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L’histoire de la vie musicale au Québec durant les 100 années ayant suivi la Conquête a, jusqu’à présent, surtout été étudiée du point de vue de la presse. La plupart des recherches sur le sujet ont été menées dans les années 1980 et 1990 par une équipe de chercheurs de l’Université Laval dirigée par Lucien Poirier et Juliette Bourassa. L’objectif était de publier huit volumes qui auraient synthétisé les données musicales de la presse québécoise de 1764 à 1918[1], mais seuls les deux premiers de ces volumes, couvrant la période entre 1764 et 1824, ont paru[2]. Le décès prématuré de Lucien Poirier en 1997 a, d’une part, retardé jusqu’en 2003 la publication du volume 2 et, d’autre part, jugulé la suite du projet. Dans leurs ouvrages-synthèses, Poirier, Bourassa et leurs collaborateurs ont parfois validé et complété les informations de la presse avec des renseignements provenant d’autres sources premières ou secondaires, soient des récits de voyage, des monographies, des partitions imprimées, des manuscrits et des documents d’archives. Dans le volume 2, par exemple, les auteurs ont intégré quelques fac-similés de deux manuscrits de musique du fonds De la Broquerie Fortier[3].

Ce fonds, d’une valeur exceptionnelle pour l’histoire de la musique au Québec, est conservé au Centre d’archives de Québec de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Il contient en fait six manuscrits de musique des xviiie et xixe siècles. L’archiviste André Beaulieu avait demandé à Poirier, peu de temps après la réception du premier versement du fonds[4], une appréciation des documents musicaux. Le 27 janvier 1992, Poirier a répondu à Beaulieu par une lettre d’une page et demie dans laquelle on peut lire que « la valeur et l’originalité des pièces varient dans les différents recueils. Toutes cependant présentent un intérêt très grand pour la reconstitution de la vie musicale de l’époque, jusqu’ici assurée avant tout par les seules informations générales de la presse québécoise[5] ». Dans son rapport, Poirier a ensuite mentionné quelques titres d’oeuvres en les regroupant par catégories (morceaux de danse, musique jouée ou chantée au théâtre de langue anglaise, musique liturgique, musique jouée et chantée au cours des dîners après une kyrielle de santé, musique patriotique et musique de salon) et il a énuméré le nom des oeuvres canadiennes inédites comprises dans le fonds.

Aucune étude exhaustive n’a par la suite été effectuée sur les manuscrits de musique du fonds De la Broquerie Fortier. Cet article, par l’examen scrupuleux de ces documents écrits à la main permettra de découvrir non seulement le répertoire interprété à Montréal, à Québec, à Boucherville et dans Lanaudière durant la première moitié du xixe siècle, mais aussi les pièces exécutées à la fin de l’époque de la Nouvelle-France. L’investigation donnera également l’occasion de mieux cerner le réseau social et musical de six générations de Boucher de la Bruère (ill. 1).

(ill. 1)

Le docteur De la Broquerie Fortier et ses ancêtres Boucher de la Bruère.

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Le manuscrit de violon de la famille Boucher de la Bruère[6]

Parmi les six manuscrits du fonds De la Broquerie Fortier, celui pour violon étonne le plus à première vue, car les feuilles de format à la française sont étrangement reliées ensemble et insérées dans une couverture rigide à l’italienne (ill. 2). L’ébahissement s’intensifie lorsqu’on examine la table des matières de la deuxième de couverture, qui annonce des motets, alors que le manuscrit renferme exclusivement des pièces pour violon. La couverture a donc servi, à l’origine, à un autre manuscrit. L’ex-libris de l’honorable Pierre Boucher de la Bruère, situé au coin inférieur droit de la deuxième de couverture, soit en dessous de la table des matières, peut également surprendre, car l’indication manuscrite « Paroisse de Montréal » sur la troisième de couverture montre que le document a initialement servi au culte montréalais; or, Boucher de la Bruère n’a jamais habité dans la métropole. L’avocat a probablement reçu en don le volume de motets et l’a aussitôt inséré dans sa bibliothèque en prenant soin de le coter (n° 806). La couverture, dépouillée de son contenu initial, a ultérieurement connu une deuxième vocation en assurant le rôle de chemise du manuscrit de violon.

(ill. 2)

Manuscrit de violon de la famille Boucher de la Bruère. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photos : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Ce cahier de violon est le plus vieux manuscrit de musique du fonds et un des plus anciens au pays. La copie des pièces a été faite au milieu ou à la fin des années 1750, soit durant les dernières années du Régime français, car le papier comporte le filigrane « 52 » – en référence à 1752, soit l’année de fabrication du papier – et le document renferme la partie des premiers violons de deux airs de Titon et l’Aurore de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, un opéra-ballet composé en 1753. De plus, toutes les pièces, à l’exception des deux dernières, semblent avoir été composées en France à l’époque baroque. Il s’agit ainsi du répertoire typique qui était interprété en Nouvelle-France durant les années 1750. En plus des oeuvres de Mondonville, on trouve dans ce document des contredanses, des marches, des extraits des opéras-ballets Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau et Issé d’André Cardinal Destouches et, surtout, des menuets, dont celui qu’André-Joseph Exaudet aurait composé en 1751.

La présence à la dernière page de deux reels montre que la copie du document a été terminée après la Conquête, à l’époque de l’immigration des Britanniques, qui amenaient avec eux leur culture, dont leur musique et leurs danses. Le Lady Harriet Hope’s Reel, la dernière oeuvre du cahier de violon, a d’ailleurs été copié uniquement en Grande-Bretagne et dans ses colonies. On le retrouve dans au moins huit autres manuscrits de l’Écosse, de l’Angleterre et des États-Unis. Selon le Répertoire international des sources musicales (RISM)[7], la version du Ms. 808 de la National Library of Scotland aurait été transcrite en 1768, soit à la même époque que la copie de l’oeuvre dans le manuscrit de violon de la famille Boucher de la Bruère.

Ce cahier de violon, qui n’avait jusqu’ici été cité dans aucune étude, a été conçu à la même époque que le Livre de contredanses avec les figures[8] qui, pour sa part, a fait l’objet de recherches par Louise Courville (en 1983), Simonne Voyer (en 1986), Élisabeth Gallat-Morin et Jean-Pierre Pinson (en 2003), Pierre Chartrand et Anne-Marie Gardette (en 2009) ainsi que Gilles Plante (en 2011). Contenant un répertoire de danses, plus spécifiquement de contredanses françaises, le Livre de contredanses s’adresse davantage à des danseurs qu’à des musiciens, car seules les quatre premières mesures des pièces sont notées et une description des figures à exécuter suit chaque incipit.

Le manuscrit conservé à Québec est quant à lui destiné à l’usage d’un violoniste. À l’époque de la Nouvelle-France, le violon était d’ailleurs l’instrument par excellence[9]. Comme plusieurs manuscrits des xviie et xviiie siècles, le début du document comprend des notions théoriques. Dans ce cas-ci, le copiste a transcrit la « gamme pour le violon », les figures de notes et de silences, leurs noms ainsi que l’ordre des altérations. Toutes les pièces qui suivent sont écrites pour un violon solo. Même si des accolades relient par deux les huit premières portées de La chasse, cette pièce est jouée par un seul violoniste. Les guidons se trouvant à la fin de chaque portée, qui réfèrent à la première note de la portée suivante, confirment qu’il ne s’agit pas d’un duo, mais d’une pièce devant être interprétée du début à la fin par un seul instrumentiste.

Il serait plausible que le premier propriétaire de ce manuscrit soit René Boucher de la Bruère (1740-1794), qui détenait également le Livre de contredanses. Il aurait ensuite donné le manuscrit à son fils, le colonel René Boucher de la Bruère, et le document serait parvenu, au fil des générations, aux mains du docteur De la Broquerie Fortier. L’hypothèse de l’utilisation du document par le colonel René Boucher de la Bruère s’appuie entre autres sur le fait que le militaire possédait un violon. Il a en effet inventorié dans le Livre de contredanses les objets qu’il possédait avant son premier mariage, en 1795. Dans la liste se trouvait un « violon fin » (p. 90).

Le Cahier d’airs choisis de Lucien Taché

Le manuscrit le plus succinct du fonds De la Broquerie Fortier s’intitule Cahier d’airs choisis. Ce petit ouvrage de format à l’italienne (145 x 228 mm) avec couverture souple comporte 10 folios non reliés de papier uni (ill. 3). L’auteur du cahier, qui a inscrit son nom sur la première et la troisième de couverture, est Lucien Taché, le fils de Louis-Pascal-Achille Taché, seigneur de Kamouraska, assassiné par le docteur George Holmes qui était à l’époque l’amant de Joséphine-Éléonore d’Estimauville, la femme du seigneur. Au moment de la mort de son père, Lucien avait seulement deux ans.

(ill. 3)

Lucien Taché, Cahier d’airs choisis, couverture et p. [1], Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photos : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Tel que l’indiquent les inscriptions sur la première et la troisième de couverture, Lucien Taché aurait constitué son manuscrit à Québec en 1852, alors qu’il était âgé de 15 ans. Le recensement de 1851 atteste d’ailleurs que Lucien, baptisé Lucien-Elzéar-Isidore Taché, résidait à l’époque à Québec avec son frère aîné Ivanhoé alors que sa mère habitait aux Éboulements avec son nouveau mari, le notaire Léon-Charles Clément, et leurs quatre enfants, âgés de deux à huit ans. La mention « Boston » sur la quatrième de couverture du manuscrit laisse entendre pour sa part que Lucien a séjourné quelque temps dans cette ville en 1852.

Malgré ce que suggère le titre donné par Taché, Cahier d’airs choisis, les pièces ne comportent pas de paroles. Les 24 oeuvres du cahier sont plutôt des arrangements pour instrument soliste, peut-être le violon. Bien qu’aucun nom de compositeur n’apparaisse aux côtés des titres, plusieurs valses ont pu être associées à Johann Strauss (1804-1849), dont La vie est une danse (op. 49, 1831), La valse d’Alexandra (op. 56, 1832), Les grâces (op. 81, 1835), Philomène (op. 82, 1835), La valse du couronnement (op. 91, 1837) et Le bal d’artistes (op. 94, 1837). Les titres des valses de Strauss ont été traduits de l’allemand au français, tandis que les noms des marches et des chants patriotiques sont écrits en anglais[10].

En plus d’afficher un bilinguisme textuel anglais-français, le manuscrit intègre un « bilinguisme » politique en incorporant des oeuvres patriotiques tant françaises qu’anglaises. Taché a transcrit La Marseillaise, l’hymne national des Français depuis 1795, dans le même recueil que le chant patriotique anglais Home, Sweet Home, composé par Henry Rowley Bishop en 1821 et repris par le compositeur deux ans plus tard dans son opéra Clari, or the Maid of Milan. La plupart des manuscrits canadiens du xixe siècle comprennent soit La Marseillaise, soit God Save the King / Queen, ce qui n’est guère surprenant car les concerts de cette époque se terminaient généralement par l’un ou l’autre de ces hymnes nationaux.

Le choix de la pièce finale pouvait parfois être source de conflits entre les francophones libéraux et les anglophones tories. Une émeute a d’ailleurs éclaté entre les deux camps lors d’un concert montréalais de la soprano française Rosine Laborde en 1849 parce qu’elle avait interprété La Marseillaise[11]. Le pianiste et compositeur français Henri Kowalski confirme l’irritation des Canadiens anglais face à cet hymne en relatant un incident survenu lors d’un récital à Québec en 1870 :

Chacun sait – ou personne n’ignore – qu’il est de mode dans les pays anglais de terminer tous les concerts par le chant national « God Save the Queen (Dieu sauve la Reine) ». Selon mes habitudes, je me préparais à jouer l’air susdit, quand, dans la salle, des voix me crièrent : la Marseillaise! J’hésite, les cris redoublent. Pouvais-je balancer davantage? J’attaque donc la Marseillaise, au grand désappointement des Anglais, qui sortent de leurs loges en fermant les portes avec fracas[12].

Comme le manuscrit de violon de la famille Boucher de la Bruère, le Cahier d’airs choisis de Lucien Taché comporte quelques notions théoriques, qui jouent le rôle d’aide-mémoire. Ce court traité porte sur le point d’augmentation, l’ordre des altérations à l’armure et les lettres qui sont associées aux notes. Cette portion théorique rédigée au folio 10vo ainsi que la musique transcrite au folio 10ro proviennent de la main d’un autre copiste. Contrairement au reste du manuscrit, qui montre une calligraphie homogène et élégante, le folio 10, et surtout son recto, a été rempli de façon expéditive. Ce folio a clairement été ajouté après la constitution du manuscrit, car son papier a été rogné en hauteur et sa largeur dépasse de la couverture de 13 millimètres. De plus, ses 6 portées par page détonnent avec les 10 portées par page des autres folios.

Pourquoi ce cahier s’est-il retrouvé chez les Boucher de la Bruère? Ce manuscrit fut probablement remis à l’honorable Pierre Boucher de la Bruère après le trépas de Lucien Taché en 1888 ou durant les dernières années de vie de ce musicien amateur sans descendance. Boucher de la Bruère et Taché, qui avaient seulement un an de différence, se connaissaient sûrement, car la tante de l’un avait épousé le petit cousin de l’autre (ill. 4). Les deux hommes devaient se fréquenter à Québec, où Taché résidait et où Boucher de la Bruère, citoyen de Saint-Hyacinthe, séjournait fréquemment dès 1877 à cause de son travail au Conseil législatif.

(ill. 4)

Arbre généalogique partiel des Taché et des Boucher de la Bruère.

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Le cahier d’Alphonsine Roy

Un troisième manuscrit de musique du fonds De la Broquerie Fortier, désormais appelé « cahier d’Alphonsine Roy » (ill. 5), intrigue par sa variété de calligraphies et surtout par sa section finale de 31 pages de notation non usuelle avec des chiffres, des points et des traits. La présentation en italien des titres de cette partie accentue le mystère. Les pièces transcrites sont pour la plupart des valses (valzo). Quelques exercices techniques, des marches (marcia), des galops (galopade), un arrangement d’air de scène (aria del teatro) et une polonaise complètent cette section.

(ill. 5)

(à gauche) Cahier d’Alphonsine Roy. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

(à droite) Signature de la propriétaire du cahier, Alphonsine Roy (détail).

Photos : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Le système de notation employé est en fait une tablature de guitare (ill. 6). À l’époque baroque, la guitare compte cinq cordes et son répertoire est noté selon l’une ou l’autre des tablatures suivantes : l’italienne, avec des chiffres, ou la française, avec des lettres[13]. Chaque ligne correspond à une corde et les chiffres ou les lettres réfèrent aux cases du manche. Dans la tablature italienne, la ligne du haut représente la corde la plus grave tandis que cette même ligne renvoie à la corde la plus aiguë dans la version française. Les rythmes ne sont pas indiqués dans les lignes ou les interlignes, mais plutôt au-dessus de la ligne supérieure. À la fin du xviiie siècle, les guitaristes abandonnent la tablature en même temps qu’ils adoptent définitivement la guitare à six cordes ainsi que la notation moderne. Dans les années 1960, un nouveau type de tablature – avec cette fois-ci six lignes et des rythmes intégrés sur ou entre les lignes – est développé, surtout pour la musique populaire[14]. Comme la tablature baroque italienne, celle des années 1960 utilise des chiffres et, à l’image de la tablature baroque française, la ligne supérieure correspond à la corde la plus aiguë.

(ill. 6)

« Galopade francese, mesures 1-6 », Cahier d’Alphonsine Roy, fo 36v. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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La tablature du cahier d’Alphonsine Roy s’apparente à celle adoptée dans les années 1960, mais avec quelques différences. Une première particularité concerne la ligne inférieure imaginaire. En fait, le scribe s’est servi d’un papier réglé avec des portées de cinq lignes déjà tracées. Au lieu d’ajouter une ligne pour la sixième corde, il a préféré écrire les chiffres de cette corde la plus grave sur une ligne inférieure imaginaire (ill. 6). Fait inusité, le point – conventionnellement employé pour indiquer le jeu de la corde sans la pincer (corde à vide) – a été substitué par le chiffre zéro. Les traits horizontaux indiquent pour leur part les rythmes : les simples correspondent aux croches, les doubles, aux doubles croches, les triples, aux triples croches, et l’absence de trait signale la présence de noires ou de blanches.

La troisième de couverture suggère que le manuscrit a été la propriété de mademoiselle Alphonsine Roy. La jeune musicienne amateure y a écrit son nom de diverses façons, ainsi que le titre de quelques oeuvres vocales et instrumentales qui avaient été copiées avant la section pour guitare. Ces changements volontaires de calligraphie de la part d’une jeune femme peut-être à la recherche de son identité rendent la tâche difficile au chercheur désirant déterminer quelles oeuvres ont été copiées de sa main. Il appert néanmoins que différentes mains ont contribué à la transcription des pièces. Le document n’en est pas pour autant composite. En fait, le cahier d’Alphonsine Roy comporte, du début jusqu’à la fin, les mêmes filigranes (l’écu de Strasbourg, la fleur de lys, l’année 1831 et la contremarque « GHGreen ») et la même rastrologie (la distance entre les lignes et les portées est identique pour chaque page), ce qui indique que nous sommes en présence d’un seul manuscrit, et non de l’union de documents de diverses provenances. La propriétaire de l’ouvrage, Alphonsine Roy, était la fille de Joseph Roy et d’une dénommée Lusignan, dont la famille était d’origine italienne[15]. Au cours de sa vie, Joseph Roy fut juge de paix, marchand, député de Montréal-Est, conseiller municipal de la ville de Montréal et marguillier de la paroisse Notre-Dame[16]. Quant à Alphonsine, elle s’est mariée en 1844 avec Norbert Dumas, député de Leinster de 1848 à 1851[17].

Étant donné que le nom de Louis Strimenski apparaît à la première page de la section pour guitare, il semble que ce professeur de guitare ait donné des cours à mademoiselle Roy. Il aurait premièrement montré à l’aide du dessin de guitare les notes à utiliser pour un accompagnement de valse (Companiamento), puis il aurait enseigné les pièces qui suivent à Alphonsine Roy. Comme le suggère une annonce parue dans L’Aurore des Canadas, Strimenski a pu se déplacer au domicile des Roy pour prodiguer son enseignement (ill. 7). L’indication au sujet de la méthode utilisée, « dans un genre tout à fait nouveau », fait référence à l’emploi de la tablature, qui permet un déchiffrage à vue instantané, plutôt que la notation musicale standard, utilisée par tous les guitaristes du xixe siècle, qui suppose l’acquisition préalable de notions de solfège. Le cahier d’Alphonsine Roy est ainsi un manuscrit du xixe siècle unique au monde de par son usage d’une tablature de guitare à cette époque. Le système de tablature employé ici est un rarissime précurseur de la tablature des années 1960. Au Canada, le cahier d’Alphonsine Roy semble être par surcroît le plus ancien manuscrit de guitare.

(ill. 7)

Annonce de Louis Strimenski dans L’Aurore des Canadas (édition pour la ville), 12 février 1841, vol. 2, no 83, p. [3] (détail). BAnQ, collections patrimoniales (465 JOU CON). Num.

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Le répertoire de guitare copié dans ce manuscrit montréalais date du deuxième quart du xixe siècle. Le galop, comme celui transcrit au folio 36vo (ill. 6), est d’ailleurs une danse rapide originaire d’Allemagne introduite à Vienne dans les années 1820, puis en France et en Angleterre en 1829[18] et dont la popularité fut supplantée après un demi-siècle d’existence au profit de la polka rapide. Ce galop du folio 36vo, comme toutes les autres oeuvres pour guitare du cahier d’Alphonsine Roy, est d’origine européenne, ce qui n’est guère surprenant car c’est seulement à partir de 1850 que la musique pour guitare interprétée au Canada s’est éloignée de la musique européenne et rapprochée de la culture populaire américaine[19].

L’américanisation du répertoire s’est toutefois effectuée plus tôt pour les chants profanes et les pièces de piano. Le début du manuscrit (f. 1vo-23vo) contient par ailleurs, aux côtés des chants et des pièces européennes pour piano-forte, des oeuvres américaines comme The Campbells Are Coming, Days of Absence et Hail Columbia or President’s March de Philip Phile. Cette dernière oeuvre a été répertoriée dans une quinzaine d’autres manuscrits américains. Elle apparaît aussi sous les titres The Favorite New Federal Song Adapted to the President’s March et The Favorite American Federal Song.

Le cahier d’Alphonsine Roy aurait été constitué entre 1831, année de la fabrication du papier, et le 19 février 1844, date du mariage entre Norbert Dumas et Alphonsine Roy, qui troque alors son titre de mademoiselle – tel qu’écrit dans le manuscrit – contre celui de madame. Il serait encore plus plausible que le document ait été constitué autour de 1841, seule année où Louis Strimenski s’annonce dans la presse québécoise. Le manuscrit aurait donc été utilisé dans la métropole à l’époque durant laquelle Montréal est considéré comme le centre de la musique pour guitare au Canada[20]. Les personnes dont les noms sont écrits par Alphonsine Roy au folio 40vo – A. Berthelet, H. Lamothe, M. Lemoine et Mademoiselle Lamontagne – pourraient avoir participé à la copie de certaines oeuvres. Le manuscrit s’est par la suite retrouvé dans les archives familiales des Boucher de la Bruère probablement grâce aux relations amicales entre Alphonsine ou sa succession et le docteur Pierre-Claude Boucher de la Bruère ou son fils, l’honorable Pierre Boucher de la Bruère.

L’Office du soir – Le dimanche à Vêpres

Le lien entre la famille Boucher de la Bruère et le manuscrit intitulé L’Office du soir – Le dimanche à Vêpres semble plus évident (ill. 8). Ce document destiné au culte catholique aurait appartenu au docteur Pierre-Claude Boucher de la Bruère, qui était organiste de paroisse[21]. C’est d’ailleurs ce dernier qui semble avoir copié la plupart des oeuvres, essentiellement des accompagnements pour orgue de chants religieux en latin.

(ill. 8)

L’Office du soir – Dimanche à Vêpres, p. [1]. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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La reliure est artisanale et le papier, de format à l’italienne, est le même tout au long du recueil. Il comporte en filigrane la fleur de lys, l’écu de Strasbourg, le nom du fabricant Ruste & Turners et l’année 1822. Le manuscrit a donc été constitué peu de temps après 1822. Le document a été paginé de 1 à 24. L’écriture est élégante, ce qui prouve que le copiste s’est appliqué à la tâche. Toutefois, les pages 25 à 34 ont, au contraire, été écrites rapidement, probablement par une autre main, et les accompagnements sont parfois incomplets, la partie de basse n’ayant pas été transcrite.

Le document comporte des feuilles volantes sur lesquelles sont notées différentes pièces, soit la partie de soprano de quatre motets (Lauda Sion, Memorare, Veni Creator, Monstra te) sur du papier vélin, la Marche des gardes du pape également sur du papier vélin et la Marche impériale composée par Pierre-Claude Boucher de la Bruère et notée sur du papier de 1804 (ill. 9). En bas du recto de la feuille comportant la Marche impériale, le compositeur a noté « Pierre-Claude B. D. Labruère, le 22 juin 1824. Boucherville » et à la fin de la pièce, au verso, il a anglicisé son nom en « Peter Labruère ». Les deux marches se trouvent chacune dans un autre manuscrit du fonds De la Broquerie Fortier : la Marche des gardes du pape a été transcrite une dizaine d’années plus tard aux folios 16vo et 17ro du cahier d’Alphonsine Roy et la Marche impériale a été copiée aux pages 17 et 18 du cahier de Miss H. Barbier sous le titre Imperial March (ill. 10).

(ill. 9)

Pierre-Claude Boucher de la Bruère, « Marche impériale », mesures 1-6, version autographe, feuille volante de L’Office du soir – Dimanche à Vêpres. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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(ill. 10)

Pierre-Claude Boucher de la Bruère, « Imperial March », mesures 1-6, Cahier de Miss H. Barbier, p. 17. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Dans les deux versions de la Marche des gardes du pape, comme dans celles de la Marche impériale, la mélodie est identique, mais la partie de basse diffère (ill. 9 et 10). Ce phénomène est représentatif des traditions d’écriture de la musique pour bande militaire au xixe siècle, car les marches pour ce type d’ensemble étaient composées et diffusées sous forme de pièce pour piano. Vu les différences majeures dans la composition des divers orchestres d’harmonie, chaque directeur effectuait ses propres arrangements, modifiant la partie jouée par la main gauche, écrite de façon idiosyncratique pour le piano, en l’adaptant aux réalités techniques et stylistiques des instruments de la bande[22].

Le cahier de Miss H. Barbier

Plusieurs oeuvres canadiennes ont été copiées dans le cahier de Miss H. Barbier (ill. 11). En plus de l’Imperial March de Pierre-Claude Boucher de la Bruère, s’y trouvent la March de Zéphirin Gauvreau ainsi que des oeuvres de J. V. Hunt : Madame Govrau’s Quadrille et Quadrills Dedicated to Miss De Lanaudière. La presse québécoise[23] nous informe que le compositeur et organiste Zéphirin Gauvreau occupa des postes d’organiste à Rivière-du-Loup (aujourd’hui appelée Louiseville) en 1824, à Trois-Rivières en 1826, à New York en 1832[24] et probablement à Montréal en 1833. La dénommée « Madame Govrau » du quadrille de Hunt est sûrement Madeleine Duval, la femme qu’épousa Zéphirin Gauvreau le 8 octobre 1827 à Trois-Rivières. « Miss De Lanaudière » est quant à elle Marie-Charlotte Tarieu Taillant de Lanaudière, héritière d’une partie de la seigneurie de Lavaltrie et épouse de Barthélemy Joliette, notaire, député de Leinster de 1817 à 1820 et fondateur en 1823 du village de l’Industrie[25], rebaptisé Joliette en 1864.

(ill. 11)

(à gauche) Cahier de Miss H. Barbier. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

(à droite) Étiquette du relieur Campbell Bryson (détail).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Deux autres pièces pourraient avoir été composées au Québec : la 37 Regt Canadian March et la March du Désir Favorite de Mr Tabau Ptre. La première a pu être composée par J. V. Hunt, car il était le directeur de la bande militaire du 37e régiment. Cet ensemble a d’ailleurs joué la pièce lors d’un souper de la Saint-Patrick en 1820[26]. Quant à la March du Désir Favorite de Mr Tabau Ptre, elle pourrait être une composition inédite ou, au contraire, une oeuvre affectionnée par Pierre-Antoine Tabeau, organiste à la cathédrale Notre-Dame de Québec de 1807 à 1810, puis de 1815 à 1817[27] et curé à l’église Sainte-Famille de Boucherville de 1817 à 1831[28]. À cette époque, l’abbé Tabeau comptait d’ailleurs le docteur Pierre-Claude Boucher de la Bruère parmi ses paroissiens, à Boucherville[29].

En plus des marches et des quadrilles canadiens, le cahier de Miss H. Barbier contient surtout de la musique britannique pour piano-forte composée à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, dont un thème et 10 variations (Rousseau’s Dream – An Air with Variations par Johann Baptist Cramer), deux rondos de Matthias von Holst, plusieurs strathspeys de Niel Gow (le violoneux écossais le plus populaire du xviiie siècle), des marches, des reels et des quick steps. Le seul chant du manuscrit est The Pilgrim Fathers, dont le texte de la Britannique Felicia Dorothea Browne Hemans a été mis en musique par sa soeur Harriet Mary Browne Owen. Quelques marches américaines ont également été transcrites : la London March et la Washington March.

Le manuscrit aurait appartenu à une dénommée Miss H. Barbier, qui a apposé sa signature au recto du folio 1 et sur l’étiquette du relieur (ill. 11). La calligraphie ressemble à celle de Zoé Barbier, qui a écrit un poème-chanson sur deux feuilles volantes insérées entre les pages 4 et 5 de l’arrangement par Charles Frederick Horn de la Sinfonia for a Grand Orchestra Adapted for the Harpsichord or Pianoforte, Violin & Violoncello de Mozart. À côté de son nom, Zoé Barbier avait inscrit « Industrie 1842 ». Cette femme aurait donc écrit le poème-chanson dans la localité fondée par Barthélémy Joliette, l’époux de madame de Lanaudière. Lors de la composition de l’oeuvre, soit en 1842, « le village de l’Industrie contenait déjà quatre cents communiants[30] ». Des liens de parenté doivent sûrement lier Zoé Barbier, née Ducondu-Marchand, qui a épousé Joseph-Narcisse Barbier en 1836[31], Miss H. Barbier, la propriétaire du manuscrit, Louisa Barbier, dont le nom apparaît également sur l’étiquette du relieur, et le docteur Barbier, qui aurait conseillé en 1837 à Barthélemy Joliette de construire un marché à l’Industrie[32].

Le cahier de Miss H. Barbier aurait été constitué au plus tôt en 1823 – année de la fabrication du papier – et avant 1842, car le relieur Campbell Bryson avait pignon sur rue à cette époque au 24, rue Saint-François-Xavier tandis que l’étiquette collée sur la deuxième de couverture indique que son atelier était situé au numéro 20. La consultation de l’annuaire de Montréal, publié annuellement à partir de 1842, a permis de repérer les changements d’adresse depuis cette année-là. Les annuaires de 1842 à 1853 situent l’entreprise de Bryson au 24, rue Saint-François-Xavier. À partir de 1854, l’annuaire de Montréal indique que l’atelier de Bryson se trouve au 30 de la même rue. Puis, en 1858-1859, l’entreprise s’appelle désormais Bryson & Co. Campbell Bryson était non seulement relieur, mais aussi papetier, libraire et éditeur. Ses activités d’éditeur se déroulèrent entre 1841 et 1854, une période durant laquelle il publia 19 ouvrages scolaires, dont plusieurs réimpressions.

Le cahier d’O’Connor, Esq[uire]

La datation du sixième et dernier manuscrit, que nous nommons « cahier d’O’Connor, Esq[uire] », apparaît de prime abord difficile à déterminer (ill. 12). Le copiste n’a écrit aucune date et les filigranes ne permettent pas d’obtenir des informations temporelles précises sur la fabrication du papier. L’absence de repère biographique sur le propriétaire du document, un dénommé O’Connor, ajoute au mystère. Le choix du répertoire permet toutefois de situer dans le temps la copie des oeuvres, soit, probablement, dans les années 1810 ou 1820. En fait, The Garland of Love de James Hook a été présenté pour la première fois en 1806 et la contredanse La paysanne a aussi été retrouvée dans un manuscrit américain de 1818. De plus, la présentation en 1808 à Québec du drame historique Pizarro de Michael Kelly[33], dont est extraite la March in Pizarro, et en 1824 de la pantomime Blue Beard de Kelly[34] suggère que la copie est en lien avec ces événements.

(ill. 12)

Cahier d’O’Connor, Esq[uire], couverture et p. [1]. Centre d’archives de Québec, fonds De la Broquerie Fortier (P596).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

-> See the list of figures

Le cahier d’O’Connor, Esq[uire] diffère des cinq autres manuscrits par la disposition des pièces. Le répertoire profane écrit pour le clavecin ou le piano-forte est copié à partir du début du document et les oeuvres religieuses sont notées à l’envers, à partir du plat de derrière. Ce mode de copie s’avère commun pour les manuscrits comportant des pièces de types très différents[35].

O’Connor était probablement un officier anglophone qui faisait partie d’une bande militaire de Québec, en plus de jouer de l’orgue, du clavecin et du piano-forte. Tel que l’indique sa composition vocale Lovely Maid, il s’appelait James Jr O’Connor. Loin d’être un objet de collection, le manuscrit a été conçu comme un document pratique. O’Connor a ainsi écrit quelques notions théoriques concernant les armures sur la deuxième de couverture et il a noté les figures de quelques danses, à la manière du Livre de contredanses avec les figures. De plus, en bon Anglais d’origine, il a appliqué à ses pièces le doigté du système anglais, qui utilise la lettre « x », au lieu du chiffre 1, pour indiquer le jeu du pouce.

Du simple manuscrit au réseau national

Quelques manuscrits de musique du fonds De la Broquerie Fortier sont passés par les mains de six générations de Boucher de la Bruère. Alors que certains documents se sont transmis de père en fils, de père en fille ou de mère en fils, d’autres sont parvenus à la famille Boucher de la Bruère par des chemins insoupçonnés, voire inconnus. Il semble que la plupart des artéfacts musicaux ont transité par l’honorable Pierre Boucher de la Bruère, qui était en réalité un collectionneur de partitions de musique et de manuscrits. Les documents n’ont pas été achetés, mais plutôt légués en héritage ou offerts par des membres de la famille, des amis ou des connaissances. Les personnes étrangères à la famille dont le nom est associé à un manuscrit étaient généralement des gens prospères, cultivés, de profession libérale, qui ont gravité à un moment ou à un autre autour de la sphère politique. L’analyse de la circulation de ces ouvrages prouve que les Boucher de la Bruère, et en en particulier l’honorable Pierre Boucher de la Bruère, ont développé un réseau national, bilingue et pluridisciplinaire.

Pour l’histoire musicale du Canada, les manuscrits du fonds De la Broquerie Fortier constituent un joyau peu comparable. La diversité du répertoire, de l’origine des propriétaires, des époques de copie et des styles musicaux crée un riche bassin d’informations qui permet de compléter les données musicales fournies par la presse des années 1750 à 1850. Grâce à l’étude de ces manuscrits, nous pouvons entre autres remarquer la brusque et rapide pénétration du répertoire britannique après la Conquête en parallèle avec le délaissement tout aussi soudain des pièces d’origine française. Tout au long de la première moitié du xixe siècle, c’est au tour de la musique américaine, et dans une moindre mesure canadienne, de s’immiscer graduellement dans les manuscrits canadiens. Enfin, le cahier d’Alphonsine Roy, avec sa section pour guitare employant une tablature au xixe siècle, s’avère un document unique dans l’histoire musicale canadienne, voire mondiale.