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Dans le cadre d’une réorientation de sa politique d’égalité entre les sexes à la fin des années 1990 (Jacquot, 2006), l’Union européenne (UE) a promu une stratégie de « gender mainstreaming ». Visant à intégrer la promotion de l’égalité dans l’élaboration et la mise en oeuvre de toutes les politiques publiques, en « introduisant dans leur conception […] l’attention à leurs effets possibles sur les situations respectives des femmes et des hommes » (Commission européenne, 1996), cette approche qualifiée également d’approche intégrée de l’égalité dans sa traduction française implique une extension à la fois séquentielle et sectorielle de la politique de l’égalité entre les sexes. Elle étend donc le champ des acteurs impliqués dans cette politique en comparaison avec les mesures spécifiques prises en charge essentiellement par les institutions relatives aux droits des femmes.

Cette stratégie a trouvé une application dans le domaine de l’emploi par l’intermédiaire de la stratégie européenne pour l’emploi et du fonds social européen. Si les effets des changements intervenus au niveau communautaire sur les orientations normatives des politiques d’emploi dans les États membres ont été reconnus par la littérature spécialisée (Behning et Pascual, 2002), l’analyse des modalités concrètes de la mise en oeuvre de cette nouvelle approche de l’égalité impulsée par les institutions européennes reste peu étudiée.

Pourtant, plusieurs éléments incitent à questionner son impact au niveau local au-delà de l’affichage d’engagements égalitaires. Plusieurs théoriciens de l’action publique ont présenté sa mise en oeuvre comme une phase de « perturbation » (Padioleau, 1982 : 139) et montré que le destin des politiques ne se fige pas après la fixation des lignes directrices (Hill et Hupe, 2002). En outre, nombre d’indicateurs relatifs à l’emploi des hommes et des femmes indiquent que les inégalités n’ont pas reculé significativement (Commission européenne, 2010), alors que les orientations stratégiques de l’UE datent de plus de quinze ans.

Le présent article entend donc interroger les modalités concrètes de la mise en oeuvre du gender mainstreaming dans les politiques d’emploi à Berlin et en Île-de-France au cours des années 2000. L’emploi constitue en effet l’un des secteurs dans lequel le gender mainstreaming a été le plus opérationnalisé par l’UE (Rubery, 2002)[2], mais cette opérationnalisation a été peu étudiée du point de vue des acteurs mettant en oeuvre l’action publique dans ce secteur ; pourtant, seule une analyse centrée sur ce moment de l’action publique permet d’observer ses modalités concrètes de transposition (et les limites de celle-ci), au-delà des objectifs contenus dans les documents directeurs. Les deux territoires locaux[3] choisis présentent des caractéristiques institutionnelles et politiques tendant à influer favorablement sur la prise en compte de cette thématique. Ils sont gouvernés par des majorités de gauche, généralement plus acquises au thème de l’égalité hommes-femmes. Berlin est un Land traditionnellement actif en matière de politique institutionnelle pour l’égalité, en raison de ses liens historiques avec le féminisme ; l’Île-de-France et la Seine-Saint-Denis ont, par certaines structures (Institut Émilie du Châtelet, Observatoire départemental des violences faites aux femmes), accordé une reconnaissance institutionnelle aux questions de genre. Les recherches exploratoires avaient d’ailleurs montré que les injonctions européennes à développer l’approche intégrée de l’égalité n’étaient pas restées lettre morte sur ces territoires.

Dans quelle mesure donc l’introduction du gender mainstreaming au niveau communautaire a-t-elle favorisé la promotion de l’égalité entre les sexes dans la mise en oeuvre des politiques d’emploi à Berlin et en Île-de-France ?

Pour répondre à cette question, nous nous intéresserons aux principaux instruments qui opérationnalisent cette méthode de promotion de l’égalité dans les services publics de l’emploi français et allemand : les postes de « chargée de mission »[4], « référente » ou encore « correspondante » égalité mis en place dans différentes institutions du secteur de l’emploi afin qu’y soit portée cette thématique, ainsi que les sessions de formation à l’égalité destinées aux acteurs des politiques d’emploi. Le recours convergent à ces instruments amène en effet à interroger leur nature et leur portée dans des contextes différents : de quels changements les instruments mis en place dans les politiques d’emploi à Berlin et en Île-de-France sont-ils porteurs ? Nous nous référerons pour traiter cette question aux approches de science politique en termes d’instruments d’action publique.

Nous nous appuierons sur une analyse de la littérature grise du champ de l’emploi et des droits des femmes (du niveau communautaire au niveau local), sur une série d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs institutionnels et associatifs de ces deux domaines, ainsi que sur une observation participante de trois sessions de formation à l’égalité[5].

Après avoir mis en avant l’apport d’une étude du gender mainstreaming par les instruments de sa mise en oeuvre, nous présenterons les instruments promus par les actrices spécialistes de l’égalité hommes-femmes pour opérationnaliser le gender mainstreaming dans les services publics de l’emploi français et allemand sur nos deux territoires d’étude (I). Si les processus d’« objectivation institutionnelle » (Dubois, 1998 : 172) et d’apprentissage de l’égalité tendent à introduire une plus grande visibilité et un gain de légitimité de cet objectif au sein du secteur de l’emploi et induisent un changement du diagnostic porté par les pouvoirs publics sur les inégalités de genre dans l’emploi (II), l’analyse des usages de ces instruments par les acteurs locaux des politiques d’emploi révèle leur portée limitée auprès des « profanes de l’égalité » (III).

Le gender mainstreaming saisi par ses instruments

Analyser le gender mainstreaming : de l’approche aux instruments de sa mise en oeuvre

On dispose, quinze ans environ après la montée en puissance du gender mainstreaming dans différentes arènes mondiales et nationales, d’une littérature abondante sur cette nouvelle stratégie de promotion de l’égalité, en langue anglaise essentiellement, et dans une moindre mesure en langue française. Son contexte démergence (Sénac-Slawinski, 2008), ses spécificités par rapport aux autres approches de promotion de l’égalité (Beveridge et Nott, 2002) et ses limites (Verloo, 2001) ont été étudiés.

Le constat d’un déficit de travaux sur sa mise en oeuvre concrète, présent dans les contributions les plus anciennes, mérite dorénavant d’être nuancé. Ainsi, à différentes échelles, les modalités d’opérationnalisation du gender mainstreaming ont été étudiées (Hafner-Burton et Pollack, 2000), avec des éclairages politiques sur certains secteurs d’action publique (Bothfeld, Gronbach et Riedmüller, 2002). Plusieurs écrits soulignent l’écart existant entre le discours de changement qui accompagne souvent l’adoption du gender mainstreaming et le caractère limité de l’évolution des pratiques observée (Rubery, 2002 ; Daly, 2005). Ce constat invite à analyser les dynamiques et les forces d’inertie à l’oeuvre dans l’opérationnalisation du gender mainstreaming. La littérature existante n’a cependant pas permis d’analyser la matérialité concrète du gender mainstreaming. En effet, les contributions portant sur sa mise en oeuvre ont davantage répertorié les instruments déclinant cette approche au niveau d’un gouvernement ou d’un secteur d’action publique (Sainsburry et Bergqvist, 2008 ; Dauphin, 2008) qu’elles n’ont étudié leur nature, leur portée et leurs usages. En outre, aucune recherche ne s’attèle à la comparaison de la mise en oeuvre de l’approche intégrée dans un même secteur d’action publique.

Toute une littérature de science politique souligne pourtant l’intérêt qui existe à considérer « l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils […] qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale » (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 12). Notamment, cette approche permet de saisir de manière fine le changement dans l’action publique, au-delà des déclarations d’intention et des objectifs affichés par les gouvernants (Lascoumes et Simard, 2011). Elle peut amener à interroger la capacité des techniques d’intervention retenues dans un programme ou une politique à atteindre les acteurs cibles (Lascoumes et Simard, 2011 : 11).

Quels instruments ont été mis en place à Berlin et en Île-de-France dans les politiques d’emploi à la suite de l’introduction du gender mainstreaming au niveau des institutions communautaires ?

Promouvoir le gender mainstreaming au niveau communautaire : entre réglementation et guides pratiques

Le gender mainstreaming promu par l’UE a notamment été décliné dans la stratégie européenne pour l’emploi et dans le fonds social européen (FSE), programme qui cofinance les politiques d’emploi dans les États membres. Ainsi trouve-t-on dans les lignes directrices pour l’emploi élaborées à partir de 1998 des objectifs en matière d’égalité des sexes (Jönsson et Perrier, 2009 : 86-87) ; le règlement relatif au FSE fait référence au gender mainstreaming, sans mentionner toutefois d’instrument d’opérationnalisation de cette méthode, hormis les statistiques de suivi du FSE et l’évaluation ex ante de la situation des hommes et des femmes sur le marché du travail.

La Commission européenne a cependant publié différents guides à l’intention des acteurs chargés du gender mainstreaming dans les États membres (Sensi, 2000 ; Braithwaite, 1999). Les formations à l’égalité ainsi que les postes spécifiquement dédiés à la promotion de l’égalité au sein de structures publiques ou de services font partie des instruments d’action publique préconisés pour décliner le gender mainstreaming. Le déficit d’acceptation de la thématique, mis en évidence par plusieurs analystes, et la prégnance de représentations genrées chez les acteurs de politiques publiques (Perrier, 2010) posent en effet le problème de la légitimité d’une action transversale en faveur de l’égalité des sexes. Les questions de genre peuvent difficilement gagner en légitimité sans l’introduction d’un changement d’acceptation de celles-ci dans les organisations (Daly, 2005 : 440).

Opérationnaliser le gender mainstreaming dans les politiques d’emploi à Berlin et en Île-de-France : entre postes et formations à l’égalité

Le nouvel élan donné par l’UE à sa politique d’égalité entre les sexes a créé, en France comme en Allemagne, un contexte favorable aux actrices nationales et locales soucieuses de promouvoir l’égalité et a poussé les acteurs nationaux des politiques d’emploi à s’engager sur ce terrain. Les actrices spécialistes de l’égalité (aux niveaux national et local) ont promu deux instruments principaux d’opérationnalisation du gender mainstreaming dans les politiques d’emploi à partir de la fin des années 1990 à Berlin et en Île-de-France : les postes et les formations à l’égalité.

Ainsi, la nouvelle législation allemande relative aux politiques d’emploi consolide en 1998 les postes de chargées de mission à l’égalité des chances entre femmes et hommes au niveau des Arbeitsagenturen (agences locales pour l’emploi). En France, une membre de l’équipe de la direction nationale de l’Association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) soucieuse de la cause des femmes et le service ministériel responsable des droits des femmes et de l’égalité se mobilisent en faveur d’un plan national pour l’égalité, adopté en 2000, qui prévoit notamment que les directions régionales de l’AFPA se dotent de « référentes égalité professionnelle ». À ces initiatives nationales s’ajoutent des initiatives locales. Ainsi, dans le sillage du renforcement des postes à l’égalité des Arbeitsagenturen, le Land de Berlin, traditionnellement actif sur les questions d’égalité, favorise la mise en place de tels postes dans les Job Center[6], malgré l’absence d’obligation législative pour ces institutions. En Île-de-France, la déléguée régionale aux droits des femmes et à l’égalité met en place en 2000 un réseau régional d’« Actrices-acteurs volontaristes pour l’égalité des chances entre les femmes et les hommes en Île-de-France » (AVEC), qui se structure ensuite aussi au niveau départemental, sous l’impulsion des chargées de mission départementales à l’égalité. Ce réseau est constitué de « correspondant(e)s égalité des chances » dans les différentes administrations déconcentrées de l’État en Île-de-France, ainsi que dans les administrations partenaires (collectivités territoriales, service public de l’emploi, etc.). Le point commun à tous ces postes, en France et en Allemagne, réside dans l’objectif de diffusion de la thématique de l’égalité au sein de l’organisation d’appartenance des personnes les occupant.

Cette stratégie de sensibilisation à la thématique de l’égalité se retrouve également dans les formations mises en place à partir du début des années 2000 à Berlin et en Île-de-France. Dans le cadre de la mise en oeuvre du fonds social européen (FSE), les services ministériels français et allemands responsables des droits des femmes promeuvent des formations à l’égalité pour des acteurs chargés de la gestion du FSE (responsables des administrations du FSE au niveau des régions et des Länder ; services instructeurs ; et, dans une moindre mesure, porteurs de projets). Les services publics de l’emploi français et allemand, dans le sillage de ces changements, mettent également en place des formations : dans le cadre de son plan national pour l’égalité élaboré par une membre de l’équipe de direction et le service ministériel responsable des droits des femmes et de l’égalité, l’AFPA organise des formations à l’intention des « référent-e-s égalité professionnelle » présents dans chacune de ses directions régionales et de quelques « formateurs relais » chargés de sensibiliser par ricochet leurs collègues formateurs et psychologues du travail au thème de l’égalité. À l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE)[7], plusieurs formations sont mises en place entre 2001 et 2007, touchant chaque année plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, de salariés[8]. À Berlin, des séances de formation sont organisées à l’intention des chargées de mission à l’égalité des chances des Arbeitsagenturen et des Job Center. En outre, à l’instar de la dynamique observée quant à la création de postes à l’égalité, différentes initiatives locales font aussi écho à celles promues par les ministères et les services publics de l’emploi : le réseau AVEC organise des sessions de formation à destination de ses membres ; à Berlin, dans le sillage des formations mises en place dans le cadre du FSE, quelques salariées de l’administration du Land mettent en place des réunions informelles de formation au genre.

Si ces initiatives sont variées, dans leur ampleur notamment, toutes convergent vers un même objectif général : sensibiliser, voire former, les acteurs des politiques d’emploi à la problématique de l’égalité entre les sexes. En s’appuyant sur la classification des instruments d’action publique établie par Lascoumes et Le Galès (2004 : 361), on peut qualifier ces dispositifs d’instruments informatifs et communicationnels. Si les dispositions communautaires en faveur du gender mainstreaming relèvent essentiellement de la soft law, les actrices spécialistes de l’égalité soulignent en entretien la légitimité que confèrent à leurs initiatives locales les consignes européennes en faveur de l’égalité[9] (Perrier, 2011). La présentation de ces dispositifs informatifs et communicationnels donne à voir la convergence des instruments mis en place sur nos deux territoires d’étude. Il convient maintenant d’analyser leurs logiques de fonctionnement.

Objectivation institutionnelle et apprentissage de l’égalité : des réformes pour légitimer les questions de genre dans les politiques d’emploi

L’un des principaux traits distinctifs du gender mainstreaming par rapport aux autres méthodes de promotion de l’égalité réside dans son centrage sur les acteurs de politiques publiques (Daly, 2005 : 436). L’objectif d’égalité n’est plus cantonné à un secteur d’action publique : cette approche a pour but que cet objectif devienne partagé, et donc légitime auprès des différents acteurs. En quoi et comment la mise en place de postes et de formations à l’égalité dans les politiques d’emploi participe-t-elle d’une telle stratégie ?

Les postes à l’égalité : la légitimation du genre par l’objectivation institutionnelle

L’analyse des postes à l’égalité mis en place dans les services publics de l’emploi français et allemand montre des différences importantes dans leurs caractéristiques. En Allemagne, les postes des Arbeitsagenturen sont occupés à temps plein. Le maillage territorial est dense, puisqu’on compte cent soixante-seize chargées de mission à l’égalité sur le territoire allemand. Dans le Land de Berlin, trois sont en poste. S’y ajoutent quelques postes à temps partiel dans les Job Center. Sur les territoires français et francilien, l’institutionnalisation de l’égalité s’est faite de manière bien plus partielle. Ainsi, les postes de référentes égalité professionnelle dans les vingt-deux directions régionales de l’AFPA correspondent à des attributions s’ajoutant à d’autres tâches[10]. Ce cumul de fonctions induit une prise en compte très fragmentaire de la thématique de l’égalité dans leur travail quotidien. La situation des correspondantes des réseaux AVEC d’Île-de-France est similaire. Un correspondant et une correspondante du réseau estiment à 1 % le temps passé sur les questions d’égalité. En outre, la prise en charge de la mission égalité est largement laissée au libre arbitre de la personne en poste. Cette mission peut donc risquer de n’être que du lip service : ce terme implique que l’intégration d’un objectif n’existe qu’en parole. L’institutionnalisation plus poussée de ce sujet au sein du service public de l’emploi allemand peut s’expliquer par un retard important de l’Allemagne sur les questions d’égalité de genre dans l’emploi, retard rendu visible par les comparaisons d’indicateurs sur l’emploi au niveau européen et perçu comme un problème au sein du service public de l’emploi allemand dans les années 2000.

En dépit de ces différences, ces postes participent d’un même mouvement d’« objectivation institutionnelle » de la problématique de l’égalité hommes-femmes. Ce terme, utilisé par Dubois pour retracer la création du ministère des Affaires culturelles en France, nous paraît adéquat pour caractériser la reconnaissance institutionnelle dont fait l’objet le thème de l’égalité au sein des services publics de l’emploi français et allemand au début des années 2000. En suivant l’idée selon laquelle les institutions constituent ce par quoi une politique est donnée à voir (Dubois, 1998 : 178), on peut dire que l’établissement de postes à l’égalité participe d’une visibilisation de cette question dans les politiques d’emploi. Ils permettent l’émergence d’acteurs qui incarnent la politique d’égalité portée par les services publics de l’emploi et favorisent sa professionnalisation. Les acteurs de l’emploi chargés de cette thématique contribuent, d’une manière plus ou moins forte selon leur statut, à constituer l’égalité entre les sexes comme objectif légitime de ces politiques. La création de ces postes marque un engagement politique affiché au plus haut niveau de la hiérarchie (Bundesagentur für Arbeit [Agence fédérale pour l’emploi allemande], AFPA, services déconcentrés de l’État responsables des questions d’emploi).

Dans ce contexte, la thématique de l’égalité n’est pas uniquement portée par des personnels des institutions spécifiquement chargées des droits des femmes, mais aussi par des personnels des institutions pour l’emploi. En dépit des différences dans la configuration de ces postes, les personnes qui les occupent ont pour objectif de sensibiliser la direction et le personnel à la problématique des inégalités de genre dans l’emploi (à partir notamment de différents supports d’information) et de proposer des actions qui favorisent la promotion de l’égalité impliquant l’administration d’appartenance. La création de ces postes signe, dans une certaine mesure, le changement de statut de la thématique de l’égalité entre les sexes, qui évolue d’une question de politique féministe à une politique des institutions pour l’emploi.

Les formations à l’égalité : la légitimation du genre par sa politisation

Les formations à l’égalité s’inscrivent dans une stratégie d’apprentissage définie comme la « mobilisation de ressources intellectuelles – informations, savoir-faire, symboles et valeurs – en vue d’infléchir les pratiques existantes » (Jobert, 1992 : 219). L’apprentissage cognitif visé a pour but de toucher « les modes de raisonnement, les catégories d’action des acteurs publics » (De Maillard, 2004 : 60). Ce processus, désigné par le terme de policy-oriented learning dans la littérature anglo-saxonne, mise sur la « transformation progressive du système de croyance par confrontation aux réalités et aux autres systèmes de croyance » (Bergeron, Surel et Valluy, 1998 : 213). L’analyse des matériaux de formation permet de mettre en évidence la diversité des ressources auxquelles les formateurs ont recours pour transmettre des connaissances sur un objet à propos duquel chacun des participants dispose d’idées préconçues et d’expériences personnelles et professionnelles.

D’une part, les formations à l’égalité tendent à valoriser la présence d’expertes du genre, titulaires de diplômes universitaires. Dans le magazine du réseau AVEC, la parole est souvent donnée à des chercheuses sociologues. Cet ancrage dans le registre de l’expertise vise à faire de l’égalité un enjeu légitime dans les administrations publiques de l’emploi.

En outre, on observe un recours fréquent à des données chiffrées comparant les situations des femmes et des hommes, qui s’inscrit dans une « démarche de diagnostic » (Revillard, 2009 : 290). Ces données rendent visibles les inégalités, dans l’emploi et dans d’autres sphères sociales, par des connaissances objectivées ; elles permettent de déconstruire certaines idées reçues et fournissent des repères pour la conduite de mesures égalitaires, par l’identification des manifestations des inégalités.

Si l’objectif affiché des formations est de « permettre aux participants d’intégrer l’égalité hommes-femmes dans leurs pratiques professionnelles, […] leur fournir des outils adéquats en matière d’instruction, de sélection et d’évaluation de projet » pour l’emploi (DGEFP, 2004), ou encore de disposer de « fils directeurs qu’ils puissent mettre en place dans leur secteur d’activité à travers des mesures prenant en compte la question du genre »[11] (SPI Consult GmbH, COMPASS : 11), les thèmes abordés dépassent le strict cadre de l’emploi et du fonds social européen (FSE) : des discussions sur des concepts clés (sexe et genre, parité, mixité, discrimination, égalité des chances, féminisme, etc.), ou a minima sur les stéréotypes de genre, sont souvent engagées. Les causes des inégalités et surtout les possibilités de les résorber sont discutées ; les politiques d’égalité et le gender mainstreaming, ainsi que les partenaires d’actions pour l’emploi favorisant l’égalité (institutions et associations oeuvrant en faveur des droits des femmes), sont présentés. Des exercices de mise en pratique sont souvent effectués, notamment avec les porteurs de projet du FSE.

Les formations visent donc à influer sur les représentations des policy makers, par la sélection d’un ensemble de faits significatifs (Jobert, 1992 : 220), empruntés aussi bien au secteur de l’emploi ou à différents domaines politiques et sociaux qu’à la sphère privée. Les informations apportées aux agents visent le niveau opérationnel, mais également une sensibilisation globale à l’égalité hommes-femmes. Les discussions sur les notions clés participent d’une mise à mal d’une approche des inégalités en termes de déterminismes biologiques, qui sont au coeur des pratiques de discrimination dans l’emploi et la vie sociale en général. La référence à différents exemples d’inégalités entre les sexes dans divers domaines (emploi, mais aussi sport, culture, politique, sphère domestique) permet d’esquisser une approche du genre en tant que principe structurant d’organisation de la vie sociale. Les références aux législations et aux politiques égalitaires montrent que les inégalités de genre ne sont pas la résultante de caractéristiques naturelles, mais que les pouvoirs publics sont parties prenantes de leur (dé)construction. Les séminaires de formation participent donc d’une politisation du genre, dénaturalisant les inégalités entre les sexes pour mettre en évidence leur construction sociale.

Finalement, la mise en place de formations et de postes chargés de la promotion de l’égalité au sein des services publics de l’emploi français et allemand dans les années 2000 marque un changement important dans la place accordée à la thématique du genre dans les politiques d’emploi : alors que celle-ci a constitué jusqu’alors dans les deux pays, et particulièrement en Allemagne, un objectif marginal de ces politiques (Perrier, 2010), les services publics de l’emploi accréditent, par la mise en place de ces instruments d’action publique, l’objectif d’égalité entre les sexes d’une légitimité institutionnelle. Plus généralement, la mise en place de ces instruments dans les services publics de l’emploi français et allemand signe une évolution importante dans les politiques d’emploi, car en ciblant les acteurs des politiques d’emploi ces instruments signifient que ces politiques ne sont pas neutres et qu’elles participent de la construction des rapports de genre. Ils traduisent aussi la reconnaissance implicite du rôle qu’ont à jouer les acteurs des politiques d’emploi dans la promotion de l’égalité. En ce sens, leur mise en place marque une évolution dans le diagnostic porté par les pouvoirs publics français et allemand sur les causes des inégalités entre les sexes dans l’emploi. Ils illustrent donc parfaitement l’idée selon laquelle les instruments d’action publique sont « porteur[s] d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu[s] par une conception de la régulation » (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 14).

L’analyse des modalités pratiques du changement introduit par l’opérationnalisation du gender mainstreaming implique maintenant d’analyser également « par le bas » la portée de ces instruments.

De la légitimation à l’appropriation des questions de genre : les limites des changements institutionnels

L’appropriation des instruments par les acteurs est déterminante pour en comprendre la portée (Lascoumes et Simard, 2011 : 19).

L’institutionnalisation de l’égalité prémunit-elle contre sa marginalité ?

Les entretiens ont permis de déceler plusieurs signes de marginalisation des actrices occupant les postes à l’égalité. Ainsi, la chargée de mission à l’égalité à la direction régionale de la Bundesagentur für Arbeit (BA, agence fédérale pour l’emploi) de Berlin mentionne qu’elle n’est pas systématiquement conviée aux groupes de travail thématiques de la BA, alors que la problématique est censée être transversale. Une anecdote confiée par une responsable de cette direction qui visait initialement le poste de chargée de mission à l’égalité en dit long sur l’importance qu’y accorde la hiérarchie : lorsque cette personne a fait part de son intérêt pour le poste à sa hiérarchie, celle-ci lui a mentionné qu’elle « méritait mieux ». À l’AFPA, la référente égalité professionnelle de la direction francilienne n’a jamais été invitée à présenter le dossier égalité en comité régional de direction, qui réunit mensuellement tous les directeurs de centres AFPA et où sont pourtant abordés tous les grands sujets de la politique de formation. En outre, la rédaction du plan d’action qu’elle doit faire remonter chaque année à la direction nationale de l’AFPA ne suscite pas d’intérêt particulier dans les centres AFPA de la région.

Dans ce contexte, le cumul des fonctions relatives à l’égalité des chances, observable surtout en France, peut être lu comme un indicateur de la faible pénétration de la thématique au sein du service public de l’emploi : la référente égalité de la direction francilienne de l’AFPA, qui occupe cette fonction dans le cadre du plan égalité de l’AFPA, est également correspondante pour le réseau AVEC Île-de-France. La prise en charge du dossier semble donc susciter peu de vocations. De la même façon, une correspondante du réseau AVEC souligne qu’elle a été l’une des seules dans son administration à travailler sur la thématique de l’égalité et qu’on lui a « spontanément » confié le dossier.

L’analyse des raisons qui ont pu présider à la nomination des chargées de mission à l’égalité dans les institutions pour l’emploi suggère également la relative marginalisation institutionnelle qui entoure ces postes. Selon la référente égalité de la direction régionale de l’AFPA, le motif de sa nomination à ce poste se résume ainsi : « Ça n’intéressait personne. C’est le fameux syndrome du dossier égalité. » Quand l’une des correspondantes du réseau AVEC a quitté son poste pour une autre administration, son successeur a dû reprendre la fonction de correspondant AVEC sans qu’il en ait émis le souhait, et sans qu’une autre personne ait manifesté la volonté de se positionner sur ce poste.

Si aucune de ces chargées de mission ne dispose de réel pouvoir de décision et de contrainte dans son administration, les situations française et allemande diffèrent néanmoins. En Île-de-France, le cumul des fonctions dont ces référentes ou correspondantes ont la charge rend illusoire la réalisation d’un travail d’information important et suivi. En Allemagne, les chargées de mission égalité présentes aux différents échelons de la Bundesagentur für Arbeit disposent d’une marge de manoeuvre plus grande, en raison de l’inscription de leurs missions dans la loi et de l’occupation des postes à temps plein ou à mi-temps. La présence d’un poste dans chaque Arbeitsagentur et dans certains Job Center, occupé de manière non marginale, a permis la création d’un réseau d’actrices institutionnalisé. L’analyse produite sur le comité du travail féminin français invite à ne pas sous-estimer la « force d’une institution faible » (Revillard, 2009). En effet, en dépit de l’absence de pouvoir formel, ce comité a largement balisé les voies de l’action en faveur de l’égalité professionnelle, en contribuant à la diffusion de savoirs sur le travail des femmes : le travail de dévoilement et d’objectivation scientifique des inégalités par la diffusion de statistiques, la consultation des associations qui constituent des réservoirs d’expertise, la production de savoirs pertinents du point de vue des politiques publiques (textes de longueur adéquate, recommandations précises) ont permis de poursuivre – et d’atteindre – un objectif général de sensibilisation à l’égalité professionnelle. Cette analyse conforte l’invitation à ne pas privilégier une conception activiste du changement (Mény et Thoenig, 1989 : 257). Les résultats de la recherche de Revillard, inscrite dans une temporalité historique longue, permettent de ne pas écarter l’hypothèse d’un effet des postes de chargées de mission de la Bundesagentur für Arbeit sur un plus long terme. La fonction « d’impulsion à la circulation des savoirs sur le travail des femmes » (Revillard, 2009 : 289) semble plus aisée à assurer au sein des Arbeitsagenturen à Berlin qu’en Île-de-France, où les postes créés sont moins dotés temporellement, avec des attributions moins larges.

Les aléas des stratégies d’apprentissage de l’égalité

La fréquentation des formations proposées sur les deux territoires étudiés constitue le premier élément qui en limite la portée. Si celles-ci ont été promues dans les deux pays par des actrices « spécialistes de l’égalité », chargées de cette thématique dans les structures institutionnelles dédiées à l’égalité, leur fréquentation par les « profanes de l’égalité » reste limitée. Certains effectifs restreints sont à mettre sur le compte des moyens à la disposition des organisatrices de ces formations. À Berlin, par exemple, le séminaire introductif au gender mainstreaming dans les fonds structurels a réuni seize participants et les formations à destination du personnel administratif et des porteurs de projet en ont concerné quinze. En France, si l’ANPE a lancé une série de formations, les acteurs du champ de l’emploi ont été inégalement touchés. Ainsi, la participation aux formations pour les agents des administrations déconcentrées de l’État responsables de la sélection des projets du fonds social européen est très modeste[12] ; ces formations ont touché un public fort restreint à l’échelle de l’Île-de-France (cinq personnes maximum). Mais certaines formations ont également connu des désistements, ou peu d’engouement au moment des inscriptions ; d’autres, devant être impulsées par les hiérarchies locales, n’ont finalement pas eu lieu. Le thème de l’égalité n’a donc pas été identifié comme prioritaire par beaucoup d’acteurs des politiques d’emploi.

La portée du processus d’apprentissage lancé dans les services publics de l’emploi français et allemand soulève également la question de l’articulation entre savoir et action publique. Dans quelle mesure les connaissances sont-elles assimilées ? Dans quelle mesure occasionnent-elles des changements de pratiques ? Une réponse assurée à ces questions impliquerait de replacer notre analyse dans une temporalité longue (Sabatier et Jenkins-Smith, 1993) et de recourir à des observations ethnographiques et à des enquêtes longitudinales pour « mesurer le degré d’inflexion des représentations des acteurs et de leurs préférences » (Desage et Godard, 2005 : 646-647). Plusieurs remarques peuvent tout de même être formulées quant au « rapport médiat des idées à l’action » (Desage et Godard, 2005 : 644). C’est d’abord la question de l’usage de l’information qui est en jeu. Un conseiller en insertion l’estime limité :

Q. : Pensez-vous que ça a pu influencer un peu vos pratiques de travail ? Est-ce que ça a eu un impact ?

R. : Juste cette journée-là ? Non.

La responsable d’une formation allemande souligne qu’elle ne constate pas de modification particulière dans le contenu des dossiers présentés pour un cofinancement du FSE, en dépit de la participation d’un certain nombre de porteurs de projet à une formation sur le genre. Une des organisatrices interviewées souligne la difficulté à changer les représentations des acteurs dans le cadre de séminaires de deux jours.

En outre, des phénomènes d’altérations et d’appropriations singulières des idées (Desage et Godard, 2005 : 647) sont susceptibles d’être en jeu dans leur transmission, d’autant que les inégalités entre les sexes constituent un problème politique (Verloo, 2001 : 14). Il est difficile de ne trouver que des explications unicausales à celles-ci. Or plus un problème inclut un grand nombre de variables, plus il est complexe, plus l’apprentissage est difficile (Bergeron, Surel et Valluy, 1998 : 214). Si l’on reprend la classification des problèmes élaborée par Sabatier et Jenkins-Smith (1993 : 52), on peut dire que la question des inégalités entre les sexes suppose plutôt des explications qualitatives, voire subjectives, que quantitatives et objectives. Selon ces théoriciens de l’apprentissage, elle apparaît à ce titre comme une thématique pour laquelle l’apprentissage s’avère plus délicat. Frey souligne quant à elle qu’avec l’action publique en matière d’égalité entre les sexes, « on atteint là aux croyances culturelles, collectives, sociales, à l’idéologie même des agents sur l’organisation de leur vie privée » (2006 : 7).

Conclusion

Finalement, l’opérationnalisation du gender mainstreaming promu par l’Union européenne a produit des changements dans les politiques d’emploi à Berlin et en Île-de-France, qu’une analyse centrée sur les instruments opérationnalisant cette approche, leurs logiques de fonctionnement et leurs usages par les acteurs locaux permet de saisir de manière nuancée. D’un côté, ces instruments informatifs et communicationnels sont le support d’un processus commun d’objectivation institutionnelle et d’apprentissage de l’égalité au sein des services publics de l’emploi français et allemand, qui marque un changement dans les politiques d’emploi des deux pays, où cet objectif n’avait bénéficié que d’une attention marginale. Ces instruments confèrent à l’égalité entre les sexes une légitimité nouvelle au sein des services publics de l’emploi. Ils permettent également de rendre visible cette thématique et de distiller des éléments d’information susceptibles de participer d’un changement des représentations des acteurs de politiques publiques sur le long terme. En France comme en Allemagne, ce processus a été enclenché par des actrices spécialistes de l’égalité entre les sexes, acquises à la cause égalitaire, qui se sont saisies de l’opportunité offerte par le gender mainstreaming communautaire pour légitimer leur intervention dans le domaine de l’emploi. D’un autre côté, les modalités de mise en oeuvre de ces instruments et leur appropriation restreinte par les profanes de l’égalité tendent à en limiter la portée. Dans les deux pays, la portée du processus d’apprentissage reste incertaine, car la dynamique enclenchée n’a touché qu’un cercle limité d’acteurs : des formations de faible ampleur, souvent non obligatoires, et des postes dépourvus de pouvoir décisionnel tendent à réduire les capacités d’action des acteurs auxquels sont destinés ces instruments. En France, l’institutionnalisation fragmentaire de l’égalité limite les capacités d’action des personnes occupant les nouveaux postes. Dans ce contexte, la capacité du gender mainstreaming à influer sur les pratiques des acteurs des politiques d’emploi apparaît limitée. La portée également limitée des instruments mis en place dans le cadre du gender mainstreaming n’est donc pas tant à mettre sur le compte des instruments déployés que sur celui des modalités de leur mise en oeuvre. Ainsi, en dépit de logiques de fonctionnement similaires, les postes à l’égalité auront un impact plus important en Allemagne, où les actrices occupant ces postes disposent d’une marge de manoeuvre plus grande qu’en France – sans doute précisément parce que l’Allemagne apparaît comme la lanterne rouge de l’Europe en matière d’égalité entre les sexes dans l’emploi.

En s’inspirant de l’idée selon laquelle l’instrument matérialise l’intention et permet de distinguer ce qui relève d’une véritable innovation, ou d’une demi-mesure (Lascoumes et Simard, 2011 : 6), on peut dire que l’analyse de la mise en oeuvre du gender mainstreaming dans les politiques d’emploi à Berlin et en Île-de-France révèle les contradictions de cette approche de l’égalité, promue par des actrices féministes, à différents niveaux d’action publique, mais peu opérationnalisée par les acteurs de politiques publiques moins soucieux de la cause égalitaire. À l’aune de cette ambivalence, on peut aussi comprendre l’instrumentation convergente du gender mainstreaming par le même type d’instruments à Berlin et en Île-de-France non pas seulement comme l’application des conseils dispensés par les services de l’UE, mais aussi comme le résultat d’un rapport de force entre des actrices féministes, désireuses de changement, et des acteurs moins volontaristes, peu persuadés de la nécessité de ce besoin et qui en ont limité l’ampleur en influant sur la mise en oeuvre des instruments du changement.