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Introduction

Les moins de 15 ans, une population mal connue en sociologie de la culture en France

Près de 7 millions de Français ont entre 6 et 14 ans. Bien qu’ils constituent une part importante du public qui lit des livres, fréquente les bibliothèques, visite les monuments, assiste à des spectacles ou pratique une activité artistique en amateur, aucune donnée administrative agrégée ne restitue leur présence dans les structures subventionnées par l’Etat – musées et monuments nationaux, scènes nationales, écoles nationales de musique et de danse… – ni ne permet de connaître le nombre des bénéficiaires des actions, pourtant nombreuses, mises en place à leur intention. Ce constat n’est pas le moindre des paradoxes lorsque l’on sait que les enfants figurent de longue date en bonne place dans les préoccupations du Ministère de la Culture et de la Communication et qu’elles occupent, aujourd’hui encore, un nombre important de ses professionnels, en administration centrale comme dans les établissements.

Il n’existe pas non plus de vision d’ensemble de leurs consommations domestiques de loisirs (télévision, écoute musicale, lecture, multimédia), les marchés de la jeunesse ne faisant le plus souvent l’objet d’études que sectorielles et ciblées. Paradoxe encore, lorsque l’on sait que les marchés de la jeunesse sont parmi les plus dynamiques des industries culturelles (Octobre, Rouet, 2004).

Cette absence de données administratives ou commerciales agrégées concernant le poids des moins de 15 ans sur les marchés culturels mérite d’être interrogée. D’autant qu’elle a longtemps trouvé un écho dans l'absence d'enquête sociologique nationale portant sur les loisirs des moins de 15 ans, la sociologie de la culture s’étant peu intéressée aux enfants et jeunes adolescents. A cela, on peut trouver plusieurs raisons.

La première est à rechercher dans la tradition statistique, qui a placé à 15 ans l’âge minimal à partir duquel les individus sont interrogés dans les enquêtes quantitatives. Ainsi les enquêtes sur les pratiques culturelles que réalise le Département des études, de la prospective et des statistiques du Ministère de la Culture et de la Communication français[1] ont-elles permis d’explorer les pratiques des grands adolescents et des jeunes adultes (les 15-24 ans) (Patureau, 1992), confirmant l’existence d’un «univers culturel»[2] propre aux « jeunes », sans qu’on dispose d’éléments sur l’âge et les modalités d’entrée dans cet univers.

Pourtant, quelques explorations des âges inférieurs existent : le DEPS a ainsi mené une étude sur les sorties culturelles des 12-25 ans (Ripon, 1995), une autre sur le rapport des 10-14 ans au cinéma (Guy, 1991) et a participé à des enquêtes omnibus fournissant des informations sur les loisirs des 8-19 ans (Octobre, 1999). En outre, des enquêtes ont été menées par les milieux de la recherche sur les collégiens et les lycéens, notamment dans le domaine de la lecture (De Singly, 1989 ; Baudelot, Cartier et Detrez, 1999), au moment où les pouvoirs publics s’inquiétaient d’une baisse de celle-ci.

Quelques éléments concernant les moins de 15 ans sont également fournis par des enquêtes à caractère général. Ainsi, l’enquête Budget des familles (réalisée par l’INSEE) révèle-t-elle que la présence d’un enfant de moins de 15 ans dans une famille augmente de 26% les dépenses de loisirs des familles. (Olier, 1999). L’enquête Efforts éducatifs des familles (INSEE/INED) précise quant à elle la fréquence et l’intensité de quelques pratiques et consommations culturelles des 11-25 ans dans le cadre des dépenses d’éducation, en argent ou en temps, réalisées par les parents (Gissot, Héran, Manon, 1994). Enfin, l’enquête Emploi du temps réalisée en 1992 par la Direction de l’évaluation et de la prospective du Ministère de l’Education nationale fournit des informations sur quelques pratiques et consommations culturelles des collégiens : intensité des consommations audiovisuelle ou informatique, des pratiques domestiques (lecture, écoute de musique) et des pratiques amateurs (jouer d’instrument de musique) y sont analysées comme des adjuvants ou des contrevenants à la réussite scolaire (Caille, 1993, Caille et Monfort, 1999). Mais aucune enquête ne permettait de fournir une description d’ensemble des loisirs culturels des enfants et jeunes adolescents de moins de 15 ans et de leurs univers culturels.

Le statut de l’enfance, un problème sociologique

Au-delà de la seule tradition statistique qui fait naître l’homo statisticus à cet âge, c’est plus profondément deux conceptions de l’enfant, du préadolescent et du jeune adolescent qui sont en cause. Considéré comme un être à la fois faible physiquement, immature mentalement et incapable juridiquement[3], l’enfant doit être protégé contre les autres, voire contre lui-même. Le nombre d’analyses relatives aux éventuels méfaits des médias vient nous rappeler combien cette posture est présente (Tisseron, 2002)[4]. Ou bien considérée comme moment d’anticipation de l’âge adulte, l’enfance se réduit à un état infra-social, sur lequel pèsent des contraintes, des pressions, des attentes, sans réelle autonomie. Il est d’ailleurs frappant de constater que ce n’est qu’au moment où cette représentation protectrice est battue en brèche qu’une place est donnée à l’enfant comme consommateur (Wagg, Strinatic, 1992).

L’analyse du loisir donne ainsi une occasion de s’interroger sur le statut de l’enfant, en observant les jeux d’interaction entre famille, médias et groupe des pairs. Elle replace l’enfant dans une sociologie de l’acteur : les enfants ne sont ni passifs ni sans prise sur leur propre processus de socialisation. Il s’agit plutôt d’un processus de co-construction dans lequel ils jouent un rôle actif, jusqu’à dans certains cas, se faire l’agent de socialisation des parents ; le transfert de compétence ascendante en matière de nouvelles technologies en est un bon exemple.

La transmission des identités de genre

Si le discours sociologique sur les moins de 15 ans est longtemps resté relativement pauvre, les analyses des psychologues, psychanalystes, cognitivistes, en revanche, sont nombreuses et apportent notamment des éléments de compréhension des transmissions des identités de genre. Les hypothèses explicatives du sex-typing de l’enfant sont au nombre de quatre[5] : le modèle psychanalytique s’appuie sur le concept d’identification ; le modèle cognitivo-développemental s’inspire de la théorie piagétienne pour expliquer la constitution de l’identité de genre aux différents stades de développement de l’enfant ; les théories de l’apprentissage social mettent en avant l’importance de l’imitation par l’enfant du parent de son sexe et du renforcement par l’entourage des différences de genre ; enfin, plus récemment, les modèles interactionnistes et multidimensionnels à visée « intégrative » ont été proposés. Dans ces derniers, l’enfant est acteur de sa socialisation familiale, en acquérant des compétences et des attitudes mentales qui lui permettent de s’orienter dans la vie, de « se produire » (Kellerhals, Montandon, Ritschard, Sardi, 1992). L’estime de soi se construirait plus dans les schémas relationnels avec les parents – le style éducatif et le genre de cohésion du groupe familial - que dans des facteurs structurels.

On en tire deux enseignements principaux. Le premier, c’est que les schémas de genre sont très tôt apposés sur les enfants, qui se trouvent ainsi dotés de caractéristiques censées être individuelles, puisque observées par l’entourage proche, notamment les parents, mais qui proviennent en réalité des standards masculin ou féminin. Ces observations, principalement faites durant les premières années de la vie, parfois même, durant les premiers mois suivants la naissance, n’ont donné lieu qu’à peu de travaux concernant les âges ultérieurs, comme si toute l’identité sexuée était mise en place aux cours de ces premières années. Le second enseignement, c’est que la plus grande attention doit être portée au système de relations parent/enfant pour expliquer et comprendre les comportements culturels des moins de 15 ans. Ces apports doivent être mobilisés pour comprendre du point de vue sociologique « l’économie morale des ménages » en matière culturelle et les rapports des 6-14 ans aux loisirs culturels.

Le rôle de la cellule familiale

La pauvreté du discours sociologique sur l’enfance et la jeune adolescence renvoie également sur le plan intellectuel aux difficultés de décrire les mécanismes de socialisation primaire. Car tenter de comprendre les comportements de loisirs des enfants, c’est bien engager une réflexion sur les « dispositions » transmises, ni système figé de pratiques, ni système figé de goûts, mais « systèmes de dispositions durables et transposables (…), principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations », et sur les conditions matérielles des conditionnements sociaux dont parle Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1980, p 88), notamment dans ses dimensions originelles, dans l’enfance.

On est par ainsi amené à une réflexion sur la « propension » parentale (terme également utilisé par Bourdieu) : anticipation pré-réflexive, induction pratique fondée sur l’expérience antérieure qui fait que les parents mettent en place des stratégies à l’égard de la formation de leur enfant tout en n’ayant que rarement une intention consciemment stratégique. Par quelles pratiques s’exprime cette propension ? La cellule familiale est le terrain de jeux de rôles qui croisent division sexuée des tâches éducatives, stéréotypes sexués enfantins puis adolescents et catégorisation de genre des activités de loisirs. Comment se fait l’appropriation par l’enfant des propositions culturelles, valeurs et normes issues de son milieu familial ?

Le présent article propose quelques pistes de réflexion concernant les loisirs des enfants et jeunes adolescents, tirés de la première enquête sur les pratiques et consommations culturels des 6-14 ans, réalisée par le Ministère de la Culture et de la Communication en 2002, auprès d’enfants scolarisés du CP à la 3è[6]. Cette enquête fournit des informations simultanées sur des domaines traités habituellement séparément et replace chaque consommation dans le système des loisirs, permettant ainsi d’appréhender les répertoires de loisirs des enfants et jeunes adolescents. Sont ainsi comparés les consommations médiatiques (télévision, écoute musicale, multimédia et jeux vidéo), la lecture, les pratiques amateurs, mais également le sport et le jeu qui tiennent une place importante dans le temps libre des 6-14 ans. De plus, des informations ont été collectées sur les loisirs des parents, le profil socio-culturel des familles ainsi que sur les projets éducatifs en matière de loisirs[7]. Ainsi, on peut identifier :

  1. des âges charnières d’évolution des rapports aux loisirs culturels, au travers des équipements possédés en propre, des pratiques de consommations et de la valorisation subjective de ces pratiques. Ces indicateurs, qui apportent trois visions complémentaires de ce rapport et dessinent des moments de tensions et d’évolution qui permettent de décrire l’évolution au fil de l’avancée en âge des loisirs culturels des plus jeunes ;

  2. les différenciations de sexes, qui apparaissent extrêmement prégnantes, tant en matière de choix de répertoire d’activité que de choix de contenu ou de modalités de consommations. Ces différenciations sexuées dessinent deux univers culturels, l’un féminin, l’autre masculin, qui se dissocient de manière croissante avec l’avancée en âge ;

  3. enfin, l’influence des parents sur la définition des répertoires des loisirs, qu’il s’agisse d’influence volontaire – au travers des normes et projets éducatifs par exemple - ou d’imprégnation – face à l’exemple des consommations et pratiques parentales.

Les âges charnières de l’entrée dans la culture jeune[8]

La notion d’« âge charnière » renvoie à la fois à la dimension objective de la consommation (disposer des matériels et produits culturels, consommer ou pas, intensément ou pas) mais également à la dimension subjective[9] des consommations (que celles-ci soient importantes ou pas pour les moins de 15 ans, qu’ils les affectionnent ou pas). Car il nous faut déconstruire les a priori de la définition du loisir communément admis quand il s’agit d’adultes[10] : ainsi, le nombre d’enfants regardant quotidiennement la télévision qui déclarent dans l’enquête ne pas y être attachés, de même que le nombre d’enfants inscrits dès 6 ans dans un conservatoire de musique sont là pour nous rappeler que le lien entre loisir et caractère personnel ou libératoire n’est en rien automatique quand il s’agit d’enfants. En croisant les deux types d’information - « objective » et « subjective » - on est amené à enrichir la vision de cette «génération média».

Le « système des objets » : vers un statut de consommateur culturel

Le fait de disposer d’équipements culturels domestiques (matériel électro-accoustique, télévision, jeux vidéo, ordinateur) ou de produits culturels (livres, disques ou cassettes vidéo ou DVD, etc.) permet d’une part de connaître le répertoire des loisirs disponibles pour l’enfant et le jeune adolescent, d’autre part, d’observer l’émergence de l’autonomisation des consommations, qu’il s’agisse de moment de consommation, de temps, de durée, de lieu ou de choix de programme, dans l’articulation de temps de consommations « privées » (ou « individualisées », soit par la situation d’écoute – seul - soit par l’espace – dans la chambre - soit par le matériel – le discman ou walkman) et de consommation « familiale ». Cette articulation, principalement centrée sur les médias domestiques, participe de « l’économie morale des ménages » (Silverstone, Hirsch, Morley, 1992). La situation d’équipement familial est globalement favorable au développement des consommations médiatiques et de la lecture : téléviseurs, matériels électroaccoustiques et livres sont présents dans presque tous les foyers, et l’ordinateur dans près de 7 foyers sur 10 (tableau 1).

On peut saisir la construction progressive du statut de consommateur de l’enfant et du jeune adolescent à travers le système des objets familiaux et des objets personnels, en distinguant trois registres :

  • le statut prescrit par la famille : aux plus jeunes âges, les enfants sont dotés d’un système d’objets qui expriment très largement les valeurs éducatives du projet parental[11]. Ainsi, dès la classe de CP, quasiment tous possèdent des livres, plus de huit sur dix des bandes dessinées, près de sept sur dix un matériel électro-accoustique, la moitié des jeux vidéo, près d’un sur cinq une télévision et 1 sur 10 un ordinateur. L’importance de cet équipement traduit deux tendances fortes. D’une part, le poids prépondérant du pôle « lecture » dans les investissements réalisés par la famille pour l’enfant : les taux d’équipement en livres et en bandes dessinées sont si importants dès le CP qu’ils ne connaissent plus par la suite d’évolution notable. D’autre part, l’adéquation des équipements à la compétence technique de l’enfant, qui explique que les parents privilégient pour lui aux plus jeunes âges les matériels audiovisuels les plus simples et les moins coûteux. Ainsi, en matière de musique par exemple, les élèves de CP sont plutôt équipés de magnétophones et de radio cassettes portables et possèdent plutôt des cassettes audio que des CD. Le fort équipement informatique familial est à relier à la présence d’enfant, tant il est supérieur à la moyenne nationale des foyers français[12]. En effet, même si l’équipement des foyers génère des usages adultes (la moitié des pères utilise un ordinateur domestique pendant leur temps libre et 21,5% quotidiennement, ce qui est le cas respectivement de 45% et 13,5% des mères), il semble que l’usage par l’enfant de l’équipement soit primordial dans le souci d’équipement domestique. L’équipement informatique du foyer est ainsi étroitement lié à la présence d’enfants - 83% des foyers équipés possèdent des cédéroms culturels ou éducatifs - ainsi qu’à son avancée en âge - la proportion de foyers connectés à Internet augmente de 8 points quand l’enfant passe du CP à la 3è.

  • le statut acquis auprès des pairs : en fin de primaire, on observe un début d’autonomisation et d’individuation des équipements et d’appropriation des éléments les plus technologiques. La part des enfants qui sont dotés d’un walkman ou d’un discman double, car ces équipements, mobiles et individuels, viennent se substituer progressivement aux équipements associés à l’enfance comme les magnétophones, et les CD sont dès lors aussi répandus que les cassettes audio. Ces matériels entrent dans le jeu de la sociabilité juvénile et deviennent un équipement typique de la fin de l’enfance et de la pré-adolescence.

  • le statut acquis au sein de la famille : à la prime adolescence, le statut de consommateur du jeune s’affirme au sein de l’espace familial de deux façons. Cette affirmation se fait sur une base économique : c’est à partir de la classe de 6è que la proportion d’enfant recevant de l’argent de poche augmente sensiblement (elle atteint 90%). Elle se fait également dans l’organisation spatiale domestique : à partir de la classe de 5è, la « culture de la chambre » s’affirme puisque presque tous les jeunes adolescents possèdent un matériel électro-accoustique, trois quarts des jeux vidéo, un tiers une télévision, et près d’un sur cinq un ordinateur. En 3è, l’acquisition par le jeune du statut de consommateur semble indiscutable et la prééminence de la consommation audiovisuelle ne peut être remise en cause. En effet, l’équipement audiovisuel personnel augmente encore et le pluri-équipement audio devient la règle, associant radio-réveil, discman, chaîne ou radio-cassette.

Cet équipement personnel permet que se développe un nouveau mode relationnel au sein de la famille, où se juxtaposent consommations en famille et consommations privatives. C’est également l’indicateur d’un nouvel équilibre familial, entre équipement familial et personnel, espace familial et espace individuel, dans lequel le jeune adolescent se voit reconnaître une triple compétence : une compétence d’usage des outils, une compétence de choix des programmes et une compétence de choix des modalités de consommation, toutes trois associées au développement des consommations solitaires. Autonomie qui ne signifie pas pour autant que ces consommations deviennent plus autarciques au sein de la cellule familiale, puisque le rapprochement des goûts de l’adolescent de ceux des adultes, notamment en matière télévisuelle ou informatique, favorise le renouvellement des pratiques communes, voire permet de nouvelles formes de transmission - non plus seulement descendantes (des parents vers les enfants), mais ascendantes (des enfants vers les parents).

Tableau 1

Taux d’équipement (%) du foyer et de l’enfant et avancée en âge

Taux d’équipement (%) du foyer et de l’enfant et avancée en âge

Mode de lecture : 98.5% des enfants vivent dans un foyer équipé d’au moins un matériel audio ; 91% des enfants possèdent un matériel audio qui leur est réservé ou destiné. La proportion de ceux qui en possèdent un augmente de 25% du CP à la 3e.

np : question non posée

- : non significatif

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Une homogénéisation des loisirs ?

Que l’on considère le répertoire des loisirs des 6-14 ans, ou bien l’intensité de leurs consommations, tout confirme la prééminence des médias dans leur univers culturels et le fait que la culture jeune soient centrée sur eux. En effet, la quasi totalité des 6-14 ans écoute de la musique et la radio, regarde la télévision, ou lit, les trois quarts s’adonnent aux jeux vidéo et au sport. Et plus de la moitié écoute de la musique tous les jours, ce qui fait de cette consommation la première occupation de loisir quotidien, devant la télévision et la lecture. Si les 6-14 ans sont plus familiers que leurs aînés des équipements culturels (cinéma, musées, monuments, etc.), ou plus nombreux à avoir une activité artistique amateur, ces activités restent néanmoins secondaires dans leurs loisirs[13].

Peut-on conclure de ces niveaux élevés de diffusion des activités de loisirs qu’il y a homogénéisation des loisirs? Il semble qu’il n’en soit rien, notamment parce que les effets d’âge affectent tant le répertoire des activités de loisirs que l’intensité des consommations (tableau 2).

Avec l’avancée en âge, la principale modification du répertoire du loisir des 6-14 ans concerne le développement des pratiques multimédia (ordinateur et jeux vidéo) et le changement qui affecte le pôle des sorties, la fréquentation des lieux de spectacle et de patrimoine se faisant moins répandue tandis que celle du cinéma progresse, devenant en fin de collège, « la » sortie emblématique de la culture jeune. Ces évolutions sont liées aux changements profonds qui interviennent dans l’enfance et la pré-adolescence : le développement psychomoteur et intellectuel s’accélère notamment dans la maîtrise des outils multimédia, les centres d’intérêt se déplacent, des activités sportives vers les activités juvéniles (sortie, écoute de musique et de radio, multimédia, etc.) et les modalités de ces consommations et de ces pratiques se modifient notamment avec l’acquisition d’une autonomie croissante, d’autant plus aisée que ceux-ci rencontre une offre qui leur est spécialement destinée, et que la consommation peut devenir le support d’une sociabilité juvénile.

Ainsi, à certains âges correspondent certains répertoires de pratiques. Si le niveau de diffusion du couple télévision/musique n’est jamais remis en cause du CP à la 3è, d’autres activités ont des âges : la pratiques des jeux vidéo est particulièrement diffusée en début de primaire, la fréquentation de la bibliothèque est moins largement répandue à partir du collège quand l’adhésion aux normes scolaires de l’apprentissage par l’écrit est remise en cause, les sorties culturelles sont moins répandues dès le collège, dès lors qu’elles ne sont plus insérées dans le cadre scolaire[14]. On passe donc d’un répertoire de pratiques qui allie domestication (télévision, écoute musicale), prescription (lecture, sorties culturelles) et exercice corporel (sport) à un répertoire dans lequel une identité autonome se constitue, via l’autonomie de sortie (cinéma), le rejet des formes de consommations prescrites tant par l’école que la famille (bibliothèque, lieux de spectacle et de patrimoine, lecture), le développement de compétences technologiques souvent clivantes sur le plan intergénérationnel (ordinateur et jeux vidéo), et l’expérimentation de soi (pratiques artistiques amateurs).

L’observation des intensités de consommations renforce la perception de cette évolution. L’écoute musicale, pratique diffusée chez les 6-14 ans comme chez leurs parents, devient le lieu d’une différenciation identitaire à travers les modalités et les contenus de consommation et occupe de manière croissante avec l’avancée en âge le temps de loisir quotidien. Si la lecture est globalement moins répandue, elle est également de moins en moins inscrite dans le quotidien des enfants et des adolescents, à mesure que, du primaire au collège, elle est de plus en plus perçue comme un instrument pédagogique d’accès au savoir[15]. Parallèlement, le multimédia prend une place croissante dans le quotidien : plus compétents en la matière, les adolescents diversifient également leurs usages des outils informatiques, des utilisations péri-scolaires aux usages ludiques et communicationnels.

En revanche, les jeux vidéo, la télévision et les activités artistiques amateurs voient le nombre de leurs adeptes quotidiens peu augmenter avec l’âge. On peut y voir plusieurs raisons : soit la consommation est déjà très fortement inscrite dans le quotidien et se heurte aux limites de l’équipement (c’est le cas de la télévision par exemple) ; soit la pratique est de plus en plus sexuée et ne se diffuse que chez une partie des adolescents (les jeux vidéo deviennent ainsi une consommation quotidienne quasiment exclusivement masculine), soit il s’agit d’activités fortement institutionnalisées, dont le rythme est dicté par le cadre de pratique (pratiques amateurs, pratiques sportives).

Tableau 2

Niveau de diffusion des loisirs, intensité de consommation et avancée en âge

Niveau de diffusion des loisirs, intensité de consommation et avancée en âge

Mode de lecture : 95% des enfants en moyenne du CP à la 3e ont regardé la télévision au cours du trimestre précédent l’enquête. Du CP à la 3e, cette proportion augmente de 4% ; 42% en moyenne du CP à la 3e regardent la télévision tous les jours et cette proportion est de 6% du CP à la 3e

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Consommation et goût

Mais l’analyse des évolutions avec l’avancée en âge du répertoire du loisir ainsi que des fréquences de consommation ou de pratique n’épuise pas la compréhension des rapports des 6-14 ans avec le champ du loisir. Car pour saisir pleinement ce rapport, il faut intégrer une interrogation sur le goût. La vision du rapport des moins de 15 ans avec les loisirs culturels est tout autre dès lors que l’on déplace l’observation de ce qu’ils font à ce qu’ils déclarent aimer faire. Il est donc possible de déconstruire l’idée d’une « génération média », qui entretiendrait un rapport d’attachement prioritaire, unanime et uniforme à l’égard de la télévision, de l’écoute musicale et radiophonique, des jeux vidéo et de l’ordinateur. La « génération média » se transforme alors en une génération au visage plus bigarré, alliant fort attachement au sport (même si les formes de pratiques changent au profit, notamment chez les filles, d’une attention plus esthétisante portée à l’activité physique), aux consommations musicales et radiophoniques, qui constituent progressivement un univers de référence, avec ses codes, ses produits spécifiques et ses formes de sociabilités propre (les talk radiophoniques, les libres antennes, etc.), ainsi qu’un fort attachement aux pratiques artistiques amateurs (musique, chant, écriture), plus investies à mesure que le poids de la prescription familiale baisse et que s’émancipent les choix de la pratique et de ses modalités d’exercice (tableau 3).

Ainsi, la télévision, média du quotidien pour près de la moitié des enfants interrogés ne génère un attachement que chez un tiers de ces consommateurs les plus réguliers. Et les jugements qu’ils portent sur ce média sont fortement contrastés, faisant voisiner intérêt ludique (plus de 8 sur 10 pensent que « la télévision, c’est amusant »), intérêt informatif (8 sur 10 pensent qu’« à la télévision on apprend un tas de choses utiles ») et intérêt pratique (7 sur 10 pensent que « la télévision, on la regarde quand on a rien d’autre à faire »), cette dernière option étant celle qui progresse le plus avec l’âge. De même, au fur et à mesure que les injonctions scolaires prennent plus de place dans l’usage de l’informatique domestique, c’est-à-dire dès le collège (près de 7 sur 10 des usages de l’informatique sont mixtes quand l’enfant est en classe de 5è, alors qu’en début de primaire les usages ludiques prédominent), les jeunes adolescents se déclarent moins attachés à leurs consommation multimédia. Enfin, la baisse de l’attachement au cinéma, alors même que sa diffusion est large et que sa fréquence croît avec l’âge, peut être interprétée comme résultant d’un double effet : d’une part, la « normalisation » des sorties à l’adolescence – la sortie n’est plus une revendication, mais un acquis de l’autonomie progressivement conquise - ; d’autre part, la concurrence des vidéothèques et DVDthèques que possèdent les adolescents ou auxquelles ils ont accès, et qui leur permettent de créer des soirées à domicile.

L’analyse des attachements aux pratiques et consommations et de leur évolution au fil de l’avancée en âge incite également à un questionnement accru du rapport des jeunes à la « lecture papier ». L’érosion de la lecture quotidienne au profit de lectures plus épisodiques, de même que la baisse de l’attachement à cette pratique indiquent le changement de statut de l’activité, qui, de loisir chez les plus jeunes, loisir dans lequel les parents s’impliquent massivement (plus de 9 parents sur 10 incitent leur enfant à lire quand il est en CP), devient outil de travail au collège. Ce recul de la « lecture-plaisir » entraîne avec lui celui de la fréquentation des bibliothèques. Enfin, l’expérimentation identitaire propre à l’adolescence semble prendre pour vecteur privilégié les pratiques amateurs artistiques (notamment celle de la musique, du chant et de l’écriture) et les pratiques sportives, engageant un rapport au corps et au monde, au genre et au sexe (Detrez, 2002).

Tableau 3

Attachement aux activités de loisirs et avancée en âge[16] (Pourcentage déclarant « Être attachés beaucoup »)

Attachement aux activités de loisirs et avancée en âge16 (Pourcentage déclarant « Être attachés beaucoup »)

Mode de lecture : 63.5% des enfants en moyenne du Cm2 à la 3e déclarent un fort attachement au sport. La proportion de ceux qui s’y déclarent fortement attachés augmente de 11% du Cm2 à la 3e.

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Les effets du genre

Les effets de genre interviennent à trois niveaux : dans la catégorisation sociale des pratiques (est féminin ce qui est majoritairement investi par les filles, et masculin ce qui l’est par les garçons), au niveau de la répartition des responsabilités éducatives au sein de la famille (qui de la mère ou du père intervient et sur quels registres ?), enfin, au niveau des stéréotypes véhiculés par cette éducation. Les contraintes liées au sexe sont ainsi inscrites tout à la fois dans les objets, leurs usages et normes d’usage. On en trouve donc la trace tant dans les répertoires de loisirs que dans l’intensité de consommation de chaque activité ou encore dans la hiérarchie des attachements aux consommations et pratiques.

Loisirs et catégorisation sociale sexuée

La catégorisation sociale sexuée des pratiques et des consommations est largement indexée sur le sexe des pratiquants ou consommateurs et les représentations sociales infèrent des qualités des unes les qualités des autres. Ainsi les qualités féminines seront celles que les filles développent au sein des activités dans lesquelles elles sont majoritaires, de même pour les garçons. Ce système d’équivalence, qui suppose que des caractéristiques générales soient inférées comme individuelles, masque en réalité combien la construction du goût achoppe encore sur la question de la différenciation de genre : observer la réduction du goût des filles à cette catégorisation, décrire les modalités sociales de la construction du goût n’épuise pas ni ne vide la notion de goût de son opérationnalité.

L’observation des équipements des enfants des deux sexes (tableau 4), ainsi que de leurs répertoires de loisirs et de leur intensité de consommation (tableau 5) dessine les contours assez nets de deux univers, l’un féminin, l’autre masculin. Ainsi, l’observation des différences d’équipement des filles et des garçons renseigne sur les catégorisations de genre en matière de consommations médiatiques : les jeux vidéo sont des équipements plutôt masculins tandis que la possession d’équipements audio et de consommables musicaux est plutôt féminine[18].

Tableau 4

Equipement de l’enfant (%) et sexe (pour 100 enfants)

Equipement de l’enfant (%) et sexe (pour 100 enfants)

Mode de lecture : 91% des enfants possèdent un matériel audio qui leur est réservé ou destiné. Les filles sont plus nombreuses que les garçons a en posséder un (+5 points).

- : non significatif

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Par ailleurs, le répertoire des loisirs des filles et garçons diffère : les filles sont moins nombreuses à intégrer les jeux vidéo dans leur répertoire d’activité, et sont également moins nombreuses à s’y adonner quotidiennement tandis qu’elle sont plus nombreuses à s’adonner à une pratique artistique amateur, ou à fréquenter les bibliothèques. En outre, l’intensité de leur investissement dans le loisir se distingue de celui des garçons, même à inscription semblable du loisir dans le répertoire d’activités: elles sont plus nombreuses à écouter quotidiennement de la musique.

Tableau 5

Niveau de diffusion (%) des loisirs, intensité de consommation et sexe

Niveau de diffusion (%) des loisirs, intensité de consommation et sexe

Mode de lecture : 95% des enfants en moyenne du CP à la 3e ont écouté de la musique ou la radio au cours du trimestre précédent l’enquête. Les filles sont plus nombreuses à le faire (+5 points). En moyenne, du CP à la 3e, 56% des jeunes en écoutent tous les jours. Là encore les filles sont plus nombreuses que les garçons à le faire (+17 points).

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Et, même lorsque filles et garçons intègrent la même activité dans leurs loisirs, avec une intensité semblable, le jeu des choix de contenus opère une nouvelle distinction sexuée : il en va ainsi en matière de consommation télévisuelle, les filles privilégiant de manière croissante avec l’âge les sit-coms, des émissions de télé-réalité (en 3è les filles sont plus de deux fois plus nombreuses que les garçons à aimer les sit coms et les émissions de divertissement) tandis que les garçons privilégient les émissions consacrées aux sports (absentes des choix des filles), les émissions comiques (qu’ils sont 3 fois plus nombreux à aimer) ainsi que les jeux (qu’ils sont près de 2 fois plus nombreux à citer).

Enfin, filles et garçons ne se déclarent pas attachés aux mêmes activités. Ainsi, si quelle que soit l’activité amateur considérée, les filles se déclarent plus attachées à la pratique que les garçons, cette différence est particulièrement forte dans les activités amateur les plus exigeantes en temps et qui s’insèrent dans le cadre des enseignements les plus contraignants, comme la danse (+39 points), le théâtre (+20.5 points) ou la musique (+18.5 points). On découvre donc bien deux univers culturels sexués distincts dans les équipements de la « culture de la chambre », les répertoires d’activités, l’intensité de consommation des loisirs ainsi que les choix de contenus et les attachements subjectifs aux activités.

Usages, comportements et genre

Mais la construction du genre se fait également dans les interactions au sujet des consommations, qu’il s’agisse de choix de modalités de consommation (consommer à plusieurs ou en solitaire) ou de publicisation de cette consommation (parler de ce que l’on fait ou pas). C’est ainsi une identité pour autrui qui se construit, dans laquelle les rapports de genre sont primordiaux, qui prend appui sur les catégorisations sociales sexuées des loisirs, et les (re)produit en même temps.

Globalement, les différenciations observées entre les modalités de consommations médiatiques des filles et des garçons viennent conforter les identités de genre. Les filles génèrent globalement plus d’échanges et utilisent davantage la large palette de situations de consommations possibles que les garçons et se développent donc plus dans l’intersubjectivité, voire l’intra-subjectivité, que leurs homologues masculins (Irigay, 1990). Par ailleurs, garçons et filles discutent de leurs pratiques et de leurs consommations plus avec leur mère qu’avec leur père (+6 points). Et les deux registres s’imbriquent. Ainsi, la plus grande propension des filles à développer une sociabilité juvénile se heurte en matière de jeux vidéo à sa catégorisation « masculine » : même consommatrices, elles le font moins avec leurs camarades que les garçons (-16 points) et surtout, elles en parlent moins (-20 points). Il en va de même en matière d’ordinateur, puisque les filles qui l’utilisent en parlent moins à leurs amis que les garçons (-13 points). Ce faisant, elles affirment la cohérence de leur modèle de rôle, féminin, et des valeurs qui y sont associées, ainsi que leur identité de filles. Car ce trait est plus marqué encore en matière d’échanges verbaux que de contextes de consommation. A l’âge de la jeune adolescence, le choix des discutants est fortement déterminé par le sexe et l’objet des débats. L’univers des échanges verbaux, des émotions et opinions, est donc beaucoup plus sexué encore que celui des pratiques de consommations. Construire son identité, c’est peut-être plus intimement débattre de ce qu’on a vu, entendu, aimé ou pas, mettre en jeu des catégories cognitives et affectives, qu’être proche physiquement dans une activité. On découvre ici un symptôme de la négociation que constitue « l’être ensemble familial » (De Singly, 2000).

Normes d’usage, normes de comportement et genre

Les modèles éducatifs sont également générateurs de différenciation sexuée, pour deux raisons : d’une part parce que les responsabilités éducatives ne sont pas également prises en charge par le père et par la mère, certains registres d’intervention étant très nettement sexués ; ensuite parce que ces dispositions réagissent au sexe de l’enfant. Deux niveaux s’imbriquent donc: celui du genre de l’éducateur qui prend en charge l’interaction éducative en matière de consommation de loisir, variable selon le type d’interaction (contrôle, partage, incitation), et le genre de l’enfant. Pour chaque activité, on a demandé aux deux parents de dire s’ils consommaient avec leur enfant (partage), s’ils l’encourageaient à faire cette activité (incitation) ou s’ils exerçaient des restrictions sur la consommation (contrôle en terme de contenus ou de temps passé). Ce sont ces trois dimensions qui sont commentées ci-après.

La polarisation sexuée des échanges verbaux est la règle : globalement les filles parlent plus avec leur mère de leurs loisirs et les fils avec leur père. Mais cette polarisation n’explique pas tout. La prédominance du rôle maternel[19] en matière d’éducation au loisir se vérifie globalement en matière médiatique (à l’exception des pratiques communes à caractère technologique comme les jeux vidéo ou l’ordinateur). Cette prééminence est notamment plus forte auprès des enfants les plus jeunes : quand l’enfant est en CP, la mère prend plus en charge l’ensemble des consommations médiatiques (de +4 points pour l’interdiction en matière de jeux vidéo à +16 points pour l’incitation musicale), à l’exception de la pratique commune des jeux vidéo et de l’ordinateur (respectivement ‑21 et ‑4 points). Si avec l’avancée en âge, les écarts se réduisent entre interactions de l’enfant avec le parent de chaque sexe notamment dans les domaines les plus sexués (incitation musicale pour la mère et pratique commune des jeux vidéo pour le père), les interactions médiatiques parentales ne deviennent pas asexuées pour autant. La différenciation sexuée des registres d’intervention croît : les pères sont tendanciellement moins présents dans les registres de l’interdit et de l’initiation que dans celui, plus ludique, de la pratique commune.

De plus, le sexe des pratiques s’accentue, rangeant d’une part la musique et dans une moindre mesure, la télévision du côté des mères, d’autre part les jeux vidéo et, dans une moindre mesure, l’ordinateur du côté des pères. Cette répartition recouvre une dichotomie émotion/technologie qui en dit long sur les identités de genre et les stéréotypes de rôles. Celle-ci ne fait pas seulement écho aux consommations personnelles des parents, qui portent plus les mères vers l’écoute de CD, disques et cassettes que les pères (+10 points en écoute quotidienne), et les pères plus vers les jeux vidéo (ils sont deux fois plus nombreux que les mères à y jouer tous les jours) et l’ordinateur (+7 points d’utilisation quotidienne). Car sinon, comment expliquer l’absence d’impact de la plus forte consommation télévisuelle des pères (+10 points d’audience quotidienne) sur les interactions qu’ils ont avec leur enfant au sujet de ce média ? Plus qu’elle ne contribue à une « reproduction » des habitus sexués, elle participe à la construction des idéaux comportements de références des identités sexuées.

On peut alors comprendre comment ces dispositions éducatives parentales, cette socialisation familiale, réagissent au sexe de l’enfant, comme l’avaient déjà suggéré Passeron et de Singly (1984). Globalement, c’est dans le registre de l’interdit que les différences les plus remarquables apparaissent en fonction du sexe de l’enfant : les parents interdisent plus aux garçons d’écouter de la musique ou la radio (7,5 points de plus que les filles) et plus aux filles de jouer aux jeux vidéo (18 points de plus que les garçons). Il est frappant de constater que cette hiérarchie d’interdits n’est pas parallèle à celle de la familiarité de chaque sexe avec ces consommations, les filles étant plus amatrices de musique et les garçons de jeux vidéo. Est-ce la compétence que les jeunes développent via leurs consommations qui les prémunit contre les interdits ? Ou bien est-ce le moindre poids des interdits qui permet le développement d’une spécialisation de leurs intérêts ? Ou bien encore la trace d’un modèle de rôle imposé, qui rangerait la musique au côté du féminin et les jeux vidéo au côté du masculin?

C’est dans ce cadre qu’il faut replacer les situations hétérodoxes sur le plan du genre que l’exemple des jeux vidéo permet d’illustrer. Masculins du point de vue de la catégorisation sociale (les filles sont trois fois plus nombreuses à ne pas y jouer), les jeux vidéo le sont également sur le plan de la pratique : les filles cantonnent plus que les garçons leurs jeux dans l’espace familial au détriment des jeux avec les copains (les trois quarts des garçons y jouent souvent avec leurs copains contre moins de la moitié des filles), et polarisent leur consommation sur le parent de même sexe (elles sont plus nombreuses à ne jamais jouer avec leurs pères aux jeux vidéo que les garçons : +5 points). Les jeux vidéo sont encore masculins sur le plan de l’attachement à la pratique : plus de la moitié des garçons joueurs déclarent que s’ils ne pouvaient plus jouer à des jeux vidéo cela leur manquerait beaucoup alors que les filles qui s’y adonnent ne sont que 14% dans ce cas. Ils sont enfin plus masculins sur le plan de la publicisation de la pratique : les filles sont plus nombreuses à ne pas parler de leur consommation de jeux vidéo et l’écart se creuse avec l’avancée en âge (en classe de 3è, il est de 38.5 points). Que dire alors de ces 3.5% de filles qui investissent en classe de 3è quotidiennement un domaine que fréquente tous les jours un tiers des garçons de leur âge? S’agit-il d’une piètre incorporation des identités de genre de la consommation ? d’une insuffisante accommodation à l’identité sexuée ? ou bien d’une consommation fondée sur une compétence spécifique qui la légitime sans pour autant disqualifier le registre de référence de ces filles ?

L’influence du cadre de socialisation familial

Les questionnements qui précèdent sont intimement liés à ceux qui concernent les agents de socialisation : les parents, l’école et le groupe des pairs. Nous traiterons principalement de la socialisation familiale, qui pose la question de l’habitus, via les interactions intergénérationnelles en matière de comportement culturel. Certes, la famille n’est pas le seul cadre de socialisation : les enfants passent près de 1000 heures par an à l’école, laquelle véhicule des normes et des valeurs et implique un certain nombre de consommation ou de fréquentation d’équipements culturels. Les enfants et jeunes adolescents sont également pris dans le réseau de leur sociabilité juvénile qui joue comme un troisième facteur de socialisation, horizontale cette fois. Il n’en reste pas moins que le cadre familial est le premier – à la fois chronologiquement, et en importance au moins dans les premiers âges de la vie - et qu’à ce titre, il mérite une attention toute particulière.

On l’a vu dans la section précédente, le cadre familial impose visiblement sa marque dans la construction des univers sexués des loisirs. Mais ce n’est pas le seul mode de transmission observable : les cultures familiales, très marquées par les catégories socio-professionnelles des parents – au sens de répertoire d’activités – sont également un objet de la transmission intergénérationnelle.

Plusieurs indicateurs de ces interactions ont été envisagés : la description les projets éducatifs déclarés par les parents en matière de loisir à l’égard de leur enfant, l’analyse des attitudes éducatives portant sur les pratiques et consommations culturelles et, enfin, la reproduction intergénérationnelle des comportements culturels. Cette dernière dimension est un aspect de la transmission (Donnat, 2004), dont on peut énumérer au moins trois configurations possibles : la transmission de pratiques effectives au moment de l’enquête dans l’une et l’autre génération ; la transmission de la pratique effective mais passée (ce serait le cas d’activités réalisées quand le parent était lui même enfant par exemple et qu’il fait faire à son enfant le moment venu) ; enfin la transmission indépendamment de la pratique effective des parents (quand le parent aurait souhaité faire une activité qu’il fait faire à son enfant, ou pense que telle activité est bonne dans le cadre de son projet éducatif pour son enfant sans l’avoir jamais pratiquée lui-même). L’enquête réalisée par le Deps ne saisit que la première de ces trois dimensions : la transmission fondée sur une pratique effective actuelle des parents vers leur enfant. Cette socialisation est évidemment variable selon les cultures familiales, qui impliquent autant le rapport adulte au loisir que la place du loisir dans le projet éducatif.

Loisir et projet éducatif

En matière d’activité de loisir pour leur enfant, un tiers des parents émettent un souhait, principalement autour du duo activités artistiques/sport, donnant le visage d’un projet éducatif épanouissement personnel, développement physique, apprentissage et discipline : la première activité souhaitée concerne la pratique musicale, suivie du sport (sans précision), de la natation, de la danse (tableau 6). Notons que la lecture ne figure pas dans le peloton de tête des activités souhaitées par les parents alors même qu’ils déclarent massivement inciter leur enfant à lire (c’est le cas de 8 sur 10 d’entre eux). C’est sans doute que la lecture n’est pas considérée comme appartenant au champ du loisir, mais de l’investissement scolaire.

Tableau 6

Les douze premiers souhaits des parents en matière de hobby pour leur enfant

Les douze premiers souhaits des parents en matière de hobby pour leur enfant

Mode de lecture : Interrogés sur le hobby qu’ils souhaiteraient voir adopter par leur enfant, 26 % des parents désignent la musique ou le chant.

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Tous les parents ne formulent pas des souhaits, et tous ne formulent pas les mêmes. Les projets sont plus fréquemment formulés à l’égard des enfants uniques, qui concentrent toute l’attention éducative des parents, mais également dans les familles de cadres et professions intellectuelles supérieures qui projettent plus que les autres dans les activités de loisir des intentions éducatives, sans doute parce qu’eux-mêmes en ont plus bénéficié étant enfants.

Par ailleurs, les différentes cultures familiales font que les souhaits ne se portent pas vers les mêmes activités : les ménages de professions libérales et de cadres concentrent plus leurs projets sur la musique (x 2,5 et x 1,3 que la moyenne[20]). Les seconds sont également plus nombreux à souhaiter un développement de la lecture chez leur enfant (x2), tant ils anticipent, par expérience, le poids de cette pratique dans la réussite scolaire future de l’enfant et tant ils valorisent ce mode d’accès au savoir et au plaisir, étant eux-mêmes tendanciellement plus forts lecteurs que la moyenne. Les contremaîtres privilégient pour leurs enfants les arts martiaux (x2,5) et plus généralement le sport (x2) dans ses aspects les plus disciplinaires : c’est la même raison qui porte tendanciellement les ouvriers qualifiés à souhaiter pour leur enfant le développement des activités de danse (x1,5). Fournissant déjà le gros des enfants joueurs, les parents ouvriers souhaitent plus que la moyenne le développement du foot pour leur progéniture (x 2,5).

Loisirs et normes éducatives

Ces souhaits parentaux se doublent du registre des interactions qu’ils exercent à l’égard des loisirs auxquels s’adonne l’enfant. Dans l’enquête, on a cerné certains de ces registres, non exclusifs, au travers des notions de contrôle, d’incitation ou d’accompagnement à la consommation qui, sans résumer l’intégralité des interactions éducatives sur le plan culturel, permettent néanmoins de cerner les modalités de prise en compte et en charge du loisir par les parents, dans un projet éducatif global.

Assez logiquement, ce sont les activités les plus répandues et les plus insérées dans le quotidien des enfants qui génèrent le plus d’interactions éducatives (tableau 7). Mais le volume de ces interactions ne respecte pas totalement la hiérarchie des loisirs des enfants. Ainsi, la télévision supplante l’écoute musicale dans les stratégies des parents, notamment sous l’angle du contrôle, alors que cette dernière activité constitue le premier loisir des 6-14 ans (elle est la première consommation du quotidien) et surtout celle qui progresse le plus avec l’avancée en âge. Les consommations télévisuelles sont ainsi, plus que pour les autres médias, faites en famille, notamment du fait du faible équipement personnel ou réservé à l’enfant : la presque la totalité des parents regarde la télévision avec leur enfant. De plus, dans plus de 7 familles sur 10, il arrive que l’un des parents fasse découvrir une émission à son enfant ou l’incite à regarder un programme. C’est notamment plus le cas au fur et à mesure que les goûts et/ou centres d’intérêts des enfants se rapprochent de ceux de leurs parents avec l’avancée en âge et se distancient des offres télévisuelles jeunes publics. Enfin, la télévision est un objet particulièrement « contrôlé » par les parents, qu’il s’agisse des programmes ou des moments d’écoute. Avec l’avancée en âge, le périmètre de ces interdits est renégocié tant en matière de contenus que d’agenda.

Ces trois registres d’interaction pèsent de manière variable selon le milieu d’origine, à niveaux de revenus et de temps travaillés similaires. On peut alors appréhender ce qui relève de l’image des médias. Ainsi, les parents exerçant des professions libérales regardent tendanciellement moins la télévision avec leur enfant que les cadres et professions intellectuelles supérieures (ceux qui ne le font pas sont 11 points de plus que la moyenne), tandis que les cadres sont particulièrement nombreux à inciter leurs enfants à regarder certains programmes (11 points de plus que la moyenne), développant ainsi, si ce n’est une pratique commune d’audience, du moins une pratique commune de lecture critique de l’offre télévisuelle. C’est également chez les cadres et professions intellectuelles supérieures que les interdictions sont les plus fréquentes en matière de contenus (6 points de plus que la moyenne) alors que les interdictions en matière d’agenda sont semblables à celles édictées dans les foyers de professions libérales (de l’ordre de 88%).

Dans un cas, l’enjeu éducatif semble résider dans le cantonnement des moments d’audience d’un média considéré prioritairement comme récréatif, mais dont on sait qu’il peut déverser des images impropres aux enfants. Dans l’autre, la restriction temporelle se double d’une vision culturelle du média, que ce soit parce qu’il peut proposer des programmes intéressants ou parce qu’il s’agit de former des outils de distanciation critique, face à un équipement dont la présence n’est pas remise en cause, mais dont les contenus peuvent l’être.

Le pôle de la musique semble comparativement moins normé : les consommations communes sont nombreuses, notamment parce que les échanges le sont également, même si le multi-équipement du foyer et l’équipement du jeune permettent le développement de consommations séparées, qui rendent difficile, voire injustifié, l’exercice du contrôle parental. Mais au fil du temps, l’écheveau de ces interactions se desserre. Du CP à la 3è, la part des consommations musicales commune diminue de 13 points, celle de l’incitation parentale de 18 points, notamment sous l’effet de la spécification des goûts des jeunes, sans pour autant qu’il y ait rupture : en 3è, plus de 8 parents sur 10 écoutent encore de la musique ou la radio avec leur enfant, 7 sur 10 lui font encore découvrir des musiques. Ces types d’échanges sont particulièrement développés dans les milieux à fort capital culturel ou économique (chefs d’entreprise, professions libérales et cadres et professions intellectuelles supérieures), de même que dans certaines classes moyennes (techniciens et professions intermédiaires). On peut trouver deux types d’explication à cette observation.

D’une part, le maintien d’une transmission familiale descendante, que ce soit dans une perspective « légitimiste » qui amène à faire découvrir les productions « canoniques » ou « canonisables », de la musique classique aux Rolling Stones, ou bien dans une vision plus culturaliste, qui porte à faire découvrir ce que l’adulte aimait déjà quand il était jeune et/ou ce qu’il aime en tant qu’adulte. D’autre part, l’émergence d’une transmission ascendante dans laquelle les enfants deviennent à leur tour prescripteurs, notamment face à la segmentation poussée des marchés musicaux et radiophoniques. Les deux postures ne sont ni antagonistes, ni exclusives et peuvent jouer, alternativement ou concomitamment, suivant les genres musicaux, les artistes et les diffuseurs.

Le haut niveau de participation parentale aux pratiques informatiques et aux jeux vidéo de l’enfant s’explique par la technicité des outils, lesquels requièrent, aux plus jeunes âges, le concours d’un adulte, dont l’enfant s’émancipe dès qu’il grandit : la pratique commune de l’ordinateur baisse de 15 points du CP à la 3è, et celle des jeux vidéo de 30 points. Pourtant, ordinateur et jeux vidéo sont bien deux cas distincts : en 3è, les trois quarts des adolescents utilisent encore l’ordinateur avec leurs parents alors que c’est le cas de moins de la moitié d’entre eux pour les jeux vidéo. C’est sans doute parce que les usages des ordinateurs mettent en jeu de nouvelles compétences intellectuelles, dans la recherche, le traitement et la sélection de l’information, étant donné les possibilités bien plus vastes ici que celles offertes par les autres médias : en 3è, la moitié des jeunes surfe sur Internet et le tiers utilise les messageries électroniques. La posture parentale à l’égard des nouvelles technologies de la communication mêle alors intimement partage et contrôle. Mais cela exprime également sans doute l’opinion des parents sur les médias et le registre dans lequel ils les classent : les jeux vidéo dans le pôle ludique, dont il faut limiter la chronophagie naturelle, et l’ordinateur dans la sphère des pratiques ludo-éducatives.

Cette dichotomie se lit dans la façon différente dont les groupes sociaux s’investissent dans les pratiques communes. Les classes à fort niveau de diplôme et de revenu, qui semblent placer au rang des projets éducatifs une éducation au média télévisuel ou musical, consacrent peu de temps aux pratiques en commun des jeux vidéo : les cadres et professions intellectuelles supérieures, jouent moins aux jeux vidéo avec leurs enfants que les ouvriers (10 points de moins) et, surtout, ils sont plus nombreux à en interdire certains (6 points de plus). Cette posture éducative se combine avec les compétences « objectives » des parents - ainsi en matière d’ordinateur, ceux qui accompagnent le plus les pratiques de leurs enfants se recrutent parmi ceux-là même qui exercent des professions les rendant familiers de l’outil (cadres, professions intellectuelles et chefs d’entreprise : 8 points de plus que la moyenne) – ainsi qu’avec les pratiques de loisirs adultes (c’est dans ces familles qu’il y a le plus de pères qui utilisent quotidiennement l’ordinateur dans leur temps libre : 14 points de plus que la moyenne).

Les actions des parents portent donc la trace de la hiérarchie des loisirs des enfants mais la produisent en même temps, dans une interrelation que l’avancée en âge de l’enfant vient dénouer peu à peu sans pour autant s’en émanciper, certaines cultures familiales ayant déjà essaimé en eux leurs hiérarchies.

Tableau 7

Interactions éducatives (%) en matière de loisirs

Interactions éducatives (%) en matière de loisirs

Mode de lecture : 97.5% des parents déclarent qu’ils regardent la télévision avec leur enfant, 75.5% lui font découvrir certaines émissions ou programmes, 89% lui interdisent de regarder certains programmes et 82.5% de regarder la télévision à certains moments de la journée.

np : question non posée

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Loisirs et reproduction intergénérationnelle des comportements

La conjonction de ces projets éducatifs ainsi que de ces modalités d’action sur les loisirs des enfants travaille à la reproduction des cultures familiales. On dispose ici de deux indicateurs de la reproduction intergénérationnelle des comportements culturels : le premier porte sur la transmission du hobby[21], le second sur l’ensemble des consommations et pratiques considérées dans l’enquête. L’existence d’une passion chez l’enfant est sans conteste liée à l’existence d’un hobby chez ses parents : ce fait, déjà évoqué par d’autres analyses (Bromberger, 1998, Donnat, 2004), se trouve ici corroboré. Dans les familles où aucun des deux parents ne déclare de hobby, les enfants ont moins de chance d’en avoir un, tandis que les enfants dont les deux parents ont une passion sont ceux qui ont le plus de chances d’en avoir un (tableau 8).

Le fait pour les parents de déclarer un hobby varie fortement selon le milieu social, ces variations expliquant pour partie celles observées pour les enfants. En s’élevant dans la hiérarchie sociale, les probabilités de pratiquer une passion augmentent, tant pour les mères que pour les pères[22]. L’investissement du père étant plus massif dans un hobby (40% des pères et 26% des mères déclarent avoir un hobby), c’est celui-ci qui est le plus déterminant pour l’existence d’une passion chez l’enfant. Ainsi à profession similaire, les mères présentent un niveau d’implication dans une passion toujours inférieur à celui des pères : cela peut être mis en rapport avec les analyses existant sur l’occupation du temps de chacun des deux sexes - les hommes disposant de plus de temps de loisir que les femmes -, mais également ça peut être un mode de construction de l’identité qui suppose moins chez les femmes que chez les hommes une polarisation autour de certains objets ou activités. Cette hypothèse couramment émise concernant le rapport différentiel des hommes et des femmes au monde du travail, semble pouvoir s’appliquer au domaine du loisir, tant chez les parents que chez les enfants.

Tableau 8

Transmission du hobby

Transmission du hobby

Mode de lecture : 58% des enfants de 6 à 14 ans déclarent avoir un hobby. Si au moins l’un des deux parents déclare avoir pour sa part un hobby, la probabilité pour l’enfant d’en avoir un (sans que cela soit forcément le même) passe à 68 %, soit une augmentation de 10 points.

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Si l’on considère maintenant le rapport des consommations des parents et des enfants, on constate que globalement trois quarts des comportements des enfants sont explicables par ceux de leurs parents en terme d’accès, seules les pratiques au caractère générationnel affirmé se distinguent - les jeux vidéo sont ainsi seulement pour la moitié des comportements des enfants indexés sur les comportements de leurs parents - ou bien les sorties dans lesquelles d’autres agents de socialisation pèsent : c’est le cas de l’école pour la fréquentation des lieux de spectacle et de théâtre, des copains et des instances de formation para-scolaires pour le sport et les activités artistiques amateurs. De manière générale, cette analyse confirme le caractère pérenne du point de vue des générations du rapport aux répertoires culturels.

Pour pousser plus avant cette analyse, nous avons comparé non plus seulement les répertoires de loisirs des enfants et de leurs parents, mais l’intensité avec laquelle les uns et les autres s’adonnent à chaque loisir pour tenter d’expliquer le poids des intensités de consommation parentales sur l’intensité de consommation de l’enfant. En effet, si les différences générationnelles se marquent peu en terme d'accès ou de distance aux loisirs, on peut imaginer qu’elles se marquent plus nettement en ce qui concerne l’intensité des consommations et des pratiques, autrement dit, l’intensité de l’investissement dans le loisir. L’intensité de l’investissement des enfants dans le loisir obéit peu à celui des parents, puisque les taux de reproduction sont toujours inférieurs ou voisins de 40%. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet état de fait. Les parents disposent de moins de temps libre que leur enfant, ce qui explique que globalement les taux de reproduction d’intensité soient relativement faibles, les enfants étant souvent plus investis que leurs parents.

On peut également discerner l’effet de la domestication des pratiques, qui les rendant plus fréquentes, facilite le rapprochement des comportements de consommation des enfants et de leurs parents : ainsi le taux de reproduction de l’intensité de consommation est supérieur quand il s’agit de consommation médiatique et de lecture. On peut aussi distinguer un effet d’âge – qui fait que les enfants ont une intensité de consommation en matière de pratiques artistiques amateurs sans rapport avec celle de leurs parents, le plus souvent inexistante, car ils en font un support d’expérimentation de soi dans une période importante de construction identitaire - et effet de génération – le cas des jeux vidéo, pratique « jeune », est à ce sujet illustrant. Reste que les enfants doivent peu à leurs parents leurs choix d’intensité de consommation.

Conclusion

Cette analyse confirme la prégnance de schémas largement intergénérationnels dans les choix (Bourdieu, 1993). : les répertoires de loisirs des moins de 15 ans, ainsi que leur grammaire, ressemblent à ceux de leurs parents, avec les variations que supposent le passage des générations, notamment en matière de nouveaux médias, et la dimension d’expérimentation caractéristique de leur âge. On peut donc estimer qu’il existe deux types de dynamiques intergénérationnelles du loisir : la première, complémentaire de la reproduction d’accès ou de distance, qui fait apparaître ou disparaître d’une génération à l’autre des activités dans les répertoires des loisirs ; la seconde, qui fait que les intensités d’investissement dans le loisir se modifient considérablement des parents à leur enfant.

Ces quelques éléments n’épuisent pas le champ de compréhension des dynamiques d’âge, de sexe et d’interactions familiales dans la définition du loisir. Tout au plus indiquent-elles quelques pistes qui permettent de réfléchir à la position relative des différentes activités dans une économie globale du loisir, largement indexée sur les cultures familiales, de sexe et d’âge, mais également à ce que le loisir produit de catégorisation sociale, notamment en matière de sexe. Les enfants et adolescents n’apparaissent en rien comme des êtres infra-sociaux, déterminés par les conditions de socialisation familiales, mais comme des acteurs qui négocient des plages de liberté et d’autonomie au sein de la cellule familiale, à des degrés variables selon l’âge, le sexe et l’origine sociale. Les moins de 15 ans sont co-acteurs de la transmission culturelle, à trois titres.

D’abord parce qu’une transmission descendante ne peut se concevoir sans leur action volontaire (acceptation des répertoires de loisirs par exemple). Ensuite parce que cette transmission descendante se double dans certains cas d’une transmission ascendante : on voit ainsi des enfants devenir des agents de socialisation de leurs parents, notamment dans les activités les plus technologiques, pour lesquelles, dans certains milieux, leur compétence est supérieure à celle de leurs parents (l’ordinateur par exemple). Enfin, parce que même si le cadre familial est prégnant, d’autres influences se font jour – l’école, le groupe des pairs, les médias - dont l’influence va croissante au fil de l’avancée en âge, et viennent contredire, contrebalancer ou renforcer selon les cas les influences familiales. Le statut des membres de la fratrie est à ce titre très intéressant à observer, tant celle-ci joue le rôle de « passeur » entre univers familial – et économie morale du ménage - et univers juvénile – et ses codes, règles et références.

Si on ne note ni copie ni opposition entre les répertoires de loisirs des générations, peut-être faudrait-il pousser plus avant les investigations afin d’analyser plus finement ce qui apparaît pouvoir être de nouvelles lignes de démarcation générationnelle. Si les distinctions intergénérationnelles sont faibles en matière d’accès aux loisirs, en matière de répertoire de pratique, elles apparaissent plus fortes en matière de grammaire du loisir, et le sont certainement plus encore en matière de goût, celui-ci étant défini autant par le choix des contenus que par celui des modalités concrètes de consommation. Cette sociologie du goût, utile pour la compréhension des changements culturels au fil des générations, reste encore largement à faire.