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Introduction

Pour la personne, la vie au travail apporte son lot de questionnements et d’embuches, en particulier lorsque s’installe une maladie chronique. La trajectoire de vie au travail, soit pour Riverin-Simard (1984) les différentes étapes vécues, peut ainsi être modifiée. La présence d’une maladie chronique influence directement le rapport au travail qui engage toujours, selon Dejours (2009), trois points de vue différents. Le premier, l’objectif, permet de le considérer comme un ensemble de tâches exécutées en vue de parvenir à un résultat, à une prescription. Le second, le subjectif, concerne ce que la personne ajoute au prescrit pour parvenir à sa réalisation effective; si elle s’en tient au strict point de vue objectif, la personne ne pourra surmonter les obstacles afin de parvenir à un résultat attendu. Cette position pose que l’écart entre le travail prescrit et effectif n’est jamais comblé. La réalité du travail s’éprouve progressivement dans la recherche de solutions pour combler les écarts entre le travail prescrit et le travail effectif. Enfin, le troisième point de vue, le social, fait référence au « travailler », à savoir la coordination des membres de l’organisation dans laquelle se déploie le travail.

Une organisation est décrite par Mintzberg (1989) comme un groupe de personnes réunissant leurs efforts pour la réalisation d’une mission collective. Ce qui la différencie d’un simple rassemblement est la présence d’un système d’autorité et d’administration en fonction d’une certaine hiérarchie (Mintzberg, 1989). L’organisation correspond à l’espace dans lequel oeuvrent les travailleurs et inclut les gestionnaires, qu’il est possible d’assimiler à un espace organisationnel.

Considérant que le travail se déploie toujours selon le point de vue social dans l’espace organisationnel, où gestionnaires et travailleurs se côtoient, appréhender le processus de maintien en emploi d’un travailleur vivant avec une maladie chronique (TVMC) selon une perspective organisationnelle, et non seulement selon individuelle, permettra de mieux comprendre le phénomène du maintien en emploi. Comment expliquer que le maintien en emploi des TVMC est dans certains cas possible et dans d’autres impossible? Il est probable que l’espace organisationnel affecte les enjeux reliés au maintien en emploi des TVMC. Afin de bien comprendre ce phénomène, il est primordial de s’intéresser aux acteurs impliqués dans cet espace organisationnel, dont font partie les gestionnaires. Cet article cherche ainsi à répondre à la question suivante : comment les gestionnaires au sein des établissements du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) contribuent-ils au maintien en emploi des TVMC?

Afin de répondre à cette question, seront d’abord présentées les actions possibles des gestionnaires intermédiaires (GI) concernant le maintien en emploi des TVMC dans le RSSS au Québec, l’objectif de l’étude, de même que la méthode mise en place pour le cerner. Par la suite, les stratégies déployées par les gestionnaires qui sont pris dans la structure hiérarchique entre les instances supérieures et les opérations sont expliquées et discutées. Enfin, des pistes permettent de dégager la complexité du phénomène dans une telle organisation où les GI soutiennent des travailleurs malades qui doivent prodiguer des soins à des personnes vivant également des difficultés.

1. Problématique

Pour circonscrire l’objet de cette étude, il importe de comprendre certains concepts centraux relatifs aux organisations de services, à la fonction de gestionnaire, aux TVMC ainsi qu’au maintien en emploi.

1.1 RSSS : constitué d’organisations de services

La société est composée d’organisations dans lesquelles oeuvrent des personnes pour achever une mission collective (Côté et al., 2020; Mintzberg, 1989). Parmi les organisations, certaines sont qualifiées de services. Au Québec, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) de même que les établissements publics du réseau de la santé et des services sociaux qui relèvent du MSSS ont des responsabilités partagées concernant les services de santé et sociaux offerts par le réseau public (MSSS, 2019). En 2015, la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux engendre une restructuration du RSSS (MSSS, 2019). Son entrée en vigueur modifie substantiellement la structure du réseau en entrainant, entre autres, l’abolition des agences régionales. Ainsi, suite à l’adoption de cette loi sont créées 22 entités administratives différentes (13 Centres intégrés de santé et de services sociaux [CISSS] et 9 Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux [CIUSSS]) (MSSS, 2018). Un CISSS ou un CIUSSS correspond à une organisation dont la mission est d’offrir des services de santé et des services sociaux à la population d’un réseau territorial de services (RTS). Les différents CISSS et CIUSSS offrent des services selon différentes missions, soit les centres hospitaliers, les centres locaux de services communautaires, les centres d’hébergement et de soins de longue durée, les centres de protection de l’enfance et de la jeunesse et la santé publique (MSSS, 2018). Dans ces organisations de services, les différents acteurs correspondent à des travailleurs dont plusieurs proviennent de professions règlementées par un ordre professionnel et des gestionnaires dont plusieurs sont d’anciens professionnels (Côté et al., 2020)[1].

1.2 Fonction de gestionnaire intermédiaire

Les gestionnaires dont le statut est reconnu occupent une fonction d’autorité plus ou moins importante (Mintzberg, 1989; Mintzberg & Waters, 1985). De ce statut découlent des rôles interpersonnels liés à l’information et aux décisions (Mintzberg, 1989). Dans un CISSS ou un CIUSSS, certains gestionnaires, nommés intermédiaires, se situent proches des opérations et ils accompagnent les équipes de travail. Parallèlement, ils doivent composer avec des orientations organisationnelles fortes (Côté & Denis, 2018). Les CISSS et les CIUSSS sont, ainsi, des organisations complexes et paradoxales et cela engendre des défis pour les gestionnaires (Côté et al., 2020), d’une part parce qu’ils doivent gérer de multiples mandats qui entrent souvent en contradiction et, d’autre part, parce qu’ils sont confrontés à des dilemmes entre la logique de gestion et leurs valeurs professionnelles (Côté et al., 2020). Une des situations complexes et paradoxales que peuvent rencontrer des GI concerne la gestion d’un TVMC. Cette situation peut créer des tensions chez les gestionnaires qui sont préoccupés par la situation du TVMC, mais également par son impact sur l’organisation. La complexité de cette situation est d’autant plus importante puisqu’ils gèrent une équipe de travail constituée majoritairement de travailleurs qui possèdent un pouvoir implicite puisque, sans eux, l’organisation n’existe pas (Mintzberg, 1989).

1.3 Gestionnaires intermédiaires gérant des TVMC

Au Québec, les travailleurs oeuvrant dans un CISSS ou un CIUSSS bénéficient annuellement de 9,6 jours de congé pour maladie (Gouvernement du Québec, 2021). À partir du moment où ces journées sont écoulées, cela devient un déclencheur pour l’application de mesures disciplinaires (Cartwright & Collins, 2012). Ainsi, les politiques contraignent le travailleur à retourner au travail même s’il est malade ou encore engendrent une crainte chez le travailleur de prendre des congés par peur de l’application de sanctions (Cartwright & Collins, 2012). Ce type de mesure correspond aux caractéristiques d’une maladie aigüe pour laquelle les symptômes disparaissent dans le temps, ce qui permet la reprise de son travail pour le travailleur. Au plan organisationnel, les politiques et les procédures ont ainsi été réfléchies en fonction de la maladie aigüe (Beatty, 2011). Les structures actuelles ne répondent pas pleinement aux besoins des travailleurs atteints d’une maladie chronique (Beatty, 2011). Les maladies chroniques peuvent survenir à tout âge et elles influencent la manière dont les personnes vivent les différentes étapes de leur vie au travail (Riverin-Simard, 1984). Les caractéristiques de ces maladies se prolongent dans le temps, ne disparaissent pas spontanément et guérissent rarement complètement (Beaglehole et al., 2006; Haafkens et al., 2011). Elles mènent dans de nombreux cas à des difficultés au travail (Koolhaas et al., 2013; Shaw et al., 2013). Les gestionnaires jouent ainsi un rôle clé en termes de maintien en emploi d’un TVMC tant par leurs relations avec le travailleur que par la mise en oeuvre efficace de la politique organisationnelle (Wynne-Jones et al., 2011).

1.4 Actions des gestionnaires concernant le maintien en emploi d’un TVMC

Le maintien en emploi est considéré comme une forme de prévention de la perte définitive de l’activité professionnelle suite à l’apparition d’une maladie (Vooijs et al., 2015). Le maintien en emploi comprend un ensemble de stratégies déployées par les acteurs de l’organisation, dont les gestionnaires, afin que le TVMC puisse poursuivre ses activités professionnelles. Les attitudes et les croyances du gestionnaire sont des indicateurs importants pour la réussite du maintien en emploi du TVMC (Werth, 2015). Le gestionnaire peut adopter des attitudes favorables ou défavorables concernant le maintien en emploi (Amir et al., 2010).

Le contexte complexe du RSSS influence ainsi le travail des GI en regard de leur contribution au maintien en emploi d’un TVMC. Des éléments de la structure organisationnelle tels que les politiques et procédures ne répondant pas aux besoins des travailleurs atteints d’une maladie chronique exemplifient la complexité du travail pour les GI. Quels sont les défis auxquels sont confrontés les GI? Comment expliquer que certains gestionnaires peuvent contribuer à maintenir un TVMC en emploi, alors que d’autres non?

2. Objectifs

Dans cette perspective, cette étude cherche à répondre à la question suivante : comment les GI contribuent-ils au processus de maintien en emploi des TVMC dans le RSSS? Plus spécifiquement, ce projet vise à comprendre les processus de maintien en emploi utilisés dans les installations d’un CIUSSS.

3. Méthodologie

Dans cette section sont présentés les cadres épistémologique et méthodologique de même que la scientificité et les considérations éthiques de cette recherche.

3.1 Cadre épistémologique

Inscrite dans le paradigme constructiviste, la méthodologie de la de théorisation enracinée (MTE) repose sur le fait que les réalités sont multiples et que les chercheurs construisent des catégories par coconstruction à travers l’interaction avec les participants (Charmaz, 2000, 2005, 2014). Comme le souligne Charmaz (2014), la représentation des données est problématique, relativiste, situationnelle et partielle. La posture épistémologique, dans ce projet, assume que les valeurs, les positions, la vision des chercheurs et des participants sont inhérentes au processus même de la recherche. En MTE, les analyses constituent des constructions sociales qui reflètent les conditions de leur production (Charmaz, 2014). Les données proviennent de participants qui observent le phénomène à l’étude, soit les gestionnaires dans le cas de cette étude. Les participants constituent la source principale des données. Le mouvement itératif entre collecte et analyse aide à enrichir la compréhension du phénomène à l’étude (Luckerhoff & Guillemette, 2012).

3.2 Cadre méthodologique

Les stratégies méthodologiques reposent sur cette posture épistémologique. La compréhension du maintien en emploi des TVMC s’appuie, en partie, sur la perspective des gestionnaires.

3.2.1 Approche et devis

Pour répondre aux objectifs, un devis de recherche qualitatif de type MTE (Charmaz, 2014) a été sélectionné. Ce type a permis de documenter en profondeur les processus utilisés par les gestionnaires d’un CIUSSS pour le maintien en emploi des TVMC.

3.2.2 Contexte de l’étude

L’étude s’est déroulée dans différentes installations du CIUSSS concerné. Cette organisation publique cible des priorités dont la première est centrée sur la santé et la sécurité des travailleurs. Dans ce contexte, il est pertinent de se questionner sur la perspective des gestionnaires concernant les processus de maintien en emploi des travailleurs du CIUSSS vivant avec une maladie chronique.

3.2.3 Échantillonnage

Les participants à cette recherche correspondent à des gestionnaires de l’organisation qui avaient sous leur responsabilité directe des TVMC. L’échantillon initial a été de convenance. Au départ, la chercheuse principale a utilisé deux sources afin de repérer des gestionnaires pouvant participer à la recherche : le réseautage et l’organigramme de l’établissement. Les critères de sélection visaient d’une part à repérer des gestionnaires occupant un poste d’encadrement intermédiaire, supérieur ou hors cadre, et d’autre part à exclure les gestionnaires occupant un poste par intérim. Après cette première étape de la démarche d’échantillonnage, sept gestionnaires de services spécialisés (services de première ligne) ont été sollicités par téléphone ou par courriel. De ceux-ci, deux ne répondaient pas aux critères d’inclusion et deux autres n’étaient pas disponibles. Ce faisant, trois participants ont été rencontrés pour un entretien individuel. Les données des premiers entretiens ont été analysées et comparées avec la documentation à l’aide d’un examen de la portée (influence des modalités de gestion sur le maintien en emploi). L’examen de la portée a permis d’identifier des catégories à considérer lors de l’analyse, à savoir des éléments de l’organisation ayant une influence sur le processus de maintien en emploi, dont : 1) la culture organisationnelle; 2) les politiques et les procédures organisationnelles; 3) les perceptions des gestionnaires et des travailleurs au regard de la maladie chronique; 4) les aménagements du travail.

À la lumière de ces premières analyses de même que de la consultation de la documentation, l’échantillonnage s’est poursuivi à l’aide de critères de sélection plus précis. À partir de ce moment, les participants ont été choisis intentionnellement pour leur apport sur le plan théorique. Il est à noter que l’échantillon a été composé à partir de ce moment de la recherche de gestionnaires d’encadrement intermédiaire puisque ceux d’encadrement supérieur ou hors cadre n’étaient pas ou peu exposé à la gestion de TVMC. Pour ce faire, des GI des services spécifiques (services de deuxième ligne) ont été sollicités pour leur apport concernant, entre autres, le type de service rendu à la clientèle, les horaires de travail, la composition des membres de l’équipe. Dans cette seconde étape de la démarche d’échantillonnage, six gestionnaires ont été contactés par téléphone ou par courriel. Trois de ceux-ci répondaient aux critères de l’échantillon intentionnel et étaient disponibles pour participer à la recherche.

À la suite de l’analyse des entretiens de ces nouveaux participants, afin de répondre au besoin de la stratégie de falsification, la sélection d’un cas extrême s’est avérée nécessaire dans le but de réfuter les hypothèses émergentes. Une lettre d’informations et de consentement a été remise et expliquée à chaque participant, puis chacun l’a signée, de même que la chercheuse principale, avant l’entretien individuel. Le Tableau 1 présente les caractéristiques des sept participants à l’étude.

Tableau 1

Description des GI

Description des GI

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3.2.4 Collecte de données

Deux sources ont été utilisées pour la collecte de données, soit l’entretien individuel et le journal de bord. Un guide d’entretien initial a préalablement été développé et il a évolué en fonction des analyses et des catégories émergentes. L’entretien individuel, d’une durée d’environ 75 minutes, a été enregistré sur un support audionumérique et retranscrit intégralement. Le journal de bord de la chercheuse principale a également constitué un outil de collecte de données. Il comprenait, entre autres, des observations telles que la description des lieux de travail des participants de même que des impressions et des réflexions personnelles.

3.2.5 Analyses

En accord avec la méthodologie choisie, dès les premiers entretiens, un va-et-vient constant entre collecte et analyse de données a été entrepris. Deux chercheurs ont procédé à l’analyse de données. Ce mouvement itératif s’est réalisé en trois principales phases.

Dans la première phase, les données des trois premiers entretiens des participants ont été comparées à l’aide de codes simples et courts (codage initial; Charmaz, 2014) tels : charge de travail, gestion des symptômes, outils de travail. Les chercheurs ont, à cette phase, fait la lecture des entretiens mot à mot pour découvrir des éléments de description du phénomène influençant le processus de maintien en emploi. Des codes qui semblaient être appropriés ont été déterminés pour regrouper les propos des participants. Ces codes ont été créés directement dans le logiciel, ce qui a permis l’élaboration d’une première liste de codes. Un mémo proposant une courte explication a aussi été assigné à chacun des codes. Les trois premiers entretiens ont été analysés par codage croisé. Par la suite, des liens ont été faits entre les différents concepts identifiés par codage initial de façon à former des catégories de concept (codage sélectif; Charmaz, 2014) telles : facteurs d’influence, stratégies déployées, conséquences sur le travail. Les codes initialement créés ont ensuite été regroupés sous des catégories. Les analyses issues du codage sélectif ont ainsi pu être comparées à la documentation. Cette étape a permis, comme il a été mentionné plus haut, l’échantillonnage intentionnel.

Dans la seconde phase, une lecture mot à mot des entretiens des participants trois à six a été effectuée pour faire un codage initial selon la même démarche suivie lors de la première phase. Les données ont été associées aux codes existants ou à de nouveaux codes, des mémos ont été ajustés et d’autres créés. Une première tentative de regroupement des codes et des catégories s’est avérée nécessaire à cette étape de l’analyse. Les chercheurs ont de cette façon pu visualiser l’ensemble des résultats et le début du codage théorique (Charmaz, 2014). Cet exercice a aussi été l’occasion d’effectuer une mise à jour de la description des codes et des catégories ainsi que d’établir leurs relations. Enfin, ce codage théorique a permis de schématiser, d’expliquer les catégories de même que d’identifier un premier noyau théorique.

L’analyse de l’entretien du septième participant, soit le cas extrême, a constitué la troisième phase. Elle a servi à réfuter les hypothèses émergentes et a aussi mené au constat de la saturation théorique. La compréhension des concepts et l’élaboration de liens entre eux ont rendu un début de théorisation possible.

3.3 Scientificité

Lincoln et Guba (1985) soulignent que la scientificité en MTE est assurée lorsque les critères de valeur de vérité, d’applicabilité et de cohérence sont considérés. La valeur de vérité concerne la justesse des résultats (Lincoln & Guba, 1985). Dans ce projet, elle a été garantie par des questionnements continus qui ont orienté les chercheurs. Ainsi, à chaque avancée, ces derniers se posaient les questions suivantes : est-ce que les données sont suffisantes et peuvent être comparées systématiquement? Est-ce que les catégories couvrent la majorité des observations? Est-ce que les liens établis sont logiques? De même, des stratégies telles que la stratégie de falsification (cas extrême), les observations soutenues, la triangulation (entretiens individuels, journal de recherche, implication de deux chercheurs dans l’analyse, recherche documentaire) ont été utilisées. L’applicabilité, pour Lincoln et Guba (1985), concerne la possible application des conclusions de l’étude à d’autres situations dont les contextes sont semblables. Pour s’assurer de la transférabilité, les chercheurs ont fourni une description détaillée du contexte du RSSS et du CIUSSS où s’est déroulée l’étude afin de rendre possible le jugement de l’application des conclusions à d’autres contextes similaires. Les chercheurs ont tenté de saisir le phénomène en tendant vers une saturation théorique en considérant à la fois les données issues des entretiens et les observations faites sur le terrain. La cohérence se rapporte à la constance des résultats (Lincoln & Guba, 1985). Dans cette recherche, pour assurer la cohérence, les chercheurs ont constamment évalué si la conceptualisation correspondait à la perspective des gestionnaires. Entre autres, ils se sont demandé si les catégories couvraient l’entièreté du phénomène étudié. De même, l’implication à long terme pour la passation des entretiens augmente aussi la cohérence.

3.4 Considérations éthiques

Afin d’assurer la protection et le respect des participants à la recherche, deux certificats d’éthique différents ont été obtenus. Le premier provenait du Comité d’éthique de l’institution concernée (CERP-2018-003-00) et le second, de l’établissement d’enseignement (CER-18-246-07.06).

4. Résultats

Pour les GI, la contribution au maintien en emploi d’un TVMC représente trois défis constants : 1) composer avec les niveaux hiérarchiques; 2) réussir à bien s’outiller; 3) osciller entre « vouloir » et « pouvoir ». Ainsi, ils doivent trouver un intérêt ou une motivation pour surmonter les défis et favoriser le maintien en emploi d’un TVMC. Les actions possibles des GI concernant le maintien en emploi d’un TVMC sont influencées par un intérêt et une motivation personnelle, mais également par le contexte organisationnel complexe des établissements du RSSS. La position des GI, pris entre les directives organisationnelles et les opérations, pose ainsi un premier défi dans leur contribution au maintien en emploi.

4.1 Premier défi : des GI pris entre l’arbre et l’écorce

Au sein de l’équipe de travail, les GI doivent voir au fonctionnement adéquat des opérations, soit fournir des services de santé et des services sociaux de qualité à la population, et ce, en fonction des directives organisationnelles autant sur le plan tactique que sur le plan stratégique. Cette situation les place dans une position délicate au regard de la gestion d’un TVMC en raison de la structure et de la culture organisationnelles.

4.1.1 Structure et culture dans une visée de performance

La nature de la mission de l’organisation, qui est d’offrir des services de santé et des services sociaux, est l’une des premières préoccupations des gestionnaires concernant le maintien en emploi d’un TVMC. Ce travailleur est à risque de vivre des difficultés au travail. Pour faciliter son maintien en emploi, les GI doivent mettre en place différentes mesures de conciliation. Les gestionnaires sont ainsi préoccupés par la mise en place de telles mesures en raison de leur impact possible sur la qualité des services dans un contexte où il manque de main-d’oeuvre :

C’est très difficile de mettre en place des mesures de conciliation dans des services en soins aigus. Il y a des ratios très serrés pour un certain nombre de patients. De plus en plus de demandes qui proviennent des différents niveaux de gestion. […] Le travailleur avec une maladie chronique, s’il travaille cette journée-là et qu’il ne va pas bien [silence]. Je l’ai déjà vécu. Les autres travailleurs comprenaient qu’il ait moins de clients à voir. Pour être capable d’avoir le bon nombre d’infirmiers, mais ça ne peut pas fonctionner sur du long terme.

GI4, 2019-11-21

Une pénurie de main-d’oeuvre est observable pour plusieurs titres d’emploi dans le RSSS. Ainsi, les gestionnaires font des efforts pour mettre en place des mesures de conciliation afin de favoriser le maintien en emploi, mais cela ne peut pas se faire au détriment du service rendu, et le déploiement de certaines mesures devient impossible. « De permettre ça [des mesures de conciliation] si je n’ai pas de back-up, si je ne suis pas capable d’avoir une main-d’oeuvre pour remplacer, ou pour venir me donner un coup de main, c’est impossible » (GI3, 2019-11-05). Les gestionnaires sont donc préoccupés par l’impact des mesures de conciliation sur l’actualisation de la mission de l’organisation, mais ils doivent également tenir compte des choix organisationnels dans leur application. Les choix organisationnels, réalisés à des niveaux de gestion supérieure, ont une incidence sur les mesures de conciliation mise en place par les GI, entre autres pour l’aspect financier. « Il y a toute la notion des finances. Moi, je ne peux pas pendant une période de temps inscrire constamment un surplus afin de pallier à [sic] la moitié de la charge de travail que ce travailleur-là ne peut pas faire » (GI3, 2019-11-05). Les GI doivent respecter leurs enveloppes budgétaires tout en maintenant un service de qualité pour la population, ce qui pose un défi pour la mise en place et le maintien de mesures de conciliation à long terme pour un TVMC. En somme, la culture et la structure organisationnelles influencent les choix des GI concernant le maintien en emploi d’un TVMC. Ces éléments organisationnels associés à la performance préoccupent constamment les GI. « L’envers de la médaille au niveau de la performance, un souci que chaque heure travaillée soit utilisée de la manière la plus efficiente possible » (GI5, 2020-01-24). Afin de soutenir les GI dans leurs prises de décision, l’organisation s’est dotée d’une procédure pour le maintien en emploi des TVMC. Cette procédure ne fait pas de distinction entre les maladies aigües et chroniques. Les GI mentionnent un certain malaise avec des éléments de cette procédure et ne l’appliquent pas intégralement. « Ils sont en train d’essayer d’en écrire une, une ligne directrice avec laquelle il n’est pas aisé de gérer. Moi, en tant que gestionnaire, si j’ai un malaise, je ne l’appliquerai pas » (GI1, 2019-09-16).

Le premier défi pour les GI consiste donc à fournir des efforts pour maintenir un TVMC dans une organisation où la culture et la structure visent des services de santé et sociaux de qualité à la population et non à ses travailleurs. Les GI sont ainsi pris entre les niveaux tactique ou stratégique et opérationnel, mais leur contribution au maintien en emploi d’un TVMC comporte également des défis sur le plan opérationnel seulement entre travailleurs sans maladie et travailleurs avec maladie.

4.1.2 Dilemme « équité – inclusion »

La visée de performance de l’organisation qui teinte à la fois la structure et la culture organisationnelles influence les opérations au sein des équipes de travail. Les GI sont préoccupés par la charge de travail des travailleurs et par les impacts possibles de la mise en place de mesures de conciliation visant à soutenir les TVMC, et ce, dans un souci d’équité envers les autres travailleurs.

Le souci d’équité envers tout le monde est important. Si un intervenant fait des tâches plus légères, peut-être qu’un autre intervenant pourrait dire : « Pourquoi je suis toujours pris à faire les évaluations les plus longues, les cas les plus complexes, les cas d’isolement, etc. » […] Quand je parle de maladies chroniques, de conditions récurrentes, c’est différent parce que ça peut atteindre la vie de travail au complet, pas juste un congé de maternité d’un an ou de six mois. C’est un pensez-y-bien.

GI2, 2019-09-24

Les GI considèrent que les mesures de conciliation déployées pour le maintien en emploi peuvent créer une charge supplémentaire de travail chez les autres travailleurs et engendrer une iniquité entre eux. Un dilemme entre l’équité des travailleurs au sein de l’équipe de travail et l’inclusion d’un TVMC pose alors également un défi pour les GI. D’un côté, ceux-ci sont désireux de maintenir le TVMC en emploi : « Dans le contexte actuel où il y a une pénurie de main-d’oeuvre, le manque de ressources est flagrant, assurément il faut mettre tout en oeuvre pour y arriver [inclure le TVMC] » (GI1, 2019-09-16), mais de l’autre, ils se soucient des conséquences de la mise en place de mesures de conciliation sur l’équipe de travail.

Dans leur contribution au maintien en emploi d’un TVMC, les GI sont pris entre l’arbre et l’écorce, et ce, à deux niveaux organisationnels différents. Ils sont ainsi fortement préoccupés par l’impact des mesures de conciliation mises en place pour le travailleur en regard de la prestation de services et de l’équipe de travail. Mais les GI désireux de contribuer au maintien en emploi d’un TVMC font aussi face à d’autres défis, dont celui de réussir à bien s’outiller.

4.2 Deuxième défi : Bien s’outiller pour agir

Des éléments contextuels externes aux GI influencent également leur contribution au maintien en emploi de TVMC. Ces éléments contextuels externes sont d’une part liés aux TVMC et aux autres travailleurs de l’équipe, ce qui constitue l’espace « travailleur », et d’autre part liés à l’organisation, considérés comme appartenant à l’espace « organisationnel ».

4.2.1 Frontières de l’espace « travailleur »

Avoir une bonne compréhension des éléments contextuels de l’espace « travailleur » est essentiel pour les GI. Les composantes liées aux TVMC et aux travailleurs de l’équipe comprennent des éléments tangibles tels que l’espace bâti (le matériel de travail, le type de maladie chronique, le type de limitation) et des éléments intangibles comme les interactions (la capacité d’autogestion, la compréhension, le climat de travail).

En ce qui concerne les éléments tangibles, l’espace « travailleur » d’un TVMC regroupe principalement le type de problème de santé dont il souffre de même que le type de limitation qu’entraine sa maladie chronique. En fonction de ce que le travailleur peut ou ne peut pas faire, le déploiement de mesures de conciliation est possible ou non pour le maintien en emploi. Du côté des éléments intangibles, le temps d’absence lors d’un arrêt de travail influence directement le retour au travail et le maintien en emploi. Plus un travailleur s’absente longtemps du travail, plus il sera difficile de le réintégrer et de le maintenir en emploi, et ce, malgré la mise en place de mesures de conciliation. Dans de telles circonstances, pour le maintien en emploi, le TVMC doit développer ses capacités d’autogestion. Il ne revient pas qu’aux gestionnaires de déployer des efforts pour faciliter le processus de maintien en emploi :

La personne [qui a une maladie chronique] a aussi une responsabilité de nommer ses besoins, d’affirmer sa condition. Ce n’est cependant pas facile pour un travailleur qui souffre d’anxiété ou qui présente un diagnostic de santé mentale. Il a la responsabilité de se mettre en action lui aussi.

GI4, 2019-11-21

Ainsi, les gestionnaires sont conscients qu’il peut être difficile pour un travailleur d’affirmer sa condition, entre autres en raison du regard que peuvent poser les autres membres de l’équipe sur la situation.

L’espace « travailleur » des autres travailleurs ne concerne que des éléments intangibles, entre autres leur compréhension, leur vision et leur perception de la situation du TVMC. La compréhension des membres de l’équipe de la situation du travailleur atteint d’une maladie chronique influence la mise en place de mesures de conciliation visant le maintien en emploi.

En même temps, tout est dans l’approche. Comment est-ce que je dois le présenter à l’équipe? C’est un terrain plein d’embuches. […] Il y a des ficelles à attacher. Ce n’est pas simple, mais c’est faisable. […] C’est aussi, comme je disais, des ficelles à attacher avec les collègues qui eux auront par la force des choses à récupérer certaines tâches parce que l’autre, le travailleur atteint d’une maladie chronique, est incapable de les faire.

GI7, 2020-02-05

Les membres de l’équipe doivent avoir une vision claire de la situation du TVMC afin d’accepter les mesures de conciliation mises en place pour le soutenir. Lorsque ce n’est pas le cas, cela place le TVMC dans une position précaire : « C’est épouvantable. Elles ne sont pas clémentes les équipes. […] Vraiment, les gens peuvent être méchants » (GI4, 2019-11-21). Cette perception négative des membres de l’équipe au regard du TVMC mine les mesures déployées. Le TVMC voit ainsi sa contribution à l’accomplissement de la mission diminuée, voire impossible. Ce qui l’exclut, dans une certaine mesure, de l’espace organisationnel.

4.2.2 Frontières de l’espace « organisationnel »

L’espace « organisationnel » est la scène où les différents membres de l’organisation prennent place pour accomplir la mission commune. Il comprend les éléments tangibles et intangibles à l’intérieur d’une équipe de travail, mais également ceux entre les différentes équipes de travail de l’organisation. Dans son dynamisme, l’espace « organisationnel » peut influencer les mesures mises en place pour le maintien en emploi en raison de composantes intra et extraorganisationnelles.

Sur le plan intraorganisationnel, l’espace « organisationnel » peut être dans certains cas discriminatoire pour les TVMC, principalement lorsque les symptômes de la maladie sont invisibles. Les maladies chroniques qui entrainent des symptômes visibles suscitent davantage d’empathie de la part des membres de l’équipe et des gestionnaires que les maladies chroniques qui entrainent des symptômes invisibles tels que de la douleur ou de la fatigue. Le travailleur obtient alors un support différent de la part des autres. Cette organisation responsable d’offrir des services de santé et des services sociaux à la population, de soigner les personnes malades, est parfois discriminante envers ses propres travailleurs malades sous prétexte qu’ils ne peuvent pas contribuer pleinement à la réalisation de la mission :

Je n’ai jamais entendu des collègues dire des commentaires [péjoratifs] pour des diagnostics comme le cancer. C’est totalement différent. Beaucoup plus d’empathie, beaucoup plus d’aide, les gens vont même aller au-devant versus quelqu’un qui souffre de fibromyalgie ou d’un autre diagnostic de santé mentale.

GI4, 2019-11-21

Cet extrait fait ressortir les perceptions favorables et défavorables, des membres du collectif de travail, influencées par le type de maladie chronique dont souffre le travailleur. Ultimement, ces perceptions peuvent avoir un impact sur le climat de travail.

Pour ce qui est des composantes extraorganisationnelles, les syndicats sont nommés par les GI comme ayant une incidence sur le maintien en emploi d’un TVMC, comme l’atteste l’extrait suivant :

J’essaie de me dire que peut-être je pourrais la prendre (dans le cadre d’un retour au travail) afin qu’elle aide mon agente administrative. Là ce n’est pas possible parce que ce n’est pas le même titre d’emploi. Syndicalement parlant, un grief pourrait être déposé.

GI3, 2019-11-05

Ainsi, le gestionnaire pourrait offrir un autre poste au travailleur pour le garder, mais il est limité en raison de contraintes syndicales. Les GI doivent connaitre les composantes intra et extraorganisationnelles pour comprendre l’espace « organisationnel » et connaitre les frontières organisationnelles à l’intérieur desquelles ils peuvent manoeuvrer pour maintenir en emploi un TVMC.

4.3 Troisième défi : Entre vouloir et pouvoir

Considérant le contexte organisationnel complexe, les GI doivent utiliser des ressources personnelles pour contribuer au maintien en emploi d’un TVMC et surmonter les défis précédents. Les valeurs et les perceptions, de même que le style de gestion sont des ressources personnelles des GI qui composent leur espace « personnel ».

4.3.1 « Vouloir », entre valeur, croyance et perception

Des éléments personnels dont les valeurs et les croyances forgent l’espace « personnel » des GI et les influencent sur la façon dont ils vont mettre en place des mesures de conciliation. D’une part, les GI reçoivent des directives organisationnelles provenant de la hiérarchie supérieure. D’autre part, ils doivent s’assurer du bon fonctionnement de leur équipe. La façon dont ils assument leur rôle décisionnel en lien avec les différents niveaux hiérarchiques est influencée par leurs valeurs et leurs croyances. Par exemple, en lien avec la charge de travail, des GI sont en désaccord avec des directives organisationnelles axées sur la performance :

Cela ne fait pas partie de mes valeurs de traiter les gens comme s’ils sont des citrons qui peuvent être pressés jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de jus. […] J’avais beau le mentionner. Il n’y a aucun changement, aucun support.

GI4, 2019-11-21

En fonction de leurs valeurs et de leurs croyances, l’énergie investie pour soutenir les travailleurs peut différer d’un gestionnaire à un autre ou encore d’une direction à une autre. « Je crois qu’il y a des directions, des gestionnaires qui mettent beaucoup d’énergie, qui essaient de faire tout ce qu’il est possible de faire, mais dans d’autres directions, je n’ai aucune idée de ce qu’ils font » (GI7, 2020-02-05). Les GI dont les valeurs vont à l’encontre de la visée de performance de l’organisation sont ainsi portés à investir de leurs ressources personnelles pour contribuer au maintien en emploi d’un TVMC. Leurs croyances et leurs perceptions au regard de la maladie chronique teintent également la façon dont ils contribuent au maintien en emploi. Les GI peuvent entretenir différentes perceptions en lien avec la maladie chronique et le maintien en emploi. Pour certains GI, la maladie chronique peut servir d’excuse pour s’acquitter de certaines tâches. Les GI ayant cette perception ont davantage de difficulté à utiliser leurs ressources personnelles pour la mise en place de mesures de conciliation.

Il y a un certain type de personnes qui sont prises avec des problèmes de maladies chroniques, là c’est un jugement, qui n’ont pas les bonnes habitudes de vie, qui ne sont pas très conciliantes. Elles ne se donnent pas vraiment de chance. Lors de périodes plus difficiles sur l’unité de soins pour eux, leur maladie devient une porte de sortie. […] Ils vont prendre la maladie comme si c’était une excuse.

GI3, 2019-11-05

Pour d’autres gestionnaires, ayant un vécu différent, par exemple les gestionnaires souffrant eux-mêmes d’une maladie chronique, les croyances et les perceptions sont autres et ont une influence plus favorable à la mise en place de mesures de conciliation.

Les GI doivent utiliser leurs ressources personnelles pour surmonter les deux premiers défis. Leurs valeurs, leurs croyances et leurs perceptions viennent toutefois teinter la façon dont ils les utilisent. Ajoutés à ces éléments, des facteurs contextuels tels que la charge de travail des GI influencent directement la mise en place de mesures de conciliation.

4.3.2 « Pouvoir » au-delà du possible

Les GI ont une charge de travail élevée, que ce soit en raison de la gestion de projets, des différents déplacements à effectuer ou encore de la gestion quotidienne de l’équipe de travail. Un horaire de travail régulier, pour une personne oeuvrant dans le RSSS, se situe autour de 35 heures par semaine. De nombreux gestionnaires doivent travailler davantage pour réaliser les tâches qui leur sont assignées. Il est valorisé, au sein de l’organisation, que les gestionnaires travaillent plus d’heures. Cette charge importante de travail leur laisse peu de temps à investir auprès des TVMC.

Je vais être honnête, avec le fait de recevoir la gestion d’un gros projet, avec un court échéancier, come on. Mon agenda est rempli, ça ne rentre pas. Ce qui peut arriver, c’est que ça déborde le soir tard ou même parfois la fin de semaine. Il y avait beaucoup d’extras comme ça dans les dernières années.

GI6, 2020-01-27

Les GI doivent gérer des projets en plus de leurs rôles auprès de leur équipe de travail, ce qui limite le soutien qu’ils peuvent offrir aux travailleurs. Dans cette organisation, le territoire géographique est vaste et les GI doivent gérer des équipes de travail dans diverses installations. « Les déplacements représentent beaucoup de temps. Honnêtement ça diffère de semaine en semaine. […] C’est sûr que ça fait beaucoup de temps, mais je n’ai pas le choix » (GI6, 2020-01-27). En plus de la gestion de projets et des déplacements à effectuer, la charge de travail est augmentée par l’ajout d’imprévus au quotidien qui viennent bousculer l’horaire. « Il n’y a aucune journée où j’ai été en mesure de réaliser tout ce que je souhaitais faire parce qu’il y a tout le temps des imprévus » (GI5, 2020-01-14). La mise en place de mesures de conciliation pour le maintien en emploi requiert du temps de la part des GI, temps qu’ils n’ont pas toujours en raison de leur charge de travail élevé. Des GI qui veulent et peuvent utiliser leurs ressources personnelles pour contribuer au maintien en emploi d’un TVMC doivent le faire avec une compréhension juste de leur contexte, sans quoi leurs efforts seront déployés en vain.

En somme, les GI doivent surmonter plusieurs défis pour mettre en place des mesures de conciliation visant le maintien en emploi d’un TVMC. Ce processus se traduit ultimement par le déploiement de stratégies de gestion, ces dernières étant influencées par les ressources personnelles des GI de même que par les éléments liés à l’organisation (Figure 1). Il doit ainsi y avoir un équilibre entre les ressources personnelles des GI et l’organisation pour que les stratégies de gestion déployées soient efficaces. Si le contexte est favorable, les GI ont plus de faciliter à mettre en oeuvre des stratégies efficaces, mais si le contexte est défavorable, ils doivent déployer énormément d’efforts pour y parvenir.

Figure 1

Stratégies de gestion développées par le GI pour surmonter les défis de maintien en emploi d’un TVMC.

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4.4 Stratégies développées par les GI

Différentes stratégies de gestion, développées par les GI, sont déployées et visent le maintien en emploi. Elles se regroupent sous deux grandes catégories, soit les stratégies à portée individuelle et celles à portée collective. Les premières s’adressent principalement au TVMC tandis que les secondes sont destinées non seulement au TVMC, mais également aux autres membres de l’équipe. Le Tableau 2 présente les stratégies à portée individuelle et à portée collective identifiées.

Certaines des stratégies à portée individuelle sont déployées à différents moments du processus de maintien en emploi soit lorsque : 1) le travailleur est au travail (aménagement du travail); 2) le travailleur est en retour au travail (plan concerté de retour au travail); 3) le travailleur est en arrêt de travail (maintien du lien lors d’une absence temporaire). Recommander le travailleur au Programme d’aide aux employés (PAE) de même que l’encourager à faire une réflexion personnelle peuvent être utilisées à l’un ou l’autre des différents moments du processus.

Tableau 2

Stratégies déployées par les GI pour le maintien en emploi des TVMC

Stratégies déployées par les GI pour le maintien en emploi des TVMC

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Certaines stratégies à portée collective doivent être déployées à l’embauche d’un travailleur, qu’il présente ou non une maladie chronique. Un bon accueil et une orientation adaptée favorisent l’intégration et la rétention des travailleurs. D’autres stratégies collectives dont la collaboration, la communication, la définition des rôles et des responsabilités, de même que le sens que prend le travail doivent être présents à tous moments dans le processus afin de soutenir tous les travailleurs. De même, l’ajout de ressources humaines pour une meilleure répartition de la charge de travail et la création d’une banque d’autoremplacement afin d’éviter le manque de personnel sont aussi considérés. Toutes ces stratégies, à portée individuelle et collective, visent le maintien en emploi des TVMC.

5. Discussion

Cette étude sur le maintien en emploi des TVMC, selon la perspective des GI, dans le RSSS au Québec a permis l’émergence de nouvelles perspectives en lien avec ce phénomène.

5.1 Dilemme irréconciliable

Dans ce CIUSSS, les travailleurs ont une grande autonomie. Ainsi, les éléments du contexte des espaces « travailleur » et « organisationnel » exercent une pression importante sur le déploiement des stratégies de gestion. Considérant ceci, il n’est pas aisé pour un GI de transférer certaines tâches d’un travailleur à un autre. Cette situation est exacerbée par l’appréciation obligée des compétences par les regroupements professionnels en dehors de l’organisation. Cela entraine des conflits, un sentiment d’iniquité et de l’incompréhension. Les GI doivent constamment négocier avec les membres de leur équipe. Ce type de gestion fait partie de leur quotidien et exige du temps.

Il appert que les GI ont peu de temps à consacrer à la mise en place de stratégies de gestion. Ils sont constamment interpelés par les travailleurs ou encore leurs supérieurs. Ils répondent, de façon journalière, à ces différents impératifs au-delà de leur planification générale. Des situations nécessitant un suivi à plus long terme deviennent très difficiles à gérer. Le GI doit investir beaucoup de ses ressources personnelles pour y parvenir.

Utiliser leurs ressources personnelles est d’une complexité double puisque les GI doivent composer d’une part avec l’espace « travailleur » et d’autre part avec l’espace « organisationnel ». Ce déséquilibre oblige les GI à investir énormément de leurs ressources personnelles pour parvenir à déployer des stratégies de gestion efficaces. Certaines composantes du contexte créent des enjeux pour le maintien en emploi qui sont déterminants, dont le type de services offerts par l’organisation, la notion de sécurité des usagers, l’équité envers tous les travailleurs de même que les ressources humaines et financières. Le type de services que doit rendre l’organisation, soit des services de santé et des services sociaux à la population, constitue un enjeu central et décisif. Dans les installations où les services sont offerts selon un horaire de 24 heures sur sept jours, la mise en place de stratégies de gestion pour le maintien en emploi est plus difficile. Il s’agit, entre autres, d’une question de sécurité des usagers. Les GI souhaitent le maintien en emploi de toutes les personnes dans leur équipe, surtout dans le contexte de pénurie de personnel, mais cela ne peut pas se faire au détriment de la sécurité des usagers. Ainsi, le déploiement de stratégies de gestion est possible seulement si la qualité du service demeure la même. De même, les mesures mises en place pour faciliter le maintien en emploi des TVMC ne doivent pas entrainer une surcharge de travail aux membres de l’équipe dans un souci d’équité.

5.2 Favoriser les stratégies à portée collective

En accord avec Oldfield et al. (2018), Thompson et al. (2019) et Werth (2015), les perceptions des collègues et des GI influencent directement le maintien en emploi. Parmi elles, la croyance que les personnes atteintes de maladie chronique sont moins productives est tenace. De même, pour certaines organisations, GI ou membres de l’équipe, il n’appartient pas aux organisations, mais à la personne de gérer sa maladie chronique et, dans ce contexte, le défi de travailler incombe à la personne malade (Beatty, 2012; Werth, 2015). D’un autre côté, les personnes ayant une compréhension juste de la maladie chronique, soit parce qu’elles en ont fait l’expérience, soit parce qu’une personne proche d’elle en fait l’expérience, ont une perception qui peut influencer favorablement le maintien en emploi (Amir et al., 2010; Haafkens et al., 2011). Outre une compréhension juste de la maladie chronique, la mise en place d’aménagements est favorable pour le maintien en emploi des TVMC (Agarwal et al., 2015; Restall et al., 2016; Thompson et al., 2019; Werth, 2015;). La difficulté avec les aménagements provient du fait qu’ils doivent évoluer avec la maladie, ce qui n’est pas toujours facile à appliquer (Helgeson et al., 2018).

En fait, dans le système actuel, ce qui est mis en place pour le maintien en emploi est plus adapté aux maladies aigües. En effet, les politiques et les procédures sont souvent pensées en fonction de maladies aigües ou temporaires, ce qui rend leur application plus difficile, voire impossible, lorsque cela concerne spécifiquement une maladie chronique (Beatty, 2012). Les politiques et les procédures en matière de gestion de la maladie sont souvent réfléchies de façon à suivre une logique temporelle (apparition de la maladie, absence du travail en raison de la maladie, rétablissement, retour au travail) (Beatty, 2012). Ce mode de gestion répond aux besoins d’une personne atteinte d’une maladie aigüe ou temporaire. Une personne atteinte de maladie chronique peut présenter des symptômes variables dans le temps et, surtout, elle ne guérit complètement que rarement (Oldfield et al., 2018). Ce faisant, ce type de politiques et de procédures répond rarement aux besoins. Ainsi, leur application faite de façon souple, ou inversement de façon rigide, et leur interprétation individuelle par les GI peuvent influer favorablement ou défavorablement sur le maintien en emploi (Haafkens et al., 2011). L’apparition d’une maladie chronique, avec ses symptômes variables, déstabilise les GI et les travailleurs d’un espace déjà considérablement complexe.

Les choix pour une société inclusive sont peu discutés dans la littérature en ce qui concerne le maintien en emploi des TVMC. Il importe de s’attarder non seulement aux TVMC spécifiquement, mais également à la création d’espaces collectifs (organisations, sociétés) dans lesquels elles continueront d’évoluer afin de bien comprendre le phénomène.

Conclusion

L’objectif de cette étude était de mieux comprendre la contribution des GI dans le maintien en emploi de TVMC dans un CIUSSS. Il en ressort que les GI, pris entre les différents niveaux de l’organisation, doivent faire des efforts pour déployer des stratégies de gestion visant le maintien en emploi. Cet investissement requiert de leurs ressources personnelles dans un contexte organisationnel complexe et le choix de poser certains gestes ou de prendre certaines décisions dépend à la fois de leur volonté et de leur pouvoir. Le processus de maintien en emploi est complexe et doit être mieux supporté. Des actions doivent être menées dans les établissements du RSSS pour le maintien en emploi des TVMC. Considérant que les contextes des établissements du RSSS peuvent différer, de plus amples recherches doivent être menées pour mieux cerner le phénomène et faire évoluer le modèle théorique.