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La Révolution des roses de novembre 2003 a déclenché une vague de bouleversements politiques dans la défunte Union soviétique : des élans de mobilisation populaire que les autocrates postcommunistes ont cherché à endiguer. Elle a contribué à polariser les paysages politiques de cette région : d’un côté, les systèmes politiques géorgien, ukrainien et kirghize ont intégré de nouveaux acteurs, alors que les régimes russe et bélarusse, réactionnaires, ont plutôt tenté de consolider leurs assises. Malgré plusieurs indices suggérant les liens spatio-temporels et culturels entre ces événements, peu d’analyses internationales du phénomène ont été faites jusqu’à présent. Prévalent plutôt les interprétations axées sur la nature des systèmes politiques de ces États. Pourtant, les traits communs à ces épisodes et leur rapprochement dans le temps laissent à penser qu’ils sont interreliés et que, par conséquent, il existe un mécanisme de transmission à l’extérieur de ces environnements politiques. Bien que l’étude du contexte politique et social soit cruciale à la compréhension de ce phénomène politique, et que l’analyse des structures de mobilisation et des opportunités politiques soit essentielle, elle ne semble pas suffisante pour expliquer les changements politiques dans ces États semi-autoritaires. Qui plus est, la reproduction d’une « formule révolutionnaire » similaire soutient aussi l’hypothèse de son unité. Il faut donc chercher à théoriser l’apport international ayant agi, soit comme déclencheur de ces changements de régime, soit comme catalyseur de la protestation.

Jusqu’à l’avènement des révolutions démocratiques en Europe centrale en 1989-1990, peu d’études sur la démocratisation avaient exploré le rôle des facteurs internationaux. À titre d’exemple, l’ouvrage dirigé par O’Donnell, Schmitter et Whitehead, Transitions from Authoritarian Rule, publié en 1986, n’accordait que peu d’importance à cette dimension du phénomène[1]. L’ouvrage de Huntington sur les « vagues démocratiques » (et les ressacs autoritaires) aura été l’un des premiers à considérer ces démocratisations en série comme des phénomènes ayant des ramifications internationales[2]. Par la suite, d’autres analyses ont révélé l’apport de l’environnement international dans le déclenchement de ces mouvements ; il aurait en fait fourni l’impulsion déterminante à un processus national déjà mature de délégitimation et d’érosion de l’autorité politique dans les États communistes[3]. À la lumière de ces événements, Schmitter et Whitehead ont revu, dans leur ouvrage intitulé The International Dimensions of Democratization. Europe and the Americas, publié en 2001, leur analyse des mouvements de démocratisation afin de théoriser le rôle du système international[4]. Selon James Pevehouse, il y a une sous-théorisation manifeste du rôle joué par les facteurs externes dans les processus de démocratisation, l’incidence des facteurs internationaux sur le contexte national ayant surtout été analysée en économie politique et dans les études comparatives de politique étrangère[5].

Dans le cas des révolutions de couleur, plusieurs auteurs limitent leur examen aux facteurs nationaux, isolant ainsi les cas de leur environnement international : par exemple, dans le cas des analyses de path dependency et de généalogie de la nécrose de ces régimes autoritaires. Michael McFaul postule que la Révolution orange en Ukraine est la résultante d’une combinaison de sept ingrédients, soit : 1) un régime semi-autoritaire ; 2) un chef de l’ancien régime impopulaire ; 3) une organisation forte et bien organisée ; 4) une capacité à faire émerger la perception que les résultats électoraux ont été falsifiés ; 5) l’existence de médias indépendants capables d’informer les citoyens de la fraude électorale ; 6) une opposition politique capable de mobiliser des milliers de manifestants pour protester contre la fraude électorale ; et 7) une division entre les forces du renseignement, de l’armée et de la police[6]. Selon lui, les acteurs extérieurs peuvent faciliter la réunion de ces conditions, mais ils n’auraient pas joué de rôle indépendant dans cette percée démocratique[7].

Quelques excellentes analyses de politique comparée décrivent très bien le processus de mobilisation, les opportunités offertes par les élections, les structures de mobilisation : néanmoins, bien que ces analyses présentent des hypothèses pertinentes et aient recours à des outils analytiques essentiels, elles apparaissent incomplètes, car elles ne parviennent pas à expliquer de façon satisfaisante l’enclenchement du processus ayant mené au remplacement de ces régimes et ne sont pas non plus en mesure d’identifier le lien qui unit ces événements. Une approche abordant la question d’un point de vue international paraît plus susceptible d’expliquer pourquoi les événements se sont précipités à ce moment précis. Sinon, comment serait-il possible d’expliquer la réunion si opportune des conditions nécessaires à leur déclenchement ? La division des élites et l’unification des groupes d’opposition ont sans doute rendu ensemble possible les révolutions de couleur, mais comment expliquer leur occurrence et l’atteinte du point critique de basculement ? Mais surtout, comment expliquer la succession de ces épisodes dans le temps ? Aucune des interprétations internes des révolutions de couleur ne fournit de réponses à ces questions. Incidemment, il faut chercher ailleurs une approche capable d’englober la dimension internationale ; il faut donc aborder le problème par la perspective inverse, soit celle de l’externe vers l’interne. Déjà, avec la littérature du Second Image Reversed, les institutions politiques nationales étaient considérées à la fois comme le résultat et la source du système international[8]. En effet, le système politique national peut être représenté aussi bien comme le récepteur que comme l’émetteur normatif ; il peut être l’origine autant que le résultat d’une modification du système international. Cette osmose entre les systèmes politiques international et national, cette interaction de facteurs internationaux avec les facteurs nationaux, est donc au coeur du problème ici étudié, soit la démocratisation des régimes semi-autoritaires. Les régimes semi-autoritaires ou « hybrides », c’est-à-dire les environnements politiques combinant « des règles démocratiques et une gouvernance autocratique[9] », interagissent d’une façon particulière avec le système international, car, contrairement aux régimes autoritaires, ils tolèrent l’exercice de certaines libertés, ont un espace politique semi-ouvert et tiennent des élections compétitives, bien qu’ils manipulent le processus démocratique et s’ingénient à restreindre les capacités d’organisation et l’unification de l’opposition.

Alors que les études de la démocratisation ont longtemps négligé cette dimension internationale, les Relations internationales ont-elles abordé le problème de l’interaction entre les environnements nationaux et internationaux de façon plus satisfaisante ? Le présent texte analyse quelques courants théoriques employés dans cette discipline pour théoriser la dimension internationale des processus de démocratisation. Il n’est pas dans l’objectif de ce texte de vérifier empiriquement les hypothèses découlant de ces approches, mais plutôt d’examiner leur potentiel relatif et d’identifier leurs limites. On cherchera donc à savoir si ces cadres d’analyse sont en mesure de fournir les outils théoriques essentiels pour comprendre un phénomène aussi complexe, d’une part, s’ils sont en mesure d’intégrer les dimensions internationale et nationale, d’autre part, et s’ils sont susceptibles de fournir une explication quant à leur interaction et à leur poids relatif, enfin. Pour être satisfaisants, ces cadres d’analyse devraient aussi être capables de fournir une hypothèse théorique cohérente susceptible d’expliquer pourquoi les révolutions de couleur sont survenues dans certains États plutôt que dans d’autres, et, par extension, de comprendre comment celles-ci sont liées entre elles. En effet, l’interrelation entre ces changements de régime ne va pas de soi : leur point en commun pourrait très bien être externe et autonome, ou alors se trouver dans une modification de l’environnement international, ce qui n’est pas sans poser des problèmes méthodologiques qu’il n’y a pas lieu d’analyser ici. D’autre part, il est important de mentionner que les contours de ce phénomène ne font pas consensus dans la littérature actuelle : par exemple, si certains considèrent chacun de ces événements comme des cas uniques et exceptionnels (Michael McFaul, entre autres), d’autres considèrent qu’il s’agit d’épisodes faisant partie d’une longue suite de « révolutions électorales » (en particulier Valérie Bunce et Sharon Wolchik). La délimitation de cet objet de recherche est d’autant plus incertaine que l’expression « révolution de couleur » est aujourd’hui devenue un terme générique du jargon journalistique employé pour qualifier de très disparates avancées démocratiques (Révolution du cèdre au Liban, etc.). Il appert que la définition faite du phénomène varie selon les postulats théoriques de l’approche employée et du potentiel de généralisation qui en découle. Dans ce texte, le terme « révolution de couleur » réfère à trois événements : la Révolution des roses de Géorgie (novembre 2003), la Révolution orange d’Ukraine (novembre 2004-janvier 2005) et la Révolution des tulipes au Kirghizstan (février-mars 2005). Bien que ces trois épisodes présentent plusieurs particularités – notamment, le renversement par les forces d’opposition du président à la suite d’élections législatives en Géorgie[10], les négociations entre factions rivales lors de la Révolution orange en Ukraine, et la relative désorganisation de la Révolution des tulipes, qui s’est accompagnée d’un recours à la force par le régime kirghize – ils présentent également plusieurs similarités frappantes, aussi bien dans le recours à une formule révolutionnaire similaire et particulière, que dans la séquence des événements. L’expression « révolution de couleur » réfère ici à un mouvement de protestation populaire mis en branle en réaction à une fraude électorale commise par un régime semi-autoritaire, et menant à son renversement. Plus précisément, la formule de révolution de couleur fait référence à une combinaison de stratégies de mobilisation et des formes de protestation particulière, ainsi qu’une exploitation très efficace d’un ensemble de symboles renforçant l’image de l’unité de l’opposition.

Les interprétations sélectionnées du rôle joué par l’environnement international dans les révolutions de couleur correspondent à quatre mécanismes de transmission ou mécanismes causaux présents dans la littérature sur la démocratisation : la diffusion, le contrôle, la conditionnalité et le consentement[11]. Ces quatre façons d’envisager l’interaction entre les sphères nationale et internationale placent au centre de leur analyse, soit l’influence idéologique stratégique d’acteurs extérieurs sur la scène nationale, soit les échanges normatifs entre les acteurs des sociétés civiles nationale et transnationale, soit le transfert normatif des organisations occidentales, soit, finalement, l’interaction stratégique entre les paliers national et international. Ces analyses offrent des points de vue contrastants sur les révolutions de couleur liées aux rapports entre les acteurs qu’elles supposent : elles sont interprétées comme des batailles dans une guerre d’influence, ou bien comme des mouvements d’émancipation, ou encore comme des percées démocratiques authentiques, ou enfin comme le résultat d’affrontements entre des clans politiques.

I – La capacité de ralliement comme outil de politique étrangère

Plusieurs analyses des révolutions de couleur eurasiatiques placent au centre de leur grille d’analyse le rôle des pays occidentaux, plus particulièrement celui des États-Unis. Ceux-ci auraient en effet contribué directement aux renversements des régimes autocrates en place dans l’objectif de les rendre plus réceptifs à leurs intérêts. Cette lecture des événements, présupposant l’intentionnalité et le rapport de puissance entre les acteurs, est partagée autant par les critiques de l’ingérence américaine de gauche que par les promoteurs de l’entreprise démocratique de tendance conservatrice. Elle est poussée à son extrême par les théories de la conspiration et la « thèse de la démocratie préfabriquée », défendue en particulier par les médias proches du pouvoir et par les gouvernements autoritaires de l’ancien espace soviétique[12].

La principale ressource de puissance utilisée par les États occidentaux aurait en fait été leur Soft Power (ou capacité de ralliement), c’est-à-dire leur influence idéologique et culturelle[13]. Par le biais de leurs activités de promotion de la démocratie, ils auraient exercé des pressions décentralisées sur ces régimes, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’un financement massif d’organisations non-gouvernementales et gouvernementales, favorisant ainsi la transformation en préférences des attentes en matière de politique étrangère de ces nations[14]. Ils auraient d’autre part substantiellement amélioré les capacités de mobilisation et d’organisation de certains groupes d’opposition, par le biais de formations diverses et par un financement des médias leur étant favorables. Les factions politiques ciblées seraient ainsi parvenues à prendre le contrôle de l’espace public en diffusant la fraude et en mobilisant la population. Au moment ultime, la coordination entre les dénonciations faites par l’opposition et les organisations de supervision électorale, combinée à une diplomatie occidentale cohérente aurait donné la victoire à l’opposition, provoquant un soft coup[15].

Le rôle des grandes puissances dans la transformation de régimes jugés hostiles à leurs intérêts n’est certainement pas une nouveauté historique : déjà, E.H. Carr avait remarqué l’importance du « pouvoir sur l’opinion », comme une façon indirecte pour un État d’exercer son pouvoir[16]. Le concept libéral de Soft Power reprend bien cette idée : à partir de la notion réaliste de puissance (power over outcomes), Nye définit de nouveaux canaux d’influence jusque-là ignorés par le Power Politics. Ces voies d’influence passent par les institutions internes et la société civile, et sont ouvertes par la réceptivité culturelle de cette dernière envers l’idéologie et les valeurs véhiculées par cette puissance. En empruntant ces canaux de pénétration, les organisations gouvernementales et non gouvernementales auraient agi comme des véhicules de l’influence occidentale et des instruments de leur politique étrangère[17]. Par le biais de leurs activités de promotion de la démocratie, les États occidentaux – et en particulier les États-Unis, qui ont fait de ce champ d’action un pilier de leur politique étrangère – seraient donc en mesure d’influer sur l’évolution politique des régimes semi-autoritaires au point de provoquer des changements de régime[18]. Une telle interprétation implique que les politiques étrangères occidentales auraient délibérément ciblé ces sociétés civiles, afin de les rendre plus réceptives à leurs attentes : elles auraient donc réussi à empiéter sur la zone traditionnelle d’influence de la Russie en favorisant le transfert de pouvoir à des coalitions favorables – ou moins hostiles – à leurs intérêts.

Global Research, l’organisation à but non lucratif basée à Montréal, et le périodique Le Monde diplomatique ont défendu une théorie semblable, allant jusqu’à attribuer aux organisations internationales américaines un rôle prépondérant : ils auraient ni plus ni moins agi en véritable « cheval de Troie des États puissants » : « les intérêts de politique étrangère des États-Unis (…) par le biais des ong internationales américaines, ont été la principale et directe cause des révolutions de couleur[19] ». Cette interprétation n’est pas isolée ; elle est renforcée par le triomphalisme des promoteurs de la démocratie, en l’occurrence par des néoconservateurs comme Max Boot qui, à la suite du « succès ukrainien », ont pressé le gouvernement américain d’exporter cette recette dans d’autres régions du monde, en l’occurrence en l’Iran[20]. Dans la même lignée, ce dernier suggère que c’est le financement d’organisations telles que la National Endowment for Democracy qui a été déterminant, ce qui ferait mentir, selon lui, le cliché voulant que la démocratie ne puisse être instaurée par des acteurs extérieurs.

Le mécanisme de causalité du changement de régime dans ce cas-ci aurait donc été le contrôle partiel de la scène politique nationale par un acteur extérieur souhaitant étendre sa sphère d’influence en actualisant son Soft Power. Ces ressources de puissance étant dépendantes du contexte dans lequel elle s’exerce[21], la capacité de ralliement américaine était donc presque nulle dans plusieurs régions du monde, et plus particulièrement au Moyen-Orient, alors que les sociétés civiles en Europe de l’Est sont généralement plus ouvertes aux valeurs et à la culture occidentale. Ainsi, dans l’ancien espace soviétique, l’échec de l’ancienne idéologie communiste a donné au modèle américain un grand pouvoir d’attraction, alors que l’influence culturelle russe a généralement décliné dans cet espace depuis la fin de l’urss, malgré un réinvestissement récent du Kremlin dans ses ressources d’influence idéologique et culturelle[22]. Par conséquent, si les calculs des chancelleries occidentales s’étaient avérés justes, les nouveaux régimes issus des révolutions de couleur auraient dû chercher à se tourner vers l’ouest : la politique étrangère géorgienne, en particulier, s’est rapprochée significativement de l’Occident en approfondissant sa coopération militaire avec l’otan et en montrant des velléités d’adhésion à l’Union européenne (ue)[23]. Si ce n’est pas là une preuve de l’implication directe ou indirecte des puissances occidentales, c’est pour le moins un indice de l’orientation des coalitions portées au pouvoir par ces « mouvements populaires[24] ». Le rapprochement de l’Ukraine aurait quant à lui été freiné par l’incapacité de la « coalition orange » à monopoliser l’espace politique : en effet, celle-ci a dû faire face à un opposant pro-russe capable de mobiliser une certaine base populaire, ce qui contraste avec la situation de la coalition d’opposition géorgienne qui avait été en mesure d’accaparer le pouvoir en novembre 2003. Dans le cas du Kirghizstan, les pays occidentaux n’auraient pas réussi à contrôler l’évolution politique du pays et à influencer aussi fortement le mouvement d’opposition en raison de ses traditions politiques particulières et de l’interférence d’une Russie ayant appris de ses erreurs ukrainiennes[25]. Ainsi, le mécanisme causal à l’oeuvre ici aurait été la politique étrangère américaine coordonnée aux politiques européennes ; l’occurrence des révolutions de couleur étant dépendante d’un investissement particulier de ceux-ci, mais aussi du poids de leur capacité de ralliement des groupes de la société civile. En effet, il appert que les efforts de démocratisation sont très sélectifs. Il n’y a qu’à comparer la stratégie américaine pour l’Azerbaïdjan à celle adoptée pour la Géorgie : si la société azérie est peut-être moins perméable à l’influence occidentale, ce serait surtout la compatibilité du régime Aliev (père et fils) avec les intérêts américains, particulièrement en matière pétrolière, qui expliquerait l’absence d’une stratégie agressive de promotion de la démocratie dans ce pays.

Cette explication présente par contre plusieurs limitations, notamment quant aux capacités présumées des organisations internationales à piloter de l’intérieur un changement de régime. Dans un article à propos du renversement de Milosevic en 2000, Thomas Carothers critique l’exagération, de la part des apôtres de la promotion de la démocratie, du rôle joué par les organisations internationales dans cette percée démocratique : il souligne en effet que la vigueur de la société civile, la mobilisation et la maturité des acteurs locaux occupent une fonction irremplaçable et essentielle dans le processus[26]. Il n’est d’ailleurs pas le seul à croire que les acteurs étrangers ne sont pas en mesure de piloter de l’extérieur une révolution démocratique. La portée de cette critique est par contre limitée si l’on admet que les changements de régime dans ces États ne se sont pas traduits par une véritable démocratisation, mais seulement par un remplacement de la coalition dirigeante. Néanmoins, cette approche, même si elle a l’avantage d’expliquer comment la démocratisation a été enclenchée, n’est pas en mesure d’appréhender les développements politiques, car elle n’examine pas le rôle des acteurs nationaux et leurs motivations[27]. D’autre part, bien qu’il soit assez aisément démontrable que les États-Unis et l’Europe souhaitaient bel et bien un changement de régime dans ces États, il est difficile de démontrer à l’aide du concept de soft power l’efficacité réelle des stratégies de promotion de la démocratie[28] par l’extérieur. Qui plus est, même cette approche fournit une explication claire quant à l’occurrence ou la non-occurrence d’une révolution de couleur, ce cadre n’impose pas de limites : la variable de succès serait en fait l’existence latente d’une sympathie populaire pour les valeurs occidentales[29], peu importe le cadre institutionnel ou la situation géographique. Elle est en fait incapable d’articuler clairement le rôle joué par les acteurs locaux et marginalise les processus politiques qui relaient les forces internationales.

II – L’alliance des sociétés civiles nationale et transnationale mobilisées contre la fraude électorale

Une approche de nature constructiviste paraît plus appropriée pour théoriser l’interaction entre les sociétés civiles nationale et internationale, et suggère un processus de diffusion très différent de celui présenté précédemment. La transmission de nouvelles idées et de nouveaux répertoires d’actions serait en effet plus complexe et plus structurée que le contrôle par un acteur extérieur ou qu’une simple contagion démocratique par proximité géographique ; c’est sans doute l’effet d’émulation ainsi que la formation de communautés épistémiques qui auront permis la propagation des révolutions de couleur. Comme le soutient Beissinger, l’exemple de renversements réussis aurait ainsi compensé les « désavantages structuraux » qui faisaient obstacle à l’émergence d’un groupe d’opposition suffisamment fort[30]. Bunce et Wolnick émettent l’hypothèse que c’est un « modèle électoral » qui aurait été diffusé : c’est en fait la conjonction à la fois de conditions intérieures et du soutien international à la démocratie qui aurait conduit à cette seconde vague de démocratisation dans l’espace postcommuniste[31]. En effet, dans tous les cas de révolution de couleur, les élections ont joué un rôle central dans le ralliement temporel des forces de la société civile : l’intégrité du processus électoral est perçue comme l’ultime indicateur de démocratie au niveau international ; les élections représentent donc un exercice hautement symbolique et entraînent la reconnaissance ou non d’un État par le camp démocratique. C’est pourquoi la norme de « transparence électorale » est le fer de lance d’une multitude de groupes d’opposition et d’organisations internationales consacrés à la promotion de la démocratie. Dans le cas présent, la fraude électorale anticipée a permis de faire converger le mécontentement populaire en un point focal, créant ainsi un profond réservoir de contestation, et contribuant à résoudre le dilemme de l’action collective.

Mais comment ces idées transnationales ont-elles pu provoquer de tels changements politiques ? Comment les acteurs locaux sont-ils parvenus à récupérer ce standard démocratique, à le mettre au centre de leur lutte contre le pouvoir autoritaire ? L’idée voulant que la tenue d’élections transparentes et justes soit à la base d’un système démocratique et légitime est omniprésente dans le système international et soutenue par des acteurs influents, elle est donc susceptible d’améliorer le prestige et de rehausser la crédibilité des acteurs locaux qui se l’approprient. Bien qu’elle soit disponible, elle n’acquiert cependant d’influence que si elle est récupérée par des entrepreneurs normatifs locaux ayant la capacité de les adapter au contexte national[32]. Ceux-ci tentent alors de tirer profit de son pouvoir symbolique afin d’influencer l’évolution de leur système politique. Pour y parvenir, les acteurs locaux des révolutions de couleur ont mis en scène l’élection, faisant jouer au gouvernement dans l’acte final le rôle ingrat de « briseur de norme ». Le processus électoral n’est pas une nouveauté pour les populations de l’ancienne urss (et la fraude non plus) ; pendant plusieurs décennies, elles se sont pliées à un jeu politique truqué par le parti communiste. La tâche des entrepreneurs normatifs en a été facilitée, car ils ont ainsi pu associer le pouvoir en place à ce jeu arrangé et négativement connoté que tenait périodiquement le pouvoir soviétique. L’association à un pouvoir fortement affaibli d’une expérience négative passée aura sûrement stimulé dans l’imaginaire collectif et renforcé l’opposition au régime. La discordance du discours et de la pratique des politiciens de l’urss et de ses satellites avait déjà par le passé suscité une mobilisation importante, un phénomène que Daniel Thomas nomme « l’effet Helsinki[33] ». C’est en mettant l’accent sur cette discordance que les groupes de la société civile ont pu cadrer le débat électoral. En effet, un processus électoral ne facilite pas en lui-même l’action collective ; il peut en fait tout aussi bien la décourager[34]. Pour que cette opportunité de mobilisation et d’organisation soit saisie, il faut qu’elle soit construite ou cadrée par des acteurs de la société civile et érigée en véritable chance de changement. Ont donc émergé des cadres interprétatifs s’appuyant sur les perceptions dominantes ou discordantes, et notamment sur les contradictions culturelles, qu’ils tentaient de modifier. Ces cadres interprétatifs s’ancrent dans un contexte culturel et historique et ne peuvent être créés ex nihilo. Les slogans des activistes n’offrent qu’un aperçu du travail de cadrage : en Serbie, le groupe Otpor (résistance) avait lancé le slogan « Gotovyi ! » (Il est fini !), alors que le groupe géorgien Kmara ! proclamait « Assez ! » et que le groupe ukrainien Pora ! (C’est le moment !) scandait « Vstavai ! » (Debout !).

Beaucoup d’attention a été accordée au modus operandi des groupes de jeunes activistes – certains y décelant un renversement orchestré de l’étranger – en raison de leur grande visibilité rendue possible par une excellente stratégie médiatique, exploitant à fond l’art de la « dramatisation démocratique[35] ». Dans les faits, cette stratégie a démontré son efficacité auprès des deux publics visés : la couverture médiatique en Occident s’est révélée extrêmement favorable aux protestataires et les populations nationales ont rapidement répondu aux efforts de mobilisation[36]. En jetant l’opprobre sur leurs dirigeants qui refusaient de reconnaître les véritables résultats électoraux, les activistes ont déclenché à la fois un effet boomerang, en obtenant la sympathie des pays spectateurs des abus d’un régime autoritaire et un effet de spirale, en forçant le régime à faire des concessions démocratiques[37]. Ainsi, les groupes de la société civile se sont coalisés autour de ces cadres afin d’organiser la protestation et de susciter la mobilisation, provoquant un effet de catharsis[38].

Les entrepreneurs normatifs transnationaux auraient influencé l’évolution de la contestation sur deux plans : dans l’organisation et la mobilisation, ainsi que dans la confirmation de la fraude. Ils ont aussi contribué à émanciper les porteurs locaux des normes, mais leurs activités n’auraient pas eu d’impact s’il n’y avait eu des relais locaux capables de diffuser la norme de transparence électorale à travers la population. Cette communauté épistémique est principalement formée d’organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, principalement d’origine occidentale. Leurs effectifs sont souvent autochtones ; il est en effet reconnu que les groupes de jeunes activistes Kmara ! (Géorgie), Pora ! (Ukraine) et Kel Kel ! (Kirghizstan) ont été entraînés à la résistance non violente par des jeunes membres du groupe serbe Otpor, par le biais du Center for Nonviolent Resistance basé à Belgrade[39]. Ces groupes, dispersés partout dans l’ancienne urss, forment de véritables communautés de pratiques qui diffusent leurs tactiques d’action non violente par le biais d’Internet, de forums, ainsi que par le biais des mécanismes de diffusion relationnelle et non relationnelle[40]. Internet aurait, en effet, joué un rôle particulier dans ces événements : selon Tarrow, ce moyen de communication transformerait les moyens d’action collective en accélérant la diffusion des idées et des répertoires d’action[41]. Qui plus est, les réseaux internationaux, en plus de diffuser les normes démocratiques, ont fourni une infrastructure pour l’organisation et la mobilisation qui ont aidé les réseaux locaux à s’activer et à nouer des contacts entre eux ; une diffusion permise par un contexte international perméable à ces réseaux transnationaux. En effet, les événements des dernières décennies, en même temps que la mondialisation et la fin des restrictions à l’intervention posées par la guerre froide, ont concouru à la multiplication des organisations de promotion de la démocratie et de supervision des processus électoraux[42]. Celles-ci étaient justement très actives dans les États où sont survenues les révolutions de couleur, où elles avaient, entre autres, le mandat de tenir un scrutin parallèle au processus officiel afin de dénoncer la fraude[43]. Elles étaient ainsi en mesure de confirmer la fraude électorale et de légitimer les revendications des partis d’opposition.

Certaines conditions internes étaient nécessaires au redémarrage du processus démocratique : si l’on reprend les sept critères de McFaul, il faut reconnaître que l’autoritarisme compétitif offre un terreau fertile à ces mouvements, parce qu’il autorise un certain degré de liberté individuelle et collective, alors que les régimes plus autoritaires confinent la société civile à des espaces publics très restreints. L’impopularité des dirigeants, étroitement associée à l’échec de la transition et, dans le cas de la Géorgie, au fractionnement du pays, aura aussi favorisé la mobilisation et miné la loyauté des élites envers le régime[44]. Qui plus est, la dissémination des normes démocratiques aux pays de l’espace postsoviétique aurait été facilitée par la proximité historique de ces sociétés civiles, celles-ci partageant un pan de leur mémoire nationale. L’expérience soviétique et la difficile émancipation de la société civile d’un pouvoir autoritaire auront permis un transfert normatif et auront déterminé la perméabilité de la société civile aux idées diffusées par ces réseaux transnationaux. En somme, dans cette perspective, les révolutions de couleur devraient être analysées comme « modulaires », comme il a été suggéré par Beissinger, chaque épisode alimentant un courant de protestation dont le débit varie selon la réussite ou l’échec des mouvements de contestation. C’est donc un processus d’apprentissage qui se montre cumulatif. Les groupes géorgiens et ukrainiens ayant puisé dans le bagage symbolique de leurs prédécesseurs, et importé des tactiques non violentes de protestation de la révolution bulldozer en Serbie (recours à l’humour, à la satire ; tactique de guerrilla without guns, etc.), cela expliquerait le partage des répertoires d’actions, de stratégies, de cadres, de logos, etc., dans lesquels ils ont puisé[45].

Inspiré des hypothèses constructivistes et des théories des mouvements sociaux, ce type d’explication des révolutions de couleur a le mérite de mettre un accent relatif sur le contexte culturel propre aux sociétés postcommunistes : elle permet en effet de distinguer les cas les uns des autres et de comprendre les fluctuations dans l’efficacité des révolutions par la prise en compte du contexte national. À ce titre, Bunce et Wolchik estiment que les similarités des environnements politiques postcommunistes ont joué un rôle crucial dans la diffusion du modèle et délimitent ainsi le phénomène[46]. Cette lecture permet d’articuler le rôle des acteurs de la société civile et des organisations internationales qui ont occupé l’avant-scène des révolutions de couleur. Il est donc possible d’expliquer les ratés de la Révolution des tulipes au Kirghizstan en démontrant que, si les activistes peuvent apprendre, les despotes aussi peuvent mieux résister aux pressions de la société civile : le mouvement a été freiné par les pratiques répressives du régime[47], et les groupes de la société civile kirghize n’auraient pas réussi à le prévenir. Néanmoins, il n’existe pas de corrélation claire entre le degré de dynamisme des sociétés civiles et les révolutions de couleur ; il est donc difficile de comprendre pourquoi celles-ci sont survenues en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan, plutôt qu’ailleurs[48]. D’autre part, si le partage d’un répertoire d’actions est un indicateur de l’existence de réseaux transnationaux, il ne démontre pas en soi la prééminence de ses liens internationaux dans le processus de démocratisation.

III – L’impact de l’expansion des institutions occidentales sur les régimes semi-autoritaires

Avec l’avancée à l’Est des institutions européennes et occidentales, les pays de l’ancienne urss sont de plus en plus exposés à l’influence occidentale. Le champ d’action et le « filet institutionnel » des démocraties se sont en effet considérablement élargis au cours des dix dernières années : il n’y a qu’à penser à la Politique européenne de voisinage, au Conseil de l’Europe et aux partenariats de l’otan. Cette extension géographique est concomitante à l’augmentation des transactions internationales entre l’ancienne urss et l’Occident : ces réseaux créent des zones d’intégration modulée, alors que les institutions alternatives – telles que la Communauté des États indépendants – ne peuvent, ni idéologiquement, ni économiquement, leur faire concurrence. Les théories des Relations internationales ont relativement bien exploré l’impact de l’interdépendance sur l’évolution du comportement des acteurs et sur leurs interactions. En ce qui a trait à la démocratisation, certains ont argué que le simple accroissement de l’interdépendance multiforme, ou « kantianisme inversé », contribuait à l’évolution politique des régimes autoritaires[49]. Il n’y a par contre pas lieu de croire que les révolutions de couleur soient survenues dans les États dont l’interdépendance avec l’Occident était la plus grande.

Par ailleurs, une attention grandissante a été accordée au pouvoir d’attraction des institutions occidentales, et plus particulièrement à celui de l’ue, sur les États limitrophes en particulier. Selon Pevehouse, l’influence des organisations internationales s’exerce par le biais de trois mécanismes : par l’adhésion conditionnelle, par des pressions diplomatiques, économiques directes et enfin par l’apaisement des craintes des élites nationales et leur socialisation ; ces pressions pouvant aggraver les problèmes économiques et miner la légitimité d’un gouvernement déjà impopulaire[50]. L’ue, par sa tendance à la conditionnalité, aurait en effet accéléré la démocratisation de plusieurs États, attirés par les bénéfices du marché commun, en exigeant de ceux-ci qu’ils se conforment aux principes démocratiques afin de pouvoir devenir candidats, puis membres de l’organisation[51]. Par conséquent, l’inégalité du processus de convergence devrait s’expliquer par la crédibilité variable de la conditionnalité des organisations internationales[52]. Étant donné qu’aucun des pays dont il est question ici n’était, au moment où sont survenus les changements de régime, engagé dans un processus d’adhésion à cette organisation, il apparaît plus crédible que ce soit plutôt le processus de socialisation des élites qui ait agi dans ce cas. C’est par ce canal qu’il y aurait eu un transfert normatif progressif vers ces États, dirigés par des chefs à tendance autoritaire, mais relativement ouverts à l’Occident. Ainsi, l’effet des institutions occidentales aurait eu lieu à un autre niveau : les organisations internationales auraient servi de conduite dans la diffusion et la promotion de normes, qui auraient à leur tour influencé le comportement des élites vis-à-vis de l’opposition interne. Cela aurait ainsi rendu possible l’organisation de l’opposition et son incursion dans l’espace public : contrairement aux régimes plus autoritaires de la région, insensibles aux pressions en faveur de la libéralisation et de la démocratisation, ces États semi-ouverts ont laissé les organisations internationales vaquer à leurs activités de promotion de la démocratie, de supervision électorale, etc. Les groupes d’opposition ont par conséquent bénéficié de la liberté nécessaire pour renforcer leurs capacités. En effet, c’est la pression normative des organisations et des institutions occidentales qui aurait réfréné le développement d’un véritable autoritarisme dans ces États, parce qu’ils voulaient « avoir des relations de coopération avec l’Occident et le statut de membre de la communauté internationale des démocraties ». Ainsi, « l’assistance étrangère et le soutien moral contribuent à préserver des groupes indépendants d’acteurs d’opposition[53] ».

L’acceptation de nouvelles normes de gouvernance se fait bien souvent de façon progressive : les acteurs étrangers offrent des incitatifs pour encourager les gouvernements nationaux à transformer leur système politique ; le régime est ainsi amené à franchir des seuils critiques, soit l’acceptation d’une supervision électorale, l’amnistie de prisonniers politiques, l’adoption d’institutions particulières, la tolérance de l’opposition, et ultimement, le respect de l’intégrité du processus électoral et de la succession politique démocratique[54]. Ainsi, l’engagement graduel de ces régimes par les démocraties occidentales dans la voie de la démocratisation aurait changé le comportement des élites en éliminant certains types d’actions, en particulier le recours à la répression. Ce processus aurait manifestement été déficient au Kirghizstan, où la force a été utilisée par le président sortant. Voyant ainsi leur répertoire d’actions restreint et la possibilité de retourner à un autoritarisme plus dur écartée, ces régimes auraient été poussés à renoncer au pouvoir face aux protestations massives.

Cette façon d’expliquer l’occurrence de ces percées démocratiques présente plusieurs avantages, en particulier celui de regarder ce changement comme un processus et non comme un événement ponctuel, mais également d’indiquer aux démocraties occidentales les meilleures façons d’engager les régimes semi-autoritaires dans la voie de l’ouverture de leur espace public. Néanmoins, si elle inscrit ce changement dans le long terme, elle fournit peu d’instruments théoriques pour comprendre l’aboutissement du processus. De surcroît, démontrer qu’il y a eu véritablement transfert normatif et que c’est celui-ci qui a transformé le comportement des acteurs est une tâche complexe, étant donné qu’il faut aussi identifier les conditions favorisant l’implantation de la démocratie de façon suffisamment précise pour être en mesure de comprendre pourquoi certains États et pas d’autres s’engagent dans cette voie. Enfin, l’absence d’une stratégie cohérente à long terme des États occidentaux dans cette région, de l’otan comme de l’ue, conduit à remettre en question la crédibilité de cette explication : si, occasionnellement, ces organisations font le jeu du bâton et de la carotte avec les régimes semi-autoritaires de l’est, ceux-ci n’ont pas encore, selon plusieurs spécialistes de la région, converti leurs discours en actions. L’engagement plutôt hésitant de l’Union européenne dans les pays postsoviétiques et l’absence d’une chance crédible d’accession à l’espace européen au moment des révolutions de couleur rendent ainsi moins convaincantes les explications de ce type. Kubicek, Smith et Éthier ont, entre autres, démontré que la conditionnalité politique de l’ue était plus efficace dans les pays sur le point d’adhérer à l’organisation que dans les pays tiers[55]. Il serait donc très peu probable que ce soit la perspective de joindre l’ue, ou même l’adhésion à des organisations internationales comme l’otan ou le Conseil de l’Europe, qui aient poussé les pouvoirs autoritaires à abdiquer devant l’opposition populaire : ni l’Ukraine, ni la Géorgie et encore moins le Kirghizstan ne se trouvaient dans une situation comparable à celle des États de l’Europe centrale dans les années 1990.

IV – L’interaction stratégique entre les acteurs aux niveaux national et international

Selon une autre perspective intégrant la dimension de l’interdépendance avec l’Occident, les révolutions de couleur seraient survenues dans les États où le linkage (maillage) et le leverage (influence) des États occidentaux étaient les plus grands 9; ceux-ci auraient fait augmenter le coût du maintien de l’autoritarisme et fait basculer l’équilibre des forces en faveur des groupes d’opposition[56]. Comme l’explique Whitehead, au coeur de plusieurs démocratisations se trouve un « processus interactif au cours duquel les supporters extérieurs des différentes factions politiques concurrentes renoncent à exercer leur influence au bénéfice de leurs protégés et à exercer leur veto contre leurs concurrents[57] ». Ce renversement des appuis aurait permis la résolution du dilemme de coopération des élites, celles-ci obtenant alors l’opportunité de faire défection. Faute de leviers substantiels, la Russie, puissance régionale, n’a pas été en mesure de rééquilibrer la balance en faveur du régime contesté (d’ailleurs, sa reconnaissance prématurée de l’élection du dauphin de l’autocrate sortant en Ukraine l’a plutôt discréditée). Ainsi, les forces internationales créent des opportunités et imposent des contraintes avec lesquelles les acteurs nationaux doivent négocier : ici, les groupes d’opposition auraient tiré parti du retrait du soutien international aux factions dirigeantes pour exiger la reconnaissance des véritables résultats électoraux. En fait, le consentement du régime à reconnaître l’issue de l’élection aura été obtenu grâce à un ensemble complexe d’interactions entre les processus internationaux et les groupes nationaux[58]. Il faut donc examiner comment les acteurs nationaux ont utilisé la négociation internationale pour influencer le contexte national. La réorganisation des appuis internationaux aura donc altéré le calcul stratégique des acteurs nationaux, ce qui suggère un effet causal sur le développement politique national d’autant plus complexe à évaluer que celui-ci fluctue selon divers facteurs, soient la taille et les ressources du pays, le contexte régional, la localisation géostratégique et la structure des alliances du pays concerné[59].

Selon l’hypothèse de Levitsky et Way, les États qui sont en interdépendance stratégique avec l’Occident seraient plus sensibles aux pressions démocratiques : cette vulnérabilité varierait selon le degré d’influence (leverage) des pays occidentaux, déterminé aussi bien par la taille et la force de l’État en question et de son économie, que par la compatibilité des objectifs de politiques étrangères des pays occidentaux et la présence ou non d’une puissance régionale capable de fournir un soutien économique, militaire ou diplomatique alternatif, et enfin par l’importance du maillage (linkage) qui dépend partiellement de la proximité géographique ; mais également par la densité des liens économiques, diplomatiques, sociaux, communicationnels et transnationaux de la société civile[60]. Les pressions extérieures ne seraient donc pas suffisantes en elles-mêmes ; elles atteindraient leur potentiel d’influence maximum en combinaison avec un maillage étroit avec l’Occident : « ainsi, le maillage estompe la distinction entre les pressions internes et externes, transformant les attentes internationales ou régionales en matière de démocratie en puissantes demandes intérieures[61] ». Toutefois, cette analyse de nature structurelle accorde peu d’attention au design institutionnel et aux particularités des régimes semi-autoritaires ; les auteurs n’en limitent pas l’application à un type de régime ou à une aire culturelle spécifique. Pour ce qui est de la vulnérabilité des États postsoviétiques néanmoins, celle-ci semble être spécifiquement liée à la fragilité inhérente aux régimes autoritaires compétitifs et à l’échec généralisé du processus de transition postcommuniste : une déroute économique, qui se traduit par un climat de marasme et une paupérisation des populations, ou alors un éclatement du territoire national, comme dans le cas de la Géorgie. La légitimité des régimes semi-autoritaires repose en effet sur des bases précaires, en raison de leur incapacité à stimuler le développement national, mais aussi du fait de l’inaccomplissement d’une conversion promise au modèle de démocratie libérale[62].

Selon Kuzio, les révolutions de couleur seraient justement survenues au moment où la légitimité des autorités en place était à leur plus bas[63]. En effet, la faillite du régime alimenterait l’opposition nationale et amènerait celle-ci à chercher un soutien à l’extérieur des frontières étatiques, ce qui aurait incité les acteurs extérieurs à influencer le processus politique interne[64]. Justement, Way estime que les régimes autoritaires non consolidés sont spécialement vulnérables aux pressions extérieures, ce qui l’amène à expliquer la Révolution orange en Ukraine par l’incapacité de Koutchma à consolider son régime ; une vulnérabilité qui explique à son tour l’échec du transfert du pouvoir à son dauphin[65]. C’est pourquoi, en raison de leur vulnérabilité, les systèmes politiques dits « pénétrés » par des acteurs internationaux risquent d’être grandement influencés par les jeux politiques à deux niveaux. C’est que ces acteurs deviennent ainsi parties prenantes dans la lutte de pouvoir intestine ; mais s’ils ne contrôlent pas l’évolution politique interne, ils peuvent par contre affecter les calculs de l’élite dirigeante. Selon ce raisonnement, avancé par McFaul, si les relations de Koutchma (Ukraine), Chevardnadze (Géorgie) et Akaiev (Kirghizstan) avec les pays occidentaux n’étaient pas vitales pour leur maintien au pouvoir, elles les ont certainement incités à céder le pas à l’opposition[66].

La compétition électorale fragilise la position du président (surtout lorsqu’il est déjà impopulaire) en créant une opportunité que peut saisir l’opposition. Comme l’explique Schedler, les élections frauduleuses créent une ambivalence institutionnelle susceptible d’amener un changement à l’avantage du pouvoir sortant tout comme de l’opposition. S’ouvre ainsi un jeu entre les deux factions qui cherchent à tirer profit de l’incertitude :

Si les élections semi-démocratiques sont hors de contrôle et donnent lieu à des résultats « inacceptables », le détenteur du pouvoir tentera d’annuler les concessions démocratiques faites par le passé. De l’autre côté, l’opposition démocratique luttera pour institutionnaliser l’incertitude démocratique[67].

Se crée donc un point de convergence, un « test cyclique de force et de légitimité[68] », c’est-à-dire un jeu interactif à deux niveaux, où chaque participant exploite ses avantages : « alors que les détenteurs du pouvoir contrôlent les conditions de la compétition électorale, les partis d’opposition contrôlent les conditions de la légitimité électorale[69] ». Pour ces derniers, les résultats électoraux sont donc une source d’autorité[70].

En somme, les États occidentaux et les organisations régionales ont modifié l’équilibre des forces en minant la légitimité déjà fragile des autorités en place de deux manières : d’une part, en accréditant les accusations des groupes d’opposition, et d’autre part, en menaçant de ne pas reconnaître les résultats du scrutin, influant ainsi sur les tractations politiques internes[71]. C’est en altérant ce jeu de force que les intervenants internationaux auraient fait pencher la balance à l’avantage de l’opposition : dans tous les cas de révolutions de couleur, celle-ci s’était consolidée autour d’un chef crédible, soit un ancien membre de la coalition au pouvoir, capable de présenter une alternative au pouvoir en place. Cette apparente crédibilité de l’opposition n’est d’ailleurs pas sans avoir influencé le comportement des acteurs étrangers et celui des élites nationales. Ainsi, les deux camps intègrent à leur stratégie les contraintes internationales afin de rehausser leur pouvoir de négociation[72]. Ce rééquilibrage des forces en faveur de l’opposition a influencé le calcul des élites économiques et des forces de sécurité, et a contribué à résoudre leur dilemme de coopération en rendant possible la défection. De cette manière, l’appui international, en donnant des garanties aux élites, diminue l’incertitude, ce qui a permis la désobéissance des élites de sécurité, rendant impossible le recours du gouvernement sortant à la force (sauf dans le cas du Kirghizstan, où au moins une partie des forces de sécurité a obéi aux ordres[73]). Ultimement, la pression des élites sur le régime sortant se sera avérée cruciale pour le transfert du pouvoir aux opposants[74]. Par ailleurs, la dénonciation de la fraude électorale par les institutions et les gouvernements occidentaux aura aussi pesé dans la balance en faisant augmenter le coût de la répression[75].

Les résultats variables de ces jeux à deux niveaux pourraient être représentés par l’idée « d’intervalle de ratification » (win-set), telle que définie par Putnam, et réinterprétée en « intervalle de démocratisation[76] ». Cet intervalle serait déterminé par trois niveaux, soit les préférences et les coalitions, les institutions et les stratégies des négociateurs. Bien que développé afin de théoriser les stratégies de négociation internationale, ce modèle, adapté à la problématique du changement de régime, fournit un cadre d’interprétation du comportement des élites en période électorale dans le contexte institutionnel particulier au présidentialisme patronal et au semi-autoritarisme.

Cette approche d’intervalle de démocratisation comporte plusieurs avantages, dont celui de bien décrire les processus (échanges stratégiques entre les acteurs) et de suggérer une hypothèse valide quant à l’occurrence de ces révolutions (selon le degré d’interdépendance et l’utilisation de l’influence). Elle est sophistiquée et permet ainsi une bonne explication des « microfondations » de la démocratisation et une compréhension plus fine du rôle des acteurs internationaux, bien qu’il faille prendre en compte un grand nombre de variables et développer un modèle plus complexe[77].

Conclusion

Les quatre approches abordées ci-dessus sont-elles en mesure de fournir des réponses théoriques satisfaisantes aux questions soulevées par les révolutions de couleur ? Lorsqu’il s’agit d’expliquer l’occurrence d’un changement de régime dans ces États particuliers, la première approche met l’accent sur l’influence idéologique et culturelle d’un acteur extérieur, alors que la seconde suggère que c’est la collaboration d’entrepreneurs normatifs locaux et internationaux qui est le facteur explicatif central des révolutions de couleur. La troisième explication soutient, quant à elle, que cette réorientation politique est le produit d’un transfert normatif des institutions occidentales vers les régimes semi-autoritaires à l’est, alors que la dernière interprétation estime que c’est l’interaction stratégique à deux niveaux entre les acteurs nationaux et internationaux qui est le mécanisme causal des révolutions de couleur. Elles théorisent donc très différemment l’interaction entre l’environnement national et international, et leur accordent un poids relatif différent. La première explication du phénomène interprète ces changements de régime comme la résultante de la politique étrangère américaine (État étranger – société civile nationale), alors que la seconde conclut que l’environnement international actuel favorise le développement de réseaux transnationaux qui, dans le cas des révolutions de couleur, ont fourni aux acteurs locaux des ressources matérielles et surtout des outils normatifs leur ayant permis de s’émanciper d’un pouvoir autoritaire (société civile transnationale – société civile nationale). A contrario, la troisième explication soutient que c’est l’influence des institutions internationales sur ces acteurs étatiques qui explique leur trajectoire politique interne (système institutionnel international – système politique national), alors que la dernière approche attribue à l’environnement international le rôle d’équilibrateur des forces entre les acteurs nationaux (États étrangers – concurrents politiques).

Ce texte a été motivé par le constat d’une prédominance des approches internes dans l’analyse des révolutions de couleur. Il a tenté de déterminer, par l’exploration de quatre grands courants théoriques, si la discipline des Relations internationales était en mesure de théoriser de façon satisfaisante l’aspect international de la démocratisation des régimes semi-autoritaires. À la lumière de cet examen, il appert que l’objet au coeur de ce phénomène, soit les modalités d’interaction entre sphères nationale et internationale, est analysé de façon plus ou moins satisfaisante par les Relations internationales. Si les approches utilisées pour théoriser le rôle de la variable internationale dans les processus de démocratisation jusqu’à maintenant offrent des pistes d’explication très intéressantes, elles ne sont cependant pas suffisamment sophistiquées pour fournir toutes les réponses, ainsi que l’ont démontré la revue théorique et les limitations soulignées dans ce texte. Le défi que représente ce problème semble provenir du cloisonnement théorique des environnements internes et externes encore trop fort en Relations internationales. Pourtant, comprendre leur interrelation dynamique est crucial afin d’expliquer des phénomènes tels que la démocratisation. Cette étude aura révélé l’ampleur des recherches à entreprendre afin d’arriver à comprendre l’impact de l’environnement international sur le changement de régime politique : s’il est plus patent que les États faibles et les régimes à demi ouverts semblent présenter une plus grande vulnérabilité aux apports de l’environnement international, il reste cependant à déterminer si certains types de structure institutionnelle sont plus propices au basculement politique ou si la compatibilité culturelle s’avère de ce fait plus critique.