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Il y a certes un engouement pour le concept de compétence depuis une vingtaine d’années, notamment parce qu’il permettrait de dépasser les limites d’une approche par simple qualification (Ropé et Tanguy, 1995). En fait, son essor se situe en parallèle de l’émergence des discours sur la compétitivité, l’efficacité et la productivité (Terrisse, Larose et Couturier, 2003), et s’inscrit de plus en plus nettement dans les systèmes discursifs de la gestion des ressources humaines (Malglaive, 1994). Or ces formes de discours sur la compétence, allégories capitalistes du « tout à l’individu », souffrent de quelques contradictions lorsqu’elles s’appliquent au travail social. Nous proposons dans un premier temps de reconvoquer la vieille problématique qualification / compétence afin qu’elle nous éclaire un peu sur les enjeux fondamentaux de ce débat. Cela nous permettra de soutenir que le virage compétence proposé prend parti, sans le savoir ou sans le dire, à des débats cruciaux pour la discipline, par exemple le rapport entre l’individuel et le collectif ou l’éternelle opposition entre la perspective de la complexité et celle du pondérable. Notre propos vise à élucider une erreur de cadre de la problématique actuelle de la compétence en travail social.

Le possible de la compétence

Du point de vue de l’ergonomie, la compétence est le fait de l’activité d’un acteur dans un contexte réel de travail (De Montmollin, 1986). Cette contextualisation de l’activité réinscrit la compétence dans des collectifs concrets, autour d’un métier, d’une fonction, d’une organisation ou d’un dispositif. La compétence, parce qu’elle participe de divers collectifs, est aussi le fait d’une relation, seule capable de mobiliser les acteurs dans une situation complexe (De Witte, 1994). En ce sens, la compétence ne peut se limiter au savoir-faire de l’acteur, car c’est la situation de travail qui la réalise pleinement. En outre, elle se déploie dans la durée, car elle est le produit d’une longue activité d’élaboration au travail (Trépos, 1992). Plus difficile encore, les compétences sont étroitement liées à un « résultat et donc, mortelles ». Par conséquent, elles sont instables et, partant, impossibles à évaluer. Elles se sédimentent certes peu à peu, s’incorporent éventuellement (Leplat, 1995), mais pour être mobilisées en situation réelle lorsque nécessaire. Ainsi, l’évolution en temps court comme en temps long du contexte engage la construction de nouvelles compétences et en discrédite d’autres par le fait même. Il est donc tout simplement impossible de faire une mesure en un temps de la compétence, ni en plusieurs temps d’ailleurs, surtout si la mesure se centre sur un individu décontextualisé.

Du point de vue de la sociologie des métiers relationnels, la compétence présente trois dimensions : 1) un ensemble de caractéristiques physiques et culturelles propres au groupe, 2) des exigences liées à des situations de travail et 3) une reconnaissance sociale de la nécessaire rencontre des caractéristiques du groupe et des contingences de la tâche (Demailly, 1994). Ici aussi on voit comment la compétence est conceptuellement à réinscrire dans les contextes, les histoires et les collectifs.

Malgré ce que qui précède au plan conceptuel, force est de constater que, du point de vue de la pratique de gestion des ressources humaines, la compétence se pose empiriquement comme un analyseur de la néo-taylorisation du travail dans les métiers relationnels et comme un artefact de la réingénierie du travail (Malglaive, 1994) rapportant la compétence à un individu détenteur et responsable de sa compétence. Comme le lecteur le sait, le taylorisme se fonde sur une ontologie de l’individu intéressé, libéral, égoïste, responsable et désengagé de ses collectifs. En fait, l’émergence de la compétence dans la gestion des ressources humaines est une double tentative de maîtrise du trop vague concept d’expérience et de délitement de la protection collective inhérente à l’approche par la qualification. Quoi qu’on en dise, cette dernière approche fait « appel à des institutions et à un jugement social pour établir la définition de qualification [alors que] le système de gestion de compétences permet une relation directe, non médiatisée entre l’individu et son employeur » (Oiry et d’Iribarne, 2001 : 62).

L’impossible de la compétence

Si notre mise en problème se tient, alors il y appert un écart important entre, d’une part, une approche d’ergonomie et de sociologie du travail des compétences qui force la nécessité d’aborder la complexité des situations et la réinscription des pratiques de leurs collectifs, et, d’autre part, une pratique gestionnaire néo-tayloriste d’individuation par l’évaluation de la compétence du praticien. Le projet gestionnaire de la compétence est alors en butte à la nécessaire complexité des situations de travail. En effet, comment construire une charte de compétences qui engagerait l’évaluation sur le terrain des mille pratiques réalisées dans les différents organismes, avec leurs différents cadres d’intervention, leurs différentes missions ? Et comme le souligne Reynaud, « si une compétence devient totalement spécifique, c’est une atteinte à sa définition même : l’employabilité n’existe plus hors de l’entreprise » (2001 : 12). Les tenants de la compétence sont alors devant une contradiction difficile à résoudre, surtout pour un groupe professionnel qui s’est toujours pensé à travers le collectif.

Selon Schwartz (1995), le passage de la logique de la qualification à la logique de la compétence constitue une tentative de réponse à un usage restrictif de la notion de qualification, mais elle correspond aussi, de toute évidence, à l’air du temps en individualisant l’évaluation des pratiques. Cette individuation est la condition même d’une microgestion des individus qui les engage à une responsabilité toute libérale, en ce sens qu’elle est « a-contextuelle », « a-historique » et, dans une certaine mesure, « a-dialogique ». Dans cette perspective, le virage compétence favorise une individuation du contrôle des travailleurs sociaux et travailleuses sociales. Et là commence le débat social. Si le contexte français ne ressemble que fort peu au nôtre, nous tenons tout de même à évoquer le choix d’un groupe de praticiens et chercheurs français qui estiment que la nécessité n’est pas du côté de l’individuation d’une évaluation par la compétence, mais bien du côté d’une collectivisation de la négociation de la reconnaissance sociale du groupe des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales (Chauvière et Tronche, 2002).

Puisque le concept de compétence exprime une pratique située, qui s’élabore dans le temps et dans l’inscription du travail dans une pluralité de collectifs, le projet de mesure de la compétence est colossal d’un point de vue de recherche, et sans doute impossible dans le contexte des administrations. Au plan de la recherche, l’étude de la compétence constitue l’un des plus importants défis s’offrant à l’ergonomie (De Montmollin, 1994), pourtant la science la plus apte pour ce faire. En fait, ce projet exige de celui qui se propose d’évaluer la compétence un cahier des charges extraordinaire.

En effet, la compétence est empiriquement employée pour individuer l’évaluation des pratiques (Colardyn, 1996) en vue d’une reconnaissance par l’entreprise. Celle-ci pourrait, dans une logique de compétence, porter un jugement qualitatif sur le travail sous couvert d’une mesure objectivante dont on peut douter de la rigueur. La qualité du travail se mesure alors à l’aune d’une logique d’organisation du travail pouvant, à terme, découpler la rémunération et la qualification, soit l’idéal éternel du libéralisme. De plus, l’approche par compétences en gestion des ressources humaines semble davantage se constituer en rhétorique, voire en mode, qu’en réalité, compte tenu de ce cahier des charges. Difficile à évaluer, à comparer, à suivre, et donc à rétribuer, la compétence ouvre à la contestation de tous contre tous en vertu de son caractère temporel, relationnel et situé.

Pour sa part, la qualification est le fait d’un collectif qui travaille à obtenir la reconnaissance de l’État, dans un cadre de négociation collective et d’une codification sociale. Glisser vers la compétence participe d’une redéfinition d’un nouveau contrat social et nous amène vers un nouvel espace de négociation, hors du champ syndical par exemple. L’espace de négociation émergeant se caractérise alors par l’effritement des protections traditionnelles reliées à l’emploi, ce qui participe de la tension croissante entre « rigidité du droit et flexibilité du contrat » (Reynaud, 2001 : 29). La compétence émerge alors pour l’entreprise comme un prétexte pour s’attribuer un nouveau pouvoir de régulation libérale du salaire (Oiry et d’Iribarne, 2001 : 59). Plus fondamentalement, c’est à la logique de poste de travail que s’attaque l’approche par compétence (Paradeise et Lichtenberger, 2001) au profit d’un marché du travail libéralisé. Or nous savons que le travail social exige la suspension des règles marchandes pour que se réalisent pleinement ses mandats. C’est dans ce contexte que la compétence glisse peu à peu d’une conception complexe du travail à une instrumentation progressive de l’évaluation du travailleur. Ainsi, comme le soutiennent Paradeise et Lichtenberger (2001), émerge dans l’univers du management par compétence un enjeu majeur de contrôle des systèmes d’évaluation.

Enfin, même si notre propos ne porte pas spécifiquement sur la charte de compétences proposée par l’Ordre, nous voulons attirer l’attention du lecteur sur la difficile spécification au travail social de ces compétences, alors que la qualification, elle, permet la distinction. À moins d’un effort important d’unification du langage[1], comme ce fut le cas en soins infirmiers, la fixation de compétences, du moins dans sa version actuelle, pourra illustrer la difficulté de démontrer la spécificité du groupe professionnel. Par exemple, les compétences transversales auxquelles se réfère la charte sont des habiletés personnelles difficilement mesurables, mais surtout d’une telle transversalité qu’elles ne distinguent même pas un professionnel du citoyen attentionné ou de tout autre travailleur, en tout domaine : « faire preuve d’un esprit positif et constructif », « projeter une image professionnelle », « travailler sous pression », « manifester de la congruence ». Qui pis est, ces compétences, à titre d’exemple, renvoient le travailleur à une soumission aux contraintes organisationnelles, voire lui font porter, à titre individuel, le poids de toute adaptation (« développer des stratégies gagnantes »). Cela aura un coût en termes de souffrance au travail.

L’erreur de cadre : penser que l’individuation servira les intérêts des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales

L’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec (OPTSQ) envisage une solution individualisante à un problème mal défini et documenté, et ce, pour un groupe professionnel qui se revendique du collectif comme approche des solutions. En somme, dans sa bonne intention de bonifier les compétences des travailleurs sociaux et travailleuses sociales, l’OPTSQ devrait aussi tenir compte de l’impact collectif de cette orientation. L’éclatement du groupe et l’isolement de nombre de praticiens contribuent à l’impuissance qui afflige les travailleurs sociaux et travailleuses sociales dans leur pratique. Nous pouvons craindre que l’éclatement et l’isolement soient accentués par cette nouvelle forme de gestion, dans un contexte où « le chacun-pour-soi » prime. À sa table de travail, l’OPTSQ devrait aussi réfléchir aux formes possibles d’une action collective qui pourraient plus pertinemment nous permettre de proposer des solutions au problème de la reconnaissance sociale du travail social. Sans doute rétorquera-t-on que le mandat de l’Ordre n’est pas de défendre l’intérêt du collectif, mais de protéger l’intérêt du public. Certes, et c’est précisément pour cela que la fonction sociale du travail social, issu du keynésianisme, ne peut qu’être affectée au plan même de sa qualité, par un affaiblissement du collectif, et ce, du point de vue même du public. À moins qu’on nous réponde que le groupe est caractérisé par l’incompétence, nous pensons que l’intérêt du public est précisément menacé par une faible reconnaissance du groupe des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales dans les mécanismes de régulation sociale.

La réponse de l’Ordre au problème de la reconnaissance professionnelle des travailleurs sociaux et travailleuses sociales est une réponse inadaptée et surtout difficilement applicable dans le quotidien des pratiques institutionnalisées parce que les compétences sont difficilement mesurables. Évaluer par compétences, c’est intégrer le discours de la « réingénérie », c’est affaiblir le pouvoir collectif des travailleurs sociaux au sein des organisations. Au total, le problème le plus important n’est-il pas celui de la reconnaissance sociale de la qualification du groupe professionnel ? Concevoir alors une critique de la compétence n’est pas une façon de défendre l’incompétence, mais plutôt de recadrer le débat sur un objet qui nous semble beaucoup plus important : penser l’action à faire par le collectif.