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Ce numéro thématique de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, fondée par Pierre Bourdieu (1930-2002), comprend huit articles étoffés sur les échanges intellectuels et la réappropriation des idées dans de nouveaux contextes, en continuité avec le cadre théorique élaboré par le réputé sociologue depuis 40 ans, faisant la part belle aux concepts de légitimation, de médiation, de capital social et de capital symbolique.

Le premier article, posthume, reprend le texte d’une conférence de Pierre Bourdieu datant de 1989, portant sur les conditions sociales de la circulation internationale des idées. Pour l’auteur, les intellectuels véhiculent eux aussi des préjugés, stéréotypes et idées reçues; ces subjectivités se manifestent même dans leurs publications à l’étranger, à partir de la signification que peuvent prendre leurs travaux dans leurs différents contextes de réception, avec leur lot de ce que Bourdieu appelle « des problématiques obligées », souvent occasionnées par les préférences d’un préfacier ou les analystes qui – peut-être sans le savoir – introduisent à leur manière les thèses d’un auteur. Ainsi, l’édition en français des ouvrages de Noam Chomsky chez un éditeur aussi prestigieux que le Seuil, dans une collection de philosophie, pourra prendre une signification particulière pour le lecteur français qui découvre cet auteur. De nombreux autres exemples sont évoqués. En conclusion, Bourdieu en appelle à ce qu’il nomme une véritable science des relations internationales en matière de culture.

L’article très documenté de François Denord sur la circulation internationale du néo-libéralisme relate l’évolution d’un organisme prestigieux, la Société du Mont-Pèlerin, fondée en 1947 par Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke, et chargée de promouvoir et de diffuser les thèses néo-libérales. Au départ, leurs membres étaient pour beaucoup des économistes, farouchement anticommunistes et contre toute forme de socialisme, qui provenaient surtout des États-Unis, de l’Angleterre et de la France. L’auteur explique leur programme initial, leurs activités, leurs modes de financement et de recrutement au cours des décennies. En retour de leurs apologies, et aidée par le contexte de la mondialisation, la Société du Mont-Pèlerin offre à ses membres le pouvoir et le prestige, grâce à un réseau d’influences internationalisé.

Dans l’un des meilleurs textes du dossier, Louis Pinto s’intéresse à la constitution en France d’une vision déformée de la philosophie allemande au début des années 1930, surtout en raison de l’influence considérable de Léon Brunschvicg, et au détriment de l’apport de Husserl. Professeur d’université à Paris, Brunschvicg servait de porte d’entrée aux écrits de certains philosophes allemands en France, mais pas tous. Cet article met en évidence la portée des influences littéraires et intellectuelles dans la genèse et la constitution d’une vision du monde chez les penseurs dont les idées ont par la suite marqué le 20e siècle. On souligne aussi les conséquences des traductions (ou de leur absence) pour favoriser la circulation, voire l’importation des idées d’un pays à l’autre. Ainsi, on donne l’exemple de Jean-Paul Sartre qui expliquait jadis dans son ouvrage Questions de méthodes qu’il aurait découvert les livres de Husserl et de Heidegger non pas en France, mais au cours d’un séjour à Berlin, en 1933.

L’article d’Éric Brian analyse quantitativement certains mouvements internationaux de capitaux symboliques dans la dernière moitié du 19e siècle, en soulignant l’exemple de la circulation des livres et la multiplication des congrès internationaux de chercheurs dans le domaine de la statistique. De ces activités, l’auteur étudie le taux d’absentéisme des congressistes, les contenus des résumés de communication et la publication occasionnelle d’actes de ces réunions scientifiques afin de mieux saisir la dynamique de ce groupe de chercheurs.

Le phénomène de la migration internationale des étudiants vers l’Europe entre 1890 et 1940 permet à Victor Karady d’étudier les conditions sociales ayant favorisé de si larges mouvements de masse chez des étudiants provenant d’une grande variété de pays. Dans les faits, plusieurs centres universitaires et instituts de recherche de France décrits par Victor Karady avaient durant les années 1930 des proportions d’étudiants étrangers pouvant dépasser les trois quarts.

Le sixième article, de Gustavo Sora, s’intéresse aux modalités entourant les traductions d’auteurs brésiliens (donc lusophones) en Argentine, pays hispanophone. Les auteurs brésiliens sont largement traduits en France tout comme en Argentine (plus de 400 titres disponibles dans ces deux pays en 1994) ; leur visibilité reste considérable aux États-Unis (139 ouvrages disponibles) et demeure respectueusement établie en Suède, en Angleterre et en Allemagne, mais semble réduite dans d’autres pays. L’auteur se penche aussi sur les écrivains et les intellectuels latino-américains qui publient directement leurs ouvrages à l’étranger.

Abordant un sujet peu fréquenté chez les universitaires français, Dominique Marchetti examine les processus d’homogénéisation des images dans les reportages d’information internationale présentés à la télévision, surtout en raison du recours à un nombre de plus en plus restreint d’agences de presse qui mobilisent simultanément et pour beaucoup de réseaux les mêmes images documentaires, d’actualités et d’archives, servant aux reportages destinés aux bulletins de nouvelles. Des logiques économiques et des alliances pratiques entre télédiffuseurs les conduisent le plus souvent à une certaine uniformisation quant aux sources disponibles, à une vision du monde figée, à partir de ces images surannées, trop facilement répétées d’un réseau à l’autre, ressassant des représentations devenues presque universelles (ou consensuelles) pour des raisons uniquement commerciales. C’est ainsi que l’on crée de nouveaux stéréotypes.

Pour clore ce dossier, Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini prolongent la réflexion de Gustavo Sora dans un contexte italien, en examinant les enjeux de la traduction des penseurs florentins de la fin du Moyen Âge. On se penche sur les écrits de Machiavel et sur les variantes étonnantes entre deux traductions très différentes de l’Histoire d’Italie de Francesco Guicciardini. Il n’y a toutefois ni conclusion ni présentation générale du numéro ; on ne précise pas non plus la provenance ni le statut des auteurs des articles.

Sans être indispensable, l’ensemble du dossier examine des aspects très variés de la circulation internationale des idées. La plupart des textes sont judicieusement documentés et rigoureux, rédigés dans un style clair et selon des perspectives interdisciplinaires. La particularité de la plupart des articles réunis ici reste de situer ces recherches dans un contexte historique plus ou moins éloigné de nous, partant du Moyen Âge (pour le dernier article) jusqu’aux 19e et 20e siècles pour la plupart des autres contributions. Seul l’article de Dominique Marchetti touche nettement un sujet lié à l’actualité. En ce sens, ce numéro des Actes de la recherche en sciences sociales pourra davantage intéresser les chercheurs en histoire, mais aussi en traduction et en philosophie des idées.