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Introduction

Si comme l’affirme Baruch Spinoza dans l’Éthique, l’esprit est « idée du corps[1] », il peut sembler pertinent de s’interroger sur ce que peut être l’idée d’un corps malade. Cette idée est-elle « contaminée » par ce dont elle est l’objet ou peut-elle, malgré la maladie, conserver une certaine cohérence interne? On peut, certes, s’autoriser à penser que le sage qui atteint la béatitude par la connaissance du troisième genre – c’est-à-dire la connaissance intuitive des choses singulières et des liens par lesquels elles sont unies à la nature tout entière – est en mesure de parvenir à une perception du corps qui n’engendre pas d’idées inadéquates, sources de passions tristes. Cependant, s’il en va ainsi pour celle ou celui qui accède au souverain bien, qu’en est-il pour la personne ordinaire, « vulgaire » qui, au pire, en est restée à la connaissance du premier genre, soit l’opinion acquise par ouï-dire ou par expérience vague, ou qui, au mieux, n’a pas dépassé la connaissance du second genre, la connaissance rationnelle de type scientifique qui reste générale et abstraite? C’est pour tenter de répondre à cette question que je me risque dans cet article à établir des liens entre éthique spinoziste, éthiques du care et éthique narrative s’inspirant de la pensée de Paul Ricoeur.

Si, selon Spinoza, l’humain.e n’est pas dans la nature comme un « État dans l’État[2] », c’est parce qu’elle ou il est avant tout relié.e à Dieu, c’est-à-dire à la nature, et par conséquent aux autres avec lesquel.le.s elles et ils entretiennent des liens de dépendance qui rendent nécessaire une utilité réciproque. Cette interdépendance humaine peut être rapprochée de la notion de vulnérabilité telle qu’elle est développée dans les éthiques du care. Elle invite à penser la sollicitude comme une manière de se rendre utile à ses semblables. Or, l’une des manifestations de cette sollicitude n’est autre que l’écoute que l’on peut accorder à celles et ceux qui souffrent et ont le sentiment que leur existence leur est ravie par la douleur subie. En ce sens, le care, le souci des autres et l’importance qu’on leur accorde peuvent être prodigués par l’écoute du récit qu’un.e malade raconte sur son existence en y incluant la rupture que la maladie a introduite en elle. Cette rupture est vécue le plus souvent sur un mode cataclysmique, car la ou le malade sent alors sa vie lui échapper comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Néanmoins, l’éthique narrative d’inspiration ricoeurienne enseigne justement qu’en produisant un récit de vie et en y incluant tous les accidents malheureux qu’il a pu subir – le plus souvent en raison de causes externes –, l’être humain parvient, dans une certaine mesure, à se réapproprier son existence en devenant sujet du récit qu’il forge. Il semble ainsi judicieux d’analyser l’hypothèse selon laquelle l’accompagnement des malades dans la construction de leurs récits de vie peut les aider, même si elles ou ils n’ont pas dépassé le stade du premier genre de connaissance, à construire une idée plus cohérente de leur corps leur permettant de vivre leur condition sans être excessivement affecté.e.s par des passions tristes qui ne font qu’augmenter la souffrance.

Autonomie et vulnérabilité

Les éthiques du care s’appuient principalement sur la remise en question d’une conception de l’humain.e perçu.e comme individu essentiellement autonome, capable d’appréhender son existence et de vivre sans avoir recours à l’intervention des autres. Contre cette vision anthropologique s’est construite la notion de vulnérabilité qui ne se résume pas à celle du nourrisson, de la personne âgée, malade ou en situation précaire. La vulnérabilité est plutôt considérée par les différentes éthiques du care comme l’un des constituants fondamentaux de la condition humaine. Pour dire les choses simplement, nous sommes tou.te.s vulnérables parce que nous sommes tou.te.s interdépendant.e.s et avons besoin les un.e.s des autres pour vivre et nous épanouir en ce monde. Ainsi, même les personnes qui s’estiment autonomes parce qu’elles jouissent d’un pouvoir étendu sur le reste de la société ou même plus simplement sur quelques personnes n’en sont pas moins vulnérables, puisqu’elles dépendent de celles et ceux qui se situent à un rang qu’elles jugent inférieur dans l’échelle sociale, mais sans le travail desquel.le.s elles ne pourraient exercer l’activité qui leur donne ce sentiment de puissance et d’autonomie. Ce point est très clairement souligné par Joan C. Tronto dans son livre Un monde vulnérable, lorsqu’elle remarque très pertinemment qu’« Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révèlerait ».[3]

Cette remarque illustre avec la plus grande clarté les liens d’interdépendance qui réunissent les êtres humains et la vulnérabilité qui les caractérise tou.te.s, nécessitant pour qu’elles et ils s’accomplissent pleinement l’entraide et la sollicitude les un.e.s envers les autres. C’est cette importance accordée aux autres que désigne, entre autres, le terme de care, difficilement traduisible en français en raison de sa grande polysémie. Mais cet obstacle sémantique est peut-être aussi la conséquence de la difficulté à faire entrer tous les contenus propres à la signification de ce mot dans nos schémas traditionnels de pensée. Comme l’écrit Vanessa Nurock :

Toutefois force est de reconnaître que l’impossibilité de traduire en français le terme anglais « care » est probablement symptomatique d’un malaise non seulement dans le langage mais peut-être aussi dans la pensée et le concept. Le care échappe en effet aux structures binaires en les dépassant (que ces alternatives soient celles du genre féminin ou bien masculin, du théorique ou bien du pratique, de l’actif ou bien du passif, du rationnel ou bien de l’émotionnel, de l’intime ou bien du public, etc.), ce qui le rend peut-être aussi plus difficile à appréhender avec nos catégories traditionnelles qui s’inscrivent justement trop souvent dans ces partitions dichotomiques.[4]

Le care ne se limite d’ailleurs pas au seul soin, mais renvoie également à l’importance accordée aux autres, à cette notion de sollicitude – de souci de l’autre et des autres – tout aussi nécessaire au libre déploiement des aptitudes individuelles et personnelles de chacun.e, qu’à l’harmonie sociale permettant de vivre en bonne intelligence les un.e.s avec les autres :

La signification du terme est peut-être plus aisée à appréhender pour le lecteur français sous une forme négative, opposant le care à cette indifférence vis-à-vis de soi-même et d’autrui que marque le « I don’t care ». Le care s’articule alors selon différentes acceptions, celles de la sollicitude ainsi que de l’attention (care about), celle du soin (take care), celle de l’affection (care for), et il se trouve inséparable des notions de relation, d’interdépendance, de vulnérabilité et de considération.[5]

Cependant, cette indispensable sollicitude a longtemps fait l’objet d’un déni de la part d’une grande partie de l’humanité, et les vertus qui lui sont attachées s’avèrent encore aujourd’hui considérées comme secondaires relativement aux qualités qui relèvent des registres du pouvoir exercé sur les choses et les gens. Alors que tout ce qui tourne autour de la maîtrise de la nature et des autres, que la toute-puissance et l’autonomie individuelle sont considérées comme essentielles et porteuses de progrès, ce qui concerne l’attention apportée aux autres est plutôt considéré comme un supplément d’âme se manifestant dans des tâches souvent attribuées aux personnes les plus méprisées de la société ou à celles qui, bien que respectées, n’exercent pas de responsabilités et ne disposent d’aucune latitude décisionnelle sur les plans économique, politique ou social. C’est ainsi que les tâches d’entretien des locaux dans lesquels nous travaillons et la prise en charge de notre environnement quotidien sont, le plus souvent, effectuées la nuit par des personnes vivant généralement dans des conditions précaires. C’est également la raison pour laquelle la plupart des métiers de soignant.e.s ou d’accompagnant.e.s sociaux sont encore aujourd’hui exercés par des femmes, véhiculant ainsi une idéologie sexiste laissant sous-entendre que les femmes ne sont pas en mesure d’occuper une place équivalente à celle des hommes dans les postes décisionnels, et que les vertus qu’elles mettent en oeuvre dans ce type de tâches n’ont pas leur place dans le cadre de l’exercice de telles responsabilités.

Or, il semble plutôt que ce sont ces tâches qui sont les plus en phase avec les conditions concrètes de l’existence humaine et que l’idéologie fondée sur l’affirmation de l’autonomie toute puissante de l’être humain ne soit finalement qu’une illusion résultant d’un déni de réalité, lui-même produit par la volonté de puissance de ceux qui occupent des positions de pouvoir et qui structurent la société de telle sorte que cette représentation de « l’homme » soit considérée par le plus grand nombre comme allant de soi.

Éthique du care et éthique spinoziste

Servitude et vulnérabilité

Les éthiques du care peuvent dans une certaine mesure se rapprocher de l’éthique spinoziste, principalement si l’on établit un lien entre les concepts de vulnérabilité et de servitude.[6] Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’assimiler ces deux concepts, mais plutôt de considérer la servitude comme l’une des conditions de notre vulnérabilité. En effet, la servitude est définie par Spinoza dans la préface de la quatrième partie de l’Éthique comme « l’impuissance de l’homme à gouverner et réduire ses affects; soumis aux affects, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur de faire le pire ». La servitude désigne la condition première de l’humain.e qui vient au monde « ignorant des causes des choses », comme l’écrit Spinoza dans l’appendice de la première partie de l’Éthique. Autrement dit, nous n’aurions conscience que des affects que l’on ressent, soit des impressions produites sur notre conscience par des causes externes. Ce sont ces causes que Spinoza désigne par le terme de « fortune ». C’est d’ailleurs cette ignorance qui est à l’origine de l’illusion que peut avoir quelqu’un d’être autonome et de disposer d’un libre arbitre. N’ayant pas connaissance des causes qui la ou le font agir, l’humain.e s’imagine être à l’origine de ses propres désirs et la seule cause de ses actes. Cette dimension anthropologique est d’ailleurs mise en évidence aujourd’hui par les sciences humaines et sociales qui révèlent les déterminations auxquelles nous sommes soumis.e.s et dont nous ignorons l’existence. Par exemple, la sociologie politique montre que nos choix politiques ne sont pas uniquement l’oeuvre de notre volonté et de notre réflexion, mais sont aussi déterminés par un ensemble de facteurs liés à notre milieu social ou familial, à notre catégorie socioprofessionnelle ainsi qu’à notre histoire personnelle. Le terme de servitude a donc une signification très large dans le vocabulaire spinoziste puisqu’il ne se réduit pas à l’esclavage au sens d’une soumission de certaines personnes à d’autres, mais désigne la condition humaine première en tant que l’on dépend de tout ce qui constitue l’environnement, et par conséquent, des personnes avec lesquelles on vit. La notion de servitude peut ainsi être rapprochée de la notion de dépendance qui est l’une des dimensions de la vulnérabilité telle qu’elle est prise en considération dans les éthiques du care. Marie Garrau et Alice le Goff décrivent d’ailleurs la dépendance en des termes qui évoquent en un certain sens la servitude telle que la définit Spinoza :

La dépendance est une notion complexe et multiforme, susceptible d’être ressaisie à différents niveaux. Elle évoque à la fois la précarité de la vie corporelle et biologique, manifeste dans la petite enfance, la grande vieillesse et la maladie; le caractère fondamental des besoins à satisfaire pour que la vie se maintienne; la fragilité d’identités qui se constituent au travers des attachements formés entre les individus; mais aussi et inversement l’emprise et le pouvoir qu’ont [sic] sur nous un environnement naturel, social et relationnel dont nous ne pouvons jamais nous extraire absolument, que nous ne pouvons jamais non plus maîtriser absolument.[7]

Or l’illusion de l’autonomie individuelle est également remise en question par Spinoza; l’être humain, comme toute chose singulière n’existe que sur un mode relationnel. Être humain.e, c’est avant tout être relié.e à la nature tout entière, et c’est d’ailleurs, comme l’écrit Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement, « la connaissance de l’union que l’esprit a avec toute la nature[8] » qui permet d’accéder au souverain bien et d’atteindre une plus grande perfection. Étant donné que cette connaissance n’est pas neutre, elle est elle-même productrice d’effets et transforme celle et celui qui l’atteignent ou, plus exactement, elle leur permet d’agir librement en agissant selon la seule nécessité de leur nature.

Se rendre utiles les un.e.s aux autres : une modalité du care

Comprendre comment nous sommes relié.e.s permet de mieux saisir ce qui est à l’origine de la vulnérabilité humaine et en quoi nous avons besoin de prendre soin les un.e.s des autres pour vivre plus activement et librement. Selon Spinoza, c’est en se rendant utile aux autres que chacun.e peut augmenter sa puissance d’être et d’agir, c’est-à-dire son aptitude à produire des effets en soi et hors soi de manière à accéder à une plus grande joie d’exister pour soi et les autres. La puissance (potentia), telle que l’entend Spinoza, doit être dissociée et distinguée du pouvoir (potestas) qui désigne l’ascendant qu’un individu peut exercer sur un autre. La puissance spinoziste désigne au contraire l’aptitude d’un individu à agir. Aussi, dans la mesure où cette puissance est nécessairement solidaire de celle d’autrui, elle trouve les conditions de son augmentation dans l’accroissement de la puissance des autres. La conception des rapports sociaux qui découle d’une telle représentation de la puissance est donc très loin de celle qui est souvent induite par l’idéologie de l’autonomie individuelle. Ce n’est pas en mettant en concurrence les individus que l’on crée les conditions d’un développement de leurs aptitudes. C’est plutôt lorsque les plus aptes entraînent dans leur sillage celles et ceux dont la puissance d’agir est moindre que l’on crée les conditions d’un véritable progrès humain. C’est par la conjugaison des forces que la dépendance qui est à la source de notre vulnérabilité peut devenir un atout et permettre la réalisation de cette perfection humaine visée par Spinoza au début du Traité de la réforme de l’entendement. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette formule que l’on retrouve fréquemment sous la plume de Spinoza : « rien de plus utile à un homme qu’un autre homme ».[9]

Envisagée sous cet angle, l’éthique spinoziste n’est pas totalement étrangère aux éthiques du care et il est permis de déceler une certaine compatibilité, voire une complémentarité entre ces deux approches de l’existence humaine. Ce point de rencontre est d’ailleurs souligné par Fabienne Brugère, lorsqu’elle perçoit le care comme une réactualisation du conatus spinoziste :

Elle [l’éthique du care] réactualise, en ce sens, le conatus spinoziste, puissance d’agir qui n’est rien de substantiel ni de souverain et peut être fait comme défait dans son rapport aux autres. Avec l’éthique, il n’existe pas de prééminence de l’esprit sur le corps, et les valeurs morales ne sont pas intangibles. Plutôt que de parler du bien et du mal hors de tout contexte, il est plus juste d’évoquer des rapports, et donc du bon et du mauvais.[10]

Cette puissance d’agir peut également être rapprochée de la notion de « capabilité » telle que développée par Martha C. Nussbaum :

Il existe désormais un nouveau paradigme théorique dans le monde de la politique du développement. Connu sous le terme d’« approche du développement humain », « approche de la capabilité » ou « approche des capabilités », il commence par une question toute simple : qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être?[11]

On pourrait néanmoins rétorquer que cette articulation que nous prétendons établir entre puissance d’agir et vulnérabilité trouve sa limite lorsque l’être humain est vaincu par les causes externes qui, quoi qu’il en soit, viendront toujours à bout de lui : « Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures; et par suite, nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses qui sont en dehors de nous.[12] » Il n’empêche que, selon Spinoza, cette donnée indépassable de la condition humaine, qui constitue l’un des principaux éléments de notre vulnérabilité, n’est pas un obstacle dans la conquête du souverain bien si nous sommes en mesure de la comprendre :

Et pourtant, c’est d’une âme égale que nous supporterons ce qui nous arrive en contradiction avec la règle de notre utilité, si nous sommes conscients du fait que nous nous sommes acquittés de notre tâche, que la puissance que nous avons n’est pas allée jusqu’à nous permettre de l’éviter, et que nous sommes une partie de la nature tout entière, dont nous suivons l’ordre.[13]

Mais, affirmer cela, n’est-ce pas finalement considérer que seule une infime partie de l’humanité, celles et ceux qui sont parvenu.e.s à un degré élevé de sagesse sont en mesure d’être sauvé.e.s? Qu’en est-il alors des personnes ordinaires, celles que Spinoza qualifie de vulgaires ou d’ignorantes – sans que ces termes aient sous sa plume une quelconque connotation péjorative –? Qu’en est-il de celles et ceux que la fortune n’a pas orienté.e.s vers la philosophie et qui en restent le plus souvent à un stade de connaissance qui relève d’une opinion plus ou moins droite et qui s’enracine dans l’imagination plutôt que dans la raison? Une autre voie de salut ne leur est-elle pas possible?

Éthique narrative et idée du corps

De l’idée du corps à la perception du corps propre

C’est ici que nous pouvons expliquer en quoi certains éléments d’une éthique narrative s’inspirant de la pensée de Ricoeur trouvent place dans cette réflexion et permettent une perception plus adéquate de soi par un sujet dont on peut affirmer qu’il est tout autant corps qu’esprit, l’esprit se définissant dans la philosophie de Spinoza comme « idée du corps ». Définir l’esprit comme idée du corps, ce n’est pas considérer que l’esprit est l’idée de n’importe quel corps, mais plutôt affirmer que tel esprit singulier est l’idée de tel corps singulier. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formulation par laquelle Spinoza définit l’objet de l’idée constituant l’esprit humain : « une manière de l’Étendue précise et existant en acte, et rien d’autre ». Autrement dit, l’esprit d’un être humain est toujours l’idée de son corps en acte[14], et non l’esprit de n’importe quel corps ni du corps humain en général. On pourrait d’ailleurs, comme le fait Jérôme Porée, établir un lien entre le corps dont l’esprit est l’idée et la notion de corps propre telle qu’elle a été élaborée par la pensée phénoménologique :

Récusant le dualisme cartésien de la deuxième Méditation, il [Spinoza] comprend l’âme et le corps non comme deux réalités distinctes mais comme deux aspects distincts d’une même réalité. À cette condition seulement, montre-t-il, les actions et les passions du corps « concordent » avec les actions et les passions de l’âme. Aussi ne suis-je pas, lorsque je souffre, même d’un mal de ventre, devant mon corps comme devant une réalité étrangère : je n’ai pas ce corps; je le suis. La notion phénoménologique de corps propre trouve ici son origine.[15]

Cependant, si l’esprit d’un être humain est l’idée de son corps propre, vécu, il ne peut en conséquence que très difficilement se constituer comme une idée adéquate, c’est-à-dire une idée cohérente dont les déterminations sont essentiellement intrinsèques et non extrinsèques. Dans la mesure où le corps est sans cesse affecté par d’autres corps et que l’être humain ignore le plus souvent le lien entre les affections que son corps subit et les affects de l’esprit qui lui sont corrélés, il est extrêmement difficile pour un individu d’avoir une idée claire de son corps.

La grande difficulté de l’existence humaine réside finalement en bonne partie dans cette question : comment penser son corps? Comment penser ce corps qui n’est jamais le même parce qu’il est toujours affecté, modifié par l’action qu’exercent sur lui les causes externes? C’est d’ailleurs sur ce point que l’on peut établir un lien entre la conception spinoziste des rapports entre le corps et l’esprit et l’éthique narrative, dans la mesure où se pose à son sujet la question de l’identité. Si le corps en tant que réalité envisagée uniquement sous l’attribut de l’étendue peut relever de ce que Ricoeur nomme une identité mêmeté, c’est-à-dire d’une identité qui s’inscrit dans la permanence et l’équivalence à soi, peut-être en va-t-il autrement du corps perçu sous l’attribut de la pensée. Le corps ainsi perçu n’est autre que l’esprit en tant qu’idée du corps qui participe plutôt de ce que Ricoeur nomme l’identité ipséité, c’est-à-dire d’une identité inscrite dans une temporalité changeante qui ne peut se constituer que par la mémoire, les récits de l’identité narrative, le « maintien de soi dans la promesse », enfin le soi qui s’engage avec autrui et se doit de subsister par-delà tous les changements dont il peut être l’objet afin d’assumer la responsabilité de la promesse tenue[16].

Parce qu’il est l’objet d’une multitude de déterminations, le corps ne peut être perçu sur le seul mode d’une « identité mêmeté » au sens où Ricoeur entend par cette expression ce qui fait l’unité d’un être toujours identique à lui-même. En revanche, la perception ou l’idée du corps propre relève plutôt de l’identité ipséité, c’est-à-dire d’une identité en capacité de se constituer par la mise en relation de toutes les étapes qui ont pu concourir aux changements subis par un soi se constituant au travers du récit qu’il peut construire de sa vie. Cette dimension du corps est d’ailleurs soulignée par Ricoeur dans Soi-même comme un autre :

[…] le critère corporel n’est pas par nature étranger à la problématique de l’ipséité, dans la mesure où l’appartenance de mon corps à moi-même constitue le témoignage le plus massif en faveur de l’irréductibilité de l’ipséité à la mêmeté. Aussi semblable à lui-même que demeure un corps – encore n’est-ce pas le cas : il suffit de comparer entre eux les autoportraits de Rembrandt –, ce n’est pas sa mêmeté qui constitue son ipséité, mais son appartenance à quelqu’un capable de se désigner lui-même comme celui qui a son corps.[17]

Cette question prend d’autant plus d’acuité lorsque les changements subis par le corps entraînent un bouleversement dans l’existence d’un être humain, au point de remettre en question tout ce qui pouvait jusque-là donner un sens à son existence. Pour la plupart d’entre nous, notre existence est orientée en fonction de ce que l’on peut appeler un projet de vie, un ensemble de perspectives qui relient passé, présent et avenir afin de nous donner le sentiment de nous situer dans le cadre d’une certaine temporalité. Cependant, cette configuration fait le plus souvent abstraction de ce que l’on pourrait désigner, à l’instar du stoïcien Épictète, comme « les choses qui ne dépendent pas de nous » et qui peuvent parfois détruire ces belles constructions, déclenchant en nous un chaos relevant du cataclysme. C’est, par exemple, le cas de la maladie qui affecte le corps propre et peut réduire à néant tous nos desseins, semer la désolation dans nos vies qui semblaient jusque-là parfaitement planifiées.

L’idée du corps malade

Nous aborderons ici le cas de la maladie et plus particulièrement des pathologies considérées comme principalement physiologiques – le cas des maladies dites mentales ou psychologiques présentant d’autres difficultés, ce qui ne signifie pas, loin de là, que les problématiques liées au corps et à son évolution leur sont étrangères –, mais nous pourrions également aborder d’autres types d’accidents susceptibles de bouleverser une existence humaine, comme la perte d’un emploi, une rupture affective ou conjugale ou tout autre type de revers de fortune dans lesquels le corps ne sort jamais indemne. Toutes ces situations manifestent que les liens qui nous unissent à la nature ou à la société ne nous sont pas toujours favorables et ne contribuent pas forcément à l’augmentation de notre puissance d’être, mais elles nous indiquent également l’impérative nécessité de renforcer les liens de sollicitude et d’entraide sans lesquels aucune vie humaine n’est possible. Si, pour ce qui concerne la maladie, ces liens passent nécessairement par le recours à de nombreuses techniques thérapeutiques, le soutien apporté aux malades ne peut se réduire à cet aspect. Être un.e pourvoyeuse ou un pourvoyeur de care envers une personne malade, ce n’est pas seulement lui apporter les soins nécessaires sur le plan médical, c’est aussi lui offrir une qualité d’écoute grâce à laquelle elle sera en mesure de se reconstruire malgré la rupture que la maladie a introduite dans sa vie. Il ne faut pas oublier, en effet, que les éthiques du care s’enracinent, pour beaucoup d’entre elles, dans les travaux de Carol Gilligan, principalement son livre dont le titre invite à l’écoute : Une voix différente.[18] Gilligan insiste d’ailleurs sur l’importance d’accorder à cette « attention à la voix (à ce que chacun ait une voix et soit écouté) » lors d’une conférence dans laquelle elle procède à une analyse rétrospective de son livre après sa traduction en français.[19] Certes, Gilligan se réfère ici aux voix de ceux et surtout de celles qui n’ont pas été suffisamment écoutées jusqu’à présent, mais cette voix est finalement celle de chaque personne réduite au silence par le regard que porte la société patriarcale sur ce qui fait d’elle une personne genrée. Or, la personne malade fut longtemps – le paternalisme médical en fut la preuve – et est encore parfois celle dont la voix est rendue inaudible par l’image de soi qui lui a été renvoyée par le monde extérieur.

Se raconter et introduire dans le récit de sa vie l’épisode de l’intrusion de la maladie est une manière de produire une idée de son corps certainement plus cohérente que celle que l’on est tenté.e.s de produire spontanément et qui repose sur une recherche désespérée de sens qui, le plus souvent, augmente la souffrance et la tristesse des malades plutôt qu’elle ne les diminue. Interpréter sa maladie comme une injustice ou une malédiction consiste peut-être à donner du sens à celle-ci, mais une telle signification est rarement porteuse de réconfort. En revanche, faire le récit d’une existence affectée par la maladie et rétablir ainsi une continuité là où l’on n’avait vu que rupture contribue à redonner du sens à l’existence malgré l’intrusion d’une maladie qui, elle, n’en a pas.

Les trois genres de connaissance

Si l’on se réfère aux trois genres de connaissance que dénombre Spinoza, on pourrait croire que seul le troisième, la connaissance intuitive qui relève de l’évidence intellectuelle et qui consiste à connaître des choses singulières est seule à même de nous permettre de construire une idée vraie de notre corps et de nous permettre d’affronter ce que Spinoza appelle « les choses de fortune » – les affections qui proviennent de causes externes – avec une certaine équanimité. Le problème qui se pose alors est que, dans ces conditions, seule une infime minorité de personnes serait en mesure d’affronter la maladie; seul.e.s celles et ceux qui ont accompli le difficile chemin dont chaque partie de l’Éthique est une étape seraient capables d’accéder à ce que l’on peut considérer comme une certaine forme de salut dans la maladie.

On pourrait certes recourir à la connaissance du second genre, la connaissance rationnelle qui est à l’origine de la science, mais celle-ci est à ce point générale et abstraite qu’elle ne peut permettre à un individu de construire une idée relativement exacte de ce corps qui est le sien et qui s’est trouvé modifié, au point d’en être affaibli, par la maladie. Les médecins qui possèdent une science riche et élaborée du corps humain et de toutes les pathologies qui peuvent l’affecter, ainsi que des traitements qu’on peut leur opposer, n’en sont pas moins sujet.te.s à l’angoisse lorsqu’elles et ils se trouvent personnellement confronté.e.s à la maladie.

La connaissance imaginative

Il ne reste donc que la connaissance du premier genre, imaginative, qui est connaissance des effets, mais dans l’ignorance de leurs causes, et qui relève plus de l’opinion que de la science, pour nous permettre de construire une idée plus cohérente du corps propre. Or, cette connaissance est celle qui est à l’origine de toutes nos erreurs. Elle ne produit que des idées fictives et mutilées. Comment pourrait-elle nous aider forger une idée du corps malade qui n’augmente pas la souffrance de celle ou celui qui traverse une telle épreuve? Car c’est bien cette connaissance qui est à l’origine des idées fictives que les malades se font de leur propre corps, idées qui les affaiblissent plus qu’elles ne les renforcent. Comment, dans ces conditions, le problème pourrait-il se trouver résolu par ce en quoi il s’enracine? De quelle manière la cause du problème pourrait-elle valoir également comme solution?

Pour répondre à cette objection et résoudre cette difficulté, il convient de préciser que les idées fausses qui proviennent de ce premier genre de connaissance ne sont pas nécessairement génératrices de tristesse, c’est-à-dire d’une diminution de la puissance humaine.[20] Il est des idées fausses qui peuvent être source de joie[21] et d’autres qui, à l’inverse, peuvent diminuer la puissance de l’être humain. La raison en est qu’il n’y a pas, à proprement parler, d’idées totalement fausses. Une idée fictive est toujours ce que Spinoza nomme une « idée mutilée », partiellement vraie, mais qui possède toujours une part de vérité.[22] Par exemple, l’idée du soleil perçu comme se situant à deux cents pieds est une idée fausse si je la rapporte à la nature de cet astre, mais si je la rapporte à la manière dont il m’affecte, c’est-à-dire à la façon dont mon corps est modifié pour produire la perception que j’en ai, elle n’est pas totalement fausse. Simplement, elle n’est pas suffisamment réfléchie pour que je puisse en comprendre la véritable nature. Toute idée, étant idée de mon corps – si l’esprit est l’idée du corps, il est une idée qui a des idées qui sont elles-mêmes idées du corps – et de la manière dont il est affecté par son insertion dans la nature tout entière, possède une part de vérité, et celle-ci peut dans certaines conditions accroître la puissance humaine. C’est pourquoi le recours à la connaissance imaginative, parce qu’elle procède du vécu de ce corps dont l’esprit est l’idée, peut très bien fournir au malade une voie de salut. Il faut cependant définir de quelle manière elle peut produire de tels résultats. C’est pour répondre à cette question qu’il nous semble judicieux de faire appel à la fois aux ressources d’une éthique narrative s’inspirant de la pensée de Ricoeur ainsi qu’à celles des éthiques du care et à la sollicitude qu’elles impliquent.

Du récit à l’écoute

Si la connaissance imaginative est source de toutes nos erreurs et illusions, on voit mal, dans un premier temps, comment elle peut devenir un facteur de soutien pour les malades par la formation d’une idée plus cohérente de leur propre corps. Toute la question est donc ici de savoir comment introduire de la cohérence dans l’idée d’un corps qui se perçoit dans l’incohérence et parfois même la dislocation, car le plus souvent la maladie a été perçue comme un cataclysme ébranlant totalement la perception que l’on avait jusque-là de soi-même, de son corps. Autrement dit, comment un esprit ébranlé par la conscience de la maladie peut-il retrouver cette cohérence perdue malgré le caractère totalement inadéquat des idées qui le constituent? Quel ordre est-il possible d’instaurer à l’intérieur d’un tel séisme? Comment l’esprit peut-il reprendre possession de lui-même, du corps dont il est l’idée, si les idées qu’il a sont à ce point confuses et obscures? Peut-être en introduisant, entre ces idées inadéquates, un certain ordre dont il aura le sentiment d’être lui-même l’auteur. Or, ce que vient rompre la maladie dans l’unité de l’esprit, c’est une certaine continuité. On devient alors l’idée d’un corps morcelé, disloqué, décalé par rapport à soi-même et à ce qu’on était auparavant. Il s’agit donc de reconstituer cette idée, de la reconstruire en lui intégrant la maladie, mais aussi le désir de guérir ou si cela n’est pas possible, lorsque la maladie est chronique, d’en diminuer les effets. Tâche difficile, puisqu’il s’agit d’accepter ce qu’il faut nécessairement refuser pour tenter de continuer à vivre aussi bien qu’il est possible.

Cette discontinuité qu’introduit la maladie dans la vie de l’esprit et du corps, qui ne sont finalement qu’une seule et même chose, vient principalement de ce qu’elle arrive lorsque l’on ne s’y attend pas, qu’elle relève littéralement de la catastrophe, d’un bouleversement qui réduit à néant nos projets, interrompt cette dynamique de la vie qui nous fait désirer et progresser. Avec la maladie, soudain le temps s’arrête, on ne peut plus prévoir ou anticiper, on ne peut plus qu’attendre les prochains résultats d’analyses ou d’examens, les effets d’un nouveau traitement, les avancées de la recherche qui finiront peut-être par fournir le remède tant espéré. Avec cette attente se développent des sentiments qui relèvent souvent de la tristesse, cet affect que Spinoza définit comme l’expression d’une diminution de puissance, comme c’est principalement le cas pour l’espoir et la crainte. Certes, il y a dans l’espoir quelque chose de positif, mais toujours entaché d’une incertitude qui y instille aussi un peu de tristesse, car il n’y a jamais d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir.

Aussi, pour aider les malades à mettre un peu d’ordre dans les idées inadéquates de leur corps que de telles passions expriment, peut-être faut-il les aider à reconstruire le récit de leur vie en y introduisant cette catastrophe, ce cataclysme qu’est pour elles, pour eux, la maladie? Comme l’écrit d’ailleurs Ricoeur : « Rappelons-le : une vie, c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration. Se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables, surtout acceptables.[23] » Or, ce qui fait de la maladie une expérience le plus souvent insupportable, c’est qu’elle introduit avec tout le cortège de souffrances qui l’accompagne une rupture qui vient faire obstacle à cette dimension narrative de l’existence humaine.

La souffrance y apparaît comme rupture du fil narratif, à l’issue d’une concentration extrême d’une focalisation ponctuelle, sur l’instant. […] il [l’instant] n’est plus qu’interruption du temps, rupture de la durée; c’est par là que toutes les connexions narratives se trouvent altérées.[24]

L’incohérence de la perception que nous avons communément de notre corps vient de ce que nous percevons les effets des affections qu’il subit de manière inconséquente, c’est-à-dire sans être en mesure de les relier à l’intérieur d’un ensemble unifié par des rapports de causalité. Aussi, lorsqu’à cette incohérence vient s’ajouter le traumatisme de la maladie, le chaos s’introduit dans l’esprit en tant qu’idée du corps. Par conséquent, pour aider celle ou celui qui ne perçoit son corps que de manière imaginative, une tentative de restauration de la structure narrative de l’idée qu’elle ou il s’en fait peut apparaître comme une voie de salut possible. Il semble donc tout à fait concevable d’établir ici un parallèle entre la pensée de Spinoza et celle de Ricoeur, qui écrit d’ailleurs, dans Temps et récit : « Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous reconfigurons notre expérience temporelle confuse, informe et à la limite muette.[25] »

C’est ce parallèle que j’ai tenté d’établir, dans mon livre De l’éthique de Spinoza à l’éthique médicale[26], en tentant de dégager de la pensée de ce philosophe la possibilité de concevoir une éthique narrative s’appuyant sur ce qu’il y a de constructif dans la connaissance du premier genre, trop souvent réduite à n’être que la source de notre servitude. Or s’il est vrai que cette connaissance qui n’est que perception des effets dans l’ignorance des causes est le plus souvent l’expression de notre aliénation, il n’empêche que Spinoza la qualifie malgré tout de connaissance, certes mutilée, insuffisante et trompeuse, mais connaissance quand même, dans la mesure où elle exprime toujours un certain état de mon corps.

En quoi le premier genre de perception est-il une connaissance?

Si l’idée du soleil comme situé à deux cents pieds est une idée inadéquate relevant de ce genre de connaissance, elle n’est pas pour autant totalement fausse, dans la mesure où elle m’apprend quelque chose sur l’état de mon corps affecté par le soleil. De même, l’idée de mon corps malade, si elle est le plus souvent inadéquate, n’en exprime pas moins un certain état bien réel de mon corps. En conséquence, si le récit que les malades peuvent tisser de leur vie en y introduisant la maladie, de façon à y restaurer une certaine continuité, ne leur permet pas de produire une idée adéquate de leur corps, cela les aide malgré tout à en produire une idée cohérente. J’emploie en effet cette notion d’« idée cohérente », absente chez Spinoza, pour désigner l’idée du corps malade s’exprimant dans la narration. Même si l’idée du corps malade est souvent constituée d’idées inadéquates, l’agencement de ces idées dans le cadre d’un récit de vie peut introduire en elle une certaine cohérence dont les malades sont elles et eux-mêmes les auteur.e.s. Être l’auteur.e du récit d’une vie dont on a le sentiment qu’elle a été ravie par la maladie contribue à affirmer sa puissance d’être et d’agir, et par conséquent à transformer les passions tristes en affects plus joyeux, la joie étant cet affect exprimant une augmentation de la puissance d’être et d’agir. Il s’agit donc ici d’introduire, au sens où l’entend Ricoeur, une certaine concordance dans la discordance en reconfigurant les événements de notre vie et principalement en y insérant dans un ordre dont on est l’auteur.e ces « choses de fortune » dont traite Spinoza dans l’Éthique pour désigner ce qui entretient notre servitude, et auxquelles Ricoeur fait référence, d’une certaine manière, dans Soi-même comme un autre :

Par concordance j’entends le principe d’ordre qui préside à ce qu’Aristote appelle « agencement des faits ». Par discordance, j’entends les renversements de fortune qui font de l’intrigue une transformation réglée depuis une situation initiale jusqu’à une situation terminale. J’applique le terme de la configuration à cet art de la composition qui fait médiation entre concordance et discordance.

Ricoeur, 1990, p. 168

Perception de soi et relation aux autres

Cette manière de faire est proprement éthique en deux sens. D’une part, parce qu’elle débouche sur une transformation de la perception de soi par le sujet même du récit, elle constitue une méthode pour mieux vivre malgré tous les déboires que l’existence nous réserve. Elle permet à un être dont l’identité s’est brisée de se reconstruire et de se réinstaurer comme sujet par le récit qu’il peut faire de ce qu’il a subi. Son identité, pour reprendre les termes de Ricoeur, devient alors celle d’« un sujet capable de se désigner comme étant lui-même l’auteur de ses paroles et de ses actes, un sujet non substantiel et non immuable, mais néanmoins [sic] responsable de son dire et de son faire ».[27] D’autre part, il s’agit d’une démarche éthique parce qu’elle nécessite un type de rapports humains qui est assez semblable à celui que préconisent les éthiques du care. En effet, les « événements de fortune » qui peuvent bouleverser nos existences, s’ils sont les signes de notre vulnérabilité, c’est-à-dire de notre dépendance tant à la nature qu’à la société, sont aussi l’occasion de transformer en force ce que nous percevons trop souvent comme une faiblesse, et de convertir notre interdépendance en une véritable solidarité qui passe par l’entraide et la sollicitude. Autrement dit, de telles situations, lorsqu’elles nous permettent de prendre conscience de notre dépendance, et par conséquent de notre vulnérabilité, nous conduisent à saisir plus adéquatement notre situation dans le monde et à vivre plus activement. Ricoeur n’hésite pas à employer un vocabulaire explicitement spinoziste pour exposer cette idée :

Mais on ne saurait oublier que le passage des idées inadéquates, que nous nous formons sur nous-mêmes et sur les choses, aux idées adéquates signifie pour nous la possibilité d’être véritablement actifs. En ce sens, la puissance d’agir peut être dite accrue par le recul de la passivité liée aux idées inadéquates (cf. Éthique, III, proposition 1, démonstration et corollaire). C’est cette conquête de l’activité sous l’égide des idées adéquates qui fait de l’ouvrage entier une éthique. Ainsi restent étroitement liés le dynamisme interne, qui mérite le nom de vie et la puissance de l’intelligence, qui règle le passage des idées inadéquates aux idées adéquates. En ce sens, nous sommes puissants lorsque nous comprenons adéquatement notre dépendance en quelque sorte horizontale et externe à l’égard de toutes choses, et notre dépendance verticale et immanente à l’égard du pouvoir primordial que Spinoza nomme encore Dieu.[28]

Aussi, sans aller jusqu’à dire que le récit permet le passage des idées inadéquates aux idées adéquates, il reste permis de penser qu’il contribue à rendre plus active et actif celle et celui qui, par la parole ou l’écriture, reconstruisent ainsi leur histoire. Cependant pour permettre une telle démarche, il faut nécessairement que se déclenche un sursaut réflexif qu’un individu dont la vie est totalement bouleversée peut difficilement effectuer seul. J’ai dit précédemment que la connaissance imaginative est le plus souvent à l’origine des idées les plus incohérentes et les plus destructrices qu’un individu peut se faire de son corps lorsqu’il traverse une période au cours de laquelle il sent sa vie basculée et la perçoit parfois comme menacée; un tel individu se trouve donc dans un état de totale servitude et ne peut de lui-même augmenter sa puissance d’être ni reprendre prise sur son existence. Dans ces conditions il est nécessaire, pour que s’amorce une démarche réflexive, que celle-ci soit provoquée par une cause externe. C’est ce qu’explique Laurent Bove avec l’exemple de la mélancolie :

Mais dans la mélancolie, lorsque c’est la dépression qui est elle-même équilibrée, puisque toutes les parties de notre corps sont pareillement affectées de tristesse, plus rien ne nous permet alors de résister de manière interne. Tout le système de défense est neutralisé et mis au service de la dépression : c’est une véritable dynamique du suicide. Sauf le cas où une cause extérieure viendrait déséquilibrer cette dépression globale au profit d’un affect joyeux à partir duquel le conatus d’une des parties de notre corps pourrait de nouveau résister à l’ensemble des autres en dépression, sauf cette intervention extérieure donc, dans le cas de figure qu’est la mélancolie, l’individu, logiquement et inéluctablement, est voué à la destruction.[29]

Cette cause extérieure peut ici être la pourvoyeuse ou le pourvoyeur de care, qui ne doit pas seulement écouter, mais aussi et surtout provoquer le récit, amorcer cette démarche réflexive de configuration par laquelle l’individu se réapproprie son existence en effectuant cette médiation entre concordance et discordance dont traite Ricoeur. Il peut s’agir dans le cas des malades d’un.e soignant.e, mais aussi d’un.e proche ou de toute personne susceptible de faire preuve de la sollicitude nécessaire pour se porter à l’écoute de celle ou celui dont la vie est remise en question par un événement ayant introduit une rupture remettant en question le sentiment d’identité et l’intégrité même de son existence. Toute la difficulté est alors non seulement de retisser les liens narratifs rompus par la maladie, mais aussi d’aider les malades à se reconnecter à autrui. La maladie et la souffrance ont souvent pour effet d’isoler la personne qui les subit :

Selon un double axe soi/autrui et agir/pâtir, Ricoeur montre comment la souffrance n’est pas seulement retentissement psychique de la douleur mais coupure extrême de la relation à autrui et donc aussi à soi, impuissance radicale non seulement à agir mais à parler et penser, culminant deux fois dans une question à la fois folle et nécessaire, sensée et insensée, qui scande en réalité ce texte : le « pourquoi? », qui retentit dans la souffrance comme l’ébranlement de tout l’être qu’elle est.[30]

Si le récit peut être un moyen, sinon de répondre à ce « pourquoi? », au moins de restaurer un certain sens, il faut pour y parvenir savoir saisir ce qui dans la manifestation du désarroi des malades et de leur souffrance s’exprime comme un appel, une sollicitation à écouter. Parce que la maladie touche toujours des humain.e.s « agissants et souffrants[31] », la souffrance qu’elle entraîne présente, comme toute souffrance, une certaine ambivalence. La personne malade, si elle a tendance à se couper des autres, parce qu’elle a le sentiment du caractère « inénarrable[32] » de son expérience et qu’elle se trouve confrontée à une sorte d’impuissance à raconter, est certainement, parce que ce sentiment d’impuissance n’est autre que l’expression d’un désir insatisfait de se raconter, d’un désir toujours en quête, en dépit de ce sentiment d’insatisfaction, d’une oreille suffisamment attentive pour l’écouter. On peut donc à nouveau reprendre au sujet de la maladie en particulier ce qu’affirme Ricoeur au sujet de la souffrance en général, et considérer avec Claire Marin dans son commentaire de « La souffrance n’est pas la douleur » que la souffrance – et par conséquent la maladie – « n’est jamais pur subir ».[33] Il subsiste toujours dans la maladie, par la souffrance qu’elle engendre et la nécessité d’endurer qui lui est corrélée, ce que Ricoeur nomme une persévérance « dans le désir d’être et l’effort pour exister en dépit de… ».[34] Ici, peut-être, se trouvent réconciliées deux conceptions de la puissance que l’on a parfois tendance à opposer, la puissance comme potentialité au sens aristotélicien et la puissance comme manifestation des aptitudes actuelles d’un individu au sens spinoziste. C’est en effet parce que chacun.e est en puissance l’auteur.e du récit de sa souffrance que l’on peut s’affirmer comme puissance d’agir, même dans la maladie. Néanmoins, cette puissance ne peut être dissociée de la puissance de l’autre, qui peut jouer le rôle de la pourvoyeuse ou du pourvoyeur de care. Ces derniers, parce qu’ils ont aussi l’expérience de la vulnérabilité et de la souffrance et ont su interroger cette expérience et les représentations qu’elle induit, sont en mesure de se présenter devant les malades comme une sollicitation du récit : « Soigner et se soigner, c’est donc travailler sur ses représentations de la souffrance, analyser son imagination de la souffrance, dans les moments où ce travail est possible, quand la souffrance s’éloigne et s’apaise.[35] » En ce sens la pourvoyeuse et le pourvoyeur de care doivent aussi être phronimos, personnes prudentes, au sens où l’entend Aristote. Il lui faut recourir aux acquis de son expérience pour être en mesure de saisir le moment opportun, le kairos, afin d’offrir aux malades l’oreille disponible qui lui permettra de se mettre en récit, de parvenir à une certaine réappropriation et réaffirmation de soi[36] et de reconstituer par la narration l’idée de son corps que la maladie a brisée.

Une telle démarche reste, de toute évidence, limitée aux personnes qui disposent des moyens leur permettant de cultiver une telle narrativité. Il va de soi qu’elle ne peut fonctionner de cette manière pour les personnes souffrant de pathologies qui affectent les fonctions cognitives. Cependant, une autre voie est certainement possible pour aider celles et ceux qui souffrent de telles affections à progresser vers une idée plus cohérente de leur corps. S’il est envisageable de contribuer à une meilleure perception du corps par l’activité de l’esprit et une démarche réflexive – que cette démarche relève de l’intuition intellectuelle et du troisième genre de connaissance ou de la narrativité qui peut en rester au premier genre –, il est probablement concevable de mettre en place une méthode qui partirait initialement du corps et qui parviendrait par l’activité corporelle à contribuer à l’élaboration d’une perception plus joyeuse de celui-ci. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans un précédent article où je défends la thèse selon laquelle mieux vivre son corps est aussi un chemin à emprunter pour parvenir à mieux le penser.[37]

Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse de construire une idée cohérente de son corps par le récit et de mieux penser son corps pour mieux le vivre, ou de développer l’activité du corps pour en rendre la perception plus juste, mieux le vivre pour mieux le penser, c’est toujours par la médiation d’autrui que s’amorcent ces démarches. Il faut une pourvoyeuse ou un pourvoyeur de care, une oreille attentive au récit, quelqu’un qui accompagne – un psychomotricien, un kinésithérapeute… – pour aider à la mise en mouvement du corps. C’est nécessairement dans la relation aux autres que se construit et s’affine une perception plus cohérente et plus juste de soi.

Conclusion

S’il est donc permis, comme cela a été soutenu plus haut, d’établir un lien entre éthique spinoziste et éthiques du care, il semble également recevable de considérer que ce lien peut s’accomplir dans le cadre d’une éthique narrative s’inspirant des réflexions qu’a pu développer Ricoeur à ce sujet. En effet, le récit permet aux personnes dont le fil de l’existence s’est rompu par un « événement de fortune » – comme c’est par exemple le cas de la maladie grave – de se faire une idée plus cohérente de leur corps, soit de reconfigurer leur esprit – idée du corps – de telle sorte qu’il restaure leur identité perdue. Il est toutefois nécessaire, pour que cette reconfiguration s’effectue, que d’autres suscitent le désir de se raconter et fournissent une écoute suffisamment bienveillante et accueillante pour que les malades perçoivent l’attention portée à leur histoire, comme l’effet de leur puissance renaissante. Faire preuve de care, manifester sa sollicitude et son désir de se rendre utile aux autres passe d’abord par une certaine capacité d’écoute et d’accueil du discours de l’autre par laquelle s’exprime et se manifeste la puissance d’agir des pourvoyeuses et pourvoyeurs de care, ainsi que leur aptitude à augmenter la puissance de celles et ceux qui les reçoivent. Une telle attitude et de telles actions sont des manières d’accomplir la visée éthique au sens où l’entend Ricoeur, c’est-à-dire « la visée de la vie bonne avec et pour autrui ».[38] Cette visée n’est pas si éloignée de l’éthique spinoziste qui aboutit à cultiver, chez celles et ceux qui ont accompli toutes les étapes jalonnant le passage de la servitude à la liberté, le désir de voir leur puissance d’être augmenter en se rendant utile aux autres, contribuant ainsi à l’augmentation de leur puissance.