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Mise en contexte

Lors du colloque international organisé par le Regroupement des centres de la petite enfance de la Montérégie (RCPEM)[1] en 2009, les quelque 1 200 participants ont pris connaissance des fondements essentiels de l’approche développée par l’Institut Pikler en Hongrie (l’approche Lóczy), soit l’importance de la relation privilégiée entre l’enfant et l’adulte, la valeur de l’activité autonome et la motricité libre. Cette première sensibilisation a interpellé fortement les différentes professionnelles de la petite enfance et les parents présents.

Les images présentées à travers différents extraits vidéo interrogeaient nos façons de faire actuelles. Les gestionnaires et les intervenants en petite enfance prenaient collectivement conscience qu’au cours des dernières années la période des soins a été banalisée au profit d’un modèle de stimulation précoce.

Alors qu’il semble que les enfants soient de plus en plus difficiles et que leurs comportements agressifs accusent une accentuation marquée au sein des services de garde, un questionnement important a été entrepris afin de donner un éclairage nouveau sur le niveau d’impact que peut avoir, sur le développement et les comportements de l’enfant, l’environnement dans lequel il évolue.

Une phrase tournait dans la tête de tout le monde : « Un enfant qui n’a pas reçu des soins individualisés qui le comblent ne joue pas », et tout le monde sait que le jeu initié par l’enfant est le moteur de ses apprentissages.

Un constat fait par plusieurs éducatrices et parents suivant lequel les enfants d’aujourd’hui sont souvent dépendants de l’adulte pour jouer (perte de curiosité, manque d’initiative à s’investir dans l’environnement, plus de conflits, etc.) a suscité un regard critique sur les façons actuelles de faire et d’être envers les enfants accueillis dans nos services.

Rapidement par la suite, le milieu a fait pression sur le RCPEM pour que l’on se donne des moyens pour aller plus loin, pour en savoir plus sur les travaux d’Emmi Pikler et son application à Lóczy et dans les crèches à travers le monde.

Intérêt de l’approche Lóczy pour les services de garde

L’Institut Pikler a été créé en 1946 à Budapest par la pédiatre Emmi Pikler en vue de recueillir de très jeunes enfants qui, au sortir de la dernière guerre mondiale, se trouvaient dans des situations sociofamiliales absolument épouvantables. Ainsi, depuis plus de 60 ans, l’Institut Pikler mène des travaux de réflexion visant à documenter autant la théorie que la pratique. L’observation fine des enfants accueillis a permis aux professionnelles (pédiatres, psychologues, pédagogues et nurses) de recueillir, d’analyser et de diffuser une incalculable quantité de données, qui ont servi, et servent encore, d’une part, à mieux comprendre l’enfant et à le soutenir dans le développement de son autonomie, et, d’autre part, à maîtriser dans les moindres détails chacun des gestes professionnels qu’ils posent pour améliorer sans cesse leurs attitudes et leur pratique. L’Institut est actuellement dirigé par la fille d’Emmi Pikler, Anna Tardos, qui a travaillé pendant des années, et même encore aujourd’hui dans certains cas, en étroite collaboration avec des personnes remarquables telles que Judit Falk, Éva Kálló et Maria Vincze (cette dernière étant la fille de Imre Hermann qui a inspiré John Bowlby dans ses travaux sur l’attachement). Depuis toutes ces années, on y poursuit ses travaux et l’on continue à alimenter la connaissance de la relation adulte-enfant au regard d’une philosophie du respect qui n’a trouvé encore peu d’équivalent dans le monde. Les succès de cette approche reconnue ont d’ailleurs été confirmés par des enquêtes et recherches, entre autres, une enquête Catamnestique[2] qui s’est déroulée entre 1968 et 1970. Financée par l’Organisation mondiale de la santé, elle a démontré la solidité des effets à long terme des soins offerts par l’Institut sur le développement de la personnalité.

Dès la création de l’Institut, les principes directeurs élaborés par la fondatrice Emmi Pikler avaient été établis, guidant l’action de chacun au sein de son établissement :

Valeur de l’activité autonome : permettre à l’enfant d’exercer son activité spontanée est essentielle pour que les enfants deviennent des adultes « créatifs et responsables ». Il est nécessaire que l’activité naisse de l’enfant lui-même pour qu’il l’investisse, avec une « auto-induction » qui renforce le résultat positif. Les enfants sont donc totalement libres de leurs mouvements – tout en étant protégés des dangers. À partir d’observations qualitatives sur le jeu de l’enfant, ses progrès moteurs ou de langage, ses habitudes, son comportement pendant les soins ou avec les autres enfants, l’adulte s’active à placer l’enfant dans des situations qui correspondent à son âge, met du matériel à sa portée, respecte le rythme de ses acquisitions motrices et l’aide à prendre conscience de ses accomplissements.

Valeur d’une relation affective privilégiée et importance de la forme particulière qu’il convient de lui donner dans un cadre institutionnel : la nécessité d’une relation affective privilégiée et continue avec un adulte permanent nécessite une grande constance dans les attitudes éducatives et un engagement du personnel dans une « relation réelle, mais consciemment contrôlée, dans laquelle l’adulte ne fait pas peser sur l’enfant sa propre affectivité et ses attentes personnelles ». Les soins sont donc individualisés et considérés comme privilégiés comme moments individualisés de rencontres entre enfant et adulte sur lesquels s’étaie la création d’une relation intime et personnelle. La structuration des lieux est pensée de façon que l’adulte demeure à portée de vue ou de voix pour les enfants en situation de jeu.

Nécessité de favoriser chez l’enfant la prise de conscience de lui-même et de son environnement et de partager l’importance de la verbalisation du vécu : par la « régularité des événements dans le temps et la stabilité des situations dans l’espace », mais surtout lors des soins, on aide l’enfant à découvrir qui il est, ce qu’il fait, quel est son environnement… On stimule beaucoup sa participation pour lui permettre de s’exprimer et de devenir un adulte « autonome et responsable ». On parle à l’enfant pour le prévenir de ce qu’il va se produire, pour lui expliquer ce que l’on est en train de faire. Ce partage verbal permet à l’enfant d’anticiper les événements et de pouvoir réagir (interaction entre enfant et adulte).

Importance d’un bon état de santé qui sous-tend, mais aussi résulte de la bonne application des principes précédents : chaque enfant bénéficie d’un régime individualisé concernant son alimentation, son cadre de vie et le déroulement de sa journée. On privilégie, au maximum, la vie au grand air. L’organisation de cette institution n’a donc rien à voir avec un établissement hospitalier, mais s’apparente plutôt à une « maison à caractère familial »[3].

Pour le RCPEM, le grand intérêt de cette approche repose d’abord sur le fait qu’il s’agit de la seule démarche pédagogique reconnue qui a réfléchi l’accueil en collectivité des enfants de 0 à 3 ans dans les plus petits détails. Ainsi, nous sommes persuadée que les services de garde du Québec pourront sans tarder en ressentir de grands bénéfices pour les enfants accueillis et les professionnels qui les accompagnent tout en palliant le manque de moyens mis en place pour permettre à chacun de comprendre le sens des interventions, de partager avec d’autres la connaissance de chaque enfant, de trouver aide et soutien face aux problèmes rencontrés et de progresser dans sa compétence professionnelle. C’est ce que croient également les auteurs d’un ouvrage fort intéressant et dont le RCPEM assure la distribution au Québec jusqu’à ce jour :

[…] l’approche Lóczy est très intéressante en crèche également où elle a une visée non plus thérapeutique, mais préventive. Elle joue cette fonction non dans le sens où on l’entend généralement, c’est-à-dire dans le but de déceler des difficultés telles que retard de développement ou trouble du comportement, mais dans celui de prévenir les dommages que tout lieu d’accueil en collectivité, comme la crèche, peut engendrer. L’approche Lóczy agit sur les conditions de vie offertes à l’enfant, où que celui-ci se trouve. Elle permet la mise en place d’un environnement favorable au développement harmonieux des enfants en prévenant les problèmes afin d’en limiter les effets. […]

Une approche telle que celle de Lóczy montre que la manière de prendre soin des enfants n’est pas sans conséquence, qu’elle a des incidences sur le développement à tous les niveaux de celui-ci, et elle pointe notre attention sur notre responsabilité à cet égard. […]

Par exemple, en étant à l’origine de séparations brutales et/ou répétées, ou en refusant à l’enfant la possibilité de créer des liens significatifs et stables (référentes), ou encore en négligeant de mettre en place des repères pour que l’enfant puisse se situer dans un univers prévisible où il pourra exercer son autonomie. Ce sont là quelques éléments indispensables qui doivent être pris en considération pour que l’enfant se sente en sécurité sur le plan émotionnel et qu’il puisse ainsi vivre sa vie avec sérénité

Jacquet-Travaglini, Caffari-Viallon et Dupont, 2003 : 38-39

Les avantages sont donc nombreux et incontestables autant pour les centres de la petite enfance (CPE) que pour les responsables de service de garde en milieu familial (RSG). En tant que pédiatre, Emmi Pikler s’est d’abord adressée aux familles et a développé des idées et une pédagogie dans le but de favoriser un développement harmonieux et de privilégier l’autonomie.

Cette approche, reconnue et validée sur le plan international, est toujours à ce jour considérée comme tout à fait originale et la force de l’Institut Pikler est d’avoir rendu opérationnelles des idées émises par la psychanalyse et les recherches foisonnantes qui en ont découlé. Les valeurs soutenues par Emmi Pikler sont à l’origine de la reconnaissance de l’enfant en tant que personne, avec une vie psychique, des capacités et des besoins propres.

Implantation de l’approche Piklérienne (Lóczy) dans 16 CPE de la Montérégie

En réponse à la demande exprimée par ses membres, le Regroupement s’est engagé à donner accès à une meilleure connaissance de cette approche par la création de liens avec l’Institut Pikler de Budapest et l’Association Pikler Lóczy – France. Ainsi, dès l’automne 2009, il a organisé une première série de conférences de sensibilisation à cette approche. Plusieurs CPE ont participé à ces activités et 16 d’entre eux ont décidé de s’approprier et d’implanter l’approche Lóczy dans leurs installations.

Ces 16 CPE représentant 28 installations forment donc actuellement un groupe pilote d’appropriation et d’implantation de l’approche piklérienne. Un programme de formation et de soutien s’échelonnant sur trois ans a été a élaboré en collaboration avec l’Association Pikler Lóczy de France et avec l’Institut Pikler de Budapest. Il a été convenu avec les CPE que l’ensemble du personnel incluant les directions générales, les adjointes, les conseillères pédagogiques et les éducatrices devaient être formées à cette approche.

La première cohorte (2010-2011) composée de 50 gestionnaires et conseillères pédagogiques et de 105 éducatrices travaillant auprès des poupons (0-24 mois) a suivi quatre modules de deux ou trois jours de formation. De plus, une formatrice terrain a offert un soutien dans 13 de ces CPE consistant en une journée auprès des éducatrices des groupes poupons et en une rencontre avec l’ensemble de l’équipe du CPE en soirée.

Parallèlement aux formations, les participantes ont visionné, seules ou en groupe, plusieurs vidéos produits par l’Institut Pikler de Budapest portant sur les soins, les relations adulte-enfant, l’activité autonome des poupons, les relations entre les enfants et ont bénéficié de temps d’échanges et de discussion au sein de l’équipe de chaque installation.

De plus, une pratique continue de l’observation de chacun des enfants du groupe autant que des gestes et intervention de l’éducatrice s’est instaurée. De grands efforts sont ainsi mis de l’avant pour en améliorer la qualité.

Cette observation fine des rythmes et besoins de chacun des enfants a permis l’instauration du « tour de rôle » dans plusieurs installations du groupe, mais a également fait la démonstration pour l’ensemble des participantes de l’importance, voire du caractère essentiel de cette pratique.

Chaque CPE participant a développé sa démarche d’implantation, à son propre rythme et selon une chronologie qui lui est propre. Certains ont apporté des changements majeurs quant à l’organisation du travail, d’autres, dans l’organisation physique des lieux ou dans l’organisation de l’environnement des enfants. Certaines éducatrices ont modifié leur mode d’intervention ou leur pratique relativement à l’accueil, d’autres, à la période des soins ou celle des repas.

Comme nous ne sommes qu’à la fin de la première année d’appropriation de cette approche, il serait certainement fort prématuré de tirer des conclusions ou de tenter d’évaluer les impacts d’une telle démarche.

Nous sommes, bien sûr, témoins de multiples expérimentations, de changements plus ou moins grands, de réflexions judicieuses, mais en faire étalage à ce moment-ci ne serait qu’anecdotique et irait à l’encontre de toute la philosophie soutenant cette démarche. Il faudra donc entreprendre une analyse formelle tant des impacts que du processus avant d’affirmer quoi que ce soit à l’égard des résultats de ce projet.

Cependant, il est exprimé clairement par les éducatrices que la perception de leur rôle a complètement changé avec son lot de pertes, de deuils à faire, d’insécurité et de questionnement, mais toutes les participantes assurent que malgré tout ce que cela comporte, elles ne reviendraient pas en arrière, qu’elles ont la ferme conviction de répondre vraiment aux besoins des enfants.

Un constat qui est également énoncé est « que les enfants sont beaucoup plus calmes et les éducatrices se sentent beaucoup moins fatiguées » alors qu’elles sont en pleine remise en question et en période de grands changements. Ces affirmations méritent d’être mesurées.

De plus, les milieux participants ont identifié la force d’impact que prend toute démarche quand elle est portée par l’ensemble des personnes qui oeuvrent auprès de l’enfant soit les directions générales, les adjointes et conseillères pédagogiques, les éducatrices, le personnel en soutien et les parents. C’est certainement là un élément à retenir.

L’année 2011-2012 s’amorce. Une deuxième cohorte d’éducatrices, soit celles oeuvrant auprès des enfants de deux, trois et quatre ans entreprendra la formation visant l’appropriation de l’approche Pikler – Lóczy et de son implantation dans leur milieu.

Dans un prochain article, nous illustrerons ces changements par certains exemples en exposant leur sens précis et leur impact tant sur l’enfant que sur l’éducatrice. Des éducatrices, des conseillères pédagogiques et des directions générales issues du groupe pilote témoigneront de leur démarche, de leur expérimentation et de la transformation de leur pratique par l’application de cette approche dans leur service de garde.

Le Regroupement des centres de la petite enfance de la Montérégie souhaite avoir les moyens d’assurer une démarche d’évaluation de cette expérimentation tant sur le processus que sur son impact sur le développement des enfants en service de garde ainsi que sur l’amélioration de la qualité des services offerts.

Lóczy, une voie à poursuivre

L’approche Lóczy est aussi pertinente qu’adéquate pour les services de garde en raison de sa visée préventive. Elle joue cette fonction non dans le sens où on l’entend généralement, c’est-à-dire dans le but de déceler des difficultés ou des retards dommageables, mais en agissant sur les conditions de vie offertes à l’enfant, où que celui-ci se trouve. Elle permet la mise en place d’un environnement favorable au développement harmonieux des enfants en prévenant les problèmes afin d’en limiter les effets.

La relation privilégiée entre l’enfant et l’adulte, la valeur de l’activité autonome pour assurer le développement optimal des enfants en collectivité et la motricité libre nous incitent à emprunter la voie qui a été tracée à Lóczy, afin d’assurer l’amélioration de la qualité des services de garde. Il est indispensable de la suivre pour permettre une égalité des chances à tous les enfants, et en particulier pour certains d’entre eux dont la fréquentation d’un service de qualité pourrait faire une différence significative dans leur vie.

Par conséquent, cette approche permettra aux enfants un passage en CPE cohérent et sécurisant, dans une continuité consciemment recherchée. Cette condition est essentielle pour que « l’enfant devienne le propre agent de son développement » (MFA, 2007 : p. 20).