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Introduction

Cet article traitera de l’émergence en Belgique de nouvelles pratiques d’aide spécialisée aux personnes, à savoir les pratiques d’accompagnement. Ces nouvelles formes d’aide sont apparues au cours des années 1970 dans le secteur du handicap pour s’étendre considérablement. Dans un même temps, des pratiques similaires ont progressivement été appliquées dans d’autres secteurs de l’action sociale (aide à la jeunesse, aide psychiatrique, insertion par l’emploi, etc.). Nous tenterons de montrer dans cet article qu’il n’est nullement question d’un simple effet de mode. Au contraire, selon nous, se joue à travers ces pratiques le devenir d’un nouveau modèle s’étendant à plusieurs champs de l’action socioéducative belge.

L’analyse des pratiques d’accompagnement des personnes handicapées, proposée dans cet article, privilégiera une voie, soit celle du changement social. À cette fin, nous tenterons de rendre compte des évolutions des modes d’action publique en matière de suivi des handicapés. À l’instar de l’étude que nous avons menée dans le secteur de la santé mentale (De Munck et al., 2003), trois modèles seront mobilisés tout au long de cette analyse. D’une manière générale, on entendra par « mode d’action publique » une conceptualisation des modes de réponses publiques (offertes tant par les pouvoirs publics que par les intervenants de terrain et impliquant des formes d’interactions particulières avec les usagers[1]) et de prise en charge collective des patients (handicapés ou non).

Ces trois modes d’action publique seront à concevoir en tant que strates se superposant, s’interpénétrant sans jamais se substituer complètement les unes aux autres. Leur approche empruntera des voies méthodologiques spécifiques[2]. Ces différentes strates sont étroitement associées à des imaginaires qui pénètrent les mentalités. Au terme de cette analyse, nous verrons combien, resitué dans un contexte de politiques publiques, l’accompagnement est un concept éclairant pour comprendre les enjeux actuels de la redéfinition des politiques sociales en matière d’aide spécialisée aux personnes. Ces politiques se développeraient autour de la production d’une nouvelle normativité socioéducative ancrée dans la réflexivité, l’écoute et la confiance. Autant de références qui semblent faire écho aux signes alarmistes de la crise des États sociaux occidentaux et, en particulier, à la crise des systèmes protectionnels…

Un premier mode de prise en charge des handicapés : le mode aliéniste (ou mode institutionnel fermé)

Le secteur du handicap représente un formidable terrain pour qui s’intéresse à l’étude des politiques sociales en Belgique. Cette population n’émergera vraiment en tant qu’« objet public » qu’avec les politiques instaurées par l’État social au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Jusque-là, la personne handicapée était considérée de manière non spécifique ; elle était placée dans des homes, terme d’origine anglaise utilisé pour signifier le placement en institution fermée, le confinement. Relevant à la fois des politiques de santé, d’hébergement, d’aide sociale, de la justice, les handicapés ont longtemps fait l’objet d’une aide indifférenciée, les confondant souvent avec la figure du fou, voire avec celle de la personne indigente. La personne handicapée se voyait cantonnée en un seul et même lieu de vie, espace de contrôle où se déroulaient les activités de jour, de soirée ainsi que les soins. L’univers des personnes handicapées relevait de logiques asilaires (Goffman, 1968, 1975) reposant sur le modèle aliéniste, hérité du xixe siècle.

Lorsqu’on se penche sur la prise en charge des jeunes handicapés dans cette configuration institutionnelle, force est de constater que les pratiques étaient généralement indifférenciées, la spécialisation du secteur de l’hébergement étant alors peu poussée. Le handicap ne possédait guère de définition précise. Les handicapés côtoyaient des enfants placés par le juge, des jeunes de milieux défavorisés, des délinquants ou encore des orphelins de guerre. La plupart des institutions appartenaient au pilier chrétien[3] ; elles étaient situées en dehors des agglomérations et offraient toutes les caractéristiques des institutions fermées, coupées du reste du monde.

En matière de prise en charge, un acteur social jouait un rôle clé : l’éducateur, rôle que De Backer (2001) a reprécisé tout en en montrant l’évolution. Cet intervenant était généralement peu formé, résidait parfois même au sein des homes et provenait quelquefois du milieu au sein duquel il exerçait. Son rôle consistait essentiellement en un travail de surveillance. Amené à remplacer progressivement les religieuses qui exerçaient depuis longtemps, l’éducateur avait une formation de départ principalement orientée vers l’éducation corporelle et physique du jeune. Conçu d’après le modèle de la mission caritative des religieuses, mais de manière non congrégationnelle, son rôle était essentiellement occupationnel. Il vivait avec les jeunes, qui demeuraient là bien souvent jusqu’à leur majorité. Le home était un lieu de vie permanent, le seul horizon des jeunes mais aussi des éducateurs, dont les pratiques étaient faiblement professionnalisées. Le home pour enfants en difficulté avait pour vocation principale le redressement, la rééducation.

Les années 1970 ont vu la montée progressive d’un mécontentement qui s’exprimait depuis quelques années. La révélation de différents « scandales » et la publication d’un célèbre ouvrage (Brunin, 1975) condamnant les conditions de prise en charge des enfants ont contribué à la mise en évidence de lacunes en matière d’hébergement. La réflexion qui se met en branle va trouver écho auprès d’un lent mouvement de professionnalisation qui commençait à pénétrer le milieu des éducateurs. Ce mouvement aboutira à la mise sur pied en 1974 d’une commission paritaire (commission paritaire du secteur « Maisons d’éducation et d’hébergement »). Celle-ci peut être considérée comme le résultat de revendications sociales difficilement relayées en raison d’une méfiance réciproque du milieu des éducateurs et des organisations syndicales. La constitution de la commission paritaire, la reconnaissance de la mise sur pied de délégations syndicales et la négociation d’une convention collective de travail portant sur les barèmes sont des faits importants pour notre analyse. Ils montrent combien les éducateurs, tout en obtenant une reconnaissance de leur statut et de leurs barèmes, se professionnalisent au sein d’une configuration politique attenante à l’État social (deuxième modèle) et à la scène de la négociation collective en charge de réguler le rapport salarial. On peut retenir que cette reconnaissance professionnelle et sociale va entraîner un décloisonnement du secteur, désormais tourné vers l’extérieur. Parallèlement, les délégations syndicales pénétreront ce secteur et soulèveront avec elles des enjeux socioéconomiques plus vastes relevant des thématiques et des enjeux portés par l’État social. Syndicalisation et négociation collective seront donc les facteurs ayant contribué à la sortie progressive du modèle fermé et à l’avènement de la deuxième strate, celle du modèle protectionnel. En d’autres termes, le mouvement de professionnalisation des éducateurs dans le monde du travail a été une variable déterminante pour penser le passage d’une strate à l’autre. Elle a littéralement porté l’avènement d’un autre mode de prise en charge et de travail avec les enfants. Corrélativement, cette reconnaissance se traduira, au plan de la formation, par la création d’écoles spécialisées dans la formation d’éducateurs, d’associations d’éducateurs, de cours de promotion sociale. Tout un milieu, non relié aux pratiques institutionnelles, et propice aux échanges, va ainsi s’offrir à la profession.

Ce n’est donc pas seulement l’histoire d’une ouverture des portes que raconte le mouvement de professionnalisation des éducateurs, c’est aussi celle d’un changement progressif de regard, celle d’une interpénétration croissante des mondes : les institutions fermées, d’une part, et la société industrielle, d’autre part[4]. Chaque monde avait contribué à créer un imaginaire de la prise en charge. Celui de l’institution fermée renvoyait aux catégories du sacerdoce : dévouement, don (don de soi, don de son temps), voire sacrifice (souvent, l’éducateur devait sacrifier sa vie privée pour continuer à travailler dans l’institution), cela exigeant la coupure avec le monde. Ces pratiques d’omni-emprise, on le sait aujourd’hui, ont été radicalement contestées au nom d’un idéal de liberté et d’autonomie.

De la rencontre du milieu fermé et du monde extérieur allaient résulter de nouvelles façons de concevoir le monde en général et le handicap. Le secteur de l’hébergement n’allait toutefois pas disparaître du jour au lendemain, loin de là : il allait entrer dans un vaste mouvement de spécialisation à la lueur d’une régulation publique qui, en contrepartie d’une reconnaissance officielle, allait désormais chercher à programmer le travail et à différencier les modes de prise en charge.

Le mode protectionnel

Dans la configuration précédente, les interventions de l’État étaient relativement limitées ; les nouvelles pratiques vont faire davantage appel à la régulation publique. Il est à noter que si, dans le modèle aliéniste, l’autorité compétente était le ministère de la Justice, le ministère des Affaires et des Politiques de santé publique lui succédera dans le modèle protectionnel. L’État va progressivement développer sa mission de protection auprès de ces couches de population jusque-là tenues à l’écart de la société. Il va étendre ses compétences et accroître ses interventions en s’appuyant notamment sur les initiatives privées en provenance de la société civile qu’il visera à organiser, réglementer et subventionner. Désormais, les handicapés entreront de manière plus ample dans les mécanismes de la redistribution et de la dispensation de soins et de services. Le handicap ne sera plus une notion indifférenciée, mais sériée, objectivée, apte à supporter une rationalisation des politiques de prise en charge.

Cet objectif de protection et de redistribution de soins et services s’accompagnera d’un mouvement régulationniste appuyé sur la spécialisation des services et la différenciation des tâches et des qualifications. Dès la fin des années 1960, le nombre d’institutions d’hébergement augmentera tandis que leur taille sera sensiblement réduite (De Backer, 2001 : 40). À l’État peu interventionniste du modèle institutionnel fermé succédera un État planificateur et programmateur des équipements, des services, des hommes et des moyens. Les différentes réformes institutionnelles belges complexifieront le paysage politique.

Alors qu’au sein de la configuration précédente, le secteur reposait essentiellement sur des structures d’hébergement, celui-ci va connaître un double mouvement de spécialisation : selon le type de population et selon le type de prise en charge offert aux personnes. Ainsi, une première distinction sera établie parmi les personnes handicapées, entre services pour adultes et services pour enfants. Les premiers, fortement minoritaires avant 1974, se développeront considérablement au point de voir leur capacité d’accueil dépasser celle des services résidentiels et semi-résidentiels pour personnes mineures handicapées (De Backer, 2001 : 40). Mais les modes de prise en charge se différencieront encore en fonction de critères tels que le résidentiel, le semi-résidentiel, le placement familial et l’aide ambulatoire. Les politiques protectionnelles à l’égard des handicapés ne se limiteront toutefois pas au seul volet de l’hébergement. En cette matière, l’État social trouvera son élan en 1963 et mettra en place toute une série de mesures de reclassement social du handicapé, mesures appuyées sur son vecteur central de développement, à savoir l’emploi. À cette différenciation des politiques correspondra un clivage de l’aide à partir de la création de deux fonds de financement qui finiront par fusionner au sein d’une Agence wallonne pour l’intégration de la personne handicapée (AWIPH), créée en 1995. Nous retiendrons qu’à la volonté de réadaptation fonctionnelle des handicapés s’adjoindra une autre grande mission des pouvoirs publics : l’intégration par le travail.

Nées à la fin des années 1970 en réaction aux modes de prise en charge en institutions fermées, les pratiques d’accompagnement ont évolué parallèlement à un imaginaire réadaptatif et intégrationniste porté par des politiques protectionnelles essentiellement orientées vers l’emploi. Avec la remise en question progressive de la société salariale et une amélioration des connaissances en matière de handicap et de prise en charge, s’imposera peu à peu une vision favorisant la prise en compte de la personne et de son milieu de vie. La dualisation des politiques protectionnelles en matière de handicap (hébergement / emploi) démontrera ses limites au cours des années 1980, notamment au regard de l’épineuse question du financement. La création de l’AWIPH peut être interprétée comme une initiative visant la rationalisation des coûts et une recherche de transversalité des politiques menées (Taminiaux, 1994).

La naissance de l’AWIPH entraînera en outre une remise en question des politiques de sectorialisation caractéristiques du mode protectionnel, d’une part, par la fusion de deux anciens fonds de financement[5] et, d’autre part, par un frein mis à la croissance du secteur de l’hébergement. Tout en prolongeant le modèle, l’AWIPH sera en quelque sorte annonciatrice de la strate suivante, celle de l’activation des ressources et des compétences. Ainsi, demeurant fondamentalement une grande organisation protectionnelle (programmatique, planificatrice, hiérarchique, standardisée), elle facilitera l’émergence et la reconnaissance des pratiques d’accompagnement apparues timidement. Dès la deuxième moitié des années 1990, celles-ci pourront prendre leur envol en s’appuyant non seulement sur les failles des institutions fermées, mais encore sur celles des logiques de différenciation et de sectorialisation institutionnelle du modèle protectionnel.

Le mode d’activation des ressources et des compétences

C’est bien dans un contexte de dédifférenciation des politiques publiques que les pratiques d’accompagnement prendront leur plein essor et seront d’ailleurs officiellement reconnues par un décret du gouvernement de la Communauté française de Belgique en 1992. À la différenciation des champs de la strate protectionnelle répondra désormais la volonté de créer du lien et du réseau existant entre les services, entre ceux-ci et les usagers, et parmi les usagers entre eux. L’accompagnement visera à placer la personne au coeur du processus, à miser sur ses potentialités et sur celles de son entourage, s’appuyant sur un substrat à caractère essentiellement relationnel.

L’accompagnement apparaît aujourd’hui comme une notion difficilement définissable pour les intervenants de terrain qui n’en précisent a priori pas le contenu. Ce concept renvoie plus à une conception pragmatique, pensée dans l’action, sur la base de cas concrets auxquels les praticiens se réfèrent constamment. La méthodologie de l’accompagnement s’est élaborée progressivement au sein des différents services, au gré des expériences de terrain, et sans véritable matrice conceptuelle de base. Aucune prescription méthodologique ou de contenu n’a été définie par les textes de loi, qui ont laissé le concept totalement ouvert à la pratique.

Toutefois, les intervenants se retrouvent sur la nécessité de remettre l’handicapé – en tant que personne et non plus en tant qu’objet d’une catégorisation – au coeur du processus, ce qui dénote une forte individuation de ce nouveau mode d’action publique. Ils insistent sur la nécessité de « ne plus faire les choses à la place de la personne » comme dans les configurations précédentes, mais de « faire avec ». La personne handicapée est perçue comme un acteur dont il faut sans cesse reconnaître et solliciter les ressources et les compétences. Notre recherche (Vrancken, Bartholomé et Renouprez, 2001) a permis de relever trois principes de base traversant l’ensemble des pratiques : le travail à la demande, le travail au cas par cas et le « faire avec » la personne handicapée. Ces trois principes nous semblent se distinguer plus par leur dimension relationnelle que par leur véritable substance ; ils semblent proposer un cadre global à la relation d’accompagnement plus qu’un contenu précis destiné à fonder le travail.

Alors que la strate précédente avait mis en évidence l’offre institutionnelle, les praticiens de l’accompagnement insistent dorénavant sur la demande de la personne. L’accompagnement repose sur une base contractualisée entre le service et le bénéficiaire ; cette notion est généralement liée à la seconde, celle du travail au cas par cas. Soulignant les fortes individualisation et particularisation de l’aide, elle permet de mettre en évidence la grande variabilité des pratiques d’une région à l’autre, d’un service à l’autre. L’analyse au cas par cas souligne les traits d’une action reposant sur la recherche des compétences et ressources propres à chaque personne, compétences qu’il s’agira de solliciter afin d’y ancrer le suivi entrepris. Contrairement à la strate précédente qui valorisait un idéal adaptatif (adapter la personne aux structures offertes), cette nouvelle configuration valorise un idéal actif. Un effort particulier est exigé de la part du bénéficiaire afin qu’il se prenne progressivement en main et développe son propre réseau relationnel. La personne handicapée est donc investie de la responsabilité de ses choix et de ses actes.

L’accompagnement repose sur une intégration permanente et nécessaire du risque, en particulier sur celui que fait courir l’handicapé pour sa personne, pour celle de l’intervenant ou pour la société dans son ensemble. Cette prise de distance à l’égard du modèle protectionnel est dorénavant synonyme de confrontation aux risques ; elle est étroitement liée à celle d’expérimentation, notion souvent évoquée de manière complémentaire. Tout en évitant la surprotection du bénéficiaire, il s’agit désormais de considérer les apprentissages et la confrontation avec la réalité de manière positive.

L’estompement de l’imaginaire protectionnel ne s’opère cependant pas sans production normative. La clé de voûte de l’ensemble repose sur la confiance. En effet, partir de la demande suppose l’établissement d’une confiance mutuelle en jeu dans la négociation. Il en va de même pour un travail au cas par cas ou encore pour aider la personne à faire des choses, ce qui ne peut se produire sans un minimum de confiance en soi mais aussi en l’autre. La confiance est donc la valeur centrale portée par le nouvel idéal normatif des praticiens ; elle émerge en réponse aux problèmes d’imprévisibilité et surtout d’insécurité soulevés par la relation d’accompagnement. Elle se niche dans une relation praticien-usager sans médiation de l’institution en tant que « lieu » professionnalisé. Le réseau fait figure de concept clé par lequel cette valeur de confiance est concrètement mise en oeuvre ; il y trouve son fondement.

Nées du modèle aliéniste et facilitées par un mouvement de reconnaissance professionnelle des éducateurs au sein de l’État social, les pratiques d’accompagnement ont pris leur plein essor au coeur de la troisième strate où elles font figure de lieu de développement par excellence. Basées sur un mode de fonctionnement très différent de celui de l’AWIPH, elles entrent en opposition directe avec cette dernière, et ce, sur un point bien précis : l’évaluation des pratiques. Les attentes d’évaluation objective et quantitative (du temps et du travail réalisé) s’accordent mal avec le suivi personnalisant et subjectivant de l’accompagnement dont une des caractéristiques est bien le refus de toute réponse prédéfinie pouvant être apportée de manière systématique à tous les cas, à toutes les situations. Ce débat autour des grilles de prestations instaurées par l’AWIPH cristallise les tensions entre les deux modèles d’action publique, tensions exprimées de part et d’autre.

On peut montrer que ces tensions apparues autour de l’évaluation mettent en lumière deux modes d’organisation différents. En effet, le passage de grandes institutions à de petites entités, conjugué à l’émergence d’une logique plus individualisée de l’aide, a bouleversé les modèles de coordination du travail entre les praticiens. La coordination du travail dans les grandes institutions se faisait le plus souvent à travers une standardisation des procédés ou des résultats. Les actions des travailleurs sociaux y étaient évaluées soit sur le critère d’une uniformisation et d’une programmation des procédés de travail mis en place, soit sur les résultats obtenus. L’accompagnement va se démarquer nettement de ces deux mécanismes de coordination.

Les associations du secteur de l’accompagnement privilégieront une évaluation appuyée sur des pratiques de réflexivité (réseaux, espaces de discussion, supervisions, journées d’échange, cercles d’interrogation, pratiques audiovisuelles, etc.). Toute cette dynamique réflexive témoigne du profond ancrage procédural du travail d’accompagnement.

Conclusions : pour une mise en perspective de l’accompagnement

Notre analyse des politiques d’accompagnement des personnes handicapées a pu mettre en évidence l’ampleur d’une évolution dans les manières de travailler avec la personne handicapée. Ce mouvement, décrit à l’aide de modèles d’action publique, ne s’est toutefois pas opéré de manière soudaine, augurant le passage d’un « mur » à un secteur ouvert. Au contraire, nous avons tenté d’illustrer combien cette évolution a pu se réaliser grâce à un pivot : l’avènement d’un mode protectionnel de prise en charge des handicapés.

Forts de leurs spécificités, de leurs tensions internes et externes, les modes d’action publique ont trouvé à s’articuler, à s’interpénétrer plutôt qu’à s’annihiler l’un l’autre, car les politiques publiques sont complexes. Elles ne sont jamais le résultat d’un seul mode de régulation ; elles se superposent par couches successives, s’enchevêtrent, à l’image d’un monde qui a profondément évolué. C’est à la lueur de cette évolution qu’il faut comprendre l’essor des services d’accompagnement. Si leur origine doit être recherchée dans un mouvement de contestation à l’égard des structures d’hébergement, il faut insister sur un point : leur développement s’est largement appuyé sur l’ouverture progressive qu’a offert le modèle professionnel. Ouverture reposant, d’une part, sur une politique d’intégration sociale et professionnelle par l’emploi et, d’autre part, sur l’octroi d’allocations facilitant largement la reconnaissance d’un statut, ainsi qu’un accès à la citoyenneté sociale. De même faut-il voir dans les limites du modèle protectionnel – en particulier à travers la crise budgétaire qui frappa l’ensemble des institutions publiques – un facteur essentiel ayant contribué au développement de ces pratiques. Les politiques de différenciation et de sectorialisation de l’aide ayant démontré leurs limites (problèmes notamment liés à l’existence de deux fonds), tant le pouvoir exécutif que les instances administratives de l’AWIPH ont marqué un plus vif intérêt pour des pratiques de suivi en milieu ouvert.

En matière de handicap, les politiques attenantes à l’État social peuvent aujourd’hui apparaître comme le pivot central d’un vaste mouvement de « dérésidentialisation » de l’aide, opéré de l’institution vers le milieu de vie de la personne handicapée. Cette « dérésidentialisation » a été portée par une professionnalisation des éducateurs dont les références se sont progressivement ancrées dans des formations spécialisées et des pratiques reconnues. En ce sens, le secteur de l’accompagnement apparaît bien comme un lieu de reconnaissance des pratiques professionnelles des éducateurs, et comme le lieu d’expression d’un nouveau concept appelé à faire florès dans le milieu socioéducatif : celui d’accompagnement.

Du home à l’accompagnement, tout un cheminement a donc été accompli. Ont ainsi vu le jour de nouveaux dispositifs de prise en charge de la personne centrés sur l’écoute, la relation, la compréhension de la demande, l’individualisation de l’aide, l’accompagnement et l’autonomie de la personne. Ces dispositifs bruts sont nés dans un univers institutionnel fermé où, ainsi que l’ont montré Gauchet et Swain (1980), contrairement à une opinion largement répandue, s’est effectué, dans la réclusion et la privation de liberté, tout un travail de découverte de l’autre en soi, sorte de mise à l’épreuve d’une altérité intime fondamentale pour la construction du sujet contemporain. Le mouvement de « dérésidentialisation » amorcé au cours des années 1970, tout en s’imprégnant d’une argumentation critique, a permis la diffusion de pratiques d’aide certes peu spécialisées, largement marquées du sceau de l’occupationnel, mais au détriment de la dimension symbolique qu’exerçait alors l’éducateur en tant que référent externe ou en tant que représentant de la figure du père manquant. En ce sens, cette « dérésidentialisation » des pratiques semble avoir épousé un mouvement de « désubstantialisation », laissant transparaître une quête sans contenu préétabli, sans extériorité normative. On peut, avec l’effacement de cette figure de l’éducateur social omniprésent, mieux cerner l’originalité des dispositifs déployés par l’accompagnement visant à faire de la personne handicapée l’auteur de sa propre vie, à l’épreuve de la multiplicité des expériences quotidiennes.

Le milieu ouvert et le secteur de l’accompagnement en particulier font figure de pôles de professionnalisation des éducateurs, de cadre où a pu se déployer toute une expérience de suivi au quotidien et de patient travail relationnel avec la personne handicapée. Hors les murs, l’accompagnement allait pouvoir se doter pleinement d’un nouvel objectif, celui de l’autonomie de la personne. Mais, ainsi que le relève Leleux (2002), à partir d’une relecture de Castel (1995), l’autonomie renvoie bien à l’idée de se donner à soi-même la loi (nomos), de s’obliger soi-même, ce qui pose en conséquence la question de la contrainte : comment s’obliger soi-même à suivre la loi ? Une contrainte exercée normativement de l’extérieur par la puissance publique ne ruinerait-elle pas d’emblée toute perspective d’autonomie ? Ne l’annihilerait-elle pas en tant que perspective éthique ? L’injonction à l’autonomie est nécessairement paradoxale : S’il te plaît, ne m’aide pas !, écrivaient Hardy et ses collaborateurs (2001). On ne peut contraindre quelqu’un à devenir autonome, on peut, par contre, veiller à mettre les conditions en place afin de lui faciliter l’accès à cette autonomie. Les pratiques d’accompagnement s’inscrivent pleinement dans cette optique tout en veillant à ne pas insister sur le contenu même de la loi, mais en essayant de réunir les conditions favorables à cette autonomie. C’est là, nous l’avons vu, que la notion de réseau semble prendre tout son sens aux yeux des intervenants de terrain, sans toutefois sortir de l’aporie. Car, même si la thématique apparaît aujourd’hui désuète, il s’agit toujours bien de contrôler une personne désormais libérée, reliée aux siens et aux intervenants de terrain de manière libre et autonome, sans contrainte de temps ni d’espace. On peut postuler, à la suite de Boltanski et Chiapello (1999), que « pour contrôler l’incontrôlable », la seule solution envisageable passe par un autocontrôle des individus dans le plein déploiement de leur autonomie, ce qui consiste à déplacer la contrainte de l’extériorité vers l’intériorité des personnes. À cet égard, Vrancken (2002a) avait observé que les nouvelles formes d’action sociale dans le champ de la santé mentale s’appuyaient sur une normativité incitative en appelant à l’implication de tout un chacun et à la responsabilité. On peut ajouter, au vu des pratiques actuelles d’accompagnement des personnes handicapées, que la notion de confiance sur laquelle insistent fortement les intervenants apparaît comme un horizon normatif orientant leur travail. La confiance ne serait ainsi que l’autre nom de l’autocontrôle (Boltanski et Chiapello, 1999 : 130), car elle désigne une valeur sûre là où n’existe aucun autre dispositif que la parole donnée et le contrat moral. « Je te fais confiance » exprime tout à la fois une obligation morale envers l’autre et une foi partagée en un bien-fondé de la relation et de l’échange.

Le déplacement opéré ainsi que le développement d’une procéduralisation de l’aide méritaient d’être dégagés. En effet, ce mouvement a des implications allant bien au-delà d’une logique de reconfiguration institutionnelle du secteur. Il semble annoncer, à tout le moins dans le secteur de l’aide sociale spécialisée, l’émergence d’une nouvelle strate socioéducative au sein de l’État, cette strate qui viendrait s’ajouter à celles de l’éducation classique et de la formation professionnelle. Elle se distinguerait par l’exercice de réflexivité permanente auquel elle convie les acteurs, à partir non pas d’une théorie ou d’un contenu communs, mais d’un mode opératoire de réflexion et de questionnements partagés à travers les supervisions ou la mise à l’épreuve critique de la pratique. L’introduction progressive de dispositifs réflexifs (supervisions, espaces de discussion, cercles d’interrogation, etc.) pourrait ainsi répondre aux attentes des éducateurs confrontés à de nouvelles situations en milieu ouvert. Car sortir des murs n’allait pas simplement signifier une découverte de l’extérieur, il allait encore falloir se préparer à rencontrer des situations extrêmement changeantes, dans un monde incertain. Un profond mouvement de réflexivité semble avoir accompagné la reconnaissance des éducateurs et du champ de l’aide spécialisée. Ce mouvement atteste sans doute d’une réorientation socioéducative des politiques sociales. En l’absence de réponses standardisables, les intervenants de terrain ont appris à remettre leurs pratiques en question, à rechercher non pas des réponses absolues mais des modes opératoires leur permettant d’affronter les situations quotidiennes à partir d’une dynamique reposant sur la rencontre et l’échange de savoirs et d’expériences.

On peut, en guise de conclusion, s’interroger sur la portée normative de l’émergence de cette strate au coeur de l’État et retenir qu’au-delà de cette dynamique sociocognitive s’expérimente très certainement un imaginaire connexionniste s’appuyant sur des espaces ouverts, sans limites (sans « murs ») et ouvrant la voie à la formation de nouveaux jugements moraux portant sur la qualité des personnes. Lorsqu’il est question des handicapés, les compétences ne se ramèneraient plus systématiquement aux échelles et critères objectifs élaborés avec les politiques protectionnelles mais à une habileté à se mouvoir, s’activer, s’impliquer et à créer sans cesse du lien sans nulle autre contrainte que celle de la confiance mutuelle. Il y a là, en germe, toute une dynamique institutionnelle annonciatrice de nouveaux ressorts de la régulation publique autour de l’activation des compétences et des personnes.