et de l’invisible, voire même à s’attacher à certaines figures non humaines de leur environnement[6] par le biais des émotions et des sens non visuels. Ce relationnement[7] à l’altérité, observé dès la naissance de l’enfant kasua, et associé à cette absence évidente d’une image réfléchie – et réflexive –, du soi humain, apportait un éclairage nouveau aux manières dont le soi kasua se structure en rapport aux existants de leur forêt. Jusqu’ici en effet, je m’étais attachée à saisir les mécanismes gouvernant son développement par l’observation de la croissance des enfants à partir de leur troisième année[8]. En me concentrant cette fois-ci sur les nourrissons, j’apportais au phénomène étudié un ancrage plus ancien dans son développement et, simultanément, une dimension plus anthropologique.

À l’appui des descriptions ethnographiques recueillies, nous découvrirons que cet apprentissage progressif de soi et de l’altérité dans le cadre d’une société sans miroir, et donc sans image spéculaire entière, joue un rôle véritablement organisateur de la destinée des individus kasua. Il organise bien sûr les comportements des jeunes parents kasua qui s’escriment à provoquer chez leurs enfants un attachement particulier et singulier aux non-humains de leur environnement plutôt qu’envers les humains qui leurs sont pourtant a priori plus proches. Il organise également un ordonnancement de ces expériences et des individus qui les expérimentent, la société procédant à une sorte de sélection en attribuant à certains individus ainsi attachés une exception certaine : il/elle sera chamane, cerveau du rêve (chasseur exceptionnel) ou encore guérisseur ou guérisseuse… Il reste que cette singularisation est bien là pour confirmer la règle commune et asseoir une mémoire partagée collectivement. Car cette possibilité d’expérimenter dès le plus jeune âge un attachement de type interspécifique, en mobilisant toujours les sens, les émotions et les affects, n’est pas isolée. Elle est généralisée et partagée par tous les enfants kasua. Je montrerai finalement comment ces expériences de la petite enfance, et plus particulièrement celles engagées avec les existants de la forêt, sont valorisées comme mieux « mémorisées » par la société kasua[9], créant ainsi, en tous, un socle commun à l’élection et à l’expression de leur formule ontologique particulière, l’animisme tel que défini par Descola (2005) ; ce qui explique que les Kasua partagent une organisation schématique des expériences du monde similaire.

L’environnement comportemental du soi kasua

Dire que le monde dans lequel naît un enfant kasua est saturé d’attentions et d’affordances n’est pas un abus de sens. Au contraire, ce monde abuse des sens ! Au quotidien, de nuit comme de jour, ces cinq cents individus puisent, sur leur territoire clanique respectif[10], tous leurs moyens de subsistance grâce à une horticulture forestière itinérante, associant l’exploitation du palmier sagoutier à une chasse et à une cueillette extensives. La forêt tropicale des Basses Terres de la Papouasie Nouvelle-Guinée est exubérante. La diversité du végétal y est insolente, celle de l’animal bruyante. Tout ce monde[11] fourmille, chante, crie, grince, craque, de jour comme de nuit, dans une invisibilité spécifique déroutante. Dans ce monde luxuriant, le discernement est condamné à l’évanescence. L’individualité visuelle des êtres en présence se fond. Seuls les sons, parfois les odeurs, prononcent un instantané comme des points d’exclamation échappés d’un phrasé trop long. Dans cette forêt, voir signifie entendre ; épier, être à l’écoute de cette vie en effervescence.

La cime des arbres, plus ou moins dense selon l’altitude, offrirait sans doute à la perception ce sentiment unique de contenant comme celui d’être calfeutré par le dense manteau de verdure de la canopée. Mais cette sensation est illusion, mirage de la vision. De/dans la canopée jaillit un autre monde, aussi invisible à l’oeil nu et tout aussi vivace du fait qu’il est habité par des humains, des animaux et des plantes, des rivières et des montagnes, des cascades et des criques. C’est le monde foisonnant des esprits qui vient apposer à l’appréhension une autre profondeur de champ comme une autre peau aux corps de la perception ! Ces êtres de la canopée, qui prennent l’apparence humaine, connaissent la même quotidienneté, les mêmes activités, les mêmes pratiques sur le monde que celles observées par l’humanité kasua. Deux communautés d’esprits sont toutefois distinguées, qui se départagent ce vaste territoire forestier invisible selon une occupation spatiale formant un continuum des terres basses où se concentre la majorité des douze clans patrilinéaires kasua, aux altitudes plus élevées du volcan éteint dominant cette région de la Nouvelle Guinée, le Mont Bosavi. Ainsi, la communauté la plus proche et aussi la plus familière des Kasua – la plus présente dans leur quotidien –, est celle des esprits Isanese, maîtres du gibier, qui sont les gardiens de la totalité des animaux forestiers d’eau, de terre ou des airs. La communauté la plus lointaine et évitée est celle des Sosu, maîtres de la fertilité de la Vie. Cette distanciation spatiale reconnue et entretenue dessine en écho les modes de relation liant les Kasua à ces deux communautés spirituelles. Si les relations aux Isanese sont marquées d’une manière générale par la réciprocité des échanges qui portent sur la viande de gibier, celles avec les Sosu signalent une dette insurmontable et le refus de la réciproque, les Kasua répugnant à restituer aux Sosu le produit de leur fertilité, un enfant humain kasua.

La teneur de ces interactions est fidèle aux modes d’attachement typiques de ces collectifs. Alliés des chamanes et des autres êtres d’exception[12] (féminins ou masculins) par le lien du mariage, pourvoyeurs de gibiers, les esprits isanese se présentent comme des êtres plutôt bienveillants, fort semblables aux Kasua, et dont les relations ne sont pas sans évoquer celles liant les Kasua entre affins. Tant que l’éthique relationnelle est respectée, ils peuvent venir en aide aux Kasua pour les délivrer des attaques de sorcellerie, des maladies, des pertes de cochon et, bien sûr, du gibier. Dans le cas contraire, le coupable de la transgression est immédiatement sanctionné : il est agressé sexuellement, sodomisé, aveuglé ; au pire, son enfant est à l’image du gibier – enfant d’Isanese –, leurré et tué. Les esprits sosu sont plus redoutables et absolument redoutés. Ils sont assimilés aux ennemis contre lesquels les Kasua pratiquent la prédation par la chasse aux têtes et le rapt d’enfant. Toujours à l’affût de leur dû, les Sosu menacent régulièrement l’humanité kasua – et non plus un seul individu – de pétrification ou d’inondations meurtrières, incitant les Kasua à exceller dans les techniques de camouflage[13] pour effacer les traces de leur existence.

Ces collectifs s’entretiennent ainsi avec les Kasua dans des jeux interrelationnels bien définis. Ils ont d’ailleurs été préétablis lors de la cosmogénèse, qu’une multitude de mythes retracent avec une abondance de détails. Cependant, aussi mythiques que soient ces jeux de rôles ainsi décrits, ils ne relèvent pas pour l’humanité kasua présente d’un monde virtuel ou d’un passé qui serait irréversiblement résolu. Tout au contraire, ils s’incarnent dans des interactions et des expériences avec l’autre bien concrètes et auxquelles les Kasua ne peuvent échapper. Le monde est duel certes, avec ses dimensions visible et invisible. Mais ce monde duel est trouble : les frontières qui séparent le visible de l’invisible, les humains kasua des humains spirituels ne sont ni fixes ni étanches. Elles sont des frontières « transgressables » et transgressées quotidiennement par les humains de chaque communauté. En effet, chacun d’entre eux est doté à sa naissance d’un double nommé hon. Logé dans le coeur, ce hon est considéré comme l’identique de soi : il connaît une même croissance physiologique, des affects similaires, des envies ou des pulsions sexuelles semblables à l’humain qu’il habite. Cette autonomie reconnue comme l’intentionnalité qui l’anime fait de ce hon un sujet à part entière. Il ne demeure pas moins que ce double est fondamentalement dépendant de son hôte, autre sujet ; ce que symbolise l’ombre en tant que manifestation tangible du double des Kasua. À l’image du lien causal entre le clair et l’obscur, ces deux états sont liés par une interdépendance de vie et de mort : tout ce qui advient à l’un a des effets immédiats sur l’autre et réciproquement. L’interdépendance ainsi posée est donc potentiellement dangereuse. Et la menace gronde la nuit, plus particulièrement quand, une fois le corps allongé, l’ombre du dormeur s’efface. C’est le temps du rêve au cours duquel le hon du rêveur part mener sa vie dans la forêt des humains esprits. Sa pérégrination sera souvent écourtée par crainte que le hon du dormeur n’aille trop loin et ne retrouve pas son chemin de retour, que, fatigué par sa course, il tombe dans un piège à collet fabriqué par les esprits-chasseurs ou bien reçoive une flèche d’un esprit-chasseur aux aguets, ce qui, dans tous les cas, provoquerait fatalement la mort du dormeur. Rêver, tout comme s’aventurer dans le monde des esprits, est décidément doublement périlleux, et ce, d’autant plus que le hon de l’individu intervient dans l’autre monde sans arc ni flèches pour se protéger ou éventuellement se défendre. Ce n’est pas en tant qu’être humain kasua doté de ces armes qu’il se présente et intervient dans le monde des humains esprits. C’est plutôt en tant qu’animal doté de griffes, de serres, d’ailes ou de poison, doué d’une plus ou moins grande rapidité ou dextérité à se dissimuler à la vue des chasseurs aguerris.

Ainsi, l’expérience onirique non seulement trouble le monde, mais elle en renverse aussi ses perspectives. En rêvant, l’individu – kasua ou spirituel –, ne se contente pas de franchir la frontière pour intervenir dans l’autre univers que le sien. En franchissant la frontière, il perd aussi et simultanément son identité originelle d’humain pour revêtir une identité d’animal chassé et mangé par les humains endogènes au monde visité. En somme, tant que les frontières sont respectées par les deux humanités en état d’éveil, les deux univers sont identiques mais coextensifs à l’image de l’individu et de son double, qui s’entretiennent dans une symétrie parallèle[14]. Les identités de chaque individu et de chaque univers restent stables. En revanche, dès que ces mêmes frontières sont franchies par un rêveur, qu’il soit kasua ou esprit, la symétrie est aussitôt croisée, entraînant automatiquement une inversion tout à la fois des identités, des points de vue sur le monde et des relations au monde. Pour reprendre l’expression kasua « le tueur et mangeur kasua devient un gibier pour l’humain spirituel, et réciproquement le tueur et mangeur spirituel devient un gibier pour l’humain kasua ». Ce phénomène confère à la réalité un caractère extraordinairement instable. Elle procure à l’expérience individuelle du « réel » un caractère également versatile qui dramatise étonnamment le quotidien forestier des Kasua : on n’est jamais sûr de ce que l’on voit, de ce que l’on tue, de ce que l’on mange, de ce que l’on aime ; ce « que » pouvant être opportunément un « qui » dont la vengeance ou la réciproque sera, elle, bien certaine.

Nous le constatons, l’originalité de la perception kasua est double. Elle réside tout d’abord dans le fait que chacun des membres respectifs des deux humanités est doté indistinctement d’un double cosmologique, autrement dit, du pouvoir d’intervenir dans l’autre réalité, et donc, d’inverser brutalement les relations et ses termes comme d’emprunter une autre perspective sur le monde que la sienne[15] : le rêveur bénéficiera de la perspective d’un cochon, la nuit suivante de celle d’un casoar ou d’un paradisier, l’activité onirique renouvelant les points de vue sur le monde, enrichissant d’autant les expériences et connaissances du monde du rêveur[16]. L’originalité kasua repose, ensuite, sur le fait que l’instabilité ontologique et donc phénoménologique n’est pas l’exclusivité d’une seule communauté, spirituelle ou humaine, mais bien des deux. Ce qui signifie que l’instabilité ontologique est double. Elle s’éprouve d’ailleurs à deux niveaux distincts mais intrinsèquement liés : dans les matérialisations animales qu’empruntent les esprits et les humains en intervenant dans la réalité des hôtes-autres, et dans la temporalité de leurs interventions, puisque celles-ci sont opportunes et éphémères. Ainsi, j’ai pu identifier plus d’une centaine d’animaux – essentiellement des mammifères et des oiseaux – que le double des humains investit régulièrement. Et si certains esprits isanese empruntent pour un temps donné par le chamane un animal singularisé (généralement un oiseau), ce qui confère une certaine stabilité susceptible d’être apprivoisée, celle-ci n’est jamais acquise, la discontinuité temporelle des métamorphoses étant de manière générale la modalité prédominant ces existences.

Ce sont ces propriétés originales qui m’ont conduite à qualifier les mécanismes animant l’ontologie kasua de « perspectivisme intimiste »[17] (Brunois 2008) au sens où la prise de perspective et le changement de vision qu’elle procure n’est pas un postulat établi et structuré a priori pour tous les Kasua. Elle résulte ici d’une expérience individuelle et connaît par conséquent des variantes et un imprévu considérables[18]. C’est d’ailleurs cette même intimité de l’expérience perspectiviste qui explique combien survivre dans le monde kasua signifie pour chacun d’entre eux de ne pas se voir mangé comme un gibier. Aussi, que tout individu doit être en mesure de faire face à cette double instabilité dédoublée qui l’habite et qu’il habite. C’est dire l’enjeu investi dans l’éducation des enfants, laquelle consistera précisément à leur apprendre à discerner le visible dans l’invisible et vice versa, à maîtriser les aventures de leur double et de celui des autres, à finalement se familiariser avec, et intérioriser cette fabuleuse altérité polymorphe de leur être.

Les premières expériences au monde de l’enfant kasua

Car ce monde d’une formidable complexité est bien « l’environnement comportemental »[19], pour reprendre l’expression d’Hallowell (1955 : 75), dans lequel le soi d’un enfant kasua va se développer dès sa naissance, la mère accouchant toujours debout afin qu’au moment de la délivrance, l’enfant se présente au monde avec son ombre, matérialisation vivante de son double cosmologique. Son corps sera vite nettoyé des traces du placenta, double du foetus convoité par les Sosu et les sorciers, que les soeurs de la mère s’empresseront d’enterrer au plus vite. Le nourrisson, quant à lui, sera aussitôt placé dans un filet de portage conçu à son attention et dans lequel un bout d’infrabase de palmier sagoutier sera disposé en son fond pour contenir son corps encore désarticulé. Cet espace exigu mais confortable, fait de mailles végétales, auquel la mère aura accroché un bout d’écorce d’arbre au parfum épicé – dans l’intention de repousser les femmes isanese qui, jalouses, tenteraient de le kidnapper –, sera l’espace privilégié et lové de l’enfant durant ces prochains premiers mois, souvent avec un porcelet comme compagnon de portage en dessous de son propre filet. Bien sûr, le bébé kasua sera retiré du filet pour accéder au sein, même si la tétée peut se réaliser également à partir de celui-ci. L’enfant sera alors pris avec une certaine rigueur bienveillante, comme on prend un jeune porcelet par la patte ; l’instant d’un jeu de corps intime et systématique entre les nourrissons et les mères. Peu enclines à la sensualité affectueuse, les mamans dispensent leur affection en tapotant les fesses du nourrisson, sa jambe ou son bras. Plus typiquement, elles s’expriment d’un geste plus vaste et rapide des mains pour retenir soudainement leur élan à l’approche du corps de l’enfant et finalement le tapoter vivement en émettant des sons tambourinants : celui du casoar, ou alors du tonnerre ou d’une cascade. La mère kasua ne s’adresse pas à son enfant avec des mots. Son autre comportement typique est, sinon, celui d’élever le bébé au bout de ses bras et d’exercer un va et vient de son corps vers sa bouche, dont elle prend toujours soin de rétracter les lèvres vers l’intérieur, et là encore, d’émettre des sons et non des mots articulés. Toute femme, toute parente se prêtera au même rituel marqué par une certaine retenue de dispenser plus que ce qu’il ne faudrait de comportements typiquement humains. L’enfant retournera dans son filet-cocon accroché sur la paroi de la demeure, à la tête de la couche de la mère. Cette précaution est de rigueur, nous rappellent les mamans, pour éviter la convoitise dangereuse des mères isanese, lesquelles tenteront de séduire le bébé pour l’amener à elles. Les pleurs du nourrisson sont toujours redoutés : ils manifestent l’emprise spirituelle sur son double qu’il ne contrôle pas. Aussi, jamais un nourrisson ne sera laissé seul, et une mère distraite sera aussitôt réprimandée par les autres femmes pour son insouciance. Dans ce même registre protecteur, les mères maintiennent l’enfant dans un état de somnolence éveillée, de peur que, lors de ses premiers rêves, le double de l’enfant aille trop loin et ne sache revenir, ce qui provoquerait irréversiblement la mort du nourrisson. Marchant en forêt d’un pas toujours rapide et des plus souples, la mère s’arrêtera régulièrement pour s’assurer de son état d’éveil. Là, elle attirera l’attention du bébé, mais non vers elle comme pour entretenir la dyade mère-enfant, mais vers le monde de la forêt, de ses chants et de ses paroles. À nouveau, l’enfant sera bousculé dans sa chair – elle doit s’imprégner –, tandis que la mère reproduit le chant de l’oiseau entendu, celui du cochon ou d’un casoar, sachant que pour les Kasua, la plupart des animaux chantent leur nom. À l’approche d’un lieu connu pour être habité par un esprit, c’est un silence qui s’imposera à l’enfant, auquel une marche plus lente sera systématiquement associée, trahissant le danger du lieu traversé. Si l’espace ainsi habité est par trop menaçant, la mère respectera à son approche un arrêt pour extirper le bébé de son filet et le déposer à terre, le temps que le père confectionne devant l’arbre, la rivière ou la colline une sorte d’arche en brindilles de bois sous laquelle la dyade sera invitée à passer. Avant de s’y engager, la mère frappera doucement l’enfant comme pour mieux l’éveiller au monde et interpellera respectueusement l’hôte isanese par son prénom en invoquant sa bienveillance en ces termes : « C’est ton enfant ! Ne lui fais pas de mal ». En montagne, là où résident exclusivement les Sosu, une odeur puissante se dégagera du corps du nourrisson que l’on vient d’enduire d’une résine au parfum piquant pour faire fuir ces esprits redoutables. Ce soin corporel sera long et dense : il n’est pas question de sous-estimer ces esprits. Toujours lové dans son filet, l’enfant ainsi enrobé d’un puissant parfum entendra alors de nouveaux sons. Les parents dissimulent leur humanité comme celle de leur enfant en adoptant avec une grande précaution un autre langage, celui des Sosu, dont le lexique est appris dans les contextes rituels, exclusivement.

La structuration schématique des expériences au monde dans la construction du soi kasua

Le monde du nourrisson se présente clairement à lui dans une vaste perspective où le comportement humain est diffus, à l’image de l’effet d’optique que produit sur sa vue le maillage en fines cordelettes de son filet. Seules les odeurs, les onomatopées, et les sons produits par la mère ou les existants de la forêt le tiennent en éveil et le réveillent à ce monde aussi dense qu’invisible. L’ouïe et l’odorat se présentent à lui comme autant de modes de communication et d’affirmation privilégiés de son existence et de celles des autres, dont, décidément, il est difficile de discerner clairement l’identité singulière, leur visage ou leur corps. Cette sensibilisation émotionnelle à son futur monde comportemental est constante. À ce titre, les mères (et soeurs de mères ou soeurs réelles) manifestent à son égard une attention patiente et discrète, également teintée d’un étonnement toujours renouvelé, comme si la présence ou l’avenir de cet être qu’est leur enfant n’était pas établi ou préétabli par le seul fait de l’avoir porté et apporté à ce monde. Un phénomène que traduit l’attente manifestée par les parents de lui attribuer – comme pour le fixer –, un nom dont il se revêtira dans l’enceinte sociale si élargie. D’ailleurs, ce prénom, issu d’un stock propre au clan du père, et dont le lexique s’apparente au monde forestier du territoire clanique, n’aura jamais une portée intemporelle ou absolue. Une expérience singulière, dans laquelle le nourrisson sera pris à partie, suffira à changer sa nomination-catégorisation dans le monde. Cette expérience peut être le fait de sa mère, laquelle, assoupie, l’enfant à ses côtés, rêvera de son enfant sous la forme d’un casoar. Ébranlée, comme émue par l’intensité de ce rêve, elle décidera de nommer dorénavant son bébé par le vocable Ikepe, qui signifie casoar, manifestant une relation identificatoire exceptionnelle entre ces deux êtres et la réaffirmant à chaque occasion par la prononciation du nouveau nom donné à son enfant. L’expérience peut être, aussi et enfin, le fait du père, lequel, parti à la chasse pour offrir du gibier à ses affins, rencontrera un esprit isanese sur son chemin qui lui signifiera le lieu où il recevra son don de gibier. Une telle générosité spirituelle sera stigmatisée au retour de chasse, comme diffusée à la connaissance du public, par le nouveau nom – celui de l’esprit –, dont l’enfant sera dorénavant affublé, réitérant la relation tutélaire et quasi exclusive qui relie et reliera cet esprit à l’enfant. Ces changements de nominations traduisent les tentatives des parents de mieux « ancrer » leurs enfants dans ce monde si étendu et ambivalent de l’enfant, comme si ces attachements[20] entre l’enfant et certains existants étaient susceptibles d’apporter la stabilité relationnelle que promeut avec succès le processus d’empreinte exercé sur les petits cochons volés à la forêt. Cette empreinte interspécifique vient d’ailleurs et parfois se substituer ou seulement compenser la réversibilité de celle d’avec la mère. En effet, les enfants kasua circulent volontiers entre les hommes. À l’image des porcelets qui, en trop grand nombre, sont systématiquement confiés à d’autres parentes démunies, les enfants peuvent être donnés à des couples infertiles, toujours parents du père.

Ainsi, la diversité potentielle des liens d’attachement de l’enfant caractérise ses premiers relationnements dans son environnement comportemental ; leur étendue témoigne de celle qui l’habite intimement. Aussi jeune soit-il, l’enfant est exposé aux troubles de son propre être, double, dont témoignent les pleurs continus, persistants, exceptionnels ; expressions par excellence de la vivacité de son être duel. Le corps du petit être est en émoi, et cet état va aussitôt déclencher l’observance d’un traitement rituel dont l’intention est de détacher le double de l’enfant d’un esprit isanese qui l’aurait capturé, enfermé dans un terrier, une cavité d’un arbre ou d’un rocher, ce que démontrent les transpirations fiévreuses de l’enfant : le trouble du double séquestré transpire de son corps, de son « moi-peau » vulnérable et spongieux. C’est un homme maquillé et costumé, un être d’exception que l’on nomme fabolosena (homme de la pente) qui a la charge de procéder aux manipulations sur son corps et de mettre un terme à ce clivage de l’être assurément mortel[21]. L’enfant a les yeux grands ouverts, comme impressionnés par tant de couleurs et de plumes. Cette vision suscite chez beaucoup d’entre eux un sourire qui se détache soudain des pleurs. Tout en appelant l’enfant à surmonter ses peurs de l’étrangeté, l’être d’exception ne cherche pas à trop effrayer l’enfant : son double pourrait s’enfuir définitivement. Il est plutôt question de séduction, pour rivaliser avec les costumes et les danses que les Isanese déploient dans l’intention d’attirer à eux la curiosité des bébés. Ces séances peuvent se répéter. Dans l’obscurité la plus totale, l’être d’exception frotte énergiquement le corps de l’enfant avec une feuille d’ortie pour finalement la déchirer – matérialisation du détachement de l’esprit –, et la jeter vers l’Ouest. L’enfant regagne son entité. L’ambiance entourant cette cure n’est pas sans évoquer le contexte présidant aux séances chamaniques. Plongée dans la pénombre, l’assistance observe le moindre signe de vie spirituelle (fumée, odeurs, sons) qui émanerait de l’enceinte élevée en écorces d’arbre où se tient dissimulé(e), le (la) chamane. Là encore, le visible s’évanouit pour laisser place à l’invisible.

Cette familiarisation à l’alternance des expériences et à leur structuration schématique sera fort utile à l’enfant quand, l’âge avançant, il sera amené à apprivoiser ses activités oniriques et à se remémorer les images qu’il y percevra. En l’absence d’une appréhension réflexive et entière de lui-même[22], l’enfant apprendra à voir et à figurer dans les images rêvées, aux apparences parfois humaines, l’image possible de lui-même sous le couvert d’un Autre, figurant l’esprit ou l’animal. Si ces images rêvées sont présentées comme issues d’un champ d’expériences distinct, l’interprétation de leur figuration est structurée de manière systématique par un discours des images homogènes. À son réveil, l’enfant apprendra à donner sens à ses expériences oniriques, lesquelles alimenteront et intègreront son environnement comportemental sans marquer de ruptures d’ordre ontologique de sa dualité. Dans ces expériences/images, parfois incompréhensibles en leur expression brute, certains enfants trouveront un confort de type transitionnel[23] (Winnicot 1971) au sens où la répétition d’un même rêve, et donc de l’image d’un même Autre, exprimera une relation privilégiée à un certain esprit, lequel, devenu familier et bienveillant, leur permettra de passer d’une expérience d’eux-mêmes à une autre sans crainte ni violence, voir même à concrétiser dans la réalité éveillée certains des phénomènes rêvés. Ces enfants noueront ainsi une relation plus accentuée et plus intime avec certaines figures non humaines. Leurs attachements exceptionnels expliqueront d’ailleurs, aux yeux de la communauté kasua, les comportements atypiques qu’ils pourront observer, comme par exemple celui de partir en forêt pour s’endormir sur une branche d’un arbre le soir venu. Les Kasua comprendront dans cette attitude le désir de l’enfant de rejoindre sa mère-esprit. Ils comprendront que d’autres, l’adolescence venue, s’éprennent d’un(e) femme/homme esprit rencontré(e) en forêt ou par l’intermédiaire de rêves répétés, et se marient finalement à elle/lui. Ils seront supposés connaître une certaine expérience sexuelle dont des enfants pourront être issus[24], suscitant la jalousie de l’épous(e) kasua, qui interdira à ces mêmes enfants et conjoint spirituels de pénétrer dans sa demeure. La polygamie interspécifique suscite les mêmes ressentiments humains, mais ici, ils seront compensés par la multitude du gibier que ramène exceptionnellement l’époux polygame. Autant d’exemples de phénomènes extraordinaires que la société kasua tolèrera volontiers, coproduisant de la sorte, avec les esprits, les êtres d’exceptions de leur société humaine, et en cela, les exceptions qui confortent et confirment leur ontologie singulière, duelle et ambivalente.

La société des hommes kasua devra attendre, quant à elle, la tenue de la cérémonie dite Balo[25] pour goûter également, et en collectivité, à cette exception ontologique. Réunie dans une grande demeure, où seuls les foyers allumés produisent une lumière tamisée, elle écoute, attentive, le chant de deux performeurs dont le corps est entièrement peint d’ocre et de cendre, costumé de plumes, de hochets et d’écorces, et finalement enduit d’une huile aux propriétés ignifuges. Les deux hommes, parfois des femmes, se présentent au public en silence et s’installent au milieu de la demeure dans un face à face alterné figurant l’alternance du soi et de son double, l’identique et ses différences quand, soudain, d’une voix comme venue d’ailleurs, un des danseurs entonne un chant : il évoque la mémoire d’un mort récent en empruntant le point de vue d’un oiseau, solitaire. La société des hommes kasua est en émoi. Un cri pleuré exprime brutalement le tourment émotionnel d’un Kasua, puis celui de tous les coeurs de l’assemblée qui pleure et trépigne de brûler le corps du danseur. À cet instant, pour cet instant, l’assemblée éprouve en état d’éveil sa dualité intérieure. Par l’acte de brûler le corps des instigateurs d’un tel tremblement, elle cicatrise la mémoire de cet espace-temps exceptionnel, où elle a pu et su transcender et donc unifier l’entité composite et interspécifique qui préside à son être intime d’humain kasua.

L’orientation des attachements vers une ontologie de type animiste

Selon Ernest Schachtel (1949), l’individu ne garde pas en mémoire toutes ses expériences ni leur diversité, car sa société ou sa culture d’appartenance n’offre pas la possibilité de les mémoriser à travers des schèmes structurant ces dites expériences. La culture – comprise comme l’environnement comportemental du soi –, encouragerait les individus à se remémorer certains types d’expériences en leur apportant les ressources cognitives et linguistiques nécessaires[26], au détriment de certaines expériences qui ne recevraient pas de telles ressources et seraient oubliées. La structuration schématique des expériences de vies kasua conforte, semble-t-il, cette proposition. Non seulement, la société kasua incite chacun de ses individus à être attentif aux moindres manifestations de l’invisible qui l’habitent et qu’il habite, mais aussi et surtout, à mobiliser toutes ses ressources pour se remémorer ces mêmes expériences du monde qui dévoilent un détail, un phénomène, un comportement, une relation, une présence, aussi évanescente soit-elle, de cette invisibilité si vivace et à laquelle l’individu est invité à pleinement s’identifier. Cette invisibilité n’est-elle pas constitutive du soi kasua en participant de l’élaboration de son image idéale ? Aussi, reléguées là-bas à l’anecdote, et à ce titre oubliées, ces mêmes expériences sont ici valorisées, mémorisées et structurées dès la prime enfance par le biais de sens : l’ouïe et l’odorat ; des émotions : les pleurs ; des activités : les rêves et au-delà, la mort ; un langage : celui des rêves et des Sosu ; des affects : l’attachement. L’absence d’une image spéculaire et entière du soi « humain » que réfléchirait un miroir semble jouer un rôle déterminant dans cette schématisation singulière des expériences au monde. Elle autorise l’identification de l’individu kasua à plus grande diversité d’êtres – humain, animal, spirituel –, comme l’émergence d’attachements interspécifiques suffisamment exceptionnels pour confirmer leurs règles ontologiques. Postulant une même capacité de rêver à tous les humains, visibles et invisibles, ces derniers peuvent recouvrir sans a priori ni retenue la matérialisation d’un animal, et emprunter, sans confusion aucune, leur point de vue sur le monde de l’autre. L’interprétation de ces expériences participe activement de la structuration de ces possibilités d’être autre comme l’absence effective d’une appréhension réflexive et scopique du soi humain : elles permettent en effet l’élaboration d’une image de soi idéale plus hétéroclite et suffisamment vaste pour y figurer un esprit ou l’animal de l’esprit. L’abstraction, image en miroir de l’absence d’image réflexive du soi kasua, est bien dans cette société le processus créatif de la figuration.