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I. L’incarnation phénoménologique

La phénoménologie husserlienne a assuré une postérité à la notion de chair en en faisant l’objet d’un vaste travail d’analyse. Comme on le sait, la chair est originairement solidaire de la problématique chrétienne de l’incarnation. Elle cache un mystère qui est celui de cette parole, en apparence anodine, tirée de l’évangile de Jean : « Le Verbe s’est fait chair » (1,14). Toutefois, Husserl n’accorde aucune analyse spécifique à la question du lien entre la chair phénoménologique et le texte religieux. Il se contente de situer la chair au fondement de l’expérience constitutive et de la communication intersubjective sans prendre position par rapport aux débats christologiques[1].

Le terme Leib (traduit en français par corps vivant, corps propre ou corps animé) a une souche étymologique commune avec Leben, la vie, de laquelle est également tiré le terme Erlebnis, l’expérience vécue. Leib s’oppose au Körper qui correspond au corps physique observable. La chair est en lutte contre le modèle explicatif du corps-machine et ses attributs n’ont plus rien à voir avec ceux d’une mécanique articulée. La chair comporte une dimension « mystique » en tant qu’elle se laisse décrire qualitativement sans se laisser voir par l’oeil physique. La chair est un corps physiquement absent ou senti de l’intérieur. La pré-orientation de la perception charnelle vient doter le corps phénoménologique d’une véritable intelligence spirituelle. En outre, la vie du corps vivant est idéale au sens où elle est intégrée à un monde unitaire et harmonisé qui permet au vécu de se rendre transparent à la description phénoménologique.

Bien que l’incarnation christique ne semble pas être un thème de réflexion déterminant pour la phénoménologie husserlienne du corps vivant, il n’en demeure pas moins que l’intérêt de Husserl pour la chair manifeste des préoccupations familières au christianisme. Un lien ambigu subsiste entre l’incarnation phénoménologique (Verleiblichung) et le mystère de l’incarnation chrétienne (Menschwerdung, Fleishwerdung, Verkörperung). C’est du moins ce que soutient Natalie Depraz dans un article intitulé : « L’incarnation phénoménologique. Un problème théologique[2] ? » dont l’argumentation se fonde principalement sur des inédits de Husserl et sur des textes réunis dans le volume XXVII des Husserliana encore non traduits en français. Il arrive à Husserl d’établir des analogies entre le christianisme et la phénoménologie en soutenant, bien que timidement, l’existence d’une expérience intuitive « proto-phénoménologique » du Christ. Si bien que l’épochè phénoménologique s’apparente à une forme de conversion religieuse. D’où l’association entre le corps propre chez Husserl et l’idée d’une « incarnation christique phénoménologisée[3] ». Voici l’interprétation donnée par Depraz d’un texte provocateur intitulé Formale Typen der Kultur in der Menschheitsentwicklung (« Types formels de la culture dans le développement de l’humanité », 1922‑1923), tiré du volume XXVII des Husserliana[4] et originalement destiné à la revue japonaise Kaizo :

Husserl attribue ce faisant une originalité au christianisme comme déclencheur de l’attitude philosophique elle-même, avant même, dans ce texte du moins, toute référence à la Grèce du ve siècle avant J.‑C. et à ses grands éveilleurs. […] Le Christ est un « personnage » qui se définit par sa haute capacité de réflexivité. Il fait l’expérience interne extrême de la liberté critique, de sorte que chacun peut à sa suite procéder analogiquement à cette même expérience, la comprendre par après (nachverstehen) intuitivement. […] Husserl assigne par là même au Christ une dose d’expérience intuitive telle qu’il en fait sans le dire explicitement une sorte de « proto-phénoménologue », qui accomplit […] une forme de conversion du regard qui anticipe étrangement, dans les termes mêmes de Husserl, sur l’opération de la réduction phénoménologique. […] Le Christ représente l’idéal en l’homme ou l’homme comme idéal, de telle sorte qu’il joue le rôle d’un modèle pour ainsi dire, d’une invite ou d’un déclencheur originaire en tout cas, à la conversion du regard des autres hommes. […] L’incarnation phénoménologique aurait en ce cas tout lieu d’être comprise comme un mouvement de transcendantalisation de soi, en une résonance toute particulière avec la conversion réflexive originairement déclenchée par le Christ lui-même[5].

Il n’y a donc pas simplement, pour reprendre le titre du fameux ouvrage de Dominique Janicaud, un tournant théologique tardif de la phénoménologie amorcé dans les années 1960 en France et qui trouve des résonances chez Lévinas, Marion, Henry, etc.[6]. Mais ce serait plutôt le mouvement phénoménologique qui manifeste, dès ses débuts, et de manière plus ou moins explicite, une fascination pour les questions religieuses en général, et pour le mystère de l’incarnation « supranaturelle » en particulier.

II. L’athéisme deleuzien

Gilles Deleuze n’a pas attendu l’ouverture officielle, en France, de la controverse au sujet de la relation secrète et tumultueuse de la phénoménologie avec la théologie pour critiquer l’attitude religieuse de la science husserlienne. Dès 1962, il compare la phénoménologie à une « scolastique moderne[7] ». Ailleurs il écrit : « La phénoménologie est trop pacifiante, elle a béni trop de choses[8] ». Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, co-écrit avec Félix Guattari, le motif des attaques se précise en s’orientant sur la question de la chair dont la redécouverte par la phénoménologie husserlienne se compromet insidieusement avec le régime chrétien de la transcendance.

C’est ce qui se passe avec Husserl et avec beaucoup de ses successeurs, qui découvrent dans l’Autre, ou dans la Chair, le travail de taupe du transcendant dans l’immanence elle-même. […] Chair du monde et chair du corps comme corrélats qui s’échangent, coïncidence idéale. C’est un curieux Carnisme qui inspire ce dernier avatar de la phénoménologie, et la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être, ne tiendrait pas debout toute seule[9].

Farouche opposant à toute forme de transcendance (incluant la chair), Deleuze croit être en mesure de penser un plan d’immanence comme seul milieu d’expérimentation véritablement philosophique. Aux yeux de Deleuze, la stratégie de réactivation de la phénoménalité charnelle ne constitue rien d’autre qu’un moyen idéal d’harmoniser le corps et le monde à travers une nouvelle forme de transcendance. Deleuze dénonce le retour au concept de chair dont l’association avec l’idéalité et la transcendance est incompatible avec un souci d’immanence radicale définie à l’intérieur d’un univers « chaosmique[10] » ou semi-organisé peuplé de singularités impersonnelles. Ancrée dans un vécu idéal, la chair demeure incapable de rendre compte du travail des forces constitutives de la vie chaosmique qui traversent les singularités invariablement en situation d’excès par rapport à la dimension du vécu personnel. En outre, la référence à une théorie des forces constitue, selon l’aveu même de Didier Franck, la limite de la phénoménologie qui en vient inévitablement à être confrontée à l’« aporie fondamentale » de sa relation à la « chair physique ». À ce propos, Franck affirme : « Plus convaincante serait, peut-être, une analyse tenant compte des forces. Mais quand la phénoménologie s’est-elle jamais donné les moyens de décrire et de penser les forces[11] ? » C’est précisément l’option favorisée par Deleuze qui fonde sa métaphysique sur un système de forces jusqu’à rendre caduque la doctrine de l’incarnation.

Pour mieux saisir le sens de cette critique du « Carnisme phénoménologique », il convient de rappeler la manière dont Foucault faisait jouer, contre la phénoménologie, l’anti-subjectivisme de Nietzsche, Blanchot et Bataille auxquels on pourrait également inclure le nom de Deleuze.

L’expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations. Pour Nietzsche, Bataille, Blanchot, au contraire, l’expérience, c’est essayer de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l’invivable. Ce qui est requis est le maximum d’intensité et, en même temps, d’impossibilité. Le travail phénoménologique, au contraire, consiste à déployer tout le champ de possibilités liées à l’expérience quotidienne. […] L’expérience de Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d’arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C’est une entreprise de dé-subjectivation[12].

Le corps vivant est pensé par la phénoménologie husserlienne à travers une série de vécus personnels et particuliers (Erlebnis) qui fusionnent charnellement avec le monde harmonisé. Si bien que le flux du vécu n’est jamais invivable. En tant qu’il est préorienté, il trouve systématiquement sa cohérence dans le monde. Par contre, l’expérience deleuzienne du corps se situe par-delà le vivable, au seuil du chaos. L’expérience vécue est trop faible pour Deleuze parce qu’elle s’en tient invariablement à l’expérience ordonnée et strictement éprouvée sans jamais intégrer le caractère non intelligible des forces. Le corps deleuzien n’est donc pas idéalement connecté avec l’ordre du monde. Il est plutôt traversé par le dehors des forces chaosmiques qui échappent à la phénoménologie de la chair.

L’hypothèse phénoménologique, affirme Deleuze, est peut-être insuffisante, parce qu’elle invoque seulement le corps vécu. Mais le corps vécu est encore peu de chose par rapport à une Puissance plus profonde et presque invivable. L’unité du rythme, en effet, nous ne pouvons la chercher que là où le rythme lui-même plonge dans le chaos, dans la nuit, et où les différences de niveau sont perpétuellement brassées avec violence[13].

La chair husserlienne demeure une expérience vécue et idéalement comprise. Parce qu’elle suppose l’existence d’un intime rapport solidement noué entre le corps et l’ordre du monde, le corps phénoménologique demeure insensible à l’activité des forces intensifiantes, c’est-à‑dire à une modalité de la vie plus déterminante aux yeux de Deleuze qui est en situation d’excès par rapport à l’organisation du corps et à la faculté humaine de compréhension. La vie chaosmique est trop grande et trop intense pour qu’un être demeure indemne après qu’il fut traversé par elle.

La question se pose maintenant de savoir quel type de corporéité est susceptible d’offrir, dans l’optique deleuzienne, une alternative valable à la corporéité idéale de l’incarnation phénoménologique. Pour répondre à cette question il convient d’abord de revenir au septième chapitre de Mille plateaux intitulé « Année zéro-visagéité » où Deleuze et Guattari non seulement s’en prennent (sans le nommer) au thème lévinassien du « Visage de l’Autre », mais attaquent également toutes les formes d’incarnations religieuses auxquelles ils opposent, en s’inspirant librement des écrits d’Antonin Artaud[14], le modèle du « corps sans organes ».

Les développements de ce chapitre de Mille plateaux peuvent se résumer en deux propositions, une première à caractère historique : « […] l’éducation chrétienne exerce […] le contrôle spirituel de la visagéité[15] », et une seconde qui se présente comme un impératif : « défaire le visage[16] ». À la visagéisation pensée comme processus d’humanisation du corps hérité du christianisme, les auteurs opposent une entreprise de « dévisagéification[17] » conçue comme dé-divinisation ou sécularisation du corps. Le Christ est associé à l’année zéro de la visagéité en tant qu’il « préside à la visagéification de tout le corps[18] ». Seul un corps visagéifié verra sa chair sacralisée. Il s’agit maintenant pour Deleuze et Guattari de soustraire les « traits de visagéité […] à l’organisation du visage[19] ». Qu’est-ce à dire ? La pensée chrétienne rend possible le phénomène de l’incarnation christique en posant l’existence d’un corps parfaitement organisé, voire pré-organisé, en mesure de vivre l’expérience divine ou d’être soumis au jugement de Dieu. Cette perfection est celle de l’homme situé au sommet de la création. L’incarnation chrétienne exprime un profond humanisme. De toutes les créatures, seul le corps de l’homme dans l’optique chrétienne est digne de recevoir l’attribut charnel. Ici la science husserlienne se montre plus audacieuse en proposant une certaine déhiérarchisation des rapports entre les règnes et une extension de la chair à l’ensemble du vivant (humain, animal, végétal, etc.[20]). Mais il s’agit d’une abolition partielle de la hiérarchie du vivant puisque, bien que tous les corps vivants soient « supranaturels » aux yeux de la phénoménologie, il n’en demeure pas moins que seul le Noûs proprement humain est en mesure d’opérer convenablement la constitution ou de percevoir adéquatement la réalité phénoménale. De plus, la chair conserve en phénoménologie son caractère de « perfection organisée » héritée de l’éducation chrétienne. Deleuze et Guattari radicalisent le projet phénoménologique de déhiérarchisation du rapport entre les règnes en pensant un « devenir non humain de l’homme » d’une manière telle que l’entreprise de dévisagéification ouvre sur une série de singularités impersonnelles. « Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps[21]. » « Le visage a un grand avenir à condition d’être détruit, défait. En route vers l’asignifiant, l’asubjectif [22]. » Le visage est « naturellement paysage lunaire » et « naturellement inhumain[23] ». L’organisation charnelle caractéristique de tous les types d’incarnation (christique ou phénoménologique) laisse place chez Deleuze et Guattari à une « machine abstraite de visagéité[24] » non proprement humaine.

Ce corps dévisagéifié, c’est-à‑dire déhiérarchisé et en partie désorganisé, correspond au corps sans organes (CsO). Défaire le visage n’a qu’un seul but : produire le CsO[25]. Seul le CsO est en mesure d’expérimenter les forces chaosmiques en étant projeté dans une suite de devenirs non humains. « J’ai fait venir parfois, mentionne Artaud, à côté des têtes humaines, des objets, des arbres ou des animaux parce que je ne suis pas encore sûr des limites auxquelles le corps du moi humain peut s’arrêter[26]. » Le CsO se présente ainsi comme un modèle de corporéité qui en a définitivement terminé avec toute espèce d’idéalité et de transcendance religieuse en expérimentant les forces chaosmiques en regard desquelles la faculté de compréhension n’est plus d’aucune utilité : « Expérimente au lieu de signifier et d’interpréter[27] ! » Le pouvoir comme désir de domination (entre autres le pouvoir de la chair sur le sens et la signification) cède sa place à l’expression de la puissance de type spinoziste où le CsO manifeste ses capacités d’affecter et d’être affecté d’un grand nombre de façons.

Le corps vivant phénoménologique est parfaitement organisé pour la perception ou la fusion pathique. Les facultés constituantes sont en effet réparties de façon homogène dans la chair, ce qui rend possible un fonctionnement « orthoesthésique[28] » des organes charnels. En ce sens, le corps charnel est associé par Merleau-Ponty aux « ténèbres bourrés d’organes[29] » ; il se détermine par une « surproduction d’organes[30] » qui assure l’idéalité du rapport au monde. À l’opposé, le CsO est d’autant plus vivant qu’il exprime un état d’organisation simplement partiel sous l’effet des forces qui le traversent. Le CsO se compose de zones d’intensités générées par un réseau de forces semi-organisées qui activent les régions du corps jusqu’à en détruire l’organisation idéale.

Le corps sans organes, écrit Deleuze, est un corps affectif, intensif, anarchiste, qui ne comporte que des pôles, des zones, des seuils et des gradients. C’est une puissante vitalité non organique qui le traverse. […] La vitalité non organique est le rapport du corps à des forces ou puissances imperceptibles qui s’en emparent ou dont il s’empare[31].

Dévisagéifier le corps ou se faire un CsO revient aussi à neutraliser la doctrine du jugement également associée par Deleuze et Artaud à l’héritage judéo-chrétien. En d’autres termes, la production du CsO passe simultanément par l’abolition du jugement et par l’expérience de la mort de Dieu.

Artaud présente ce « corps sans organes », que Dieu nous a volé pour faire passer le corps organisé sans lequel son jugement ne pourrait pas s’exercer. […] Se faire un corps sans organes, trouver son corps sans organes est la manière d’échapper au jugement[32].

Husserl a lui aussi fait de l’abolition du jugement l’un de ses thèmes privilégiés. L’entreprise de destruction du jugement parcourt l’oeuvre husserlienne en prenant une tournure particulière dans Expérience et jugement[33]. Titre à entendre de la façon suivante : l’expérience antéprédicative de la phénoménologie contre le jugement prédicatif. Le jugement avec lequel la science phénoménologique se propose d’en finir se rapporte aux actes objectivants. Il s’agit plus précisément pour Husserl de dépasser la prédication de type kantienne qui implique une rupture radicale entre le sujet de la connaissance et l’objet à connaître. Grâce à la réduction méthodologique et à l’intentionnalité, Husserl croit être en mesure de conquérir un monde phénoménal antérieur à la séparation kantienne et au jugement prédicatif qui l’accompagne. Au sein de la sphère antéprédicative husserlienne, le sujet et l’objet ne se distinguent plus en étant liés dans l’intentionnalité. La dimension critique de la phénoménologie consiste dès lors à indiquer les limites du jugement prédicatif et de l’objectivation du monde pour faire apparaître l’univers antéprédicatif et vivant du sens.

Mais la croisade phénoménologique contre le jugement prédicatif ne peut pas être un modèle pour Deleuze. Il subsiste, en effet, une différence fondamentale entre les deux entreprises. Alors que Husserl se positionne de façon uniquement critique par rapport au jugement, la dévalorisation deleuzienne du jugement passe, quant à elle, par des considérations d’ordre critiques et cliniques. Chez Deleuze, la condamnation du jugement ne relève que de manière secondaire d’une décision logico-critique qui viendrait réorganiser le monde du sens en direction d’un nouvel ordre antéprédicatif. Deleuze demeure au plus près d’Artaud qui déjà impliquait le corps et ses états non normalisés dans la condamnation du jugement. La croisade d’Artaud et de Deleuze contre le jugement n’est pas seulement une expérience abstraite et intellectuelle, mais elle prend l’allure d’un combat concrètement livré par le CsO dont les mécanismes expressifs, non définis par un principe d’organisation idéale, s’inscrivent en faux contre l’impératif du jugement logico-critique. Mieux le CsO est construit, plus facilement il pourra mettre fin au jugement. De ce point de vue, l’annonce phénoménologique de la fin du jugement n’est qu’un voeu pieux. Parce qu’elle ne produit pas de CsO, la phénoménologie ne peut que dénoncer le jugement au nom de valeurs faussement supérieures associées à l’univers antéprédicatif. Ainsi, Deleuze n’entrevoit d’autre alternative à la désorganisation de la faculté de juger que celle qui consiste, pour le corps, à mener avec les forces un combat perpétuel pour lequel il n’existe aucun lieu de repos d’où il soit possible de porter un jugement (prédicatif ou antéprédicatif).

Ainsi, le CsO est produit en vue de démonter la scolastique et la théologie qui semblent trouver un prolongement dans l’expérience phénoménologique du corps vivant. Malgré les efforts déployés par Deleuze en vue de se distancer de l’« éducation chrétienne », certains commentateurs soutiennent que l’athéisme deleuzien demeure incomplètement réalisé comparativement à l’attitude radicalement plus anti-religieuse de Nietzsche[34]. Il est d’ailleurs curieux de constater que Deleuze, farouche opposant au christianisme et ardent défenseur de l’immanence affirme également :

Ce qui ne peut pas être pensé, et qui pourtant doit être pensé, cela fut pensé une fois, comme le Christ s’est incarné une fois, pour montrer cette fois la possibilité de l’impossible. Aussi Spinoza est-il le Christ des philosophes, et les plus grands philosophes ne sont guère que des apôtres qui s’éloignent ou se rapprochent de ce mystère[35].

Est-ce à dire que Deleuze récupère le sentiment religieux par une voie qui n’est qu’imparfaitement détournée de l’incarnation phénoménologique ? La rupture deleuzienne avec le régime de la transcendance ouvre-t‑elle sur un panthéisme de type spinoziste ? Plusieurs indices permettent d’argumenter en ce sens. Le CsO ne serait donc pas aussi indépendant de la pieuse incarnation christique qu’on pourrait le croire. Les majuscules appliquées au CsO ne viennent-elles pas sacraliser le corps intensif ? Comment expérimenter le CsO sous un autre mode que mystique ? Est-il possible de le préserver absolument de la transcendance ? Le CsO ne posséderait-il pas une valeur religieuse similaire à celle de l’incarnation phénoménologique ? Comment distinguer les sensations du corps vivant et les intensités du CsO qui, dans les deux cas, semblent être intuitionnées de l’intérieur ? Deleuze ne développe-t‑il pas une sorte de théologie négative en pensant le corps sans organes, en valorisant l’A-signifiance et l’A-subjectivité, en donnant une importance centrale à la vie non organique des forces chaosmiques, etc. ? Il devient urgent de tester l’hypothèse d’une éventuelle dette du CsO envers une forme de religiosité qui le rapprocherait du modèle de l’incarnation phénoménologique en plus de le rattacher à la tradition christique. N’oublions pas, après tout, que le corps sans organes s’inscrit originellement, chez Artaud, dans l’héritage du mysticisme chrétien.

III. Mysticisme, christianisme poststructuraliste et christologie des premiers siècles

Considérant son oeuvre (théâtrale, poétique et littéraire) incomprise et jugeant la société occidentale décadente, Antonin Artaud part en 1936 pour le Mexique. Il passe quelques mois chez les Indiens Tarahumaras où il se fait initier au culte du peyotl[36]. Artaud interprétera ce voyage initiatique comme l’exorcisme d’un envoûtement maléfique : « Je suis allé sur les hauteurs de la montagne du Mexique à cinq mille mètres, chez les Tarahumaras, pour faire cesser certaines pratiques de magie dont j’ai été depuis toujours victime[37] ». Suite à cette expérience spirituelle qui lui a permis de se reconnecter avec les puissances irrationnelles et magiques, Artaud revient à Paris. Il poursuit sa consommation de drogues hallucinogènes en partie responsables de ses visions apocalyptiques (Paris en feu, tremblements de terre, fusillades, etc.). Intéressé par les vestiges gaéliques, Artaud quitte à nouveau Paris, en 1937, pour l’Irlande. Après une altercation avec les autorités policières de Dublin, il reçoit l’ordre d’expulsion. Artaud est rapatrié puis interné dans différents hôpitaux psychiatriques parisiens avant d’être finalement dirigé vers l’asile de Rodez où il restera enfermé pendant neuf années durant lesquelles la cinquantaine d’électrochocs subis ne l’empêcheront pas de rédiger ses Cahiers de Rodez (réunis dans plusieurs tomes des Oeuvres complètes). Des amis parviennent à le faire libérer en 1946 et Artaud revient habiter dans la région parisienne où il passe les deux dernières années de sa vie. Outre les Cahiers du retour à Paris (également réunis dans plusieurs tomes des Oeuvres complètes), les plus importantes réalisations de ces ultimes années sont constituées d’une commande de texte radiophonique (Pour en finir avec le jugement de dieu) qui sera finalement interdite de diffusion (l’enregistrement n’est diffusé que 30 ans plus tard), la rédaction de recueils de poèmes et d’essais (notamment Suppôts et supplications et Van Gogh ou le suicidé de la société), ainsi qu’une conférence devenue célèbre donnée au théâtre du Vieux-Colombier (Histoire vécue d’Artaud-Mômo[38]).

Les textes d’Artaud sont parsemés d’innombrables références à des thèmes spirituels et religieux qui deviennent de plus en plus dominants. Dans une lettre du 20 juillet 1943 adressée au Dr Ferdière (son psychiatre), Artaud écrit : « Dieu et le Merveilleux mon très cher ami ne font qu’un et ce n’est pas un hasard que comme moi vous avez été envoûté par quelques noms de Mystiques, d’Illuminés ou de Mages : Eckart, Tauler, Swedenborg, Boehme, Jérôme Cardan, saint Jean de la Croix[39] ». Plus loin, la lettre fait également référence à saint François d’Assise et sainte Thérèse d’Avila. Artaud soutient à de nombreuses reprises avoir séjourné en Judée et en Galilée ainsi qu’en Chine il y a 5 000 ans « avec une canne attribuée dans l’histoire à un nommé Lao-Tseu ». Il affirme : « Je suis cet homme qui à Jérusalem il y a deux mille ans a été écartelé sur un tronc d’arbre mal équarri avec un bâton qui le traversait pour m’y suspendre avec des clous[40] ».

Il y a, à cette époque, une véritable identification d’Artaud au Christ[41]. Toutefois, ce délire identificatoire demeure intempestif et conflictuel, car c’est en définitive davantage à Jésus l’homme-supplicié qu’au Fils de Dieu auquel finira par s’identifier Artaud. Au théosophe succède un prophète du christ comme fils orphelin de dieu (sans les majuscules), et même comme antéchrist : « Je suis cet Artaud crucifié au Golgotha, non comme christ mais comme Artaud, c’est-à‑dire comme athée entier » ; « Je suis l’antéchrist[42] ». Cette identification singulière explique plusieurs assertions datant des dernières années : « Le christ est ce que j’ai toujours le plus abominé » ; « Rien de plus érotiquement pornographique que le christ, ignoble concrétisation sexuelle de toutes les fausses énigmes psychiques » ; « le règne de l’Antéchrist est imminent[43] ». Dans une lettre au Dr Latrémolière datant du 6 janvier 1945, Artaud rend lui-même compte de sa conversion à l’athéisme radical : « Je ne crois plus aux démons de l’enfer comme j’y croyais il y a deux ans à mon arrivée ici. Parce que je ne veux plus justement avoir le cerveau encombré de tous ces phantasmes d’illumination et de Mystique sacrée[44] ». Dans Suppôts et supplications (1946), Artaud radicalise sa critique de la transcendance. La Mystique sacrée est réduite à une vulgaire entreprise de mystification. La transcendance mystificatrice appelle une résistance du corps :

Résister de par son corps tel qu’il est, sans jamais chercher à le connaître par autre chose que par sa volonté de résistance quotidienne à tous les laisser-aller devant l’effort à faire et que la vie quotidiennement vient demander, est en effet tout ce que l’homme peut et doit faire sans jamais s’autoriser à interroger la transcendance du souffle ou de l’esprit, car en fait elle n’existe pas[45].

On comprend mieux maintenant la logique qui commande la production du corps sans organes. Dieu a créé l’homme en lui donnant un corps dans le but de se procurer à lui-même un sentiment d’existence (« Dieu a compté sur l’immanence pour être[46] »). L’énigme de dieu naît des capacités de l’esprit humain. Pour que cette stratégie divine et perverse puisse se concrétiser, l’homme doit donc être incarné. Or, le corps est pour Artaud une véritable malédiction à la source de tous les malheurs humains : le sexe est une obscénité, les visions mystiques (confondus aux délires psychotiques) ne sont que souffrance, le corps est destiné à pourrir, etc. « Le péché, soutient Artaud, c’est le sexe et la chair et il n’y en a jamais eu d’autres, car tous les crimes au monde ne viennent que de l’existence de la chair[47] ». Pour déjouer la malédiction divine qui a « vampirisé son corps[48] », Artaud croit nécessaire de démonter le corps pré-organisé par une divinité fantaisiste et malicieuse pour ainsi déhiérarchiser les fonctions organiques et refaire l’anatomie en supprimant les organes complices de dieu. Mais puisque la décorporation ou la réduction de l’homme à l’esprit seul ramènerait Artaud au point de départ, c’est-à‑dire à la divinité spirituelle et malsaine avec laquelle il faut en finir (« Je n’ai pas d’esprit, je ne suis qu’un corps[49] »), il reste alors la possibilité de résister par la matière en entraînant le corps physique dans un processus de démembrement puis de reconstruction des fonctions organiques seul en mesure de garantir la destruction du jugement de dieu et de l’obéissance à la volonté paternelle. La réorganisation du corps devra rendre l’homme inapte à générer une croyance en dieu. C’est finalement l’état « chaosmisé » du corps qui prononcera le jugement dernier en anéantissant la réalité divine responsable de la déchéance humaine.

Je dis, pour lui refaire son anatomie. L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes. Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté[50].

Reste à déterminer quelle inflexion Deleuze fait subir au corps sans organes d’Artaud. La stricte matérialité conférée au corps sans organes par Artaud (« Pas de bouche, pas de langue, pas de dents, pas de larynx, pas d’oesophage. Pas d’estomac, etc.[51] ») contraste avec la métaphysique deleuzienne du CsO produit sous l’effet des forces. La désorganisation deleuzienne du corps se situe moins au niveau des organes que de leur organisation. Le CsO deleuzien possède toujours ses organes différenciés les uns des autres. Pour Deleuze, ce sont seulement les connexions entre les organes qui ne sont plus adéquates à l’idéalité fonctionnelle du corps. « C’est donc moins aux organes qu’il [le CsO] s’oppose qu’à l’organisation des organes en tant qu’elle compose un organisme » ; « Le corps sans organes ne manque pas d’organes, il manque seulement d’organisme, c’est-à‑dire de cette organisation des organes[52] ». Cependant, qu’il s’agisse d’une redéfinition des fonctions organiques (Artaud) ou d’une destruction de l’organisme qui ne se contente pas d’annihiler l’identité des organes (Deleuze), l’objectif du processus de construction d’un nouveau corps demeure explicitement le même : neutraliser la transcendance divine en détruisant l’idéalité d’organisation du corps.

Ces développements convainquent-ils du caractère irréligieux du corps sans organes ? Certains spécialistes de la christologie et du mystère de l’incarnation ont pu établir des parallèles entre le corps chez Deleuze/Artaud et la chrétienté en montrant que le CsO n’est pas incompatible avec l’expérience religieuse. Jésus-Christ lui-même n’aurait fait rien d’autre que de se fabriquer un corps sans organes. C’est le cas de Don Cupitt[53] pour qui la quête d’immanence n’est pas contradictoire avec la révélation christique qui trouve son lieu d’inscription à la surface du corps. La théologie moderne doit, selon lui, rejeter l’abstraction de la transcendance pour se déplacer à l’horizontal en allant à la rencontre des signes divins inscrits sur le corps. Cupitt développe un spiritualisme sans hauteur ni profondeur qui rend tout de même possible l’expérience du sacré. Il élabore le modèle d’un corps-langage pensé comme un ensemble de micro-événements qui constituent autant de métaphores langagières ayant la capacité de révéler la présence du Christ ici et maintenant. Le principal danger à notre époque ne consiste pas à rompre avec la transcendance divine, constate ce théologien poststructuraliste, mais plutôt à perdre contact avec la signification de ces vibrations charnelles localisées sur la surface du corps et qui sont seules en mesure de fournir une cohérence religieuse, une direction éthique et un sens au monde. En d’autres termes, la lecture des signes charnels ou la compréhension de la grammaire spirituelle inscrite sur la surface du corps permet de réaliser notre double nature corporelle et charnelle, et ainsi de prendre conscience du fait que nous sommes fils de Dieu à l’image du Christ.

Les analyses de Cupitt trouvent un prolongement original dans un texte de Maximilian de Gaynesford intitulé « Bodily organs and organisation[54] » où l’auteur établit de manière audacieuse un rapport entre le corps sans organes et la christologie des ive et ve siècles. Mais avant d’y arriver, il est nécessaire de faire un bref rappel historique. À la suite du Concile de Nicée (Asie mineure) organisé en l’an 325, les études théologiques subissent une inflexion importante. La question de la relation du Christ à Dieu est alors déclarée secondaire par rapport au problème plus urgent à résoudre du lien entre l’humanité du Fils incarné et sa divinité. Cette inflexion a été rendue nécessaire après qu’Arius (250‑336), un prédicateur hérétique d’Alexandrie, eut mis en péril l’Empire chrétien en soutenant que la parole du credo selon laquelle « Jésus-Christ est créé par Dieu » signifie aussi « Jésus est distinct de Dieu ». Ce qui ouvre la voie à un polythéisme en ceci qu’il pourrait y avoir autant de Dieux que d’êtres créés. La doctrine d’Arius soutient le caractère indistinct de la nature du Christ et de celle de Dieu. Comme si Dieu avait créé un Dieu, et ultimement comme si toutes les créatures avaient le statut de puissances divines sans que le Christ soit considéré comme une créature exceptionnelle. Les disciples d’Arius n’hésitent pas à porter le blasphème jusqu’à comparer la puissance christique à la puissance de la chenille ou de la sauterelle : « Il [le Christ] est lui aussi l’une de ces réalités qu’on appelle puissances. L’une d’entre elles, la sauterelle, comme aussi la chenille, n’est pas seulement dite puissance, mais grande puissance. Or il y en a beaucoup d’autres qui sont semblables au Fils[55] ». En dépit de la persécution dont elle est victime, la doctrine arianiste se répand rapidement en Orient en Occident en défiant outrageusement l’orthodoxie chrétienne[56]. Pour éviter une division au sein de l’Empire on condamne Arius à l’exil (il avait déjà été excommunié en 321) puis, sous l’ordre de Constantin Ier, un concile oecuménique est ouvert à Nicée où sont réunis quelques centaines d’évêques. L’un des principaux thèmes débattus est celui du mystère de l’incarnation. Au terme du Concile, on conclut que Jésus-Christ n’est pas simplement un être changeant créé par Dieu et distinct de lui, mais qu’il est engendré (gennetenta) par Dieu en lui étant consubstantiel (homoousios). Jésus-Christ n’est pas un simple homme, mais il n’est pas non plus un Dieu distinct du créateur suprême. Dès lors, il n’y a aucune équivoque possible ni en ce qui concerne l’unicité de Dieu, ni en ce qui a trait à la nature de Jésus-Christ. Le Christ n’est pas un Dieu parmi les Dieux, mais il se voit clairement attribuer le privilège unique et singulier d’une double nature humaine et divine. La doctrine de la consubstantialité proclame ainsi l’identité de substance entre le Père et le Fils, tous deux uniques. Ce que souligne avec insistance le nouveau credo : « Nous croyons en un seul Dieu, Père Tout-Puissant et en son Fils unique, etc. ». Le concile de Constantinople organisé en l’an 380 intégrera ensuite l’Esprit-Saint au mystère fondamental de la foi chrétienne comme troisième élément de la Trinité.

Revenons maintenant à l’article de M. de Gaynesford qui soutient, nombreuses références de textes anciens à l’appui, que la manière dont l’incarnation christique a été définie dans le sillon du concile de Nicée s’apparente à la façon dont le CsO est conçu par Deleuze et Guattari (Artaud est également mentionné). Il y aurait plus précisément trois caractéristiques communes à l’incarnation christique post-nicéenne et au CsO. Premièrement : la kenosis traduite par « corps vidé ». La redéfinition du corps par les partisans du corps sans organes implique un double mouvement d’évacuation des anciennes fonctions organiques et de recomposition de l’organisation anatomique. De manière similaire, la double nature du Christ signifie qu’une partie de l’humanité du corps christique est retranchée pour laisser place à la nature divine. Le corps du Christ, tout comme le CsO, est kénosique (l’auteur se réfère à des textes de Grégoire de Nicée et d’Eunomius). Deuxièmement : l’eudokia ou le désir. Le CsO est défini par Deleuze et Guattari comme un « champ d’immanence du désir » ou un réseau de potentialités impersonnelles dont le devenir n’est pas orienté sur un passage définitif à un état fixe et actualisé. La doctrine de la consubstantialité implique les mêmes dimensions de l’impersonnalité et d’un devenir incessant du désir : la divinité de Jésus ne fait pas l’objet d’un choix ou d’un désir personnel et l’incarnation christique n’est pas une essence (ousia) ou un acte (energeia) en se présentant plutôt comme une quête infiniment désirante (l’auteur renvoie à Théodore de Mopsuestia). Troisièmement : l’anatema, c’est-à‑dire l’interdiction verbale ou l’« apophatique ». Nous avons vu que le CsO se détermine d’abord par la privation (sans organes, a-subjectif, a-signifiant, vitalité non organique, etc.) et que toute affirmation identitaire à son sujet revient à lui attribuer un idéal d’organisation duquel les défenseurs du CsO souhaitent précisément se défaire. En rendant caduque la simple assimilation du Christ à un être créé par Dieu, la christologie post-nicéenne discrédite toute tentative visant à fixer la nature unique du Christ. Si la nature christique est simple, alors il est possible de déterminer en l’affirmant l’identité du Christ. Mais la complexité de sa double nature rend cette tâche impossible (l’auteur cite Cyrille d’Alexandrie).

IV. Hérésiologie antique et pensée contemporaine

Cette séduisante analyse par laquelle M. de Gaynesford tente d’établir un parallèle entre le corps christique conçu par la christologie post-nicéenne et l’expérience du corps sans organes présente cependant une lacune fondamentale en omettant de considérer l’entreprise de « dévisagéification » et de rupture avec la transcendance qui accompagne la production deleuzienne du corps sans organes. Certes, la christologie post-nicéenne fait du Christ un personnage qui se construit un corps en se débarrassant de certaines de ses parties, en introduisant en lui une dimension désirante et en reniant sa propre unité en vue de mieux assumer sa double nature. Toutefois, contrairement à la christologie post-nicéenne, la production deleuzienne du corps sans organes ne vise aucunement à justifier un monothéisme. Dans la foulée d’Artaud, Deleuze tente au contraire de construire un corps qui n’entretient plus aucune relation avec une quelconque forme de transcendance toujours associée au jugement divin et à la volonté paternelle. En d’autres termes, l’énoncé selon lequel « le Christ se fabrique un CsO » n’implique pas que le CsO deleuzien devienne à son tour christique en cherchant son salut dans une éternité sacrée et abstraite. L’importance de la « dévisagéification » par laquelle l’expérience deleuzienne du corps rompt de manière radicale avec la Loi du Père nous autorise, en définitive, à rapprocher le CsO deleuzien d’un immanentisme fondamental plus près encore de l’anti-monothéisme et de la théorie des puissances propres à l’arianisme que de la profession de foi nicéenne. Malgré ses limites, la démonstration réalisée par de Gaynesford conserve l’immense mérite de situer, sans doute mieux qu’Artaud, la thématique du corps sans organes par rapport à un débat théorico-religieux presque deux fois millénaire.

Ce long détour nous permet de revenir à la phénoménologie. Nous avons mentionné l’existence d’une analogie entre le corps propre issu des méditations husserliennes et l’idée d’une « incarnation christique phénoménologisée ». Nous sommes maintenant en mesure d’apporter une nouvelle précision en répondant à la question suivante : « Où situer le corps phénoménologique par rapport à la christologie nicéenne ? » En reprenant les trois catégories comparatives utilisées (kenosis, eudokia, anatema), on remarque que la conception phénoménologique de l’incarnation demeure infidèle au tournant nicéen. En effet, la chair phénoménologique étant d’emblée « bourré d’organes », elle n’implique aucun processus de soustraction des fonctions organiques (kenosis) ; la rationalité d’organisation de la chair phénoménologique permet au corps vivant de poser des jugements antéprédicatifs desquels est exclue toute philosophie du désir (eudokia) ; et l’unité supranaturelle de la chair phénoménologique dont les fonctions et les attributs sont « rigoureusement » déterminables prend position contre l’impossibilité d’affirmer la nature simple de la chair (anatema).

Puisque la chair husserlienne ne remplit aucun des trois critères déterminants pour la christologie nicéenne, force est de constater qu’elle nous ramène, à l’instar du CsO bien compris, aux conditions d’incarnation décrites par Arius. De manière plus précise encore, la conception phénoménologique du corps vivant, tout comme le CsO, manifeste une parenté certaine avec l’anti-monothéisme arianiste. En régime phénoménologique, il n’y a en principe rien comme une transcendance extérieure au monde (Dieu). Selon l’intitulé du § 58 des Idées I de Husserl, ce type de transcendance est mis hors circuit. Ce qui n’empêche cependant pas chaque être animé par la vie charnelle en régime phénoménologique de converger vers une nouvelle forme de transcendance ou, pour reprendre l’expression de Husserl tirée du § 57 des Idées I, de défendre « une transcendance au sein de l’immanence ». Le « Carnisme » phénoménologique nous met donc en présence d’une pensée des puissances voisine de la doctrine arianiste selon laquelle la réalité charnelle est étendue à l’ensemble des participants au monde vivant. Le corps charnel obéit au modèle d’une incarnation christique phénoménologisée entendue en un sens pré-nicéen ou arianiste où chaque corps se voit attribuer un potentiel de participation à la constitution du monde sans que l’un d’entre eux ait un privilège « divin » sur tous les autres. En d’autres termes encore, chaque corps propre immanent demeure indépendant de la transcendance divine (le Créateur est neutralisé par la réduction) tout en ouvrant à chaque fois sur une transcendance commune autocréée (le monde de la signification).

Ces avancées nous ont permis de montrer que l’incarnation phénoménologique de même que le corps sans organes demeurent obscurs aussi longtemps qu’ils ne sont pas inscrits dans la tradition des études christologiques. Nous avons vu que la chair phénoménologique et le corps sans organes défendent une position anti-nicéenne en exprimant de manière implicite la victoire de l’arianisme ou la défaite de la tentative de redéfinition de la transcendance monothéiste et de l’unicité du Christ par le Concile de Nicée. Il semble même que la pensée contemporaine soit plus arianisante que les arianistes eux-mêmes en jetant un discrédit sur la théologie[57], là où une théologie arienne demeurait encore possible. Il faut bien sûr distinguer entre, d’une part, l’hérésie phénoménologique qui neutralise Dieu pour rendre possible au sein de l’immanence corporelle une nouvelle transcendance pensée comme un monde vivant et charnel du sens, et d’autre part, l’hérésie du dernier Artaud et de Deleuze par laquelle est défini un corps semi-organisé en mesure de déjouer toute forme de transcendance. Par-delà ces différences, il demeure ceci que, dans les deux cas, le modèle de corporéité proposé demeure non engendré en manifestant le potentiel d’une auto-organisation immanente. Cette appropriation égalitariste d’une puissance de type divine aurait évidemment fait l’objet d’une condamnation par le concile de Nicée. Ce qui n’empêche pas l’hérésie antique d’Arius de s’être aujourd’hui transformée en orthodoxie.