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« Que les gens souffrent […], en quoi cela peut-il intéresser l’Académie des sciences? », se demandait Magendie en 1847 lors d’une séance consacrée à la douleur. La douleur physique est, à l’époque, au mieux une indication pour établir un diagnostic. Pourquoi, à plus forte raison, y aurait-il une attention à la souffrance psychique? Elle est la compagne à peine aperçue de l’aliénation mentale. En effet, c’est aux travaux d’Esquirol dans les années 1830 sur la mélancolie que l’on doit l’idée que le fou ne fait pas que déraisonner, il souffre aussi.

Aujourd’hui, tout le monde s’est mis à souffrir. On le voit à ces troubles de masse de la subjectivité qui imprègnent désormais l’ensemble de la vie sociale: dépressions, stress, traumatismes, abus sexuels, troubles obsessionnels compulsifs, consommations massives de médicaments psychotropes (justifiées ou non par un diagnostic) et de drogues multiples (y compris dans le monde du travail), addictions en tout genre, impulsions suicidaires et violentes (particulièrement chez les adolescents), syndromes de fatigue, « pathologies de l’exclusion » chez les précaires, prises de risques multiformes, psychopathies, souffrances au travail, dont le fameux harcèlement moral. Ces troubles forment les multiples parties d’un tout dont les mots clés sont souffrance psychique et santé mentale.

La souffrance psychique est devenue un problème de santé publique, au motif que les maladies mentales sont invalidantes, coûteuses socialement et économiquement et à tendance chronique, mais aussi un « problème de société » multiforme concernant l’ensemble des institutions (famille, travail, école, etc.). Cette situation doit être interrogée, car la souffrance n’est pas seulement une réalité sur laquelle il importe au plus haut point de se pencher et d’agir. Elle est aussi une façon de définir des problèmes, autrement dit un langage. Or, le langage est normatif, il montre la manière dont nous donnons sens à nos vies.

En effet, le nombre de situations et de circonstances où l’on se réfère à la « souffrance », et particulièrement à la « souffrance psychique », a augmenté à tel point que la notion est devenue la principale raison invoquée pour expliquer un problème et/ou engager une action. Aucune situation sociale « problématique » ne doit aujourd’hui être abordée sans prendre en considération la souffrance psychique et sans visée de restauration de la santé mentale. « Il n’y a pas de santé sans santé mentale », soulignait avec force un colloque organisé par l’Union européenne et l’OMS en octobre 2001 à Bruxelles (avec une conférence d’Arvid Carlsonn). Nombre d’articles du Code du travail sont modifiés par l’ajout de l’adjectif « mental » au substantif « santé », tandis que la souffrance psychique compte aujourd’hui comme un facteur dans la socialisation ou la désocialisation.

Plus significatif encore de cette normativité est l’exemple suivant: dans Le Monde (25-26 novembre 2001), un spécialiste en sciences de l’éducation déclare: « Derrière la demande d’une meilleure démocratisation lycéenne, il y a l’expression d’une souffrance, délicate à résoudre, et qu’ils [les lycéens] traduisent par la demande, très générale, de droits ». Nous faisons peu attention à ce genre d’assertion parce que la figure de la victime est placée un peu partout au centre de l’attention. Néanmoins, si on veut bien faire l’effort de réfléchir une seconde sur cette liaison entre souffrance et demande de droits, elle suscite moult questions: ne suffit-il pas pour justifier une telle demande de se référer à une quelconque injustice? Qu’est-ce qui permet d’affirmer comme une évidence que l’injustice se mesure à la gravité des souffrances qu’elle infligerait? Une injustice qui ne causerait pas de souffrance serait-elle une injustice inférieure?

Ces quelques exemples suggèrent que le statut social de la souffrance psychique déborde largement le domaine de la médecine et de la santé. Référence sociale dirigeant la réflexion et l’action publiques, elle est désormais une manière de définir les problèmes les plus hétérogènes qui soient, tandis que la santé mentale est, elle, une manière de définir leurs solutions. Le paradoxe est que ces deux notions sont indéfinissables, comme le rappellent avec une belle constance les rapports du Haut Comité à la santé publique.

Le souci pour la psyché, le mental, le comportement, l’esprit, bref, « l’intériorité » occupent une place tout à fait inédite dans nos sociétés. Reste le principal: comprendre les raisons de ce souci et les significations qu’il revêt.