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Les changements socioéconomiques qui ont marqué la plupart des sociétés occidentales au cours des dernières décennies ont profondément modifié les fondements et les structures de la famille. Délivrée de l’emprise jadis exercée par la religion, la famille s’est privatisée. Au contact des valeurs égalitaristes aujourd’hui dominantes, elle s’est démocratisée (Giddens, 1992). Le cadre familial homogène fortement hiérarchisé qui prévalait autrefois a été remplacé par autant de configurations dont la légitimité sociale ne fait plus aucun doute. Du couple marié ou uni de fait au couple avec ou sans enfant, en passant par les familles reconstituées, monoparentales ou homoparentales, les liens conjugaux et familiaux recoupent aujourd’hui une multitude de modèles auxquels les législateurs se sont efforcés de faire écho. Depuis la fin des années 70, les réformes du droit de la famille se sont succédées à un rythme effarant, tant au Québec qu’en Europe. Plusieurs institutions juridiques, y compris celles qui paraissaient immuables, ont fait l’objet de réaménagements fondamentaux.

Si le nouveau droit permet de prendre la mesure des transformations structurelles subies par la famille, il n’en est toutefois pas le seul et unique indicateur. En marge des normes légales, la famille génère sa propre normativité. Une normativité qui, tout en subissant l’influence de l’environnement externe, répond à une rationalité spécifique que seule l’analyse des interactions entre les membres de la famille permet de saisir. Comme « champ social semi-autonome » (Falk-Moore, 1973), le couple et la famille constituent des unités normatives qui ne peuvent être appréhendées qu’au moyen d’une approche analytique globale et pluridisciplinaire.

Juristes, sociologues, anthropologues, psychologues et autres spécialistes du couple et de la famille sont donc également interpellés par ce numéro de la Revue Internationale Enfances, Familles, Générations portant sur l’évolution des normes juridiques et sur les nouvelles formes de régulation de la famille. Le profil disciplinaire diversifié des auteures et auteurs en témoigne d’ailleurs de manière éloquente.

Le lien parent-enfant occupe une place prédominante dans ce numéro, faisant l’objet de 7 articles sur les 9 publiés. Compte tenu du sens profond que revêt l’enfant pour une majorité de personnes, un tel intérêt n’a rien de surprenant. L’enfant incarne l’ultime projet existentiel des conjoints. Loin de s’imposer au couple comme c’était le cas autrefois, l’enfant est devenu l’objet de désir à travers lequel chacun des conjoints cherchera à s’épanouir et à trouver le bonheur. Bref, on ne fait plus des enfants pour se conformer à une norme sociale ou religieuse, mais pour concrétiser un projet de vie soigneusement planifié (Kellerhals et Roussel, 1987). Comment s’étonner, dans un tel contexte, que l’enfant ait été au centre de tant de revendications législatives au cours des dernières décennies?

Puisque tous ont droit au bonheur et que le bonheur passe par l’enfant, tous doivent pouvoir aspirer à la parenté, quitte à ce que l’on déroge aux principes sur lesquels repose depuis toujours notre système de filiation. Voilà le discours que le Québec a fait sien en juin 2002. Plus besoin d’un homme et d’une femme pour « enfanter », il suffit aujourd’hui de recourir à l’assistance génétique d’un tiers pour réaliser son projet parental. En vertu de l’article 538 du Code civil du Québec, « le projet parental avec assistance à la procréation existe dès lors qu'une personne seule ou des conjoint[e]s ont décidé, afin d'avoir un enfant, de recourir aux forces génétiques d'une personne qui n'est pas partie au projet parental ». Selon l’article 538.1, la filiation de l'enfant né d'une telle procréation s'établira par la signature d’une déclaration de naissance, comme une filiation par le sang. Ainsi, dans le cas du projet parental d’un couple de lesbiennes, l’enfant se retrouvera avec deux mères dites d’origine. En effet, tant la femme qui a enfanté que sa conjointe seront gratifiées du titre de mères de l’enfant, sans que cette dernière n’ait à entreprendre quelque procédure d’adoption que ce soit. Une première encore inimitée dans le monde occidental.

Pour la juriste Renée Joyal, la démarche du législateur du Québec représente un véritable « saut dans l’inconnu » dont les impacts sur l’enfant restent à évaluer. Par cette réforme, écrit-elle, le législateur a démontré sa profonde méconnaissance des concepts de parenté, de filiation et de parentalité. Si, comme l’a déclaré le ministre de la Justice en commission parlementaire[1], le législateur souhaitait resserrer les protections juridiques applicables à l’ensemble des enfants évoluant au sein de dynamiques homoparentales, force est d’admettre qu’il a joliment raté sa cible. En choisissant d’intervenir sur la filiation et la parenté plutôt que sur la parentalité, celui-ci n’a en rien réglé la situation des nombreux enfants vivant auprès d’un de leur parent et du conjoint homosexuel de ce dernier, sans qu’une adoption ne puisse avoir lieu[2]. Condamné au statu quo, le conjoint homosexuel ne pourra, dans ces circonstances, exercer de prérogatives parentales à l’égard de l’enfant, pas plus qu’on ne pourra généralement lui imputer de responsabilités particulières à l’occasion d’une éventuelle rupture conjugale, et ce, en dépit du rôle parental qu’il aura pu assumer durant la vie commune. Qui plus est, note l’auteure, le législateur a manipulé les règles juridiques relatives à la filiation avec beaucoup d’insouciance, ne se préoccupant nullement des dimensions identitaires de l’institution. Avec l’appartenance sexuelle, observe Joyal, la filiation constitue pourtant l’un des éléments fondateurs de l’identité d’une personne. La différenciation des sexes et des générations, conclut-elle, n’est pas qu’une simple construction du droit que l’on peut réaménager au gré des besoins sociaux et des pressions populaires, mais un déterminant dont les fondements plongent leurs racines dans la nature même de l’être humain.

Un tel constat nous porte à croire que l’objectif du législateur était tout autre que celui ouvertement déclaré. En consacrant l’homoparenté, le législateur entendait manifestement répondre aux revendications égalitaires des couples de même sexe. En somme, c’est le « droit à l’enfant » bien plus que le « droit de l’enfant » qui trône au centre de la réforme. Quoi qu’ait pu en dire le ministre de la Justice de l’époque, l’absence de discrimination envers les couples de même sexe représente indéniablement le pivot de l’opération législative (Roy, 2004).

La sociologue Marie-Blanche Tahon déplore avec autant de force le vide juridique laissé en plan par le législateur. Mais plus encore, elle explore les grands paradoxes de la réforme. Comment, s’interroge l’auteure, expliquer les discriminations que laisse subsister une loi adoptée sous le sceau de l’égalité? Ainsi, remarque-t-elle, les nouvelles règles permettent la comaternité d’origine mais non la copaternité d’origine, en maintenant au rang des interdits le contrat de mère porteuse. En outre, la loi permet à une femme seule de combler son désir d’enfant en l’autorisant à recourir aux gamètes d’un tiers donneur ou géniteur, alors qu’elle ne met à la disposition de l’homme aucun moyen « équivalent » pour réaliser ses aspirations parentales. La loi, poursuit Tahon, crée également une inégalité basée sur l’orientation sexuelle des femmes « non gestatrices ». En effet, seules les femmes lesbiennes peuvent se voir attribuer le titre de co-mère, une femme hétérosexuelle incapable de gestation et d’accouchement ne pouvant aucunement aspirer à ce titre. Ces inégalités sexuelles démontrent bien l’incohérence du législateur québécois. Il faut espérer, conclut l’auteure, que celui-ci revienne à la charge, en ne craignant pas cette fois de distinguer clairement la parentalité de la parenté et en affrontant directement les aléas de l’articulation de l’égalité des sexualités et de l’égalité des sexes, dans le respect du principe de la séparation du droit et des avatars de la nature.

Si l’État défie la nature en autorisant l’établissement d’une filiation d’origine bimaternelle, comme si rien ne différenciait la mère biologique de la co-mère, l’analyse des facteurs décisionnels reliés au statut biologique des futures mères lesbiennes traduit une réalité beaucoup plus nuancée. Comme le suggère l’étude réalisée par les psychologues Annie Leblond et Danielle Julien, il semble que les conjointes projettent d’adopter des rôles parentaux définis en fonction du lien biologique avec l’enfant. Ainsi, des termes tels que « père », « deuxième parent », « deuxième mère » et « parent » sont employés pour désigner la co-mère, les mots « mères » et « maman » étant réservés à la conjointe qui enfantera. Pour combler l’absence de lien biologique des co-mères, certains couples envisagent la mise en oeuvre de stratégies compensatoires pré-partum et post-partum, comme par exemple l’attribution à l’enfant du nom de famille de la co-mère ou d’un nom de famille composé. D’autres évoquent une présence active de la co-mère lors de la conception de l’enfant, celle-ci étant incitée à poser le geste de l’insémination. Le choix d’un donneur qui ressemble physiquement à la co-mère s’inscrit également parmi les stratégies compensatoires envisagées. Enfin, l’étude empirique de Leblond et Julien suggère l’existence de plusieurs motifs susceptibles d’expliquer le choix du type de donneur. Ainsi, les futurs couples optant pour un donneur anonyme justifient leur décision par leur volonté d’éviter l’intrusion éventuelle d’un père. En revanche, les couples qui optent pour un donneur connu expliquent leur choix par leur désir de permettre à l’enfant de connaître son père biologique et, dans certains cas, de lui assurer une présence masculine significative.

Cette préoccupation rejoint l’une des problématiques les plus actuelles du droit de l’enfant. Conscient du besoin fondamental des personnes issues d’une procréation assistée de s’approprier leur histoire génétique, le législateur fédéral a créé en 2004 une agence gouvernementale (l’Agence canadienne de contrôle de la procréation assistée) dont l’un des mandats sera de voir à la tenue d’un registre national où devront figurer les renseignements relatifs aux donneurs de matériel reproductif humain. L'Agence devra communiquer à l’enfant issu de la procréation assistée l'identité du donneur, dans la mesure où ce dernier y aura préalablement consenti[3]. Alors qu’il n’accordait autrefois que très peu d’importance à la connaissance des origines biologiques, le législateur semble donc maintenant plus sensible à la quête identitaire des personnes concernées. Le droit international lui trace d’ailleurs la voie, évoquant depuis plusieurs années le droit des enfants de connaître leurs origines[4].

Bien qu’abordée sous l’angle de l’adoption internationale, la problématique liée à la connaissance des origines est au coeur de l’article des anthropologues Chantal Collard et Françoise-Romaine Ouellette et de la juriste Carmen Lavallée. Issu d’une recherche comparative et interdisciplinaire, cet article expose le contexte légal et socioculturel de l’adoption internationale dont la popularité n’a cessé de croître ces dernières années. Comme l’expliquent les auteures, les lois nationales relatives à l’adoption en vigueur dans plusieurs pays reflètent différentes pratiques et conceptions familiales. Au Québec, le modèle de l’adoption plénière traduit une représentation de la famille selon laquelle un enfant n’a jamais qu’une seule mère et qu’un seul père ou, du moins, qu’un seul couple de parents, fussent-ils de même sexe. Le principe d’exclusivité qui sous-tend l’adoption plénière entraîne l’effacement pur et simple des parents d’origine, non seulement dans le quotidien de l’enfant, mais également dans les registres officiels. Héritant d’une nouvelle filiation, l’enfant adopté change tout simplement d’axe généalogique (Roy, 2006). En revanche, dans de nombreuses sociétés, les fonctions parentales peuvent être partagées entre plusieurs personnes et être exercées par d’autres que le père et la mère de l’enfant, alors même que ces derniers sont en mesure d’en prendre charge. L’« échange » des enfants peut trouver sa justification dans le resserrement des liens sociaux et affectifs entre les adultes concernés. Dans ces sociétés où règne une culture de pluriparentalité, précisent les auteures, les adoptions prennent bien souvent une forme additive ou inclusive, généralement connue sous le nom d’adoption simple. Cette forme d’adoption n’entraîne pas la rupture du lien de filiation d’origine; les enfants adoptés demeurent les enfants de leurs parents de naissance même s’ils ont peu de contacts avec ces derniers et que leurs besoins quotidiens sont exclusivement pris en charge par leurs nouveaux parents adoptifs. Dans le contexte d’une adoption internationale, s’interrogent les auteures, comment concilier ces conceptions opposées de l’adoption? Le législateur québécois a choisi de contourner la problématique en permettant aux instances québécoises de convertir une adoption simple prononcée à l’étranger en adoption plénière, dans la mesure où le consentement des parents biologiques a été donné en vue d’une telle adoption. Outre les doutes que l’on peut entretenir à l’égard du caractère libre et éclairé d’un tel consentement, cette conversion soulève d’importantes questions sur le plan éthique. L’intérêt supérieur de l’enfant commande-t-il véritablement l’effacement de ses origines filiales, de sa généalogie et de son histoire biologique, au mépris de la culture de son pays d’origine et des principes reconnus dans les conventions internationales? Et qui est le véritable bénéficiaire de cette opération de maquillage? L’enfant lui-même ou les parents adoptifs qui veulent devenir ses seuls et uniques repères identitaires? En invitant le législateur québécois à réfléchir sur l’opportunité d’introduire au droit québécois une forme d’adoption simple, les auteures manifestent leur préjugé favorable à l’égard d’une plus grande transparence. Que ce soit en matière d’adoption internationale ou interne ou dans le cadre d’une adoption intrafamiliale, il importe, concluent-elles, que l’on puisse opter entre une filiation substitutive (adoption plénière) ou additive (adoption simple), selon la situation et les besoins de chacun des enfants concernés.

Si, en matière de procréation assistée et d’adoption, l’intérêt des enfants semble parfois subordonné au désir des parents, il en va autrement après l’arrivée de l’enfant. Alors qu’autrefois la famille trouvait son assise principale dans le couple, indissoluble par le mariage, les liens familiaux se construisent et s’organisent désormais autour de la personne de l’enfant (Théry, 1996; Belleau, 2004). Loin d’être encore assujetti à la domination patriarcale, l’enfant se voit aujourd’hui reconnaître la capacité d’édifier son propre univers et de participer aux décisions qui le concernent.

L’article de la sociologue Paola Ronfani illustre fort bien ce nouveau paradigme. À ses yeux, la personnalisation de l’enfant constitue l’un des éléments les plus significatifs de la transformation des relations parents-enfants. Cette personnalisation, fait-elle remarquer, complexifie grandement le rôle des parents, ceux-ci devant reconnaître la double nature de l’enfant, tantôt autonome, tantôt tributaire de leur protection. Le droit de la famille des sociétés occidentales a tenté de remédier à cette complexité par le principe-guide de l’intérêt de l’enfant. Concept vague s’il en est, l’intérêt de l’enfant a servi de fondement à la promotion de la garde partagée post-rupture, une modalité dont l’auteure remet les bienfaits en question sur la base d’études récentes. Qui plus est, ajoute l’auteure, l’intérêt de l’enfant coexiste avec les droits subjectifs et fondamentaux que le droit interne et le droit international lui reconnaissent désormais, notamment celui d’être entendu dans les procédures qui le concernent. Des droits en concurrence avec ceux dont les parents sont eux-mêmes titulaires. Pour se libérer des contraintes liées à cette interdépendance et cet enchevêtrement de droits, l’auteure propose de recourir à l’approche des « droits relationnels ». Valorisant la solidarité familiale, cette approche postule le besoin fondamental de tout enfant à une relation affective et sécuritaire avec ses parents et suppose l’engagement des adultes à établir ou restaurer un environnement propice à son épanouissement, notamment au moyen de la médiation. Intégrée dans le milieu de la justice formelle, l’approche des droits relationnels pourrait amener les juges à formuler leurs décisions non pas en application de principes abstraits comme celui de l’intérêt de l’enfant, mais en considérant les conflits familiaux en termes de dilemmes éthiques personnalisés.

Le phénomène de la personnalisation de l’enfant est également abordé par le sociologue Benoit Bastard. La relation parents-enfants, écrit-il, est devenue la pierre angulaire de notre système de relations familiales. L’attention et les préoccupations sociales ne sont plus centrées sur la famille stricto sensu, mais sur la parentalité, c’est-à-dire sur les responsabilités et les tâches associées à la prise en charge d’enfants. Dans le cadre de ce que Bastard appelle « le nouvel ordre parental », les parents doivent négocier avec leurs enfants et se livrer à une gestion relationnelle de la famille. Cette dynamique s’observe non seulement durant la vie commune, mais également au moment du divorce ou de la séparation des conjoints, le cas échéant. Ainsi, évoque-t-il, la régulation des ruptures s’effectue de manière à assurer le maintien des relations enfants-parents. Les ex-conjoints doivent se montrer aptes à assurer la circulation des enfants entre eux. Le système attend d’eux qu’ils négocient et renégocient autant de fois que nécessaire pour en arriver à une solution qui respecte cet impératif. Il faut, conclut l’auteur, que les ex-conjoints soient en mesure de rester en lien avec leurs enfants et de coopérer entre eux à propos d’eux, tout en vivant séparés.

Cela dit, le rapport parent-enfant n’est pas enfermé à l’intérieur d’un cadre temporel précis. Le passage à l’autonomie ne peut plus être circonscrit aussi facilement que par le passé, alors que le mariage de l’enfant ou son entrée sur le marché du travail marquait généralement son envol du nid familial. Depuis une vingtaine d’années, relatent les sociologues Maxime Bélanger et Anne Quéniart, on observe « une progression constante du nombre de femmes et d’hommes dans la vingtaine et au début de la trentaine qui cohabitent chez leurs parents », surtout en milieux urbains. Bélanger et Quéniart se sont intéressés aux raisons pouvant amener un jeune adulte à demeurer chez ses parents, de même qu’à la dynamique normative qui sous-tend leurs échanges. Parmi les principales motivations invoquées par les répondants pour demeurer au domicile parental se trouve l’instabilité de leur situation professionnelle (actuelle ou passée) et affective. Cela étant, la presque totalité des jeunes rencontrés disent entretenir des rapports conviviaux avec leurs parents, parvenant majoritairement à délimiter leur « chez soi » à l’intérieur du domicile familial. Selon les auteurs, « une atténuation du statut et du rôle accolés à chacun des membres de la famille et un respect mutuel permettent aux répondants de redéfinir leur place et de se sentir davantage comme les égaux de leurs parents ». Un tel constat s’observe d’ailleurs à travers l’adhésion du jeune, plutôt que sa soumission, à certaines normes parentales. Néanmoins, poursuivent les auteurs, une certaine culture de l’irresponsabilité entretenue par les parents et dans laquelle se complaît le jeune, de même que l’exercice d’un contrôle parental sur certains aspects de sa vie, constituent autant d’embûches à la réalisation des aspirations autonomistes et égalitaires de l’« adulte en devenir ». Dans cette perspective, concluent-ils, le domicile familial devient un lieu de paradoxe où le jeune peut non seulement acquérir la stabilité et l’autonomie qui pourront éventuellement le propulser dans la vie adulte, mais où il peut également s’enliser en se soustrayant à certaines des responsabilités que suppose le développement de son individualisation.

Si la problématique que constitue le lien parent-enfant occupe les chercheurs en grand nombre, elle n’occulte pas pour autant l’intérêt que présente le couple en tant qu’objet d’étude. Tout comme la relation parentale, la relation conjugale se déploie dans un environnement normatif de plus en plus complexe et diversifié. Au même titre que la filiation, le mariage a fait l’objet de réaménagements majeurs, tant dans ses conditions de formation et ses finalités que dans ses modes de fonctionnement. Au système d’assignation de rôles et de statuts qui prévalait jadis s’est substituée une relation d’échange égalitaire fondée sur l’épanouissement du sentiment affectif. Le mariage n’est plus le cadre de prescriptions morales auquel les couples se soumettaient conformément aux normes sociales et religieuses autrefois applicables, mais l’espace de liberté à travers lequel les conjoints entendent réaliser leurs aspirations (Roussel, 1985; Héritier, 2005).

Dans cette perspective, le devoir de fidélité qui leur est imposé par la législation de plusieurs pays occidentaux peut paraître anachronique. Vestige du passé judéo-chrétien du mariage, ce devoir – qui figure toujours au rang des éléments d’ordre public – cadre mal avec la libéralisation et la démocratisation des valeurs matrimoniales. Sanctionné par l’adultère aux termes des lois sur le divorce, le devoir de fidélité s’est toutefois grandement relativisé au cours des dernières décennies, comme en témoignent les propos de la sociologue Véronika Nagy. À ses yeux, l’évolution législative et jurisprudentielle de la catégorie juridique de l’adultère depuis la réforme du droit français du divorce survenue en 1975 est révélatrice des grands changements qui ont affecté le mariage et le divorce. Si, autrefois, l’adultère de la femme était jugé plus sévèrement que celui de l’homme – principalement en raison du risque qu’elle puisse introduire dans la famille légitime du mari un enfant qui n’aurait pas été de lui – les infidélités de l’un et de l’autre sont aujourd’hui appréhendées de la même manière par le législateur. Une telle réorientation traduit, selon Nagy, la conception égalitaire du mariage contemporain. Si, autrefois, l’adultère constituait une cause péremptoire du divorce, il ne mène aujourd’hui à la dissolution du lien matrimonial que s’il rend intolérable le maintien de la vie commune. Une telle évolution, continue-elle, exprime la privatisation du lien conjugal: « l’adultère ne porte plus atteinte à l’ordre social de façon abstraite et absolue, mais seulement in concreto et relativement au contexte conjugal […] Il n’est plus une atteinte portée à la société toute entière, mais une faute privée concernant principalement les individus ». Si, autrefois, le divorce était prononcé aux torts exclusifs de l’époux à l’origine de l’adultère, le règlement des conséquences de la rupture s’opère aujourd’hui sans référence à la faute, du moins dans la plupart des cas. Un tel changement, constate l’auteure, s’explique par la place prépondérante qu’occupe désormais l’enfant dans le contexte du divorce. Ce n’est plus tant la faute conjugale qui constitue le pivot à partir duquel on procédera au règlement des mesures accessoires, mais l’intérêt de l’enfant. En somme, conclut l’auteure, la notion d’adultère et les conséquences juridiques en résultant se sont littéralement recomposées à la lumière des changements sociaux des dernières décennies.

Ces changements sont également observables à travers l’évolution des politiques familiales mises en place par l’État. L’analyse de telles politiques permet en effet de cibler la conception de la famille et du couple que l’État entretient et les valeurs familiales qu’il entend y préconiser. L’exemple de la Roumanie, qui a vécu un changement de régime politique au début des années 90, est particulièrement révélateur. En étudiant les transformations apportées aux politiques familiales en Roumanie à la suite de la chute du régime communiste, la sociologue Anna Gherghel cherche à démontrer l’impact d’un changement sociopolitique sur les rapports qu’entretient l’État avec la famille. Dès l’instauration du régime communiste en 1948, écrit-elle, la famille est considérée comme l’un des principaux agents de création du nouvel ordre social, dans la mesure où sa stabilité est assurée et qu’une descendance nombreuse puisse en résulter. Une politique pro-nataliste, dont l’élément central est la réglementation draconienne de l’avortement et du divorce, est donc adoptée. Compte tenu des objectifs poursuivis, constate l’auteure, les politiques développées durant cette période ne peuvent être qualifiées de politiques familiales; il s’agit tout au plus de politiques démographiques. Après la chute du régime communiste en 1989, l’État s’efforce de corriger les dommages causés par les politiques antérieures. La contraception et l’avortement deviennent accessibles sur demande, le divorce par consentement mutuel est introduit et les enfants nés hors mariage obtiennent une reconnaissance légale. L’État, observe l’auteure, n’entend plus s’ingérer dans la sphère familiale. En parallèle, une politique sociale (et non familiale) désordonnée, grandement lacunaire et insuffisamment financée est mise en place, principalement pour soutenir les enfants, les handicapés et les orphelins. L’affaiblissement du contrôle de l’État sur la famille, analyse-t-elle, provoque plusieurs transformations sociodémographiques, dont la diminution du taux de natalité, l’augmentation des naissances hors mariage, l’augmentation de l’âge moyen de la maternité et la diminution du taux de nuptialité. Un nouveau tournant est pris au début des années 2000 par l’élaboration d’une véritable politique familiale à travers laquelle l’État cherche à corriger les problèmes générés par son passé, tant à l’égard des femmes que des enfants. Cette nouvelle orientation tranche avec l’interventionnisme dont l’État roumain a fait preuve durant la longue période au cours de laquelle le régime communiste a prévalu, de même qu’avec le relâchement qui a caractérisé son action durant les années 90.

Les neuf articles qui composent ce numéro de la Revue internationale Enfances, Familles, Générations permettent d’esquisser un portrait global du cadre de régulation à l’intérieur duquel s’articulent les rapports familiaux. Alors que la reconnaissance de l’homoparenté symbolise la société de droits qui est la nôtre en assujettissant l’intérêt de l’enfant au droit des adultes qui le convoitent, l’enfant prend par la suite le devant de la scène familiale. Non plus en tant qu’être soumis à la domination parentale, mais en tant que personne à qui l’on reconnaît une identité propre. Le lien parent-enfant se déploie au sein d’une dynamique normative ambivalente où les parents sont appelés à exercer leur rôle d’éducateurs en respectant autant que faire se peut l’individualité et l’autonomie de l’enfant. Ce lien survit aux aléas du couple, les parents étant appelés à collaborer au mieux-être de l’enfant en toutes circonstances. Contrairement au lien parental, le lien conjugal demeure quant à lui précaire et révocable. Seule la volonté commune des conjoints pourra justifier le maintien de l’entité conjugale.

Les transitions que la famille a subies au cours des dernières décennies s’articulent autour de plusieurs grands axes. Au moins quatre d’entre eux traversent l’ensemble des contributions. Le premier tient à la privatisation de la famille. Ce phénomène se perçoit clairement à travers les articles de Joyal, Tahon et Leblond/Julien qui tracent le cadre résolument privé à l’intérieur duquel un projet parental peut se développer et se concrétiser. L’État s’en remet au désir des individus, la filiation devient affaire de volontés individuelles. Tant la notion de « droits relationnels » de l’enfant évoquée par Ronfani que le « nouvel ordre parental » conceptualisé par Bastard s’inscrivent également dans ce mouvement de privatisation, en ce qu’ils font tous deux appel à une régulation de la rupture conjugale adaptée à chaque situation. Le réaménagement du lien parental à la suite de l’éclatement du couple ne dépend pas de l’application d’une norme abstraite imposée par l’État, mais d’une entente négociée. Le mouvement se perçoit tout autant à travers la « recomposition de la notion juridique d’adultère » dont traite Nagy. Autrefois considéré attentatoire à l’ordre public, l’acte d’adultère est aujourd’hui abordé en termes de faute conjugale privée. La redéfinition de l’intervention du gouvernement roumain depuis la chute du régime communiste s’avère également instructive, l’État s’étant employé à ajuster ses politiques en fonction de «la restructuration des rapports entre l’espace public et le privé», pour reprendre les termes employés par Gherghel.

Par ailleurs, les contributions proposées nous permettent de constater la scission de l’entité familiale en deux composantes interdépendantes, mais néanmoins dissociables, soit la conjugalité et la parenté. Ici encore, les nouvelles règles sur la filiation sont révélatrices, le projet parental à l’origine de l’établissement du lien filial pouvant être réalisé par une femme seule, à l’exclusion de toute autre personne. On peut donc devenir parent sans être conjoint. Qui plus est, la perte du statut conjugal n’entraîne pas la perte du statut parental, les enfants étant appelés à maintenir leurs relations avec chacun de leurs parents au lendemain de la séparation ou du divorce. Le vécu conjugal n’a par ailleurs plus d’impact sur l’enfant lui-même, le sort de ce dernier au jour de la rupture n’étant plus fonction de la faute conjugale commis par l’un de ses parents.

La démocratisation des rapports familiaux transparaît également des contributions proposées. Qu’il s’agisse des données recueillies par Leblond/Julien auprès des conjointes engagées dans un projet parental commun, de l’analyse socio-juridique de la notion d’adultère effectuée par Nagy ou de la recension historique des politiques sociales et familiales de l’État roumain établie par Gherghel, les articles qui forment le présent numéro témoignent de l’émergence d’un modèle conjugal axé sur l’égalité. Le nouveau lien parental est également imprégné de l’idéal démocratique et égalitaire, aussi bien durant la minorité de l’enfant, comme en témoignent les propos de Ronfani et Bastard, qu’au moment de l’apprentissage de sa vie adulte à l’intérieur de la résidence familiale, comme le démontrent Bélanger et Quéniart.

Enfin, la notion de parentalité, inconnue il y a à peine quelques années, occupe une place prédominante dans plusieurs articles. Ce néologisme, qui réfère à l’exercice de responsabilités de nature parentale, doit son apparition à l’émergence de différents modèles familiaux où d’autres que les parents légaux de l’enfant sont appelés à le prendre en charge sur une base quotidienne. Sur le plan étymologique, la parentalité se distingue donc de la parenté, notion qui se rattache à la filiation par laquelle l’enfant s’inscrit dans une ou plusieurs lignées. Si, depuis toujours, la parenté emporte la parentalité, il semble bien que le mouvement inverse tende à s’imposer, l’exercice de responsabilités parentales pouvant désormais justifier l’établissement d’un lien de filiation. Ce déplacement se perçoit à travers l’avènement de l’homoparenté où, comme l’expliquent Joyal et Tahon, le conjoint ou la conjointe du parent auprès de qui l’enfant évolue peut dorénavant aspirer au statut parental[5].

En fondant l’attribution de la parenté sur la parentalité, le législateur veut manifestement reconnaître et sanctionner l’implication de ceux et celles qui font office de figures parentales auprès de l’enfant. Cette façon de faire est de nature à susciter d’importants questionnements. La filiation n’est pas qu’un mécanisme porteur d’autorité parentale, elle comporte également une dimension identitaire, comme l’ont d’ailleurs démontré les recherches effectuées auprès des enfants adoptés (Verdier, 2000). Bien qu’elle ne soit jamais qu’un simple dérivé de l’engendrement, la filiation tend depuis toujours à s’en rapprocher. Toute dérogation à ce schéma n’est-elle pas de nature à accroître le risque d’une crise identitaire pour l’enfant?

Comme l’explique Françoise Héritier, la filiation s’établit de tout temps « en référence au masculin et au féminin parce que ce sont des hommes et des femmes qui font des enfants dans une suite ininterrompue de générations » (Héritier, 1989). À la lumière de cette vérité implacable, comment ne pas appréhender les conséquences de l’homoparenté? Et que penser de la pluriparenté, telle que reconnue par un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario rendu en janvier 2007[6]? Aux termes de cette décision, un enfant s’est vu reconnaître trois parents légaux, soit le donneur, la mère et la conjointe de cette dernière. Et rien dans la décision judiciaire ne permet de limiter le nombre de parents à trois.

L’appréhension qui est la nôtre ne relève pas d’un quelconque dogmatisme; elle n’est fondée que sur la défense du meilleur intérêt de l’enfant. Or, cet intérêt doit être évalué en fonction du contexte social dans lequel il évolue et non sur la base de conceptions sociales qui appartiennent à d’autres cultures ou d’autres époques. S’il est possible qu’une société se dote d’un autre système de filiation, « ce ne peut être qu’à la suite d’un lent changement collectif de représentations, changement auquel le droit peut contribuer, mais qu’il peut difficilement susciter » (Héritier, 1989).

Si, plutôt que d’agir sur la parenté et la filiation, le législateur québécois était intervenu sur la parentalité, il aurait non seulement permis aux personnes qui remplissent un rôle parental auprès de l’enfant d’exercer leurs responsabilités, peu importe leur orientation sexuelle et leur nombre, mais il aurait du même coup jeté les premiers jalons d’une légitimation sociale de nouveaux modèles parentaux.