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Theodore Roosevelt est intervenu et voulait intervenir sur la scène internationale non seulement pour défendre les intérêts des États-Unis, mais aussi parce qu’il entendait faire régner l’ordre ainsi qu’un minimum de justice dans le monde. Il supposait que cet idéal lui conférait un droit d’intervention dans les affaires d’autres États. Il estimait aussi pouvoir agir à l’étranger tout comme il agissait en tant que président des États-Unis pour corriger ou prévenir des désordres intérieurs que les États fédérés ne pouvaient ou ne voulaient pas corriger ou prévenir. L’interventionnisme de Roosevelt au nom d’idées qu’il considérait progressistes peut éclairer l’interventionnisme et l’unilatéralisme récents des États-Unis. C’est du moins une perspective et une originalité que revendique cet ouvrage.

Holmes commence par traiter de la philosophie politique de Roosevelt. Celui-ci s’oppose résolument à l’individualisme et aux intérêts des affairistes pour défendre le bien commun. Il adopte donc un point de vue que l’on pourrait qualifier d’aristocratique, qui veut se situer au-dessus de la mêlée des conflits de classe et des groupes d’intérêt. Les pouvoirs du gouvernement fédéral étaient en son temps plus modestes qu’ils ne le sont devenus depuis le New Deal de Franklin D. Roosevelt, mais il les utilise au maximum et les accroîtra pour mieux brider les monopoles et les grandes corporations, et prévenir des révoltes ouvrières et démagogiques à l’encontre de celles-ci. Civiliser les relations industrielles est un défi de son époque et il le relève avec énergie et prudence. Il vise à être juste et pragmatique pour sauvegarder l’intérêt public qui a beaucoup à souffrir des conflits sociaux.

Roosevelt veut gouverner indépendamment des factions et des groupes de pression. Il combat de front la corruption ou le favoritisme et instaure ce qu’on appellerait aujourd’hui un bon gouvernement. Ce qu’il fait pour son pays, il voudrait le faire aussi pour d’autres. Il se préoccupe moins des justifications légales d’une intervention à l’étranger que de sauvegarder l’ordre international, les intérêts légitimes américains et ceux des peuples qu’il prétend aider. Il compare la conquête des Philippines par les États-Unis à celle de l’ouest américain ou à l’acquisition de la Louisiane. Tous ces territoires ont gagné ou gagneront à être gérés par Washington. Les bienfaits de la culture politique américaine justifient qu’on impose à des populations, dans un premier temps du moins, un gouvernement et des institutions auxquels elles n’ont pas consenti. Roosevelt préconise franchement et sans vergogne l’usage de la force pour étendre la civilisation, maintenir ou restaurer l’ordre et la justice. C’est sans doute là le plus original, plus encore que ne le sont ses efforts pour promouvoir un droit international et proposer des médiations ou des arbitrages entre nations. La justice lui paraît plus importante que la paix et elle doit être imposée énergiquement. Les meilleurs idéaux ont éventuellement besoin d’être défendus par les armes. Il imagine intervenir à Cuba comme les Européens auraient dû intervenir en Turquie en faveur des Arméniens. Il pense faire son devoir alors que les Européens n’ont pas fait le leur. Il combat l’impérialisme des puissances coloniales en les devançant, en rivalisant avec elles et en pratiquant un nouvel impérialisme qui a le mérite de promouvoir la démocratie. Notons qu’il ne s’en tient pas seulement à la doctrine de Monroe puisqu’il étend la puissance des États-Unis au-delà des Amériques, mais il le fait cependant avec l’assurance d’être moralement justifié.

C’est que Roosevelt ne doute pas que les peuples soumis au gouvernement et institutions des États-Unis deviendront républicains tout comme le peuple des États-Unis l’est devenu. Évidemment, certains de ses critiques ne voient dans cette certitude qu’une chimère. Voilà qui rappelle et éclaire un débat très actuel, quoique Roosevelt ne soit pas G.W. Bush. Le premier est un politicien prudent, qui agit en mettant toutes les chances de son côté et qui a plutôt réussi dans ses entreprises. De plus, il condamne et combat le colonialisme européen qui est encore flagrant en son temps. Ses interventions musclées dans d’autres États visent à maintenir ordre, paix ou justice, plus qu’à construire un empire. Du moins, cela peut paraître vraisemblable. Roosevelt croit que faute d’une force de police internationale, c’est à un État puissant ou à des États puissants qu’il revient d’intervenir dans leur sphère d’influence, là où ils le peuvent. Il préfère toujours la diplomatie et la négociation à des interventions militaires, mais sait utiliser la menace d’une telle intervention à bon escient. Il estime devoir intervenir quand un pays ne peut maintenir la loi chez lui ou s’acquitter de ses obligations internationales. Il y a pour une telle intervention des raisons humanitaires, de sécurité ou d’intérêts, mais il y a aussi la nécessité d’éviter que des puissances coloniales ne se saisissent de l’occasion pour étendre leur emprise. Roosevelt se méfie des grands principes qui ne peuvent s’appliquer faute de moyens et il est particulièrement critique vis-à-vis des idéaux de Wilson parce qu’ils sont irréalistes.

Après avoir exposé la philosophie politique de Roosevelt, l’auteur examine ses initiatives internationales principales : aux Philippines, à Cuba, au Vénézuela, à Panama, à Saint-Domingue et dans le conflit qui oppose France et Allemagne au sujet du Maroc. Ensuite, l’auteur consacre un chapitre aux stratégies des interventions à l’étranger des États-Unis, au temps de Roosevelt et de ses successeurs immédiats. Il s’agit d’interventions qui mêlent actions militaires pour contrer une guérilla, actions de police pour maintenir l’ordre public et surtout administration civile pour gagner le coeur de la population et la préparer à la démocratie.

En conclusion, l’auteur revient sur quelques convictions de Roosevelt. D’abord, les États civilisés ont le devoir de contrôler jusqu’à un certain point ceux qui ne sont pas civilisés, qui ne maintiennent pas l’ordre chez eux, mettent en péril les intérêts ou la sécurité des autres États. À défaut d’un droit international et d’une force de police qui soit au-dessus des États, ce sont les puissances qui le peuvent qui doivent intervenir. C’est là leur devoir et leur intérêt. Ensuite, Roosevelt agit de façon préventive pour éviter que des puissances coloniales européennes ne profitent des désordres dans les Antilles ou en Amérique du Sud pour étendre leur empire. Il le fait de manière d’autant plus justifiée qu’il met de l’avant l’objectif de préparer à la démocratie les pays que les États-Unis occupent. Il se soucie effectivement de construire ou reconstruire des nations et de les préparer à l’autogouvernement. En général, il se montre cohérent. Parce qu’il ne croit pas à une instance capable de faire régner un ordre international, il estime que c’est aux États qui le peuvent ou à des coalitions de tels États qu’il appartient de le faire dans leur sphère d’influence. Ces États en ont le droit dans la mesure où ils agissent en conformité avec le droit ou les idées civilisées.

Il serait trop facile de se moquer des préjugés que Roosevelt partageait avec d’autres hommes de son époque. Il serait aussi trop facile de montrer qu’il a parfois abusé de la force et s’est conduit en impérialiste. L’auteur réussit certainement à souligner ce que la politique étrangère de Roosevelt a de novateur et généreux en dépit de ses excès occasionnels. Ce n’est pas un mince mérite au moment où l’on est tenté de critiquer un interventionnisme américain qui prétend surtout promouvoir la démocratie. L’auteur montre pour le moins que cette prétention vertueuse a déjà une longue histoire aux États-Unis et qu’elle doit être vue et comprise dans sa pérennité.