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Introduction

La recherche des programmes efficaces et des « bonnes pratiques » pour lutter contre la violence à l’école est devenue une partie importante de la littérature scientifique et pédagogique. Ainsi, l’évaluation scientifique des interventions s’est beaucoup développée ces dernières années, avec la publication de méta-analyses importantes. Ces recherches convergent vers une conclusion encourageante (Wilson et Lipsey, 2006) : il existe des programmes dont on peut affirmer l’efficacité, qui agissent sur les troubles de comportement, le taux d’agression, la délinquance à l’école. À vrai dire, le nombre et la qualité des recherches publiées sont impressionnants : il paraît justifié d’affirmer que nous savons ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas dans la lutte contre la violence en milieu scolaire.

La violence à l’école est un problème complexe dont la définition est parfois controversée. Par exemple, dans certains pays tels que l’Angleterre, dans les milieux éducatifs, lorsque l’on parle de violence, on fait référence à de la violence physique. Toutefois, dans un travail réalisé pour le Education Service Advisory Committee (ESAC) de la Commission pour la Santé et la Sécurité (Her Majesty’s Stationery Office, HMSO), Ward et Nastrass définissent la violence comme « tout incident au cours duquel un employé est harcelé, menacé ou agressé par un élève ou toute autre personne dans le cadre de ses activités professionnelles » (Ward et Nastrass, 1990 : 6). L’Organisation mondiale de la santé définit la violence comme l’usage intentionnel de la force physique, du pouvoir sous forme de menace ou d’action contre soi-même, autrui ou un groupe ou une communauté et dont la conséquence réelle ou probable est une blessure, la mort, un traumatisme psychologique, un mauvais développement ou encore la précarité (OMS, 2002 : 5). Cette définition comprend les notions d’intentionnalité et de l’usage de la puissance ou de la force pour toutes les formes de violence, qu’elle soit physique ou non. La recherche spécialisée tend de plus en plus à inclure dans la problématique de la violence à l’école le problème des comportements antisociaux (Vettenburg, 1998). C’est cette définition large de la violence qui sera la nôtre dans cet article. Par prévention de la violence à l’école on entendra donc non seulement la prévention du crime à l’école, mais aussi celle des comportements agressifs répétés et plus largement des troubles externalisés du comportement (Vitaro et Gagnon, 2000 ; Derzon, 2006).

Comme le déclarait le chercheur québécois Égide Royer (2001), si nous savons bien des choses sur la violence à l’école et sur les conditions d’efficacité des programmes, l’utilisation de ces informations sur le terrain n’a pas suivi la montée du problème. Sur le plan politique, le même constat est souvent fait par les criminologues qui tentent d’influer sur les politiques publiques en proposant de les baser sur l’évidence scientifique : « La prévention du crime aujourd’hui comme dans le passé a tendance à être conduite plus par la rhétorique que par la réalité » (Visher et Weisburd, 1998 : 238 ; voir aussi Sherman et al., 2002 ; Farrington et Welsh, 2007).

Identifier les « bonnes pratiques » ne suffit donc pas : comprendre comment les professionnels et les communautés s’en emparent est crucial. C’est d’autant plus vrai que les mêmes synthèses ont mis en évidence que les conditions d’implantation d’un programme sont aussi importantes que le programme lui-même, quelle que soit la qualité de sa conception. Bref, il n’est de bonne pratique qu’en contexte, que celui-ci soit local, culturel ou social et ce contexte n’est pas nécessairement homothétique au contexte expérimental des programmes évalués. Dans le présent article, nous tenterons de faire une synthèse des apports des méta-analyses à la connaissance des actions pour prévenir la violence à l’école, tout en montrant les conditions de contextes qui leur permettent d’être ou non efficaces. Cela nous obligera finalement à nous interroger sur les liens entre la raison et l’action, et sur le bon usage qu’on peut faire du pragmatisme évaluatif lorsqu’il nous autorise « une vision dynamique de la bonne pratique, plus réaliste, plus modeste aussi, mais, si on le veut bien, plus exigeant que le mode de la recette » (Wyvekens, 2003 : 14).

Bonnes pratiques et violence à l’école

Comme le résume Glass (Smith et Glass, 1977), la méta-analyse est l’analyse des analyses d’études partielles et individuelles ; elle permet de combiner des données produites de manière indépendante, avec une puissance statistique de décision sur l’effet de traitement (effect-size) qu’aucune autre méthode ne peut donner. Cette analyse statistique nouvelle implique de disposer d’un nombre suffisant de données (en particulier sur l’effect-size) provenant d’études d’interventions antérieures (Lipsey et Wilson, 2001). En ce qui concerne la violence à l’école, la communauté scientifique dispose de telles bases de données, qui s’élargissent notablement depuis quelques années, notamment avec les travaux menés ou suscités par le Campbell Group for Crime and Justice, créé précisément pour susciter ces revues systématiques des effets des programmes (Blaya et al., 2006).

Les bases de données disponibles

On sait qu’une méta-analyse se base sur l’ensemble des études publiées à partir de critères d’éligibilité précis dont les standards sont désormais bien connus (par exemple, Surgeon General, 2001) : rigueur expérimentale (pré-test avant l’implantation du programme, post test et groupe témoin, échantillons tirés au hasard ou ayant des conditions égales entre groupe expérimental et groupe témoin), preuve statistique d’effets de dissuasion, et réplication de ces effets sur plusieurs échantillons. La méta-analyse suppose une revue systématique de ces études. Une revue systématique est la synthèse des évaluations publiées ou issues de la littérature grise, élaborée à partir de méthodes rigoureuses de repérage. Le compte rendu systématique est aussi détaillé, précis et structuré que les rapports traitant des recherches qui ont été analysées. La possibilité même d’une méta-analyse réside donc dans la mobilisation considérable d’expériences multiples et d’évaluations publiées. En ce sens, le nombre de méta-analyses et de revues systématiques consacrées à la prévention de la violence à l’école (y compris aux troubles de comportement avec agressivité) témoigne de l’importance qu’a prise cette topique dans la littérature.

Le présent article est basé sur une revue systématique de la littérature que nous avons réalisée dans le cadre d’une étude sur la violence à l’école (Blaya et Debarbieux, 2008) pour laquelle nous avons recensé les interventions contre la violence en milieu scolaire. Les objectifs étaient de synthétiser les stratégies efficaces afin de prévenir et d’enrayer le phénomène et de produire des recommandations pour l’action et les politiques publiques. Nous inclurons ici toutes les méta-analyses et revues systématiques de programmes contre la violence à l’école qui présentent des critères sérieux d’évaluation, c’est-à-dire des échantillons randomisés ou quasi randomisés avec groupe de contrôle ou encore les études incluant au moins un pré-test et un post test.

Nous avons réalisé pour cela une recherche bibliographique pour la période de 1990 à 2008. Les mots-clés utilisés étaient ceux des catégories ci-dessous et étaient reliés par « ou » ou « et » entre chaque catégorie. La recherche des termes s’est effectuée en français, en anglais, en espagnol et en portugais. La liste de termes utilisés était la suivante : école et/ou intimidation ou abus sexuel ; harcèlement, violence ; comportement antisocial ; agression ; agression physique ; agression verbale ; extorsion (taxage) ; victime ; agresseur ; menace ; mauvais traitement ; sexisme ; homophobie ; racisme ; prévention ; programme ; intervention ; évaluation et, bien sûr, méta-analyse.

Les bases de données que nous avons consultées comprennent la Campbell Collaboration Social, Psychological, Educational and Criminological Trials Register (C2-SPECTR), Dissertation Abstracts Online, ERIC, MEDLINE, The National Criminal Justice Reference Service (NCJRS), PsychInfo/PsychLit, Sociological Abstracts, Sudoc, Babord, Scopus, Francis, Science direct, Cochrane Database of Systematic Reviews, Pascal, Cochrane.

La recherche a donné 2200 citations et nous avons sélectionné 60 résumés pour un examen plus approfondi. Nous avons retenu 17 méta-analyses et 27 revues de questions incluses dans la bibliographie du présent article (pour plus de détails, voir Blaya et Debarbieux, 2008).

Parmi les méta-analyses les plus récentes, citons celles de Gottfredson et al. (2003), celle de Hawker et Boulton (2000), de Farell et Meyer (2001) ou encore celle de Wilson et Lipsey, de la Vanderbilt University, qui a été présentée lors de notre troisième congrès mondial sur la violence à l’école, à Bordeaux, et publiée sur le site de notre observatoire international (Wilson et Lipsey, 2006). Ces études réactualisent et précisent des études un peu plus anciennes, mais importantes (Tolan et Guerra, 1994 ; Durlak, 1995 ; Derzon et Wilson, 1999 ; Mihalic et Aultmann-Bettridge, 2002 ; Latimer et al., 2003 ; Wilson et al., 2003). Les études de Wilson et ses collègues sont particulièrement complètes, avec, en 2003, 221 études éligibles, portées dans la synthèse de 2006 à 372 études de programmes centrés sur l’école. Au total ce sont 236 expériences qui ont directement porté sur le comportement violent dans ces deux synthèses. Par ailleurs, en ce qui concerne le problème spécifique du harcèlement, une importante recherche a été publiée au Canada (Smith et al., 2005), qui complète utilement la synthèse australienne de référence, qui résumait 13 évaluations dans des pays différents, en particulier en Europe du Nord (Rigby, 2002, voir aussi Greene, 2005). Sur le plan des troubles de comportement, il existe de nombreuses synthèses (par exemple Walker et al., 1995 ; Fortin et Bigras, 1996 ; Massé et al., 2005). On peut aussi se baser sur une méta-analyse qui a inclus 82 études (Brestan et Eyberg, 1998), ainsi que sur une revue de questions, qui porte sur la prévention des comportements juvéniles très violents (Wasserman et Miller, 1998) ou sur trois revues qui concernent essentiellement les thérapies cognitives comportementales (Durlak et al., 1991, à partir de 65 recherches éligibles ; Baer et Nizel, 1991, sur 36 études ; DuPaul et Eckert, 1997, à partir de 63 études éligibles) et sur des études québécoises portant à la fois sur ces thérapies et sur les interventions cognitives développementales (en particulier Le Blanc et al., 1998 ; Le Blanc, 2000). De plus, des synthèses précises ont été réalisées sur les méthodes de groupe dont celle de Hoag et Burlingame (1997), sur 56 études.

Résultats

L’évaluation – et la méthode particulière de la méta-analyse – jouent un rôle critique non négligeable en montrant « ce qui ne marche pas » dans la prévention de la délinquance et de la violence, et peuvent permettre de ne pas se fourvoyer dans des « solutions » douteuses dont la recherche a montré l’inefficacité. Nous en donnerons ici quelques exemples significatifs dans le débat public, avant de passer aux pratiques jugées efficaces.

L’évidence contre l’illusion

Sans reprendre l’ensemble de la littérature sur la question, il nous semble utile de montrer à partir d’un exemple précis comment la recherche évaluative peut aider à déconstruire quelques illusions à propos de programmes dont la recherche a largement montré l’inefficacité (c’est-à-dire un effect-size nul, sinon négatif). Nous touchons là au coeur même de la philosophie des « Evidence Based Policies » qui s’appuient sur Kant pour dire le droit à la science de prétendre concourir à la moralisation de l’État (Karstedt, 2005) et à l’évaluation des institutions. L’exemple du programme DARE et de ses évaluations est à cet égard instructif. Le programme DARE – acronyme pour Drug Abuse Resistance Education program in schools – est basé sur un cours de 17 semaines, donné par un officier de police en uniforme. Le cours évoque des questions comme la consommation de drogue, les conséquences du comportement, la résistance à la pression des pairs, la manière de dire non, l’amélioration de l’estime de soi, les images médiatiques de la drogue, le rôle positif des modèles et les systèmes de soutien.

Ce programme a rejoint une audience considérable, au point qu’il est maintenant introduit dans presque 70 pour cent des districts scolaires des États-Unis et dans plus de 30 pays dans le monde. Les fonds publics à destination de DARE sont élevés. Pour les États-Unis, l’estimation du coût annuel du programme oscille entre 230 et 700 millions de dollars US (Elliot, 1995). Diverses évaluations indépendantes de ce programme ont été menées et ont été rassemblées dans une étude commanditée par le National Institute of Justice, étude réalisée par une équipe dirigée par Susan Ennet (Ennet et al., 1994). Cette étude reposait sur une méta-analyse portant sur des évaluations déjà publiées, allant presque toutes dans la même direction : l’inefficacité du programme. Depuis, d’autres évaluations ont eu lieu montrant une meilleure efficacité de programmes autres que DARE (voir par exemple Lynam et al. 1999). En résumé, on pourra suivre la position du Center for the Study and Prevention of Violence (CSPV) de l’Université du Colorado :

[…] les évaluations de DARE sur des sites précis et les méta-analyses impliquant de nombreux sites ne donnent qu’une faible évidence ou pas du tout d’effets dissuasifs. En réponse à la recherche évaluative, le bureau national de DARE a promu des modifications importantes du programme. Cette modification doit maintenant être évaluée et pourrait peut-être avoir des effets positifs. L’exemple de DARE démontre la valeur de la recherche évaluative. Au lieu de continuer à investir des ressources nationales et locales substantielles dans un programme sans effet dissuasif, DARE a répondu à l’information évaluative en modifiant son programme. De nouvelles évaluations sont nécessaires pour déterminer si cette nouvelle version de DARE est un programme efficace de prévention.

CSPV, 2006

Le cas de DARE montre bien comment une action publique basée sur la seule position institutionnelle de ses acteurs induisant une confiance a priori peut avoir une action très réduite et éventuellement nuire à la cause qu’elle prétend défendre, la prévention, en utilisant des fonds considérables pour des programmes peu efficaces (Debarbieux, 2006).

« Ce qui marche »

Au-delà de cette déconstruction nécessaire, la recherche a repéré des stratégies opérantes, et un savoir largement positif s’est construit. Il porte à la fois sur les actions efficaces, mais aussi sur l’importance des conditions d’implantation de ces actions, que nous présenterons plus en détail dans le paragraphe suivant. En nous basant sur l’ensemble de la littérature citée plus haut – mais sans prétendre l’épuiser dans le présent article –, nous pouvons voir émerger un large consensus sur les actions efficaces suivant les différents niveaux de la prévention : primaire, secondaire ou tertiaire. C’est ce consensus que nous résumons ici.

Les actions de prévention primaire (appelée aussi globale ou universelle) portent sur l’ensemble d’un établissement scolaire, sur la classe et sur les individus eux-mêmes. Elles ont particulièrement été étudiées par Wilson et Lipsey (2006 et 2007) et par Gottfredson (2002) (voir aussi synthèse du Surgeon General, 2001). Les résultats de ces études sont congruents avec ce que nous savons de l’importance du contexte scolaire et des causes endogènes de la violence à l’école (Debarbieux, 2006 et 2008). Ce qui est le plus efficace va toujours dans le même sens : interventions pour établir des normes claires, lisibles et justes, augmentation des attitudes encourageantes et récompenses pour un renforcement positif des comportements, gestion coopérative en classe et hors de la classe, réorganisation des classes dans le sens d’une plus grande flexibilité (pour éviter des classes ghettos), assouplissement de l’emploi du temps. Le renforcement de la cohésion de l’établissement est une norme absolue, conditions d’une deuxième étape indispensable (Gottfredson, 2001), l’établissement de liens avec le quartier et les familles. En fait, ces interventions larges visent à établir de nouvelles routines de travail destinées à aider à la construction de l’efficacité de l’établissement scolaire (planification, capacité à soutenir et à implanter des changements positifs). Des études ont également montré comment une meilleure progressivité des apprentissages pouvait diminuer les attitudes agressives des élèves (Surgeon General, 2001).

Les actions universelles sont aussi des actions qui portent directement sur les élèves, non parce qu’ils sont identifiés à risque, mais parce qu’ils font partie d’une classe ou d’une école qui applique un programme de prévention. Sur ce point là encore les résultats sont probants : les actions les plus efficaces sont des actions qui portent sur le développement des compétences sociales et sur des méthodes cognitives-comportementales qui tendent à changer les comportements par l’augmentation des compétences cognitives ; toutes les méta-analyses vont dans le même sens (par exemple Dionne, 1996 ; Maury et al., 2003). On peut ici penser aux programmes de prévention de la colère (anger coping, Lochman et al., 1984 et Lochman et al., 1993). Par contre, les méthodes comportementales sans utilisation de stratégies cognitives sont inefficaces (Gottfredson, 2001).

Pour la prévention secondaire, dirigée vers des élèves identifiés comme porteurs de facteurs de risque importants, ces techniques cognitives et le renforcement des compétences sociales (en particulier l’empathie) ont un effet très positif (Mytton et al., 2008). Les programmes d’entraînement du raisonnement moral et d’entraînement à la résolution des problèmes sociaux sont parmi les plus souvent cités. Il est aussi démontré que des formations des parents (pour utiliser des compétences spécifiques de gestion des enfants) et des visites à domicile (en particulier d’infirmières lors de la période post natale) sont efficaces, ce qui va dans le sens du travail en milieu ouvert. Le développement de services sociaux de proximité est identifié comme une stratégie efficace par augmentation du capital social d’un secteur et par possibilité de recevoir une aide immédiate. Pour les cas lourds la thérapie systémique familiale est plus efficiente. En fait, pour l’intervention tertiaire, qui concerne les cas les plus difficiles de jeunes déjà bien ancrés dans la violence et la délinquance (Coyle, 2005), les stratégies efficaces nécessitent des programmes plus élaborés, multimodaux, liant le travail avec la famille et l’école et le travail avec le jeune lui-même par des interventions cognitives-comportementales, le développement des compétences, et surtout par la recherche de perspectives sociales nouvelles (Herrenkohl et al., 2004). Ce sont ces derniers types de programmes qui sont évalués comme les plus efficaces (voir par exemple aux États-Unis le programme LIFT, basé sur une approche de résolution de problèmes en classe et à l’école et sur des actions auprès des parents (Mark et al., 2000), ou au Québec le programme Adagra, spécialisé et destiné à des adolescents en très grande difficulté, à partir entre autres de la méthode des dilemmes moraux (Lussier, 2001).

Les conditions d’implantation

Il existe donc des programmes d’intervention efficaces. Cependant, même si cette certitude est rassurante elle doit être relativisée par deux constatations complémentaires, qui là encore forment consensus. La première est que quel que soit le programme en jeu, les conditions dans lesquelles il est implanté sur le terrain sont au moins aussi importantes que le programme lui-même. De trop nombreuses évaluations manquent de précision sur ce plan et ne mentionnent pas ou peu ces conditions (Blaya et Debarbieux, 2008). La seconde est que malgré l’évidence scientifique de leur efficacité, ces programmes ou les leçons que l’on peut en tirer ont du mal à se généraliser. Ce sont plus souvent des programmes de démonstration que des routines. Il convient de tirer les leçons épistémologiques et stratégiques de ces limitations.

Programmes et mobilisation des praticiens

Toutes les méta-analyses sur la question ont une conclusion solide : les conditions d’implantation des programmes sont une explication majeure de leur succès ou de leur insuccès, et de la force des effets de prévention qu’ils exercent (Schercker et al., 2002 ; Wilson et Lipsey, 2006). L’étude canadienne de David Smith et al. (2004) sur les programmes contre le harcèlement entre pairs précise de plus que les données « montrent que l’impact positif des programmes n’apparaît pas à court terme (c’est-à-dire trois mois), mais à plus longs intervalles, de un à cinq ans. Les résultats suggèrent que les programmes ont besoin de temps pour pénétrer la culture d’établissement et influencer les attitudes des élèves et du personnel de l’école. Cela est congruent avec la substantielle littérature sur la programmation éducative en général » (Smith et al., 2005 : 20). Ce texte souligne encore un fait d’expérience : sans une véritable évaluation et une prise de conscience de la lenteur des progrès réalisés, le programme peut être rapidement abandonné et devenir contre-productif, par frustration du personnel et des parents d’élèves (voir aussi Limber, 2004).

La qualité mesurée de l’implantation est d’abord la fidélité de l’application du programme lui-même. Il apparaît que cette fidélité à la conception originelle est particulièrement importante dans les programmes spécialisés ou ciblés sur des élèves ou des groupes précis (Wilson et Lipsey, 2006), et moins cruciale pour les programmes universels (Hahn et al., 2007). Le contenu des programmes universels est probablement moins important que le fait qu’ils mobilisent ou non l’ensemble d’une équipe, en augmentant ou non la proactivité et la cohésion de celle-ci, ce qui ne veut pas dire que les programmes soient de simples placebos. Pour Sugai et al. (1999) la mise en oeuvre d’un programme nécessite une véritable implication globale, comme une véritable politique publique à l’échelle d’un établissement et d’un secteur, nécessitant travail en équipe, durée et aide administrative réelle. De plus en plus la vision de l’efficacité des programmes est une vision systémique et écologique (Benbenishty et Astor, 2005 ; Debarbieux, 2006).

Mais, quoi qu’il en soit, la qualité d’un programme est largement dépendante de la manière dont les équipes s’en emparent (Gottfredson, 2001 ; Wilson et. al., 2003 : 15) avec une place particulière faite à l’adhésion réelle au programme du chef d’établissement. Autrement dit, il y aurait quelque leurre à espérer implanter une action efficace contre un chef d’établissement ou même sans sa participation active. Il en va de même pour les enseignants et les autres professionnels. Il y a là de toute évidence une véritable difficulté, car elle touche à la conception même du métier, et plus trivialement aux charges de travail du personnel.

Une des plus solides méta-analyses réalisées sur la prévention de la violence scolaire est celle de Denise Gottfredson (2002), à partir de 178 études empiriques. Parmi ces interventions celles centrées sur l’environnement scolaire y apparaissent plus efficaces et aucune n’a d’effet négatif. En outre, cette étude montre que les enseignants sont bien plus à l’aise dans les écoles où le corps enseignant et l’administration communiquent et travaillent ensemble pour planifier le changement et résoudre les problèmes. Les écoles dans lesquelles les élèves perçoivent des règles claires, des structures valorisantes et des sanctions sans ambiguïtés souffrent également de moins de désordre. Un système de valeurs partagées et d’attentes quant au comportement est à la base d’interactions sociales profondes et permet aux élèves de développer un fort sentiment d’appartenance (Gottfredson, 2002 : 71 ; Erikson, 2004, ou encore Cameron, 2006).

Il y a là un ensemble de directions très cohérentes tant sur le plan de la gestion des équipes que de la participation des élèves à l’établissement des règles et à la vie de la classe et de l’établissement. Ce qui est important pour les enseignants est que la recherche criminologique suggère une vérité pédagogique : dans la gestion de la classe, ce qui est le plus efficace pour diminuer les tensions reste l’encouragement, la coopération et la clarté des règles. D’autres programmes qui ont eu des effets positifs sont des programmes plus structurels de réorganisation des classes en petites unités pour l’adaptation à l’entrée en école secondaire par exemple, mais sans que les élèves qui fréquentent ces classes ne soient totalement coupés de l’enseignement ordinaire et des autres élèves. On le sait, ces programmes groupant des élèves en haute difficultés sont risqués (Cusson, 2002), mais la synthèse de Gottfredson suggère que ces programmes peuvent être efficaces si, et seulement si, ils sont « des écoles dans l’école », avec un fort programme scolaire et des méthodes pédagogiques appropriées plutôt que des lieux isolés. Mais que cela soit prouvé n’implique pas que cela puisse se réaliser : la pression idéologique ne va pas forcément vers une intégration maximale des individus difficiles en milieu scolaire ordinaire. Plus généralement il n’est pas évident que les mobilisations collectives nécessaires à l’application de programmes efficaces soient possibles. Comme le disent Galloway et Rolland (2005) « Combien de temps peut-on raisonnablement attendre que les enseignants acceptent de faire ? Dans une période de pression montante pour atteindre les plus hauts standards, combien de temps supplémentaire accepteront-ils ou seront-ils capables de faire ? » Si lutter contre la violence à l’école c’est d’abord améliorer l’école elle-même dans son fonctionnement quotidien et dans sa pratique pédagogique, cette amélioration est difficile par trop grande fatigue, par découragement et par tensions au sein d’équipes parfois peu solides. L’application des bonnes pratiques dépend largement d’un contexte : elles ne sont pas universelles.

Contextes et « bonnes pratiques »

Les synthèses et analyses disponibles présentent des limites épistémologiques qui sont celles des bases de données sur lesquelles elles s’appuient et du contexte qui a permis leur création, contexte essentiellement étatsunien (Debarbieux, 2008).

  1. Une des critiques principales apportées aux méta-analyses est qu’elles ont tendance à ne mettre en valeur que les programmes modèles ou prometteurs, car les études qui montrent des résultats négatifs sont plus rares, leurs auteurs n’ayant parfois aucun intérêt à les publier. Il y a un risque fort de passer sous silence les évaluations négatives ou d’augmenter les évaluations positives, lorsque ces évaluations sont faites par les promoteurs des programmes. Comme le soulignent Wilson et ses collègues (2003), un des problèmes principaux est que les programmes évalués sont le plus souvent des programmes de « démonstration », suivis de bout en bout par leur créateur, bien souvent un universitaire. Il ne s’agit que rarement de programmes de « routine », engagés dans la pratique quotidienne des praticiens, par exemple les enseignants. C’est d’autant plus important qu’un programme qui ne « marche pas », peut s’avérer efficace avec un changement de son mode de mise en oeuvre (par exemple, dans le cas de la violence scolaire, avec une meilleure formation du personnel devant le mettre en place).

  2. Une des principales limites à l’approche de l’évaluation des programmes par la méta-analyse est que les standards scientifiques utilisés limitent le nombre et le type de programmes identifiés comme efficaces dans les rapports. Ceux-ci seront déterminés en partie par la nature du programme et en partie par son financement. Comme le note un rapport du Surgeon General aux États-Unis (2001), « Les programmes de prévention précoce pour changer les comportements sont surreprésentés dans la liste des programmes efficaces. Ce fait est probablement le résultat du montant relativement important des fonds attribués à l’étude de ces programmes et la facilité relative avec laquelle des évaluations expérimentales peuvent être conduites. » (Surgeon General, 2001, appendix 5-A, non paginé) En d’autres termes, l’évaluation des programmes dépend de l’incitation politique, qui se joue autour des financements, et de représentations initiales de l’importance de ces programmes. Il est par exemple surprenant que les programmes d’actions communautaires et les programmes que l’on pourrait dire contextuels, c’est-à-dire susceptibles d’entraîner un changement institutionnel et social important soient moins fréquemment évalués. Sans doute est-il politiquement plus simple de faire porter le poids sur les individus à éduquer ou à rééduquer que sur les structures et les personnels.

  3. Une autre limite de ces méta-analyses est qu’elles sont essentiellement réalisées à partir d’une littérature dont plus de 80 % des études sont produites aux États-Unis. Or, il n’est pas du tout certain que les programmes étatsuniens soient adaptables ou même compréhensibles pour tous les contextes sociaux et culturels. Pour ne prendre qu’un exemple, l’idée même de « programmes » n’est pas universelle. Elle impose une vision localisée des problèmes, qui n’est pas un trait saillant dans toutes les sociétés. Ainsi, dans la société française, l’on a tendance à plus attendre de l’État centralisé et l’idée même d’un programme reste étrangère aux enseignants. De plus, le coût des programmes proposés est prohibitif dans de nombreux contextes économiques – et en particulier dans des pays où la lutte contre la violence à l’école est cependant urgente. Enfin, il faut souligner que vouloir baser l’action sur la raison est en soi une idéologie, que certes les auteurs du présent article partagent, mais qui se heurte souvent à d’autres idéologies ou à d’autres croyances.

Conclusion

En ce qui concerne la violence à l’école, nous ne sommes pas en manque de recherches de bonne facture et de bases de données pertinentes, même si, bien sûr, il faut les améliorer et les élargir sur le plan international. Mais il y a assez de savoir pour aider l’action. L’aider seulement, car il n’est guère possible de faire l’économie des phénomènes sociaux, psychosociaux et politiques qui entraînent des résistances fortes. Les critères de l’action ne sont pas toujours rationnels et la force de persuasion par l’efficacité prouvée scientifiquement de programmes bien structurés est limitée. Qu’une « bonne pratique » soit correctement identifiée n’implique pas qu’elle sera mise en place sur le terrain. Si la recherche montre comment les conditions d’implantation des programmes sont essentielles pour leur réussite, il est évident que ceux-ci ne peuvent pas se mener sans une adhésion des adultes référents ordinaires, comme les professeurs ou les parents et une adhésion active, et non pas une simple acceptation. Cette adhésion ne procède pas d’une simple persuasion rationnelle, mais d’un système de valeurs partagées, de l’histoire des équipes dans les établissements, des relations entre parents et enseignants (Benbenishty et Astor, 2005). L’application d’un programme d’intervention est totalement liée à un contexte économique, culturel et local.

L’évaluation rigoureuse ne sera donc jamais qu’un appui supplémentaire rationnel à une décision qui sera toujours éminemment pratique et politique. Il faut accepter le fait que la science ne suffira pas à résoudre les problèmes de violence à l’école. Mais cela n’est-il pas finalement contenu dans la conception philosophique même dont se réclame le courant de l’Evidence Based Policy, celui des Lumières ? Avec Hume (Sparks, 2005), les chercheurs qui se réclament de ce courant pensent en effet que « l’homme sage » règle son comportement sur les preuves devant lui (Hume, 1748 [2004 : 223]). Mais le même Hume écrivait également que la raison est l’esclave des passions, qu’elle ne peut prétendre à d’autres rôles qu’à les servir et les obéir (Ibid.). Ce qui ne veut pas dire que pour aider les passions pédagogiques et sociales la raison scientifique soit sans possibilités.