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Introduction

Dans cet article, nous proposons une réflexion méthodologique sur l’utilisation des récits de pratique en recherche. En nous basant sur deux projets que nous avons réalisés, nous explorons dans quelle mesure nous estimons que nous avons réussi à respecter notre engagement à donner la parole aux participants et donc, à tenir parole envers eux. En ce sens, c’est à notre rapport au terrain que nous nous intéressons ici, en interrogeant l’expérience des participants, ici des enseignants, sous l’angle d’une certaine éthique professionnelle du chercheur à mettre en oeuvre pour tenir parole envers ceux-ci. Sont ainsi présentées trois conditions nécessaires, ayant émergé de l’analyse, pour donner la parole aux praticiens : annoncer ses couleurs dès le recrutement, créer un espace transparent de présentation des retombées attendues de la recherche et s’assurer de la fidélité du matériau. Ces trois conditions nous amènent ensuite à proposer une réflexion plus large, pour être en mesure de tenir parole tout au long d’un processus de recherche qui s’articule autour de l’utilisation de récits de pratique. Nous abordons ainsi trois enjeux du rapport à la parole qui ramènent à trois défis que nous avons identifiés à partir de nos résultats, soit ceux de solliciter une parole, sans la contraindre, de rendre raison à une parole, sans l’invalider, et celui de porter une parole, sans se l’approprier. Au final, c’est sur la nécessité d’une réflexion sur une posture de chercheur conscient du risque d’instrumentalisation des participants qu’ouvre cet article.

1. Problématique : donner la parole aux praticiens

Après avoir exposé le moyen que nous avons privilégié pour donner la parole aux participants, le récit de pratique, nous présenterons les deux projets de recherche qui ancrent la réflexion méthodologique proposée.

1.1 Le récit de pratique

Entendu comme la narration d’une situation-problème rencontrée par un enseignant (Desgagné, 2005; Desgagné et al., 2001), le récit de pratique constitue une fenêtre ouverte sur l’intervention. Cette méthodologie permet en effet d’avoir accès au savoir-agir de l’enseignant, c’est-à-dire à ce qui se joue là dans l’expérience, incluant le sens que ce dernier donne à son agir dans et hors l’événement, donc à son interprétation de l’expérience (Audet, 2001, 2006). Il offre ainsi une cohérence événementielle (le problème et les solutions en délibération), un accès à la temporalité de l’événement (le problème peut s’étendre sur plusieurs semaines) et met en intrigue l’événement, ce qui donne une prise à l’analyse, car la mise en intrigue configure le monde de l’acteur. Le récit donne accès à la vision de la situation-problème de l’enseignant, tel qu’il l’a vécue, « de l’intérieur », les seuls faits ne permettant pas de saisir les logiques sous-tendant l’action (Bertaux, 1997). En privilégiant le point de vue de l’acteur enseignant, le langage est ici conçu moins comme un simple véhicule potentiellement déformant de la pratique que comme le moyen de configurer cette pratique en livrant le sens qu’il lui donne et qui guide son agir, sens à travers lequel il incarne cette pratique (Demazière & Dubar, 1997). Dans cette logique, s’intéresser au savoir-agir à partir de récits de pratique suppose d’endosser une conception du praticien comme : compétent, dont on légitime le savoir; engagé, dont on légitime la participation à sa communauté; et réflexif, dont on légitime la rationalité.

On s’est relativement peu penché jusqu’à maintenant, dans une perspective de recherche, sur l’investigation des pratiques mises en oeuvre en donnant la parole aux enseignants « dans » leur pratique, plutôt que « sur » leur pratique. C’est ainsi que, à des fins de documenter une compétence interculturelle et inclusive (Potvin et al., 2015) « en acte », deux projets de recherche portant sur la reconstruction de récits de pratique (Desgagné, 2005) ont souhaité mettre en valeur le savoir-agir professionnel d’enseignants en lien avec l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle (Audet et al., FRQSC 2018-2021; Audet et al., CRSH 2018-2021). Plus spécifiquement, ces deux projets souhaitaient, partant des récits de pratique recueillis, en proposer une théorisation et constituer, partant de ces récits théorisés, un matériau pour soutenir la formation initiale et continue des enseignants (Audet, 2018). Au coeur de ces projets se trouve l’intention de donner la parole aux participants, ce qui implique, comme le souligne Desgagné, que nous considérons « essentiel de tenir compte de leur “point de vue” » (1998, p. 79) pour construire des connaissances.

1.2 Les projets de recherche

Les deux projets de recherche, qui ont été réalisés en contexte scolaire québécois public francophone, desquels cet article est issu ont reposé sur une démarche méthodologique en quatre temps. Des enseignants ont d’abord été recrutés puis invités à livrer un récit de pratique. Chaque projet a alors été présenté comme en étant un de valorisation de leur expérience de travail en contexte de diversité ethnoculturelle. Plus spécifiquement, les enseignants ont été invités à « se raconter » à partir d’un événement singulier lié à leur vie professionnelle. La situation choisie devait, dans un premier temps, en être une qui met en scène un enfant issu de l’immigration et éventuellement sa famille, s’étant déroulée il y a quelques années ou récemment, et qui pouvait inclure d’autres acteurs : des collègues enseignants, la direction, des ressources externes, par exemple. Elle devait aussi, dans un deuxième temps, en être une qui les a mobilisés, c’est-à-dire qui les a amenés à résoudre un problème ou à relever un défi, et qu’ils considèrent comme un moment clé de leur carrière. Dans un troisième temps, la situation choisie devait en être une qui, selon le participant, pouvait être susceptible d’aider un futur enseignant dans son apprentissage du métier (Hansen, 1987). Exemplaire, donc, en tant que représentative de sa propre pratique, et exemplaire également en tant que significative de ce qu’un futur enseignant est susceptible de rencontrer « sur le terrain ».

Par son essence même, l’outil de collecte de données que nous avons privilégié pour ces deux projets appelle une collaboration avec les participants. Nous pouvons ainsi avancer que nous avons établi un contrat de collaboration (Desgagné, 1997, 1998, 2005) avec des enseignants, contrat qui a été appelé à prendre différentes formes tout au long de la démarche. Les personnes volontaires à participer ont donc initialement été invitées, pour chacun des projets, à une rencontre préparatoire visant à présenter brièvement les projets de recherche et à choisir l’événement à raconter. Dans la mesure du possible, cette rencontre avait lieu en groupe, mais dans certains cas, elle a été réalisée de façon individuelle. Les objectifs poursuivis et les retombées anticipées des projets pour la formation initiale des enseignants ont alors été explicités.

À la suite de cette rencontre, des entretiens en deux temps ont été réalisés auprès de 16 enseignants. La première partie de l’entretien était largement inspirée de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2017), puisqu’elle visait à reconstruire le récit de pratique, en amenant, d’une part, le participant à narrer la situation qu’il a choisi de raconter de manière chronologique et, d’autre part, en le questionnant sur sa conversation réflexive avec la situation (Schön, 1983, 1987), c’est-à-dire sa réflexion en cours d’action et sur l’action, pour faire en sorte que la situation se dénoue. La seconde partie de l’entretien, inspirée de la méthode d’entretien compréhensif de Blanchet et Gotman (1992), l’invitait à adopter une position de recul sur l’événement raconté, en en tirant des leçons pour sa propre pratique et pour tout autre enseignant qui vivrait un événement semblable.

Par la suite, les entretiens ont été retranscrits et mis dans une forme narrative pour en faire des récits de pratique, en se centrant sur l’événement, sa chronologie et la logique délibérative de l’enseignant (Audet, 2006). Au sujet de cette étape du passage de l’oral à l’écrit, Bourdieu (1993) nous sensibilise à certains risques de l’écriture. Pour lui, « retranscrire, c’est nécessairement écrire, au sens de réécrire. […] le passage de l’oral à l’écrit impose, avec le changement de support, des infidélités qui sont sans doute la condition d’une vraie fidélité » (Bourdieu, 1993, p. 921). C’est donc dire que cette étape comporte des risques, qu’elle n’est pas et qu’elle ne peut pas être « neutre » et nous nous devions d’être fidèles aux « histoires » qui nous avaient été livrées par les enseignants. Comment alors pour nous prétendre « rendre » la parole des gens, confrontée que nous étions à ces risques?

Afin de respecter au maximum le sens donné par les participants à leurs expériences, ils ont ensuite reçu leur récit respectif par courriel afin d’en valider la forme et le contenu. Il leur était alors offert la possibilité de s’assurer que rien dans leur récit ne permettait de les identifier et de retravailler certains passages de leur récit de pratique maintenant mis en forme, s’ils le souhaitaient. Comme étape ultime de participation à l’un ou l’autre des projets de recherche, les enseignants ont eu à répondre au même questionnaire post-récit, qui visait à documenter leur expérience de participation à un récit de pratique. Ce sont ces questionnaires qui constituent le matériau à la base de la réflexion méthodologique que nous proposons ici.

2. Cadre théorique : un praticien considéré comme compétent, engagé et réflexif

Le savoir-agir professionnel correspond à ce savoir qu’un praticien développe dans l’action à travers les jugements posés sur les situations problématiques avec lesquelles il doit composer. Schön (1983, 1987) parle de ce savoir comme d’un savoir d’action qui s’enrichit avec l’expérience de la pratique; il s’agit, en d’autres termes, d’un savoir d’action. Dans son ouvrage intitulé La constitution de la société, Giddens propose une « théorie de la structuration » du social qui repose sur l’idée de « dualité du structurel », c’est-à-dire d’un structurel qui serait « toujours à la fois habilitant et contraignant » (1987, p. 226). Au coeur de cette théorie figure un acteur « compétent » qui, du fait du « sentiment de compétence » qu’il s’attribue, a le pouvoir d’« agir » et de s’habiliter dans ce qu’il perçoit comme des contraintes limitant son éventail d’actions possibles. Un acteur compétent donc, qui détient un « pouvoir d’action », un pouvoir d’agir sur les structures et dont le point de vue mérite d’être pris en compte. En puisant notamment dans la notion de « sagesse pratique » d’Aristote (Aubenque, 1963), Champy (2009) développe l’idée de « pratique prudentielle » qui se donnerait à voir lorsque des praticiens confrontés à des problèmes singuliers et complexes se retrouvent face à l’incertitude et déploient alors un savoir qui ne revient pas à appliquer des savoirs théoriques.

Par ailleurs, le praticien participe aussi d’une communauté dans laquelle il s’engage, contribuant du même coup à sa définition. En effet, les travaux de Wenger (1998, 2010) avancent que la communauté de pratique est bien plus qu’un ensemble de personnes; elle se construit par les significations que les membres négocient entre eux, dégageant ainsi des répertoires de pratiques, des manières de faire, de dire, voire de penser, qui encadrent leur participation à la communauté. Dans cette perspective, les pratiques ne sont plus seulement considérées comme des processus d’internalisation de la réalité effectués par l’individu, mais aussi comme l’aboutissement d’une participation sociale négociée.

Schön (1987) soutient que la réflexion et l’action ne sont pas opposées comme tendait à l’affirmer la conception classique, et qu’au centre de la pratique, elles peuvent même se présenter simultanément. En effet, face aux problèmes concrets de la pratique, le praticien développe une réflexion en cours d’action et sur l’action qui l’amène à construire un savoir qui lui est propre. Ce savoir tacite, intuitif, difficilement formalisable par le langage, nourrit ses possibilités d’action face à ses futurs défis professionnels. Cette construction du savoir dans et sur l’action confère à la pratique son caractère réflexif. Le praticien ne répond plus au paradigme de la rationalité technique; il s’agit d’une rationalité située, émergeant à travers un processus de problématisation et de délibération, et témoignant de son savoir-agir professionnel (Le Boterf, 2000).

Comment, dans un processus de recherche, réussir à reconnaître chez les participants ces trois facettes de notre conception du praticien? Comment savoir si nous avons su mobiliser leur savoir, leur participation et leur rationalité en leur proposant de reconstruire un récit de pratique? Nous allons maintenant voir comment, à partir de leur expérience de participation, nous avons été en mesure de dégager des conditions favorables pour le faire.

3. Méthodologie : documenter l’expérience de participation à un récit de pratique

Tel que mentionné plus tôt, suite à l’entretien, les participants ont été invités à remplir un questionnaire post-récit afin de documenter comment ils avaient vécu leur contribution aux projets et plus spécifiquement à un récit de pratique.

3.1 La collecte des données

Composé de six questions à court développement, le questionnaire était structuré de manière à recueillir des informations quant à l’expérience qu’ils avaient vécue en contribuant à la recherche, soit : 1) le recrutement et l’invitation à participer; 2) la présentation des retombées potentielles du projet; 3) le traitement des données, soit la mise en forme des récits de pratique et leurs restitutions à leurs narrateurs. Au total, parmi l’ensemble des participants aux deux projets de recherche, ce sont douze d’entre eux qui ont rempli ce questionnaire post-récit. C’est sur ce corpus que nous nous sommes penchées dans le cadre de cette réflexion méthodologique. Il est à noter que tous les noms cités dans le cadre de cet article sont fictifs afin de préserver leur anonymat.

3.2 L’analyse des données

Une démarche d’« analyse qualitative progressive des données » (Paillé, 1994, p. 153) a été menée sur les douze questionnaires post-récits dont nous disposions et qui sont à la base de notre présente réflexion méthodologique. Elle a permis, à terme, de dégager des liens entre ce que nous avons nommé plus haut les facettes du praticien et les étapes de la recherche couvertes par ce questionnaire. Plus spécifiquement, une première étape d’analyse a d’abord cherché à établir des rapprochements entre les trois facettes et les réponses des participants, ce qui a ensuite mené à distinguer certaines saillances en fonction des étapes de la recherche. En effet, il nous a semblé que, pour les participants, l’expérience de la démarche relevait, à certains moments, de la mobilisation de leur compétence, à d’autres de leur engagement et à d’autres encore, de leur réflexivité. Cette analyse plutôt déductive, avec en toile de fond les trois facettes du praticien présentées dans le cadre théorique, a été réalisée en laissant place à une « sensibilité théorique » (Glaser, 1978). Ainsi, une deuxième étape d’analyse a permis, de manière inductive cette fois, l’émergence d’éléments transversaux dans les réponses des participants qui ont trait, nous semble-t-il, à un certain désir de rapprochement de ces praticiens avec la communauté de la recherche, sans toutefois s’inscrire dans une étape spécifique de la démarche de recherche.

4. Résultats : la mobilisation des différentes facettes du praticien

Nous présentons maintenant les diverses facettes du praticien ayant émergé des réponses au questionnaire post-récit analysées. Bien que la mobilisation de ces facettes ne se limite pas nécessairement à certaines questions, elles apparaissent plus saillantes pour certaines d’entre elles. C’est cela qui nous a amenées à les organiser et à les présenter ici selon les étapes de la démarche de recherche empruntée, soit le recrutement, la présentation des retombées attendues et, finalement, la mise en forme et la validation du matériau.

4.1 Annoncer ses couleurs dès le recrutement, et reconnaître la compétence

Lorsqu’on considère les questions post-récit qui ont davantage trait au recrutement et à l’invitation à participer à la recherche, soit celles relatives aux fondements de la décision à y participer et aux hésitations ou aux appréhensions à cet égard s’il y a lieu, les participants évoquent divers éléments qui nous semblent témoigner d’une reconnaissance de leur savoir, de leur expérience en tant que praticien oeuvrant en contexte de diversité ethnoculturelle. En effet, Gigi a dit avoir eu « le goût de partager son expérience ». Mélanie a avancé avoir été attirée par « la façon d’écouter l’expérience » du projet. Véronique, actuellement conseillère pédagogique, a davantage fait des liens avec sa pratique quotidienne d’accompagnement de ses collègues; elle a vu sa participation au projet comme une continuité :

J’accompagne depuis cinq ans les nouveaux enseignants à l’école. J’ai réalisé qu’il fallait souvent que je spécifie ce qu’est travailler dans un milieu défavorisé et de diversité ethnoculturelle et que je le faisais en racontant mon vécu.

Marjo et Sophie, quant à elles, ont insisté davantage sur leur désir de partager leur expérience, une expérience en laquelle elles croient et qu’elles souhaitent mettre en valeur en participant au projet. « Je terminais ma carrière et je voulais partager mon expérience » et « comme je travaille depuis plus de 20 ans dans un contexte de diversité ethnoculturelle, je considère que j’ai beaucoup d’expériences à partager à ce titre », ont-elles répondu respectivement.

Peu de participants ont mentionné avoir hésité à participer. Lorsque cela a été le cas, les éléments évoqués apparaissent surtout liés à un certain doute quant à la valeur de l’expérience, que la situation à raconter ne serait pas « bonne » ou encore qu’elle datait trop, qu’elle « remontait à une vingtaine d’années » (Maggie). « Je n’ai que 10 ans d’expérience en enseignement et mon histoire n’était pas du type “tout est bien qui finit bien” donc je ne la croyais pas adéquate au début », nous a dit Marie-Ève en ce sens. Marjo, quant à elle, précise avoir hésité à participer parce qu’elle voulait « simplement comprendre à quoi ça va servir », semblant renvoyer par là à l’idée qu’elle était prête à partager son expérience, mais qu’elle souhaitait d’abord savoir à quelles fins elle le ferait.

Il nous apparaît que ces divers éléments de réponse, liés aux fondements de leur décision à participer et aux hésitations ou aux appréhensions à le faire, pointent vers la reconnaissance de la compétence du praticien, du savoir dont il dispose et qui mérite d’être entendu. Ils nous renseignent également sur ce qui pourrait être mis de l’avant par un chercheur qui souhaite bonifier son approche envers de futurs participants. Cependant, sans dire qu’il s’agisse là d’une saillance marquée, certains éléments de réponse nous semblent déborder des trois facettes du praticien abordées plus haut. En effet, il apparaît que, pour certains, c’est un certain désir de rendre service aux chercheures qui a fondé leur décision de participer au projet. Par exemple, Marie-Ève a expliqué que, puisqu’elle a « des amies à la maîtrise ou au doctorat qui font des recherches et qui peinent parfois à trouver des participants, [elle] voulai[t] aider à [s]on tour », alors que Sophie a dit s’être « proposée » pour « transmettre l’invitation » et qu’elle a choisi, du même coup, de participer. Tout se passe comme si, pour ces deux participantes, le recrutement et l’invitation à participer n’avaient pas interpellé leur propre compétence.

4.2 Créer un espace transparent de présentation des retombées attendues de la recherche, et reconnaître l’engagement

Concernant les réponses au questionnaire post-récit relatives aux retombées anticipées par les participants, ces derniers se positionnent sur l’éventuelle contribution de leur récit à la formation des futurs enseignants, visée du projet qui avait été mise de l’avant lors de la rencontre préparatoire. De cette façon, les réponses analysées témoignent d’une volonté d’inspirer la relève, de partager sa pratique avec des collègues, de participer à la communauté en quelque sorte, tant dans le choix de l’événement à raconter que dans la façon de le faire. À titre d’exemples, Sophie a ainsi privilégié un événement « pertinent à partager, car les constats [qu’elle a fait] alors sont importants pour n’importe quel intervenant en contexte de diversité ethnoculturelle »; Sarah a dit avoir fait le choix d’une situation « qui comportait plusieurs enjeux [lui] apparaissant souvent récurrents dans [s]a pratique et qui sembleraient probablement étonnants pour un étudiant qui débute dans ce domaine ». Marie-Christine, quant à elle, tout en admettant que, « puisqu’ayant enseigné dans un milieu multiethnique et défavorisé, [elle] aurai[t] pu choisir plusieurs situations », a arrêté son choix sur une situation « quand même complète pour illustrer des pistes de questionnement, de solutions et de collaboration ».

La visée de la recherche semble également avoir influencé la manière employée par les participants afin de raconter l’événement. Certains ont pris soin de le faire « le plus simplement possible », même s’il s’agissait d’une situation qui « sortait de l’ordinaire » (Gigi), tandis que d’autres ont choisi de raconter l’événement « sans mettre d’éléments de côté » (Sophie) afin d’offrir un « portrait réel » du sentiment que peut éprouver une enseignante lorsqu’elle se sent « dépassée par les événements » (Marie-Ève).

Il nous apparaît donc que la rencontre préparatoire ayant permis de discuter de manière transparente avec les participants des retombées attendues de la recherche a su mobiliser la facette « engagement » chez eux. Leurs motivations à participer au projet révèlent le souhait d’informer d’autres membres de la communauté éducative à travers un partage d’expérience. Toutefois, encore ici, il semble que des motivations différentes de la visée mise initialement de l’avant par les chercheures soient également évoquées par quelques participants, relatives à leur croyance en l’utilité et à l’importance de la recherche de manière générale ou plus spécifiquement en éducation. Par exemple, l’engagement de Maggie a davantage été mobilisé par la nécessité de « mieux comprendre la diversité dans les écoles » et, pour d’autres, il l’a été en raison de « l’importance de la recherche » (Mélanie), « tout particulièrement lorsqu’elle concerne la diversité » (Claire).

4.3 S’assurer de la fidélité du matériau, et reconnaître la réflexivité

Lorsqu’on considère les énoncés du questionnaire post-récit relatifs au traitement des données de la recherche, donc plus spécifiquement à la reconstruction et à la mise en forme du récit de pratique en tant que tel ainsi que sa validation, les réponses des participants nous semblent relever d’une certaine reconnaissance de leur rationalité. Interrogés à propos de la fidélité de la reconstruction de leur récit par rapport à l’événement raconté, ils évoquent les apprentissages réalisés lors de cette étape de reconstruction et de validation. Mélanie a d’ailleurs affirmé avoir trouvé « vraiment intéressant de [s]e relire », puisqu’elle a alors eu « l’impression de lire une histoire [qu’elle a vécue], mais qu’[elle] n’avait jamais pris le temps d’écrire ». François, quant à lui, a confié ceci à la lecture de son récit : « Je pourrais moi-même apprendre du nouveau de ma propre expérience ou même ajuster et modifier selon les besoins », reconnaissant du même coup la complexité de la situation et le fait que son propre récit lui offre une occasion de réfléchir sur sa pratique.

Cette étape a aussi permis aux participants de nommer ce que leur récit reflète d’eux-mêmes. À cet effet, Marie-Ève a parlé de son récit comme d’une occasion d’illustrer « [qu’elle s]e fie souvent à [s]on intuition et [qu’elle] n’abandonne jamais ». Sarah a parlé quant à elle d’une image d’« une enseignante sensible et attentive aux besoins des élèves ». Elle a également ajouté que cette image correspond « absolument » à la manière dont elle se perçoit et qu’elle est « encore comme ça aujourd’hui, même si [elle est] maintenant rendue conseillère pédagogique » et donc, qu’elle n’est plus enseignante.

Ainsi, il semble que l’étape du traitement des données a su, particulièrement à travers la mise en forme des récits et leur validation auprès des participants, légitimer la « définition de la situation » de ces derniers, leur manière d’avoir cheminé à l’intérieur de celle-ci et de s’être questionnés en cours de situation et suite à celle-ci. Une occasion pour eux, donc, de rendre compte de leur propre exemplarité à travers leur réflexivité dans et sur l’événement. Encore ici, il semble que cette étape ait aussi mobilisé une volonté chez quelques participants de vouloir satisfaire les attentes des chercheures. Ce sont des réponses telles qu’« au début, c’était de ne pas savoir ce qu’on devait faire… » (Gigi), « on m’a ensuite assuré [que la situation que j’ai racontée] correspondait à ce qui était recherché » (Marie-Ève), ou encore « je voulais expliquer les éléments qui étaient dans [la] grille d’analyse [des chercheures] » (Marjo), qui en témoignent.

5. Discussion des résultats : autour d’enjeux et de défis

Les questionnaires post-récits avaient comme objectif de documenter l’expérience de participation à des projets de recherche qui souhaitaient, par l’utilisation de récits de pratique, donner la parole aux personnes, ici des enseignants. Les résultats présentés illustrent que nous avons su, par la démarche de recherche empruntée, être cohérentes avec notre conception du praticien. Nous poursuivons maintenant notre réflexion méthodologique à la lumière des résultats présentés. Pour ce faire, nous procédons en deux temps. D’abord, nous posons un regard transversal sur les résultats pour avancer trois conditions à rencontrer pour donner la parole aux praticiens, puis nous prolongeons ce regard vers une réflexion prospective quant aux enjeux et aux défis de l’utilisation de récits de pratique tout en tenant parole envers les participants auprès desquels nous nous sommes engagées en tant que chercheures.

5.1 Donner la parole aux praticiens : autour de trois conditions

Dans notre manière de solliciter les participants, les réponses mettent de l’avant un acteur compétent (Giddens, 1987) qui s’estime ici savoir agir en contexte de diversité ethnoculturelle et qui accepte d’en parler. Notre choix de recourir à une rencontre préparatoire permettant de présenter aux candidats potentiels les retombées attendues de la recherche a permis de soutenir la facette engagement (Wenger, 1998, 2010) du praticien. Les réponses témoignent en effet d’acteurs qui souhaitent participer à la formation de leurs collègues, dont les futurs enseignants, et ainsi provoquer des changements dans leur milieu de pratique. Enfin, des réponses associées à la validation des récits de pratique se dégage le souci de légitimer la rationalité des participants. Celles-ci illustrent comment ces derniers, en conversation avec la situation racontée, font preuve de réflexivité (Schön, 1983, 1987), en étant conscients de leur développement professionnel, et révélant du même coup une certaine « mise en scène de soi » (Goffman, 1973).

Somme toute, il apparaît que nous avons rencontré ce que nous pouvons appeler les trois conditions nécessaires à la reconnaissance des praticiens comme compétents, engagés et réflexifs tout au long de la démarche de recherche empruntée, qu’implique l’utilisation de récits de pratique. Plus spécifiquement, en annonçant nos couleurs aux participants dès le recrutement, nous avons su légitimer leur savoir et ainsi reconnaître leur compétence. De plus, en créant un espace transparent de présentation des retombées attendues de la recherche, nous avons su légitimer leur participation et ainsi reconnaître leur engagement. Et enfin, en nous assurant de la fidélité du matériau, nous avons su légitimer la rationalité des participants et ainsi reconnaître leur réflexivité.

Ce regard d’ensemble sur les résultats de l’analyse des questionnaires post-récits nous permet d’avancer que notre volonté d’être cohérentes avec notre conception du praticien comme acteur compétent et ainsi de lui donner la parole s’est actualisée. Ce regard d’ensemble nous indique aussi que, même si nous avons réussi, certains éléments de réponse des participants semblent renvoyer à un désir de leur part de se rapprocher du milieu de la recherche en général; il semble y avoir une motivation à participer d’une communauté plus large, de se rapprocher et d’être membre de celle-ci. On pourrait aussi penser que, lors du recrutement et de l’invitation à participer, certains d’entre eux ont émis des propos qui éclairent une participation liée à une volonté de faire plaisir aux chercheures, d’un devoir à remplir. Il y a lieu d’envisager que cette désirabilité témoigne peut-être aussi d’un certain assujettissement des participants aux chercheures, un peu comme s’ils se sentaient légitimes d’accepter de participer, mais en étant conscients des inégalités de statuts et de la hiérarchie qui peut exister entre les savoirs académiques et leurs savoirs davantage pratiques. Ce faisant, tout se passe comme si en participant, ils s’y soumettaient. Des réponses concernant l’étape de présentation des retombées attendues de la recherche indiquent que l’engagement de certains peut aussi être suscité par la recherche en tant que telle, la recherche avec un grand « R », donc par d’autres retombées que celle initialement avancée et spécifiquement présentée ayant trait à la bonification de la formation des futurs enseignants. Puis, à l’étape de la reconstruction des récits de pratique, de leur mise en forme et de leur validation par leur narrateur respectif, les propos de certains nous semblent renvoyer à une validation qui aurait été guidée par une priorisation de leur part de répondre à nos besoins de chercheures.

Ainsi, au-delà de cette désirabilité sociale à laquelle on peut difficilement échapper, il nous apparaît intéressant de penser un lien entre ce qui nous semble, dans une certaine mesure, relever d’un attrait envers le monde de la recherche par des participants, la recherche étant ici conçue comme une communauté, et le concept de « participation périphérique légitime » (Lave, 1991, p. 146). En effet, cette notion, telle que définie par Lave (1991), évoque l’idée qu’une personne intéressée par une pratique donnée (ici la communauté de la recherche), se rapproche d’une communauté de pratique au cours d’un processus d’adhésion à un groupe qui partage des pratiques communes, jusqu’à développer une identité liée à ce groupe ou cette communauté de pratique. Ainsi, à terme, il devient possible de passer d’une participation périphérique à une participation à part entière, où les conditions de collaboration ne sont pas seulement posées en fonction des objectifs des chercheures, mais aussi des participants. Considérer ces derniers comme des partenaires « égaux » dont les savoirs sont légitimes, comme des membres (Wenger, 2010), nous semble un levier fécond sur lequel miser pour penser d’autres projets s’inscrivant dans une approche collaborative de recherche en éducation (Desgagné, 1997).

En quoi ces résultats nous éclairent-ils plus largement sur la possibilité effective pour des chercheurs de tenir parole envers les praticiens dans une recherche qui mobilise des récits de pratique? Puisque les questionnaires post-récits ne nous renseignent que sur l’expérience des participants sur les débuts du processus de recherche, du recrutement à la validation de leur récit de pratique reconstruit et mis en forme, comment rester cohérentes avec notre conception du praticien aux étapes de l’analyse des récits de pratique – jusqu’à la théorisation du savoir-agir professionnel dont ils témoignent – et de la diffusion des résultats? En somme, maintenant que nous leur avons donné la parole par l’intermédiaire de récits de pratique, comment tenir parole?

5.2 Tenir parole : vers l’identification d’enjeux et de défis du rapport à la parole

C’est un regard à la fois ancré sur ces résultats dont nous disposons et prospectif sur des étapes de la recherche qui ne sont pas couvertes par le questionnaire post-récit que nous avons utilisé que nous posons pour discuter des implications plus larges de l’utilisation de récits de pratique. Ainsi, en examinant notre rapport à la parole des participants et notre rapport aux récits de pratique recueillis, nous explorons la manière dont il peut être possible de tenir parole tout au long d’une recherche impliquant la mobilisation de récits de pratique.

Sous l’éclairage combiné des postures de recherche face à la parole des gens documentées par Demazière et Dubar (1997) et des résultats présentés plus haut, nous proposons ici une réflexion sur les implications pour nous chercheures qui souhaitons donner la parole à des praticiens considérés comme compétents, engagés et réflexifs, par la mobilisation de récits de pratique. Cette réflexion nous amènera à identifier trois défis à cet égard, soit 1) de solliciter une parole sans la contraindre, 2) de rendre raison à une parole sans l’invalider et 3) de porter une parole, sans se l’approprier.

Demazière et Dubar abordent le statut de la « parole des gens » (1997, p. 29) et dégagent trois différentes postures ou logiques au sein de ce qui est généralement identifié comme étant des recherches qualitatives. Dans leur livre, ils rappellent la nécessité d’accorder beaucoup d’importance à « la parole des gens » (p. 29) lorsque vient le temps de mettre en oeuvre une démarche de recherche qui implique une posture compréhensive. À cet égard, ils identifient trois postures – restitutive, analytique et illustrative – qui représentent des manières d’accorder de l’importance à la parole des gens. Encore ici, il ne nous semble pas que les postures soient nécessairement exclusives aux étapes de la recherche auxquelles elles ont été associées, mais le défi que soulève chacune d’entre elles nous apparaît s’y exprimer de manière plus saillante.

5.2.1 Solliciter une parole, sans la contraindre

Dans la logique restitutive, le chercheur laisse au lecteur « le soin [de] tirer quelque chose » (Demazière & Dubar, 1997, p. 48) des données qui lui sont présentées. Ainsi, pour nous, les récits de pratique reconstruits, mis en forme et validés peuvent vivre d’eux-mêmes, c’est-à-dire que la parole des gens ainsi restituée est considérée comme « transparente ». En effet, dans leur forme intégrale, c’est-à-dire sans encore avoir été soumis à un processus d’analyse, les récits se veulent un outil de formation et sont susceptibles de constituer une source d’inspiration pour tout enseignant, peu importe son expérience, à partir de la méthode des cas ou de la méthode d’analyse en groupe (Desgagné et al., 2012; Desgagné et al., 2013), par exemple.

L’endossement d’une telle logique, lorsque liée à l’utilisation de récits de pratique à propos de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle, nous apparaît, pour nous chercheures, ramener au défi de solliciter une parole, sans la contraindre. En effet, il nous semble qu’il y a là une nécessaire ouverture à ce que la voix des praticiens à laquelle on souhaite avoir accès ne soit pas « dirigée » et qu’on se laisse en quelque sorte surprendre par l’événement ciblé et par la manière dont ils choisissent de reconstruire le récit et de se mettre en scène à l’intérieur de celui-ci. Ainsi, de manière cohérente avec la conception du praticien comme compétent, engagé et réflexif dont nous avons discuté plus haut, il s’agit, dans une posture restitutive, de plonger dans l’événement narré et de s’y immerger avec le participant en suspendant notre jugement en tant que chercheures, de manière à laisser leur propre exemplarité se déployer librement, et ce, même si ce dont ils nous parlent ne correspond pas nécessairement à des pratiques que nous considérons comme « bonnes » ou comme les meilleures. Rappelons ici que les récits sont considérés comme étant exemplaires en tant que représentatifs de la pratique d’un enseignant et exemplaires en tant que significatifs d’une situation qu’un collègue en formation pourrait rencontrer « sur le terrain ». Il s’agit également, dans le même esprit, de restituer des récits de pratique au plus près de la manière dont ils ont été narrés par les praticiens, envisagés comme une « expression transparente de [leurs] pratiques » (Demazière & Dubar, 1997, p. 38) et du déploiement de leur compétence (Giddens, 1987).

5.2.2 Rendre raison à une parole, sans l’invalider

L’existence d’un objet de recherche à documenter – ici, le savoir-agir professionnel des enseignants participants – implique de ne pas nous limiter à l’adoption d’une posture restitutive des récits et ainsi laisser aux lecteurs le soin d’en tirer quelque chose (Demazière & Dubar, 1997). Il nous faut passer d’une posture restitutive à une posture analytique (Demazière & Dubar, 1997) en opérant une nécessaire démarche « interprétative » sur le matériau recueilli. Comment, à cette étape de théorisation, rester cohérentes avec notre conception du praticien comme acteur compétent tout en posant un regard sur les pratiques dont les récits rendent compte, sans jugement? Comment écouter la parole des participants et la reconnaître comme légitime et, en même temps, porter un regard d’analyse sur celle-ci?

S’inscrire dans une telle posture analytique face aux récits de pratique recueillis nous semble renvoyer au défi de rendre raison à une parole, sans l’invalider. Il apparaît en effet primordial, à cette étape, que la parole des chercheurs et celle des praticiens se mêlent pour rendre compte de la logique délibérative qui constitue le coeur même des récits. En nous immisçant ainsi dans les données et en faisant en sorte que notre voix de chercheures prenne le pas sur celles des participants, il importe de ne pas du même coup faillir à notre « devoir » de cohérence en lien avec la conception du praticien que nous mettons de l’avant. Ainsi, l’idée ici n’est pas de remettre en question la parole des participants, de la juger ou de l’invalider, mais plutôt de porter attention à la contextualiser et à reconnaître l’intelligibilité propre à chacun d’entre eux. Somme toute, il s’agit de laisser place à leur rationalité en mettant l’accent sur leurs propres clés de compréhension de la situation, leur délibération dans l’action et la manière dont ils ont pris leurs décisions. Il s’agit, somme toute, de mettre en valeur leur réflexivité, leur conversation avec la situation (Schön, 1987) racontée.

5.2.3 Porter une parole, sans se l’approprier

La posture illustrative renvoie à procéder à un usage sélectif de la parole des gens. Ainsi, le chercheur conçoit le discours des acteurs comme étant au service de ses intuitions théoriques (Demazière & Dubar, 1997), comme provenant du discours ordinaire et nécessitant le regard du chercheur pour avoir une valeur savante. Ici, « l’enjeu est de faire parler les données » (Drulhe, 2006, p. 7), s’exposant au danger de ne servir que les intérêts du chercheur, voire d’asservir la parole des gens aux besoins de la démonstration conduite par celui-ci (Demazière & Dubar, 1997). Comment donc, à l’étape de la diffusion des résultats de la recherche, conjuguer les intérêts et les besoins des participants aux nôtres?

Il nous semble y avoir un danger de s’approprier la parole des praticiens quand vient le temps d’en être les représentants et de diffuser les résultats de la recherche, en portant leur parole. Le danger nous semble d’autant plus grand quand on considère le désir de rapprochement de certains participants avec la recherche, tel qu’en témoignent leurs réponses au questionnaire post-récit. En effet, au-delà de ce que nous avons interprété comme relevant d’une certaine participation périphérique légitime (Lave, 1991), n’y a-t-il pas un risque, pour nous chercheures, en découpant la parole des praticiens et en sélectionnant des extraits pour exemplifier les démonstrations que nous souhaitons faire, de tomber dans le piège de parler pour eux, nous éloignant du même coup de la conception du praticien qui possède sa propre rationalité? N’y a-t-il pas également un risque d’en venir à sélectionner certains récits qui résonnent davantage avec nos cadres théoriques ou nos thèmes de recherche pour appuyer nos démonstrations? La question reste entière, même si on peut penser que le fait de faire valider les récits de pratique par les participants peut contribuer à minimiser les risques.

Conclusion

Nous avons dit plus tôt que les résultats nous permettent d’avancer que nous avons réussi à actualiser notre volonté de donner la parole aux praticiens tout en étant cohérentes avec notre conception de celui-ci. Toutefois, il nous semble que cela peut aussi être vu sous un autre angle. En effet, malgré notre désir de travailler « avec » les praticiens et de leur donner la parole, pourrait-il être possible qu’un certain rapport de pouvoir, ou une relation asymétrique à tout le moins, subsiste entre « eux et nous »? Comment, sachant cela, tenir parole et être cohérentes avec notre posture et nos intentions initiales? Comment ne pas tomber dans le piège d’instrumentaliser la parole de ceux auprès de qui nous l’avons sollicitée? Comment tenir parole envers les enseignants participants lorsque vient le temps de rendre raison à cette parole et de la porter?

Bien que la formalisation de compétences contribue à favoriser l’ancrage institutionnel de la formation, notamment la formation à la prise en compte de la diversité qui est mobilisée par les projets initiaux, celle-ci est traversée par diverses limites et paradoxes (Larochelle-Audet et al., 2021). Par le fait que la pratique ne se réduit pas à une liste d’actions ou de composantes à mettre en oeuvre, la recherche nous place à risque d’adopter une posture normative et ainsi en venir à poser un regard déficitaire sur les pratiques que nous souhaitons au contraire valoriser en menant des projets de recherche tels que ceux qui servent à éclairer cette réflexion méthodologique. En d’autres termes, il nous semble ainsi que la démarche comporte un danger d’instrumentaliser les participants. Il y a lieu de penser qu’une réponse à ces interrogations se situe dans la négociation d’une posture plus complexe, une posture qui reconnaît d’une part les rapports de pouvoir subsistant entre les mondes de la recherche et de la pratique, et qui tente de les contrer d’autre part. Il nous semble en effet nécessaire, dans des projets qui visent à donner la parole aux praticiens en général, de prendre garde d’établir et de maintenir une relation horizontale, ce qui peut impliquer d’interroger et de revisiter sa posture de chercheur à l’égard des participants et à l’ensemble de la démarche de recherche. Tenir parole donc, mais sans instrumentaliser.