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Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?

Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;

C’était la fin d’un jour d’orage, et l’occident

Changeait l’ondée en flamme en son brasier ardent ;

Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie,

Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;

Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.

(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?

Hélas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,

Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,

Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)

Les fleurs s’empourpraient dans les arbres vermeils ;

L’eau miroitait, mêlée à l’herbe, dans l’ornière ;

Le soir se déployait ainsi qu’une bannière ;

L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;

Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,

Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,

Doux, regardait la grande auréole solaire.

Peut-être le maudit se sentait-il béni ;

Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini ;

Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche

L’éclair d’en haut, parfois tendre et parfois farouche ;

Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,

Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.

Un homme qui passait vit la hideuse bête,

Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;

C’était un prêtre ayant un livre qu’il lisait ;

Puis une femme, avec une fleur au corset,

Vint et lui creva l’oeil du bout de son ombrelle ;

Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.

Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.

- J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel ; -

Tout homme sur la terre, où l’âme erre asservie,

Peut commencer ainsi le récit de sa vie.

On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,

On a sa mère, on est des écoliers joyeux,

De petits hommes gais, respirant l’atmosphère

A pleins poumons, aimés, libres, contents, que faire

Sinon de torturer quelque être malheureux ?

Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.

C’était l’heure où des champs les profondeurs s’azurent.

Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperçurent

Et crièrent : - Tuons ce vilain animal,

Et puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! -

Et chacun d’eux, riant, - l’enfant rit quand il tue, -

Se mit à le piquer d’une branche pointue,

Élargissant le trou de l’oeil crevé, blessant

Les blessures, ravis, applaudis du passant ;

Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale

Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,

Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait

Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid ;

Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;

Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;

Et chaque coup faisait écumer ce proscrit

Qui, même quand le grand jour sur sa tête sourit,

Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;

Et les enfants disaient : Est-il méchant ! Il bave !

Son front saignait ; son oeil pendait ; dans le genêt

Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;

On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre.

Oh ! la sombre action, empirer la misère !

Ajouter de l’horreur à la difformité !

Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté.

Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,

Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,

Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;

Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,

Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;

L’ornière était béante, il y traîna ses plaies

Et s’y plongea sanglant, brisé, le crâne ouvert,

Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,

Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;

Et les enfants, avec le printemps sur la joue.

Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis.

Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits

Criaient : Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,

Allons pour l’achever prendre une grosse pierre !

Tous ensemble, sur l’être au hasard exécré,

Ils fixaient leurs regards, et le désespéré

Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.

- Hélas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;

Quand nous visons un point de l’horizon humain,

Ayons la vie, et non la mort, dans notre main.