Article body

1. Problématique

Au Québec, les médicaments anxiolytiques et sédatif-hypnotiques (ASH), représentés à 96,2 % par des benzodiazépines (Bz), sont au quatrième rang des médicaments consommés et constituent 8 % de la consommation globale des 65 ans et plus (RAMQ, 2001). La proportion des personnes âgées consommant des Bz atteint à elle seule 19,4 %, et augmente avec l’âge : 16,2 % chez les 65-74 ans et 27,6 % chez les 85 ans et plus (RAMQ, 2001). Cette proportion est moindre chez les générations suivantes avec 6,4 % de consommateurs chez les 45-64 ans et 2,5 % chez les 25-44 ans (Institut de la statistique du Québec, 2001).

Mort et Aparasu (2002) notent que ce sont principalement les Bz qui sont prescrites de façon inappropriée aux personnes âgées, c’est-à-dire qu’elles sont utilisées pendant plus de quatre mois consécutifs. Pourtant, le consensus scientifique concernant ces substances est que la prescription soit limitée dans le temps (deux semaines à un mois) et soit donnée seulement pour certaines situations très spécifiques comme des crises d’anxiété aiguës ou temporairement à la suite de situations de crise (Bogonovic et coll., 2004 ; Llorente et coll., 2000). De plus, la prescription devrait être accompagnée d’interventions psychothérapeutiques ou comportementales ciblées (Fondation de l’Avenir pour la recherche médicale appliquée, 1994). Quoi qu’il en soit, la disparité entre l’usage dont le médicament devrait faire l’objet (quelques semaines ou quelques mois au maximum) et la réalité est frappante, d’autant plus que cette consommation est associée à plusieurs problèmes physiques, psychologiques et sociaux (Breggin et Cohen, 1999 ; Mishara et Legault, 2000; Mort et Aparasu, 2002).

Divers facteurs ont été identifiés comme étant associés à l’utilisation de médicaments psychotropes en général, tels que le sexe, le niveau socio-économique, le réseau social, la santé physique et mentale, le stress ou les attitudes (Mishara, 1997). Il a été noté également que les niveaux de dépression et d’anxiété, bien que documentés, sont loin d’être en relation linéaire avec le niveau de consommation (Ankri et coll., 2002). En fait, des recherches (Aparasu et coll., 1998 ; Tamblyn, 1996) indiquent qu’une proportion élevée (42 % à 75 %) de patients âgés, ayant reçu une ordonnance de psychotropes, ne souffraient pas de symptômes psychiatriques suffisamment accentués pour en justifier l’utilisation. Il y aurait donc des facteurs extrinsèques aux considérations purement individuelles ou médicales régissant la consommation à long terme des ASH et des Bz en particulier. De fait, certains travaux, plus rares, se sont penchés sur des facteurs intermédiaires ou méso tels que l’interaction avec les médecins (Collin et coll., 1999) ou l’entourage (Allard et coll., 1997 ; Pérodeau et coll., 2002 ; Pérodeau et coll., 2003a). D’autres ont situé l’analyse au niveau macro en fonction des influences sociales telles que les politiques sociales ou l’influence des compagnies pharmaceutiques (Cohen et coll., 2001 ; Collin, Otero et Monnais, 2006 ; Lexchin, 1990 ; Pignarre, 2004, 2006 ; St-Onge, 2004). Dans l’ensemble pour les chercheurs, il s’agit bien d’un problème dont les ramifications sont non seulement médicales, mais également psychologiques et sociales. Clairement, toute analyse, même en s’attachant plus particulièrement à l’individu, ne peut occulter le fait que ce dernier est en interaction avec son environnement. Il est toutefois important d’approfondir la dynamique individuelle face à la consommation ce qui, loin de stigmatiser la personne, vise à découvrir des pistes d’intervention directes auprès de cette dernière. Par ailleurs, ceci n’exclut en rien l’importance de faire la promotion, en parallèle, à des changements sur le plan social.

2. État de la question

2.1 Trajectoires de consommation

Des études portant sur des personnes âgées en perte d’autonomie (Pérodeau, Paradis et coll., 2003a ; Voyer, 2001) montrent que l’amorce de la consommation se fait à la suite d’un événement particulier (maladie, hospitalisation, perte d’un proche) et se maintient à long terme selon un contexte personnel de vulnérabilité psychologique, de perte d’autonomie, de maladie chronique, de dépendance à la famille et aux services de santé et un contexte social de médicalisation des problèmes psychosociaux et d’âgisme. Si l’on s’appuie sur le modèle transthéorique de motivation à cesser de consommer (DiClemente et Prochaska, 1984), la majorité des personnes âgées consommatrices à long terme seraient au stade pré-contemplatif et donc peu conscientes du problème. Elles sont loin du stade action (le cinquième et dernier stade) requis pour s’engager avec succès dans un programme de sevrage (Prochaska et coll., 1992).

Pour qu’il y ait action, c’est-à-dire un geste visant le changement de comportement, il faut que la personne en ait l’intention ; à leur tour, les intentions comportementales sont déterminées par les attitudes pertinentes, soit l’évaluation positive ou négative dudit comportement (Ajzen et Fishbein, 1980). De fait, les intentions compteraient pour 19 % à 38 % de la variance expliquée du comportement alors que les attitudes et les croyances normatives expliquent entre 33 % et 50 % de la variance dans les intentions (Sheeran et coll., 2003).

Il semble donc pertinent de s’intéresser non seulement aux éléments motivationnels, peu étudiés chez les personnes âgées (Vallerand et O’Connor, 1989), régissant le comportement, mais également aux facteurs d’attitudes et de croyances envers le médicament; ce dernier point étant en lien direct avec la motivation d’arrêter ou non la consommation.

2.2 Attitudes envers le médicament

Il y a plusieurs décennies, Lipinski (1972) estimait que les facteurs liés aux attitudes envers la prise du médicament et à la motivation de poursuivre sa consommation devraient être considérés dans l’étude de la toxicomanie. Cet appel a été peu entendu dans le domaine du vieillissement et de la consommation des psychotropes et encore moins en ce qui concerne les personnes âgées consommant des Bz à long terme, une piste pourtant intéressante. Les attitudes et le rapport que la personne entretient vis-à-vis la vieillesse et la maladie sont primordiaux (Collin, 2003). Si la personne perçoit la maladie comme faisant partie intégrante du vieillissement, la chirurgie ou la médication, ou les deux combinées, sont aptes, sinon à guérir, du moins à adoucir les symptômes de ces changements physiques et psychologiques. Par exemple, le consommateur âgé craint l’inconfort physique ou psychologique s’il ne prend pas le médicament (Lyndon et Russell, 1990 ; Pérodeau, 1989), anticipe les difficultés de sevrage (Cohen et Karsenty, 1998) et invoque des raisons psychologiques, comme la crainte de tomber sérieusement malade ou de ne pouvoir faire face aux difficultés du quotidien. Le médicament psychotrope, quant à lui, permettrait de rester calme, de ne pas se réveiller la nuit, d’éviter des maux potentiels causés par une trop grande anxiété (Pérodeau, 1989). De fait, les données sur les attitudes envers les psychotropes, bien que peu nombreuses (Guindon et Pérodeau, 2002), vont toutes dans le même sens : c’est l’attitude positive de l’utilisateur chronique envers le psychotrope, plutôt que des variables de stress ou de santé mentale, qui explique une consommation plus intense (Pérodeau et coll., 1992), plus prolongée, ainsi que le rejet de tout danger potentiel (physique ou psychologique) pouvant lui être associé (Mellinger et coll., 1984 ; Pérodeau, 1989). Pour ces personnes, utilisatrices de longue date, la consommation est devenue une habitude ancrée dans le style de vie. Il y a banalisation de la consommation et l’on peut véritablement parler d’une socialisation de la consommation (Collin, 2001). Ces attitudes sont alimentées et maintenues par les messages perçus par le consommateur, tant du réseau formel qu’informel et, de plus en plus, par les publicités dans les médias auxquelles sont exposées les personnes âgées (Pérodeau, Voyer, et coll., 2003b). En d’autres termes, les attitudes des consommateurs ne peuvent être dissociées du contexte médical et social.

2.3 Sevrage et contexte socio-médical

Les perceptions du patient à l’égard des dangers d’une utilisation à long terme peuvent différer de celles du professionnel de la santé qui encourage le sevrage (Mah et Upshur, 2002). Ces perceptions semblent découler d’un manque d’information flagrant ou d’indications contradictoires provenant de diverses sources – famille ou médecin –, elles-mêmes erronées (Pérodeau, Voyer et coll., 2003b). Auchewski et coll. (2004) attribuent les taux d’échec élevés dans les tentatives d’arrêt ou le maintien de la consommation à, entre autres, une information inadéquate. Van Hulten et coll. (2001) soulignent l’importance de l’attitude du médecin prescripteur envers le médicament. Si celui-ci est initialement présenté comme un outil d’intervention temporaire, le patient sera plus enclin à n’en faire qu’une consommation à court terme.

Si l’on compare le nombre et l’efficacité des programmes de sevrage (Morin et coll., 1995, 2005 ; Rickels et coll., 1991) par rapport au peu d’engouement manifesté par les personnes âgées pour y participer (Ouellet et coll., 2002 ; Voyer, 2001), ainsi que les taux d’échec à long terme (Morin et coll., 2005), il semble y avoir un chaînon manquant. Selon Spiegel (1999), il faut tenir compte de la manière avec laquelle le patient évalue les inconvénients d’une recrudescence des symptômes et son habileté à y faire face sans la médication. Le raisonnement des personnes, lequel s’appuie sur un système de valeurs, d’attitudes et de perceptions relativement à la situation, influencera le comportement.

Finalement, nous retenons que l’intention (motivation) de cesser de consommer est un pivot central pour le sevrage, laquelle est en lien direct avec les attitudes. Ces dernières constituent un affect associé à une représentation mentale d’un objet (Vallerand, 2006), dans le cas présent, le médicament. La partie cognitive des attitudes renvoie aux croyances vis-à-vis de l’intervention pharmaceutique en fonction des valeurs véhiculées par l’entourage et par la société en général. La perception entretenue envers le médicament, c’est-à-dire les impressions de la personne, est un autre concept apparenté associé directement aux attitudes et aux valeurs.

Il est donc crucial de s’interroger, sans pour autant occulter le contexte socio-médical, sur les mécanismes psychologiques qui sous-tendent l’utilisation à long terme. Dans une perspective psychologique, il est particulièrement pertinent d’étudier comment les attitudes, les croyances et les perceptions entretenues par l’utilisateur face au médicament peuvent l’empêcher d’entamer un sevrage. Il est également intéressant de documenter comment un médicament prescrit pour des raisons clairement circonstancielles au début, devient par la suite une substance-drogue utilisée de façon non recommandée sous une optique strictement médico-pharmacologique. Jusqu’à quel point cette démarcation est-elle claire chez le patient et dans son réseau tant informel que formel ?

3. Objectif de l’étude

Afin de répondre au questionnement précédent, nous avons entamé une recherche auprès de consommateurs de Bz en nous attachant plus particulièrement à leur représentation personnelle du médicament, et à l’influence de l’environnement sur celle-ci.

L’objectif de cette étude est donc d’examiner les attitudes de consommateurs utilisant de façon chronique des Bz, prescrites pour contrecarrer des symptômes d’anxiété et d’insomnie. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les données provenant d’une étude qualitative basée sur la théorisation ancrée pour examiner les facteurs de motivation et de maintien de la consommation des Bz par les personnes âgées. Nous tiendrons compte des éléments suivants : a) la personne consommatrice ; b) son interaction avec les professionnels de la santé ; c) l’influence des croyances, valeurs, normes et idéologies ambiantes qui affectent la personne et les personnes significatives de son environnement social ; et d) l’effet de ces dernières sur la décision de cesser, ou non, la consommation.

Afin d’atteindre ces objectifs, des consommateurs (hommes et femmes) âgés, de même que des professionnels de la santé (médecins et pharmaciens), ont été rencontrés au cours d’entretiens individuels en vue d’explorer leurs attitudes vis-à-vis du maintien ou de l’arrêt de la consommation de benzodiazépines. Nous présenterons une typologie des styles de consommation en nous attardant plus spécifiquement sur les attitudes des consommateurs au sujet d’une consommation chronique de Bz. Les croyances auxquelles ils ont recours pour justifier leur consommation, malgré les risques associés, seront également examinées. Cette présentation sera enrichie par trois portraits composites de consommateurs-types. Ils serviront à démontrer comment les attitudes envers le médicament influent sur le processus décisionnel d’effectuer un sevrage. Les questions étudiées sont les suivantes :

  1. Est-ce que la Bz est perçue comme un médicament bénéfique ou comme une drogue dangereuse dans le cadre d’une utilisation chronique ?

  2. Quels sont les liens entre les attitudes envers la Bz et les intentions d’en réduire ou même d’en arrêter l’usage ?

4. Méthodologie

4.1. Échantillonnage et démarche de collecte de données

Les répondants ont été recrutés par l’intermédiaire d’affiches disposées dans des lieux publics fréquentés par des personnes susceptibles de répondre aux critères de notre échantillon (cliniques médicales, pharmacies, CLSC, centres communautaires, etc.) et de communiqués dans les médias de la région de l’Outaouais. Afin de réduire le biais associé au risque de recruter des consommateurs aux attitudes déjà ancrées, soit dans le négatif ou positif face à la consommation ou l’arrêt, la recherche était présentée comme une étude portant sur les habitudes en matière de santé des aînés orientée plus spécifiquement vers les personnes âgées de 50 ans et plus, consommatrices de médicaments « pour dormir ou pour le stress ». Les personnes intéressées devaient entrer en contact avec la coordonnatrice du projet qui, lors du filtrage téléphonique, présentait la recherche et s’assurait que les répondants étaient admissibles, c’est-à-dire être âgés de 50 ans et plus et consommer depuis au moins quatre mois. Cette durée de consommation a été choisie en fonction de la littérature scientifique qui privilégie une prescription limitée dans le temps (Llorente, David, Golden et Siverman, 2000) ; le Collège des Médecins du Québec (1997) qualifie d’ailleurs de chronique une utilisation de Bz dépassant trois mois consécutifs. Par ailleurs, le seuil de 50 ans a été privilégié afin de rendre compte de la diversité des trajectoires de consommation chronique chez les personnes âgées et d’inclure des personnes pour qui l’amorce de la consommation a eu lieu avant 65 ans. Puisque nous visions le vieillissement normal, étaient exclues les personnes bénéficiaires du maintien à domicile ou hospitalisées, ayant des problèmes psychiatriques reconnus ou ayant été hospitalisées pour de tels problèmes dans les cinq dernières années, ou finalement ayant traversé une crise de vie majeure au cours des trois derniers mois. Une version française du Short Cognitive Status Test Blessed (Robillard et Demers, 1987) a également été administrée aux appelants afin d’éliminer les personnes qui présentaient un déficit cognitif important. Cette version est composée de six items qui produisent un score variant de 0 à 28. Les répondants dépassant un score de 11 points n’étaient pas invités à poursuivre leur participation.

Si le consommateur était retenu, l’appel se terminait par une prise de rendez-vous au domicile de la personne ou dans tout autre lieu de son choix. Ce premier filtrage a permis d’écarter 12 personnes qui n’avaient pas tous les critères de sélection, principalement la consommation d’un Bz et l’absence de crise de vie majeure au cours des trois derniers mois. Ensuite, cinq entretiens n’ont pu être utilisés dans l’analyse des données puisque des facteurs d’exclusion avaient échappé au premier filtrage. Un total de 23 entretiens a été retenu.

La collecte de données a été effectuée au cours d’entretiens individuels semi-dirigés d’une durée moyenne de 47 minutes (36-160 minutes) réalisée par deux intervieweuses expérimentées auprès de 14 femmes et de neuf hommes. Dans l’entretien qualitatif, le répondant est perçu comme un témoin privilégié de sa situation, ce qui permet d’avoir accès à des informations contextualisées en lien avec les composantes de la société qu’il représente (Poupart, 1997). En début d’entretien, après avoir été informés des mesures prises pour assurer la confidentialité de leurs réponses, tous les participants ont signé une fiche de consentement. L’anonymat leur était assuré, de même que la possibilité de mettre fin à leur participation en tout temps. Tous les entretiens ont été enregistrés puis transcrits intégralement par traitement de texte. Nous avons cessé de procéder au recueil d’entretiens lorsque la saturation des données a été obtenue, soit à partir du moment où de nouveaux thèmes n’émergeaient plus des entretiens (Pires, 1997). Une diversification selon le sexe, la durée de consommation et le milieu de vie (rural ou urbain) a permis d’atteindre cette saturation.

4.2 Instruments de recueil de données

Un guide d’entretien a été élaboré selon le modèle tree and branch proposé par Rubin et Rubin (2005). Il comprend des questions générales à aborder, de même que des éléments plus détaillés à rechercher dans les propos des personnes rencontrées, en fonction de thèmes comme : a) l’impact du médicament dans le quotidien ; b) les perceptions de l’utilisation de Bz ; c) l’anticipation des effets possibles (bons et / ou mauvais) d’un sevrage ou d’une réduction de la consommation ; d) les attitudes et attentes vis-à-vis de l’aide potentielle de l’entourage et des professionnels dans le cadre d’une tentative d’arrêt ou de réduction de la consommation ; e) le rôle joué par les médias (personne influencée par la télévision, publicité, magazines, etc.) et les valeurs sociales (par exemple, l’âgisme, la promotion de la médicalisation du vieillissement) dans la présence ou non d’un désir de suspendre ou de réduire la consommation. Dans l’esprit de la nature itérative du processus de recherche inspiré par la théorisation ancrée, la souplesse de l’instrument de mesure a permis une collecte de données qui s’est modifiée en fonction des premières analyses. Ainsi, l’analyse qualitative a été faite en cascade, les intuitions théoriques émergeant des premiers entretiens ayant été confirmées ou infirmées grâce aux entretiens (L’Écuyer, 1990). Par des discussions ponctuelles avec la chercheure principale, les intervieweuses se sont assurées du bon arrimage entre les thèmes choisis et les entretiens.

À la fin de l’entretien, divers instruments descriptifs ont été administrés. Ainsi, dans un premier temps, une série de questions socio-démographiques et descriptives est administrée afin d’obtenir un profil du répondant. Un questionnaire sur la consommation de médicaments prescrits et non prescrits est ensuite rempli alors que l’intervieweuse passe en revue visuellement l’ensemble des médicaments consommés, ceci afin de valider les critères de sélection. Enfin, la présence de détresse psychologique a été évaluée grâce à l’indice de détresse psychologique de l’Enquête Santé Québec IDPESQ-14 (Boyer et coll., 1993), qui est en fait une version abrégée et adaptée à la situation des personnes âgées du Psychiatric Symptom Index, développé par Illfeld (1976). Cette échelle est composée de 14 énoncés se référant aux symptômes souvent observés chez les personnes qui souffrent d’anxiété ou de dépression. Basé sur les données obtenues dans l’étude normative de la population québécoise réalisée lors de l’Enquête Santé Québec de 1987 (Boyer et coll., 1993), un score de 26,19 a été établi comme seuil de détresse psychologique sévère pour les 65 ans et plus.

4.3 Analyses des données

En raison du caractère exploratoire de cette étude, une analyse qualitative basée sur la théorisation ancrée a été privilégiée (Strauss et Corbin, 1998). Selon l’approche inductive propre à ce type d’analyse, le cadre conceptuel, c’est-à-dire la typologie, émerge des données recueillies tout au long de l’étude. La procédure utilisée pour la codification et l’élaboration de la typologie témoigne de la nature itérative de la recherche qualitative, permettant aux chercheures de clarifier l’objet de recherche au fil du recueil de données.

Le verbatim a été condensé grâce au codage et à la classification en catégories émergentes, selon une approche mixte (Miles et Huberman, 1984), à l’aide d’un logiciel de traitement des données qualitatives (NVivo 2.0) (Bazeley et Richards, 2000) visant à repérer, classer et faire l’analyse des relations entre les catégories. Dans un premier temps, le guide d’entretien a permis l’élaboration d’une grille de codage de base. Une lecture et relecture des entretiens a permis de faire ressortir les thèmes et les catégories de sens récurrents et de raffiner la grille tout au long de l’analyse. Le double codage de plusieurs entretiens a permis d’atteindre un degré d’accord entre les chercheures en ce qui concerne le choix des thèmes et des catégories de la grille de codification. Lors de désaccords entre les codeurs, la discussion se poursuivait jusqu’à l’obtention d’un consensus. Des mémos reprenant les thèmes récurrents ont été préparés pour chacune des catégories émergentes pertinentes pour les analyses (attitudes envers la Bz ; attitudes face à l’arrêt ; perception des effets secondaires ; et rapport avec les professionnels de la santé). Par la suite, une analyse de contenu plus approfondie a permis de tisser des liens entre les diverses catégories et de faire émerger une typologie des styles de consommation en fonction des catégories retenues. Cette typologie préliminaire a été raffinée par la réalisation de matrices croisées permettant de rendre compte des différences et similarités du discours de chacun des consommateurs interviewés et d’établir certaines caractéristiques absolues, laissant entrevoir la spécificité de chaque type de consommateur. Rappelons que l’approche typologique est une façon d’identifier des types idéaux en fonction de différents attributs (Schnapper, 2005). Dans ce cas, les attributs – attitudes envers la Bz ; attitudes face à l’arrêt ; perception des effets secondaires ; et rapport avec les professionnels de la santé – ont donné lieu à la distinction de trois types de consommateurs. Ces types « purs » permettent de comparer la réalité, qui laisse quant à elle entrevoir une perméabilité des frontières typologiques et donc une variabilité au sein des différents types de consommateurs.

5. Résultats

5.1 Échantillon

Dans notre population, on retrouve une majorité de femmes, correspondant au profil des consommateurs de benzodiazépines en général. L’âge des répondantes se situe entre 55 et 79 ans et celui des répondants entre 50 et 85 ans, tandis que les durées moyennes de consommation sont de près de 16 ans pour les femmes et de près de dix ans pour les hommes. Dans les deux groupes, les durées de consommation dépassent largement ce qui est recommandé, ce qui nous permet de qualifier la consommation de chronique. Au niveau des variables liées à la santé, les répondants et les répondantes ont une perception généralement très bonne ou bonne de leur santé physique. Aucun ne se perçoit en mauvaise santé physique. Toutefois, pour les deux groupes, les indices de détresse psychologique s’avèrent supérieurs aux moyennes observées par Boyer et ses collaborateurs (1993) chez des populations du même âge (moyenne de 16,52 pour les femmes et de 13,16 pour les hommes âgés de 50 ans et plus). On retrouve dans le tableau 1 le profil sociodémographique des répondants.

Tableau 1

Profil sociodémographique des répondants

Profil sociodémographique des répondants

1n = 8

2n = 13

-> See the list of tables

Parmi les Bz les plus fréquemment consommées, on retrouve le lorazépam (Ativan), le clonazépam (Rivotril), le zipiclone (Imovane), le bromazépam (Lectopam) et l’oxazépam (Serax). Les raisons évoquées pour la consommation renvoient aux troubles du sommeil (5 hommes et 12 femmes), à l’anxiété (2 hommes, 1 femme) et au sommeil et à l’anxiété (2 hommes et 1 femme). Certains consomment deux Bz en même temps (1 homme, 2 femmes). Par ailleurs, sur les 23 consommateurs rencontrés, 12 personnes consommaient de façon concomitante plus d’un psychotrope (7 hommes et 5 femmes). Dans la plupart des cas, le second psychotrope consommé était un antidépresseur (Désyrel, Manerix, Célexa, Élavil, Paxil) prescrit pour des troubles du sommeil (6 hommes et 1 femme) et / ou pour l’anxiété (2 hommes), ou encore « pour relaxer » (1 homme). Seule une consommatrice rapporte prendre un antidépresseur en réponse à une dépression.

5.2. Les attitudes face aux benzodiazépines

Notre objectif était d’explorer le rapport que les consommateurs entretiennent avec les benzodiazépines. En particulier, nous voulions examiner plus profondément le processus faisant en sorte qu’un médicament se transforme avec le temps en drogue. Pour y parvenir, nous nous sommes appuyés sur les attitudes de la personne envers le médicament prescrit et de sa perception de l’approbation ou non de la consommation par les professionnels de la santé. Nous voulions, de plus, étudier le discours en fonction des intentions de sevrage ou de leur absence. Nous avons ainsi pu identifier trois styles de consommation.

5.2.1 Le style « sans-soucis »

Ces consommateurs n’envisagent pas de s’engager dans un processus d’arrêt. Quelques-uns affirment ne jamais avoir même pensé à un arrêt éventuel et étaient surpris qu’on leur pose des questions sur leur attitude vis-à-vis de l’arrêt ou de la réduction des Bz. Pour eux, la consommation est bénéfique et aucun effet négatif ne pourrait lui être associé. Pour cette minorité, l’attitude envers la consommation de Bz est totalement positive et volontaire, ne laissant entrevoir aucun questionnement face aux possibles méfaits d’une telle consommation à long terme. Par exemple, pour cette femme qui consomme des Imovanes au besoin depuis neuf ans, l’arrêt ou la réduction ne semble pas être une préoccupation :

Mais je n’ai jamais pensé de continuer ou d’arrêter, ce n’est pas une pensée que j’ai eue du tout. C’est là, j’y pense... Même il y a des fois, une journée je me disais : “ Ah, c’est vrai, j’ai des pilules, je peux prendre une pilule. ” [………] C’est là pour moi, pour m’aider à… à mettre ma vie plus facile. [Hum, hum.] Tu sais, moins euh stressante, moins fatigante (8FU56, consommant depuis neuf ans).[1]

Pour cette consommatrice, comme pour plusieurs autres personnes rencontrées, la Bz est un outil à sa disposition qui lui facilite la vie. Cette autre femme consomme deux comprimés d’Ativan par jour et n’envisage aucunement un arrêt. Elle nous dit : « Je la prends parce que je sais que ça va me faire du bien, c’est tout [...] Ça ne me dérange pas de prendre ça, ça m’aide, ça m’aide » (14FR73, consommant depuis 16 ans). Une autre encore manifeste peu d’inquiétudes face à sa consommation quotidienne : « Je prends ça comme tout autre médicament qu’il faut que tu prennes à tous les jours » (9FU55, consommant depuis 15 ans).

Ces personnes n’ont pas de doutes et s’appuient sur des informations « objectives » ou les avis professionnels pour minimiser les dangers potentiels. Pour cette femme, l’approbation est liée à des instances politiques nationales : « C’est là, c’est des pilules qui sont approuvées par le Canada, ça veut dire que, qu’elles ont été testées fait qu’elles sont correctes, tu sais » (8FU56, consommant depuis neuf ans). Cette autre consommatrice s’en remet à l’opinion de son médecin :

Moi, je n’ai aucune difficulté avec ça mais par contre une dame ici, elle m’a dit : “ tu vas finir par faire une dépression ”. J’ai dit : “ moi, d’après moi, c’est ce qui m’empêche d’en faire une dépression puis mon docteur dit pareil ”. Elle, elle n’est pas médecin, elle n’est pas infirmière là (14FR74, consommant depuis 16 ans).

Il n’y a ici aucun questionnement à propos de l’usage de la Bz, laquelle est considérée comme un médicament bénéfique comme un autre. Si les médecins émettent des mises en garde, elles sont ignorées, la perception dominante étant que les professionnels de la santé approuvent l’utilisation du médicament. Il n’y a pas non plus de souci apparent en lien avec la consommation, et ce mode de pensée est plus typique des femmes consommatrices. On dénote une certaine acceptation ou, tout au moins, une absence de remise en question face à la consommation. L’intention d’arrêter n’est aucunement évoquée.

Portrait d’une « sans-soucis »
Augustine

Augustine, 79 ans, est veuve depuis 24 ans. Son mari est mort subitement d’une crise cardiaque sur son chantier de travail. Depuis son mariage à un jeune âge, elle est femme au foyer. Elle a élevé six enfants et est maintenant grand-mère de sept petits-enfants. Ses enfants sont maintenant dispersés à travers le pays, sauf sa fille aînée, Jocelyne, qui travaille comme infirmière dans un centre hospitalier. Cette dernière habite dans l’appartement adjacent à celui d’Augustine.

À la mort de son conjoint, Augustine était très désemparée et ce fut pour elle une crise difficile à surmonter : elle se retrouvait seule avec deux enfants à la maison. Après avoir fait part de son désarroi à son médecin de famille, celui-ci lui a prescrit du Valium « pour l’aider à surmonter l’épreuve », sans spécifier qu’il s’agissait d’une solution à court terme. Après cinq ans de consommation de Valium, son médecin lui indique qu’elle doit changer de médicament et lui prescrit de l’Ativan, en lui expliquant que c’était meilleur pour elle. Quelques années plus tard, il lui a également prescrit un somnifère, le Restoril, en lui indiquant de le prendre au besoin, les soirs où elle aurait des difficultés à dormir.

Depuis quelques années, la santé d’Augustine se détériore tranquillement : elle a de la difficulté à se déplacer seule et dit souffrir de problèmes de vision. Son entourage perçoit également des problèmes au niveau de sa mémoire. Sa fille Jocelyne l’aide comme elle le peut et le CLSC lui envoie aussi une auxiliaire familiale toutes les semaines. Augustine a peu de rapports à l’extérieur de l’appartement à part une visite hebdomadaire chez sa soeur, des contacts avec une amie de l’Église et avec son groupe de Bingo, qu’elle voit tous les vendredis. Elle a peu de contacts avec ses enfants, avec qui elle entretient des rapports téléphoniques. Elle a beaucoup d’inquiétudes par rapport au bien-être de ces derniers. Elle s’inquiète notamment pour son fils qui a perdu son emploi et pour sa fille aînée qui est en procédure de divorce. Dans ses nombreux temps libres, Augustine écoute beaucoup la télévision, et elle s’inquiète lorsqu’elle voit les images des catastrophes dans le monde. Sa fille aînée, qui travaille beaucoup et est très occupée, l’encourage fortement à prendre ses médicaments, lui disant qu’ils l’aident à se sentir mieux et à mieux dormir. Augustine croit que ces médicaments ne sont pas forts et que c’est la seule solution pour qu’elle se sente plus détendue.

Dernièrement, Augustine a vu une émission de télévision qui mentionnait les dangers du Temazépam et commence à s’interroger sur sa consommation. On y signalait que ce médicament avait de nombreux effets secondaires néfastes. Des spécialistes expliquaient comment ce médicament avait pu être responsable de l’accident de voiture d’une dame âgée. Augustine a fait part de ses inquiétudes à sa fille, mais celle-ci lui dit que ce n’est pas dangereux et que c’est important pour bien dormir, sinon elle ne « sera pas du monde ». Comme sa fille est infirmière, Augustine se dit qu’elle doit bien connaître les médicaments et leurs effets. Sa belle-fille, psychologue, lui dit que le médicament est comme une drogue et qu’elle devrait penser à arrêter d’en prendre. Quant à ses amies du Bingo, plusieurs en consomment également et disent que cela les aide beaucoup. Devant ces opinions mitigées, elle consulte son pharmacien. Celui-ci lui dit que « ce n’est pas fort » et qu’elle n’en prend pas assez pour que cela soit néfaste. Son médecin de famille, qui la suit depuis plus de 30 ans, pense la même chose. Augustine dit faire confiance aux professionnels de la santé, car ce sont des experts qui connaissent bien ce qui est bon pour elle.

Il y a deux semaines, elle a fait une chute dans l’escalier qu’elle a attribué à sa baisse de vision. Lors de son hospitalisation, un examen de ses médicaments a été fait et on a vu qu’elle prenait deux benzodiazépines, sa chute pouvait donc être associée à la prise de ces médicaments. Le jeune médecin qui s’occupait d’elle à l’étage veut lui enlever ses médicaments qu’il a qualifiés de « cochonneries », au grand dam de son médecin de famille. À sa sortie de l’hôpital, son médecin de famille lui répète qu’il n’y a pas de problème et continue de les lui prescrire. Augustine ne se considère pas comme droguée. Ses « petites pilules » sont inoffensives. Pour elle, ses pilules l’aident à se détendre, elles sont loin d’être une « cochonnerie », comme la marijuana ou la cocaïne que les jeunes consomment. Elle fait confiance à son médecin et ne veut pas arrêter : cela l’aide à dormir et c’est important pour elle de passer une bonne nuit, « pour le peu d’années qui lui restent à vivre », pense-t-elle. De toute façon, Augustine pense que, à son âge, même s’il y a des dangers, qu’est-ce que cela peut faire ? Elle préfère continuer à se sentir bien et en a besoin.

À la suite de son hospitalisation, elle est invitée à participer à un groupe pour les personnes ayant des troubles du sommeil. Elle est un peu récalcitrante au départ, mais fortement encouragée par sa belle-fille psychologue, qui lui dit qu’elle pourrait se faire des amies et avoir des gens avec qui parler.

5.2.2 Le style « réaliste »

À l’autre extrémité du continuum, certains consommateurs sont extrêmement négatifs par rapport à la Bz qu’ils conçoivent véritablement comme une drogue nocive, mais face à laquelle ils se sentent impuissants :

La cigarette, tu n’es pas malade quand tu en fumes une, tu es malade 40 ans, 50 ans, 60 ans après. C’est une drogue bien hypocrite tu sais. Le tromazépam, c’est quasiment rendu comme une cigarette pour moi. Ce n’est pas bon, mais le pire c’est que je le réalise, mais je ne peux pas m’empêcher (26HR66, consommant depuis six ans).

Un autre consommateur, âgé de 57 ans décide que la situation est intolérable et prend personnellement les choses en mains. Consommant un ou deux comprimés de Tromazépam chaque soir, au coucher, il a tenté un sevrage sans supervision médicale :

J’ai essayé ça moi-même, puis… j’ai essayé mes expériences moi-même parce que… avec le médecin ça prend trop de temps pour avoir un appointement fait que […]. J’ai sauté un soir, puis l’autre soir… c’était l’enfer. Ce qui fait que là, suite à ces nombreux essais là, j’ai essayé au moins 4-5 fois de lâcher ça, puis je n’ai jamais été capable de le lâcher. Je suis toujours retourné à la prescription normale. Puis même aujourd’hui, je suis retourné au normal. Mais là, par contre, je ne consomme pas les 60 capsules qu’il me prescrit par mois, je vais en consommer à peu près 37-38 (4HU57, consommant depuis huit ans).

Ce genre de démarche extrême est, heureusement, fort rare, car un sevrage sans supervision n’est pas recommandé et peut même être dangereux. La personne (4HU57) n’a pas eu l’encadrement médical nécessaire, l’expérience a mal tourné et elle en est aujourd’hui quelque peu traumatisé. Découragé, il se demande maintenant comment cesser sa consommation sans revivre les effets négatifs du sevrage. Cette situation peut nuire à la possibilité d’une nouvelle tentative d’arrêt, sous supervision médicale celle fois. Seule une faible minorité des personnes rencontrées se sont déjà engagées dans une auto-réduction de leur consommation de Bz ou ont déjà tenté un arrêt complet. Pour plusieurs, surtout les consommateurs de sexe masculin, ces tentatives d’arrêts se sont révélées infructueuses.

Par ailleurs, certains, tout en n’étant pas passés aux actes, ne se sentent pas seuls dans leurs attitudes négatives envers le médicament, considéré comme une drogue. Par exemple, cette consommatrice à qui on demandait comment, selon elle, son médecin réagirait par rapport à sa décision de réduire ou de carrément arrêter sa consommation d’Ativan, elle répond : « Ah, elle serait sûrement très contente pour moi, tu sais, tout le monde sait que c’est mieux de ne pas en prendre » (21FU56, consommant depuis 20 ans).

Dans ce cas, la Bz est perçue comme une drogue potentiellement dangereuse par la personne et cette croyance serait, selon elle, partagée non seulement par le médecin, mais par la société en général. Pour ce groupe, les médecins sont loin d’approuver la consommation à long terme du médicament. Les consommateurs remettent en question la prescription et évaluent le danger de façon réaliste. Toutefois, ils ont du mal à se mobiliser, ou l’ont fait de façon maladroite dans le passé.

Portrait d’un « réaliste »
André et Isabelle

André et Isabelle sont un couple sans enfants, dont la vie professionnelle occupe une grande place. André est âgé de 55 ans et sa conjointe, Isabelle, est âgée de 50 ans. Tous deux sont gestionnaires, elle au gouvernement fédéral et lui dans une entreprise privée.

Il y a cinq ans, Isabelle a souffert d’un épuisement professionnel. Elle se sentait alors très anxieuse par rapport à son travail : selon elle, elle n’était pas assez performante et avait des difficultés avec son supérieur immédiat et ses collègues. Après avoir été orientée au Centre d’aide aux employés, on l’a dirigée vers son médecin de famille qui lui a prescrit des antidépresseurs pour ajuster son humeur et des benzodiazépines, des comprimés de bromazépam, pour l’aider à mieux dormir. Elle a été en arrêt de travail pendant trois mois et a ensuite repris le travail, tout en poursuivant sa consommation d’antidépresseurs pendant une période de deux ans. Elle a continué à prendre ses Bz puisqu’elle craignait de ne pas bien dormir. Étant donné les exigences de son travail, il était essentiel pour Isabelle de profiter au maximum de ses nuits de sommeil.

De son côté, dans l’entreprise où il travaille depuis plus de 20 ans, André a gravi les échelons assez rapidement et s’est retrouvé face à une grande pression pour donner un bon rendement. Les compressions de personnel associées à la restructuration de l’entreprise l’ont amené à assumer plusieurs responsabilités, tout en ayant des ressources extrêmement limitées à sa disposition. Ayant également des problèmes d’insomnie, il décide « d’emprunter » les comprimés de bromazépam de sa conjointe. Il s’aperçoit que les pilules l’aident à dormir. Il y a trois ans, lors de son rendez-vous médical annuel, il demande à son médecin une prescription de somnifères. André fait valoir qu’il est très stressé par son travail et que seules ces pilules l’aident réellement à dormir. Le médecin s’exécute sans poser trop de questions, en lui indiquant de les prendre « au besoin » et seulement le soir, avant de se coucher.

Approchant de l’âge de la retraite, le couple prépare maintenant une fin de carrière. Réfléchissant de plus en plus à leur consommation de somnifères, ils s’aperçoivent peu à peu qu’ils sont en situation de dépendance. Ils en prennent conscience en lisant des informations sur Internet au sujet du médicament qu’ils consomment, lequel est comparé à une drogue créant accoutumance et tolérance lorsque consommé sur une longue période. Analysant leur consommation au cours des dernières années, ils se rendent compte qu’ils ne peuvent plus s’en passer et n’apprécient pas de se sentir ainsi. Pour eux, leur médicament, bien qu’il soit prescrit et réponde au besoin de bien dormir, est dès lors entrevu comme une drogue dont ils veulent se défaire. La pensée d’être dépendant d’une substance ne cadrait pas du tout avec l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes, c’est-à-dire des personnes informées, instruites et non droguées. À la suite de cette prise de conscience, ils décident de se prendre en main.

À travers leurs recherches personnelles, ils ont lu qu’il était difficile de cesser de prendre le médicament subitement et qu’un suivi professionnel était conseillé aux personnes qui souhaitaient réduire ou cesser leur consommation. Ils ont tout d’abord tenté de joindre leur médecin de famille, mais celui-ci n’était pas disponible pour un rendez-vous avant plusieurs mois. Ils ont donc décidé de cesser par eux-mêmes, en faisant appel à leur pharmacienne en qui ils ont confiance. Ils voulaient un suivi et croyaient que c’était la personne la mieux placée pour les accompagner dans leur processus de sevrage. Après tout, lorsqu’ils achetaient les comprimés, la pharmacienne leur demandait souvent s’ils pensaient arrêter d’en consommer.

Ils se sont donc rendus à la pharmacie pour faire part de leurs intentions à la pharmacienne. Celle-ci leur remit un plan de sevrage détaillé, et a pris le temps de leur expliquer les effets secondaires à l’arrêt et les meilleures habitudes à adopter. Elle s’est également mise à leur disposition quotidiennement, en leur disant d’appeler ou de passer à la pharmacie s’ils avaient des questions ou vivaient des malaises. Dans les premiers jours, les contacts avec la pharmacienne étaient quotidiens. Isabelle et André expliquaient à leur pharmacienne qu’ils ne dormaient que quelques heures et que c’était très pénible. Celle-ci les rassurait, en leur disant que c’était normal et que tout devrait rentrer dans l’ordre bientôt. Elle leur a également remis un feuillet expliquant des habitudes en matière d’hygiène du sommeil. Au fur et à mesure que le sevrage avançait, les visites avaient lieu tous les trois jours, puis à une fois par semaine. Au bout de quelques semaines, ils étaient sevrés.

Bien que pénible, le sevrage fut un grand soulagement pour Isabelle et André. Ils n’ont pas dérogé à leur régime de sevrage et ont été extrêmement motivés. Pour maintenir un bon sommeil, suivant les conseils de la pharmacienne et leurs lectures personnelles, ils ont adopté différents comportements, tels que le conditionnement physique et l’évitement d’excitants avant l’heure du coucher.

5.2.3 Le style « pragmatique »

Se situant entre ces deux pôles, la grande majorité des consommateurs que nous avons rencontrés expliquent qu’ils préféreraient ne pas consommer de Bz, mais trouvent des avantages à continuer leur utilisation. Les réflexions suivantes illustrent le sentiment d’inconfort chez certains consommateurs : « J’aimerais mieux ne pas prendre les pilules. (Rire) Mais hum… qu’est-ce que vous voulez hein » (11FU71 consommant depuis sept ans). Leur certitude face aux bienfaits de la consommation est mise à l’épreuve par des messages qui émanent de divers paliers de la société. Ainsi, pour plusieurs personnes âgées, un questionnement s’installe lorsque des informations relatant les effets néfastes de la consommation de Bz leur parviennent. Ces messages proviennent alors des médias (par exemple, émissions de télévision sur le « bien vieillir », article dans une revue sur la consommation de Bz par les personnes âgées, etc.), de l’entourage (par exemple, une belle-soeur qui est contre les Bz et qui craint que la consommatrice ne sombre dans une dépression, des enfants qui souhaitent que leur mère cesse de consommer, etc.) et des professionnels de la santé (par exemple, affiche sur les effets négatifs de la consommation de Bz à long terme dans une salle d’attente de l’hôpital, mises en garde d’une pharmacienne ou d’un médecin, etc.). Même si ces messages sont entendus et même assimilés par les personnes, la plupart d’entre elles continuent de consommer des Bz, et ce, depuis plusieurs années.

Ce groupe d’utilisateurs vit donc des inquiétudes, mais dans leur analyse coût-bénéfice, la Bz l’emporte haut la main.

Si je me fie à ce que je vis… ce que j’ai vécu… Plutôt que d’être énervée puis d’être malade et de faire un… hum… je ne sais pas, de se lever tout croche le lendemain… Bien je préfère encore, entre deux maux, choisir le moindre. Hum, hum. Je pense qu’il faut évaluer le tort que ça ferait de s’obstiner à ne pas en prendre, mais en même temps, il faut être très, très prudent. C’est ça, c’est du cas par cas (16FU63, consommant depuis 30 ans).

Les points négatifs soulevés ont donc moins de poids que les gains associés à la consommation.

Pour moi, c’est un instrument qui est là sur le marché puis qui répond à ce que j’ai besoin. Que mon corps veut pas me donner ou mon mental ou mes émotions. Ça me fait plus rien de savoir qu’est-ce que c’est, pourvu que je dorme. Parce que pour moi, c’est important de dormir autrement je peux pas fonctionner (10FU63, consommant depuis 12 ans).

Plusieurs sont déjà arrivés à la conclusion « qu’on ne devrait pas en avoir besoin », mais développent une vaste gamme d’arguments pour se convaincre et convaincre leur médecin et leur pharmacien du rationnel de leur consommation. Tout en étant conscients des dangers latents, les personnes ont un discours incluant diverses justifications, ce qui les amènent, d’une certaine façon, à ne pas considérer les médicaments comme néfastes et, ainsi, à ne pas avoir à s’engager dans un processus d’arrêt. Les arguments sont variés et visent à redéfinir la substance non plus comme une drogue néfaste à long terme, mais comme un moindre mal.

Certains redéfinissent le rôle du médicament qui devient ainsi un supplément, une sorte de vitamine psychique :

J’en ai besoin, je le prends. [Hum, hum] Il y a des gens qui disent c’est une béquille. Je dis bon, si tu veux voir ça comme une béquille, c’est ton affaire, je le vois pas comme une béquille. Moi je le vois comme un supplément. Mon cerveau, pour une raison que comme c’est là, je ne comprends absolument pas, a décidé de débrancher avec la mort de ma mère (10FU63, consommant depuis 11 ans).

D’autres lui attribuent un rôle instrumental : « Pour moi, c’est un instrument qui est là sur le marché puis qui répond à ce que j’ai besoin » (10FU63, consommant depuis 11 ans), ou le considèrent comme un soutien précieux sur le plan émotionnel : « Pour moi… c’est quoi, peut-être ma petite pilule d’évasion. Pour fuir la réalité. Parce que je sais comment je suis très sensible puis je ne veux plus être sensible » (22HR50, consommant depuis un an).

Dans plusieurs cas, le médicament semble être un outil de régulation des humeurs :

Parce que si je n’avais pas dormi, j’aurais eu de bien, bien mauvaises journées, là. Puis ça m’a aidée aussi à me contrôler. Tu sais, me contrôler devant, des fois, devant des situations qui ne sont pas toujours agréables, ça t’aide à te contrôler (18FU72, consommant depuis 25 ans).

Cela dit, la crainte des effets néfastes demeure en arrière-fond et, pour conjurer le danger, les consommateurs ont recours à des stratégies pour que la Bz ne devienne pas une drogue nocive. Pour ce faire, le style de consommation est précisé. On se rassure en se disant qu’on consomme peu et au besoin :

Ce n’est pas une drogue parce que je n’en prends pas tout le temps. Hum, hum. J’en prends quand j’en ai de besoin et je trouve que c’est bien (11FU71, consommant depuis sept ans).

Je regarde ça, du moment que je n’en prends pas tous les soirs… Parce que là, je ne serais pas bien hein (16FU63, consommant depuis 30 ans).

Sans dépasser les doses prescrites :

Je ne dépasse jamais les doses non plus, là (17FU65, durée de consommation 36 ans).

En utilisant des médicaments variés comme un garde-fou contre un risque de dépendance :

Je varie même ce que je prends. [Qu’est-ce que vous voulez dire par “ Je varie… ” ?] Bien je veux dire… je ne prends pas… hum… je n’ai pas adopté un seul psychotrope [O.k. Hum…] j’en ai différentes sortes. J’en ai deux qui sont français… hum… et que j’ai eu là-bas et puis hum… eux je pense que ça vient d’ici. [O.k.] Il ne faut pas que… je ne veux pas m’habituer à un certain type. Donc, je varie. Je fais un “ cocktail ” de tout ça. [O.k. Pas en même temps-là ?] Non, non. Oui. [Vous voulez dire que vous alternez…] Oui, oui. Oui (16FU63, consommant depuis 30 ans).

Toutes ces stratégies comportementales visent à se sentir en contrôle de la consommation et, pour se rassurer plus complètement, le pouvoir de la pilule est banalisé, les personnes la considérant comme une drogue douce :

Je vais peut-être exagérer un peu, charrier un peu mais c’est comme une drogue douce par rapport à une drogue dure. Je ne sais pas. On regarde entre le somnifère puis le relaxant mais je veux dire, il ne faut pas revenir en arrière. Quand c’est un somnifère, je ne pense pas en prendre. C’est-à-dire quand le relaxant ne fait plus effet… parce que là je veux rester dans la famille des drogues douces (16FU63, consommant depuis 30 ans).

C’est là qu’il m’a donné le Serax. Pour me, me détendre, là tu sais. [Hum, hum.] Pour essayer de… d’oublier, là tu sais. Ne pas oublier, parce que tu n’oublies pas ce qui est arrivé, ce n’est pas une drogue assez forte que tu vas partir, là tu sais. [Hum, hum.] Mais pour me détendre, pour essayer de, de me relaxer (18FU72, consommant depuis 25 ans).

Le médicament devient alors une drogue inoffensive sur laquelle on exerce une maîtrise. De cette façon, même à long terme, la Bz constitue un médicament utile et la preuve de contrôle est indiquée par le maintien de la consommation de la drogue prescrite : « Je ne dépasse jamais les doses non plus, là » (17FU65, consommant depuis 36 ans).

Finalement, certains ont recours à des attitudes relevant de l’âgisme, mais à leurs propres dépens : « Mais là, rendu à cet âge, on est… on se fie aux pilules. C’est ben de valeur, mais c’est fait de même », soutient cette femme, consommant depuis 17 ans. Une autre abonde dans le même sens :

J’aime autant finir le reste de ma vie à être de bonne humeur, être en forme, avec des médicaments que le peu de temps qui me reste, être toujours de mauvaise humeur, pas être bien. Si ça prend juste ça, je suis pas contre (13FR73, consommant depuis 36 ans).

Ces commentaires démontrent que le consommateur ayant un style « pragmatique » fait une analyse des bénéfices et des dangers. Puisqu’il y trouve son compte, il lui suffit de trouver des justifications dans le but d’atténuer tout sentiment d’incohérence éventuelle entre le comportement et les attitudes. Conscients que les médecins n’approuvent pas nécessairement la consommation à long terme, les consommateurs de type pragmatique, face aux mises en garde, vont vouloir convaincre les professionnels de la santé qu’ils ont véritablement besoin de cette intervention pharmaceutique.

Portrait d’une « pragmatique »
Luce

Luce est une femme âgée de 62 ans qui a pris sa retraite il y a deux ans après une longue carrière dans l’enseignement secondaire. Elle est célibataire, ne s’est jamais mariée et habite seule dans un condo. C’est une femme qui a une vie sociale active, qui est entourée de plusieurs amis, mais qui vit dans une bulle intérieure et repliée sur elle-même.

Alors qu’elle était encore enseignante et qu’elle se voyait dépassée par la charge de travail supplémentaire que lui occasionnait l’intégration d’élèves en difficulté, Luce a commencé à moins bien dormir la nuit. Ses problèmes de sommeil ont coïncidé avec l’arrivée de nouveaux voisins à l’étage, dont l’activité nocturne l’empêchait de trouver le sommeil. Lors d’un rendez-vous médical annuel, Luce a fait part de ses difficultés de sommeil à son médecin en lui expliquant qu’avec son emploi de plus en plus exigeant et stressant, elle ne pouvait se permettre d’avoir un sommeil perturbé. Son médecin lui a donc prescrit une benzodiazépine, un comprimé de Serax, à utiliser temporairement jusqu’à ce que des mesures soient prises pour réduire le bruit chez les voisins et qu’elle retrouve l’énergie nécessaire pour accomplir son travail auprès des élèves. Selon Luce, ce médicament lui permit de retrouver une routine de sommeil adéquate, lui permettant d’affronter son travail.

Or, 11 ans plus tard, cette consommation de Serax, qui devait être temporaire, est toujours quasi quotidienne. À plusieurs reprises, son médecin lui a rappelé que la consommation doit être temporaire en lui expliquant les dangers d’une consommation chronique. Face à ces mises en garde, Luce a souvent pensé à cesser sa consommation, mais elle finissait toujours par trouver une raison justifiant son besoin. Ainsi, tout juste avant de prendre sa retraite, elle a évoqué le stress occasionné par le changement de style de vie. Durant la transition à la retraite, elle s’appuyait sur le médicament pour l’aider à contrôler l’anxiété créée par cette transition et l’angoisse que suscitait la redéfinition de son identité, laquelle tournait auparavant autour du milieu du travail. Maintenant, elle dit consommer la Bz afin de pouvoir continuer à maintenir une certaine routine, perdue depuis l’arrêt du travail. Elle considère que la Bz est un supplément dont son corps a besoin pour continuer à fonctionner.

Lorsque le pharmacien lui a remis un dépliant sur les effets secondaires des médicaments pour le sommeil, Luce a tout d’abord été alertée et a tenté d’analyser sa consommation afin d’en peser le pour et le contre. Elle a identifié quelques problèmes de mémoire qui sont apparus depuis quelque temps, mais les a vite attribués au vieillissement, se disant qu’il était normal d’oublier avec l’âge. Aussi, elle s’est rassurée en se disant qu’elle ne prenait pas une pilule tous les jours, et que, lorsqu’elle en prenait, c’était toujours le soir, pour dormir, et qu’elle ne ressentait pas de somnolence durant la journée. Le fait qu’il lui arrive de ne pas prendre le Serax certains jours est pour elle un signe qu’elle n’est pas tout à fait dépendante du médicament. De plus, elle s’est dit qu’au moins, elle ne prenait pas d’antidépresseurs, un médicament beaucoup plus fort que la Bz à ses yeux. Les antidépresseurs, associés à la dépression, représentent pour Luce une façon d’admettre qu’elle a un problème de santé mentale, alors que la benzodiazépine est pour elle un instrument utile pour son insomnie, problème somme toute anodin.

Luce est consciente du fait qu’il y a des dangers associés à sa consommation, parce qu’elle s’est informée en faisant les lectures suggérées par son pharmacien et qu’elle a interrogé son médecin à cet effet. Cependant, selon elle, sa façon de consommer sans en abuser explique pourquoi son médecin continue de lui prescrire le Serax, même après tant d’années. Elle avoue cependant qu’elle ne va pas consommer pour le reste de sa vie, mais qu’elle va attendre que son humeur soit meilleure. Elle a d’ailleurs entrepris une psychothérapie, dont elle attend de voir les bénéfices avant de cesser définitivement sa consommation.

6. Conclusion

L’objectif de cet article était de présenter les attitudes de consommateurs de Bz, âgés de 50 ans et plus et d’explorer comment, après plusieurs années de consommation, les utilisateurs les percevaient. Nous nous demandions comment, avec le temps, les attitudes évoluaient, particulièrement dans un contexte où les dangers inhérents à la consommation chronique ont été largement diffusés dans les médias. Nous voulions également examiner les liens possibles entre ces perceptions et les intentions d’un arrêt possible de la consommation.

Cette analyse a permis d’identifier trois groupes-types représentant autant de styles de consommateurs, soit le style « sans-souci », le style « réaliste » et le style « pragmatique », le dernier groupe étant le plus représentatif des consommateurs en général.

Dans le style « sans-souci », le médicament est une substance panacée, un instrument de survie ou tout au moins nécessaire au mieux-être. L’utilisation est intégrée dans le style de vie et dans les valeurs intrinsèques de la personne. Il n’y a pas d’intention d’arrêt à court ou à moyen terme. Le premier cas clinique présenté, celui d’Augustine, représente bien les trajectoires de consommation de femmes plus âgées, pour lesquelles la Bz est clairement un médicament faisant partie d’un style de vie, une habitude ne posant pas de problème en soi et qui, au contraire, répond à un besoin. Cette consommatrice s’appuie sur l’avis médical à propos du médicament, perçu comme positif, tout en ignorant les mises en garde des professionnels de la santé qui tentent de la motiver à cesser sa consommation. L’attitude positive envers le médicament est largement influencée par la perception que ce dernier est approuvé par les professionnels de la santé et confortée par des comportements reflétant l’âgisme et la nécessité de poursuivre la consommation pour son bien-être. L’intervention en vue d’une réduction ou d’une cessation de la consommation de Bz est difficile, mais est possible en utilisant des moyens détournés. Par exemple, la problématique du sommeil pourrait être soulevée dans le cadre d’un groupe de discussion sur l’insomnie et le vieillissement, cette intervention pourrait amener les personnes à discuter de leurs habitudes de consommations de Bz et favoriser une diminution de la consommation, voire son arrêt. Le changement d’attitude, préalable au changement de comportement, pourrait se faire peu à peu par ce moyen.

Dans le deuxième cas, soit le style « réaliste », le consommateur est conscient des dangers et les nomme, mais se sent incapable d’entamer un arrêt. Pour certains, plus rares, la molécule est démonisée. On assiste alors à une sorte d’auto-exorcisme, dans lequel le consommateur tente de se débarrasser de toute trace de ce qui est perçu comme une drogue dangereuse. Devant l’impossibilité d’effectuer un sevrage par lui-même, le consommateur se résigne et continue la consommation, mais à contrecoeur. Dans le deuxième cas clinique que nous avons présenté, soit celui d’André et Isabelle, plus jeunes, il y a une prise de conscience des dangers de la consommation à long terme de la Bz, considérée comme une drogue, une perception allant à l’encontre des valeurs personnelles du couple. La motivation de cesser de consommer est intrinsèque et reflète probablement le fait qu’ils entament une période moins stressante de leur vie. Ces consommateurs « réalistes » sont plus critiques envers les pratiques de prescription de leur médecin et n’hésitent pas à rechercher des informations sur les effets secondaires de même que des conseils pour les aider à se sevrer du médicament, décidant ainsi de prendre les choses en mains.

La majorité des répondants se situent dans la dernière catégorie, celle des « pragmatiques » qui doivent gérer leur ambivalence. Ces consommateurs voient les bons et les mauvais côtés de la consommation. Pour eux, la molécule oscille entre le bon médicament qui est aidant et la drogue nocive que l’on doit domestiquer à l’aide de divers filtres cognitifs permettant de juguler les angoisses liées à l’usage prolongé de la substance. Dans l’évaluation des avantages et des inconvénients, les premiers l’emportent, ce qui corrobore les recherches de Spiegel (1999) : le médicament est en quelque sorte domestiqué par le style de consommation et la manière de l’appréhender. Dans le dernier cas, Luce apparaît comme une figure typique du consommateur « pragmatique » qui, bien que conscient des dangers liés à la consommation, malgré les mises en garde de certains professionnels de la santé, la poursuive en invoquant différentes stratégies de contrôle et la banalisation de ses effets négatifs. La Bz est pour eux un instrument utile dont leur corps a besoin et sans lequel ils ne pourraient pas fonctionner normalement. Ils sont par ailleurs en attente de conditions idéales pour cesser leur consommation. L’ambivalence de ces consommateurs laisse croire qu’un changement d’attitude est possible à travers la sensibilisation aux effets néfastes d’une consommation et le renforcement du recours à une alternative non médicamenteuse. Si l’on part de la prémisse que les intentions de consommer découlent des attitudes, des perceptions et des croyances que le consommateur entretient envers le médicament, il est important de bien les connaître. Il est importe aussi de comprendre le rapport personnel à la Bz, tantôt médicament, tantôt drogue, et de l’intégrer dans tout mode d’intervention visant la réduction de la consommation ou un sevrage.

Selon Sylvie Fainzang (2006), les croyances qu’entretiennent les patients vis-à-vis les médicaments vont teinter la relation médecin-patient. Ces croyances reflètent des systèmes de valeurs qui se construisent petit à petit chez le consommateur à la suite des informations distillées par les médias, la sous-culture ambiante, etc. et auxquelles s’ajoute le rapport symbolique que le patient entretient avec le médicament en général. Certains estiment ne pas en avoir besoin, d’autres au contraire ne pourraient s’en passer. Ces différentes croyances affectent les attitudes qui, à leur tour, vont influencer les perceptions du patient envers sa rencontre avec son médecin.

Étant donné les différences dans les attitudes individuelles, l’interaction avec le médecin pourrait varier. Par exemple, on peut imaginer que toute mise en garde du médecin ne serait pas prise en considération par un consommateur de type « sans-souci », mais intégrée totalement par un consommateur de type « réaliste » et partiellement par un consommateur du type « pragmatique ». Ces stratégies ont des implications sur le plan de l’intervention. Il est clair que les personnes de type « réaliste » seront plus réceptives à des messages visant un sevrage, car pour elles, contrairement au consommateur de type « sans-souci », le bien-fondé de l’utilisation à long terme de la molécule n’est pas intériorisé et ne rejoint pas directement la personne dans ses valeurs. Sur le plan de l’intervention, il est donc plus facile d’introduire la notion de sevrage auprès d’un consommateur déjà ambivalent (« pragmatique ») ou carrément négatif (« réaliste »). Une exploration des croyances et de leurs origines chez le consommateur, accompagnée d’une discussion ouverte et ne portant pas de jugement, constituerait des pré-requis à tout un programme d’intervention.

Par ailleurs, rien ne sert de diaboliser la substance auprès du consommateur endurci en faisant miroiter les dangers associés à la consommation chronique. L’information ainsi dispensée, venant de l’extérieur, se heurtera à un mur de croyances et d’attitudes intenses et puissantes. C’est cette vision des choses qui doit être abordée pour que, peu à peu, le consommateur envisage la consommation chronique et ses effets sous un jour différent. Tout en reconnaissant volontiers que la consommation à long terme ne relève pas seulement de facteurs individuels, mais bien d’un système de pensée et de valeurs véhiculé par la société, auquel le consommateur adhère, nous croyons néanmoins que la décision ultime revient à ce dernier, d’où l’intérêt d’une intervention directe auprès de celui-ci.