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Introduction

Les principes d’équité, de diversité, d’inclusion et d’accessibilité occupent une place de plus en plus prédominante dans l’horizon de la recherche au Québec et au Canada, en sciences de l’éducation comme en sciences sociales. Les organismes subventionnaires du Canada (Conseil de recherches en sciences humaines du Canada; CRSH) et du Québec (Fonds de recherche du Québec; FRQ) exigent une élaboration concrète et exhaustive de l’alignement des activités et du déploiement de la recherche avec ces dimensions, ainsi qu’une mise en oeuvre de leur fonctionnement à toutes les étapes de la recherche, en lien avec leurs plans stratégiques pour la recherche (CRSH, 2021a, 2021b; FRQ, 2021). Dans ce contexte, le CRSH s’engage, dans son plan stratégique, à mettre en oeuvre une stratégie intitulée : « Renforcer le leadership mondial du Canada dans le domaine de la recherche en sciences sociales et humaines ». Parmi les moyens cités dans cette stratégie, nous retenons trois orientations principales : 1) faire « progresser l’équité, la diversité et l’inclusion », 2) renforcer « la capacité de recherche autochtone » et 3) favoriser « les collaborations interdisciplinaires et internationales en recherche ». Le FRQ opte plutôt pour l’approfondissement de quatre objectifs, définis dans son plan d’action, soit : 1) « faire de l’EDI[1] des valeurs phares », 2) « assurer l’équité dans l’accès au financement des FRQ »; 3) « soutenir et accélérer la démarche du milieu de la recherche vers l’excellence inclusive » et 4) « accélérer l’avancement et le partage des connaissances en matière d’EDI ». Nous notons des similitudes entre les termes employés dans les objectifs (« assurer », « accélérer », « soutenir »), qui font écho au désir d’action et de mobilisation de la part des organismes subventionnaires. Dès lors, les retombées de ces dimensions doivent dépasser les propositions métaphoriques et se concrétiser en gestes tangibles, comme l’exigent les institutions et les organismes subventionnaires. À titre d’exemple, des gestes réels comme le recrutement de membres diversifiés au sein d’équipes de recherche (diversification sur les plans du genre, de l’ethnicité, de la culture, de la langue et de la neurodiversité) ou la rémunération convenable des spécialistes issus de certaines minorités doivent devenir une priorité. Les fonds publics s’engagent donc à mettre en oeuvre des directives découlant d’enjeux sociétaires importants liés à l’EDIA. Plus largement, ces structures budgétaires servent à assurer le bien-être des personnes marginalisées ou sous-représentées (communautés noires, autochtones, immigrantes et LGBTQ+) dans le domaine de l’éducation, ce qui comprend les élèves[2], le personnel enseignant, les directions d’écoles, les conseillers et conseillères pédagogiques et le ministère de l’Éducation, dans une perspective non discriminatoire, relationnelle, édifiante, respectueuse et humaine.

En parallèle avec ces axes stratégiques, les questions d’EDIA qui nous préoccupent ont fait l’objet d’une revue de la littérature exhaustive préparée entre les mois de janvier et septembre 2021. En effet, dans le cadre de notre projet de synthèse des connaissances soutenu par le CRSH et le Centre de compétences futures de l’Université Ryerson, notre équipe de recherche diversifiée[3] a effectué un survol des études empiriques (2011-2020) qui s’intéressent à la mise en oeuvre de l’EDIA dans les programmes de formation à l’école dans les provinces canadiennes – surtout en littératie numérique et dans les disciplines des sciences, des technologies, de l’ingénierie, des arts et des mathématiques (STIAM). Nos recherches, axées sur les critères d’inclusion de genre, de race et d’ethnicité, nous ont menée à rédiger un rapport faisant la lumière sur cinq secteurs d’activité du milieu scolaire, qui gagneraient à adopter des pratiques plus inclusives. En particulier, dans le rapport, nous avons sondé les études qui touchaient particulièrement ces questions dans une optique intersectionnelle – pour les besoins de celui-ci, nous avons délaissé la question de neurodiversité, compte tenu des limites formelles auxquelles l’équipe était soumise (c.-à-d., un rapport de 40 pages). Dans le présent article, nous suggérons une utilisation et un transfert de ces concepts dans l’enseignement de la littérature en contexte numérique, un de nos domaines de pratique. Nous appliquons les résultats de nos recherches à cette discipline émergente, dans l’optique d’offrir à la communauté scientifique et aux intervenants du milieu scolaire des jalons propres aux travaux utilisant l’EDIA pour l’enseignement de la littérature en contexte numérique.

1. Problématique et cadre conceptuel : contexte pandémique, iniquités sociales, EDIA et recours au numérique

La pandémie de la COVID-19 a accentué les iniquités sociales et numériques déjà présentes dans les écoles (Collin et al., 2015) et a entraîné des changements considérables dans l’exercice de la profession enseignante au Québec (Chandra et al., 2020; Coulombe et al., 2020). Les fractures numériques, c’est-à-dire les iniquités relatives à l’accès aux nouvelles technologies, se sont accentuées lors de cette période (Correia, 2020; Gandolfi et al., 2021) et ont engendré le recours obligatoire à l’école virtuelle au Québec, une mesure qui a provoqué des complications sur les plans pédagogique et didactique (Carignan et al., 2021). De plus, ces iniquités ont entraîné des mouvements sociaux amplifiant le besoin de pallier les injustices sociales. Par exemple, aux États-Unis, les études empiriques se sont inspirées des mouvements abolitionnistes pour avancer la recherche sur l’activisme, stimuler l’équité dans les espaces numériques, lancer des conversations utiles pour la formation des maîtres et actualiser les programmes de formation (Price-Dennis et Sealey-Ruiz, 2021). Dans cette visée, les travaux de Price-Dennis et Sealey-Ruiz (2021) soulignent l’importance d’aider le personnel enseignant à inclure du contenu multimodal pour lutter contre le racisme dans leur planification scolaire. Ils offrent aussi un modèle conceptuel ayant pour objet la multimodalité critique, qui cultive l’engagement communautaire et l’équité en contexte d’apprentissage, à l’instar de travaux qui s’inscrivent dans la lignée des « Black Girls’ Digital Literacies » (Garcia et al., 2020; Price-Dennis, 2016; Price-Dennis et Muhammad, 2021). Parallèlement à ces travaux, en contexte pandémique, d’autres études ont appelé à l’engagement et au soutien communautaire pour venir en aide aux parents, aux élèves et au personnel enseignant afin d’aborder des sujets sous-jacents au concept d’intersectionnalité (tel que théorisé par Crenshaw en 1989), comme les liens entre le racisme, les iniquités sociales et la maîtrise de compétences numériques (Gandolfi et al., 2021). Les enjeux de ces études révèlent leur importance non seulement pédagogique, mais aussi sociale, dans un climat sociétal où la théorie ethnocritique (Critical Race Theory), et plus largement l’enseignement abolitionniste, font l’objet de censure, d’interdictions, de renvois et de poursuites judiciaires aux États-Unis (Lynn et Dixson, 2021).

Notre article contribue à l’avancement d’une partie de ces connaissances, dans la mesure où il s’insère dans les travaux accentuant l’intérêt collectif pour les dimensions de l’EDIA en contexte appliqué à l’école. Dans le but d’étendre les retombées de cet apport, et à la lumière des conclusions de notre rapport de synthèse, nous posons la question de recherche suivante : quelles retombées théoriques relatives aux questions d’EDIA sont transférables à l’enseignement de la littérature avec le numérique? Cette question nous permettra d’atteindre l’objectif général de recherche, qui vise l’établissement de balises relatives à l’EDIA utiles à l’ensemble des acteurs pédagogiques oeuvrant dans le domaine de la didactique de la littérature.

Figure 1

Conceptualisation de la problématique et des enjeux liés à l’EDIA à l’ère du numérique et en contexte pandémique

Conceptualisation de la problématique et des enjeux liés à l’EDIA à l’ère du numérique et en contexte pandémique

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1.1. Enseignement de la littérature avec le numérique : aperçu des travaux et référentiel des compétences en littératie médiatique multimodale

La Revue de recherches en littératie médiatique multimodale a été l’une des premières, sinon la première au Québec, à innover dans la recherche sur l’enseignement de la littérature avec le numérique grâce à la publication d’études empiriques et de numéros thématiques traitant de ce domaine en émergence. Ce champ de recherche se renouvelle ponctuellement lorsque de nouveaux outils numériques font leur entrée en milieu scolaire et tend à être ouvert aux identités complexes et diversifiées des jeunes. Cette lignée d’études entraîne un questionnement nécessaire sur les manières dites traditionnelles d’enseigner la littérature en classe de français au Québec. Par exemple, l’enseignement de la littérature avec le numérique comporte des dimensions didactiques, littéraires et technocentriques, et donne lieu à l’appropriation de « technotextes » (Acerra et al., 2021). Cette didactisation des oeuvres s’opère graduellement lors de démarches interactives relatives à l’appropriation fictionnelle, interactive et structurelle des oeuvres (Acerra et al., 2021). Elle requiert également une accessibilité au matériel numérique à visée didactique en milieu scolaire. À ce sujet, les exigences imposées par la plupart des écoles québécoises, surtout privées, obligent les familles à se munir d’outils numériques à modalité tactile comme l’iPad (Beaudry et Brehm, 2017). Par conséquent, les tablettes numériques ont progressivement gagné en popularité au cours des dix dernières années au Québec, et plusieurs études réalisées en contexte québécois témoignent de leur usage en classe de français au primaire et au secondaire dans un dessein didactique (Acerra et al., 2021; Beaudry et Brehm, 2017; Lacelle et al., 2017; Lacelle et Lieutier, 2014; Montésinos-Gelet et al., 2015). Ces travaux contribuent, entre autres, à l’avancement des recherches qui font écho au cadre et au référentiel de compétences en littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2015) et, parallèlement, se rattachent au développement de compétences scripturales (Crête-D’Avignon et al., 2014).

Au cours d’une étude de cas qualitative menée auprès d’une enseignante du secondaire dans une école privée, Beaudry et Brehm (2017) ont dressé un portrait mesuré et factuel de l’implantation d’outils numériques à des fins didactiques. Les auteurs rappellent l’utilité de l’iPad comme vecteur d’apprentissage en contexte numérique, notamment pour la didactique de la littérature. Ils soulignent aussi le manque d’accompagnement du personnel enseignant dans son exploration des outils numériques à des fins didactiques. Même si l’iPad n’est pas utilisé couramment, ils démontrent qu’il est possible de s’en servir à des fins de rédaction collaborative de billets de blogue en réponse à une oeuvre littéraire lue. Ils expliquent aussi l’incidence positive de ces gestes sur les procédés d’écriture des élèves du secondaire. Les auteurs offrent toutefois une perspective nuancée de l’usage de cet outil et invitent davantage de chercheurs à s’intéresser à l’appui et à la formation continue du corps enseignant.

Du côté de la France et de la Suisse, le recours aux plateformes numériques comme BookTube pour l’enseignement de la littérature remplit la promesse de déclencher, chez les adolescents, des procédés d’appropriation d’univers narratifs (concision, choix spatiotemporels, gestes d’édition) relatifs à la maîtrise et à la mobilisation de compétences en littératie médiatique multimodale en contexte de réception (Gennaï et Eugène, 2018), tout en conciliant la didactique du français et l’éducation aux médias (Depallens et Capt, 2019). L’enseignement de la littérature grâce à d’autres outils numériques comme l’iPad gagne également en popularité en France (Brunel et Bouchardon, 2020) et sert notamment à l’explicitation et à la maîtrise de compétences en littératie médiatique multimodale qui visent l’appropriation d’univers narratifs par le biais de configurations transsémiotiques combinant la maîtrise de gestes combinant la lecture et l’écriture. Dans une étude de cas réalisée dans deux écoles comprenant des classes de CM1 et de CM2 en France, il a été prouvé que la maîtrise de compétences multimodales en lecture par le biais d’applications numériques dépend de manoeuvres et de manipulations narratives complexes, lesquelles doivent être enseignées explicitement en contexte didactique (Acerra, 2020). Ces études nous rappellent la nature émergente des littératies (Lemieux, 2020) et nous invitent à prendre en considération les différents gestes didactiques ainsi que les identités plurielles des sujets lecteurs en situation de lecture multimodale.

Force est de reconnaître que la question de la diversification des identités des sujets lecteurs, étudiée, tant en contexte monomodal (Sauvaire, 2015) que multimodal (Lemieux et Lacelle, 2016), demeure pertinente en contexte de réception dans le cadre de l’enseignement de la littérature avec le numérique. Notre survol des études employant les ressources numériques pour l’enseignement de la littérature indique nombre de constats qui vont de l’usage des outils aux finalités des corpus et appellent, d’un point de vue de la sociocritique, à l’inclusion de considérations liées à l’EDIA dans une visée élargie. C’est dans cette optique que nous présentons les constats de notre rapport sur l’EDIA et que nous tissons des liens avec les propositions mises de l’avant dans les études empiriques sur l’enseignement de la littérature avec le numérique. Parallèlement, en lien avec le numéro thématique, nous offrons quelques pistes de recommandations et de recherches futures sur la littératie communautaire à la partie 3.5 sur l’engagement communautaire.

2. Approche méthodologique

Dans notre démarche méthodologique, nous nous inspirons des recommandations de McGregor (2018) en ce qui a trait aux articles théoriques. À cet effet, nous présentons des dimensions théoriques issues d’un rapport de synthèse de connaissances (Lemieux et al., sous presse), que nous avons dirigé en 2021. À des fins méthodologiques, nous reprenons les concepts sous-jacents aux constats que nous avons formulés et synthétisés dans le rapport subventionné par le CRSH. Dans le cadre de ce travail, nous nous sommes penchée sur les principes d’équité, de diversité, d’inclusion et d’accessibilité relativement aux programmes de formation au Canada (comme mentionné dans l’introduction), dans la visée élargie de reconnaître ces mesures pour l’exercice de la profession enseignante et dans les programmes provinciaux de formation à l’école. Nous avons recensé une soixantaine d’articles pour la synthèse des connaissances dans le rapport[4]. De cet exercice sont ressortis cinq thèmes principaux, que nous abordons dans la partie suivante et que nous avons appliqués pour l’enseignement de la littérature avec le numérique – dans cet exercice nous avons recensé des écrits et des articles spécifiques à ce domaine. L’objectif de cet exercice est d’ultimement fournir des définitions bonifiées des concepts d’équité, de diversité, d’inclusion et d’accessibilité à la communauté scientifique. Ces définitions se trouvent à la fin de l’article, dans le tableau 1.

3. Équité, diversité, inclusion et accessibilité : quels rôles et quelle portée pour l’enseignement de la littérature avec le numérique? Cinq domaines à explorer

Dans cette partie, nous adoptons une démarche transversale pour la recension et la synthèse des écrits afin de dégager des constats pertinents pour les cinq domaines du milieu scolaire qui, selon notre rapport de synthèse des connaissances, gagneraient à mettre en place des mesures d’actions concrètes centrées sur l’EDIA. À cette fin, nous reconnaissons les avancées déjà proposées sur la théorie ethnocritique, étroitement liée à l’EDIA et étudiée par plusieurs chercheurs anglo-saxons (voir notamment DeCuir et Dixson, 2004; Gillborn, 2015; Ladson-Billings et Tate, 1995; Leonardo, 2013). On ne peut parler d’EDIA sans aborder les concepts fondamentaux liés à l’intersectionnalité, à la race, au genre, à la neurodiversité et à l’ethnicité dans nos écoles, et nous reconnaissons leur apport indispensable à la création d’une société et d’un système éducatif plus justes et équitables. De plus, nous appliquons les constats découlant de notre rapport à une autre discipline, soit à l’enseignement de la littérature avec le numérique, dans une perspective transdisciplinaire destinée aux processus de réception-production, à la lumière d’études menées dans ce contexte qui ont démontré l’alignement de ces champs disciplinaires à l’ère de la multimodalité (Unsworth et al., 2022) en ce qui a trait aux compétences en littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2017). À cette fin et dans un contexte d’application de concepts, nous reconnaissons également les définitions mises de l’avant par Lacelle et Lieutier (2014) sur les trois types de littérature numérique, soient : 1) la littérature virtuelle (p. ex., oeuvres numérisées, billets de blogue, contenu disponible sur Internet), 2) la cyberlittérature (dont l’interface virtuelle dicte l’interaction avec le contenu selon le support numérique) et 3) la littérature augmentée (p. ex., applications mobiles, vidéoludicité, adaptations).

3.1. Programmes de formation et leur contenu

À l’issue de la rédaction de notre rapport, nous avons constaté que les travaux de recherche recensés soulignaient l’importance d’adopter des approches centrées sur les élèves. Entre autres, les méthodes didactiques axées sur le constructivisme et l’approche par projets demeurent pertinentes sur le plan culturel pour l’ensemble des élèves et permettent de célébrer la diversité raciale et des genres. Pour ce faire, le corpus d’oeuvres enseignées doit être varié, tant dans les représentations des personnages (figures diversifiées sur les plans de la race, du genre et de la neurodiversité) que dans le déroulement des récits (p. ex., arc narratif qui célèbre les exploits de personnages autochtones au lieu de mettre en lumière une vision réductrice des difficultés auxquelles ils sont confrontés dans la trame narrative; ou récit qui illustre l’affirmation positive de l’identité d’un personnage LGBTQ+ plutôt que de simplement mettre en valeur des enjeux liés à l’intimidation). Ainsi, les séquences didactiques gagneraient à s’inspirer de l’inclusion des postures affectives des jeunes sujets lecteurs, en contexte de contre-narration multimodale, pour tenir compte des enjeux relatifs à la théorie ethnocritique (Dernikos, 2018; Mills et Unsworth, 2018) et aux dimensions relatives à l’EDIA. À l’instar de chercheurs canadiens influents (p. ex., Dei, 2000; Ibrahim, 2000), nous proposons également que les enseignants et enseignantes, les conseillers et conseillères pédagogiques, ainsi que l’ensemble des responsables de la mise en oeuvre des programmes de formation articulent et élaborent des séquences didactiques dans un dessein de manifestation de la justice sociale plutôt qu’à des fins de reproduction systématique et automatisée. Dans un contexte d’enseignement de la littérature avec le numérique et dans une perspective intersectionnelle, nous nous inspirons de la modélisation pour la sélection d’un corpus centré sur les histoires et les voix des populations historiquement marginalisées (Jiménez, 2021), qui s’applique notamment en contexte numérique. Selon le modèle de Jiménez (2021), un livre destiné à l’enseignement comporte les cinq aspects suivants : 1) une représentation authentique des individus marginalisés aux identités complexes, qui ne sont pas accessoires à la quête narrative d’un personnage blanc, 2) des séquences narratives qui luttent contre les stéréotypes envers les communautés marginalisées, 3) un univers narratif qui est pertinent aux yeux des élèves, 4) des histoires qui stimulent l’investissement et la pensée critique des sujets lecteurs et 5) du contenu qui couvre entièrement les compétences en lecture-écriture (ou en littératie médiatique multimodale, si on inclut l’enseignement de la littérature avec le numérique). En ce qui concerne l’utilisation des outils numériques en didactique de la littérature, ces cinq assises pour la sélection d’oeuvres valent pour le choix d’oeuvres numériques à des fins d’enseignement. Pour les modalités d’usage des plateformes numériques, un meilleur accès aux ressources numériques dans les écoles doit s’accompagner d’un soutien continu axé sur la justice sociale, ainsi que du personnel enseignant et des conseillers et conseillères pédagogiques formés en la matière. Au paragraphe 3.2, nous expliquons les balises de cette formation pour l’enseignement de la littérature avec le numérique en prenant en compte l’EDIA.

3.2. Formation des maîtres et formation continue

En ce qui concerne la formation initiale des maîtres et la formation continue, les recommandations du rapport montrent l’importance de la sensibilisation aux approches pédagogiques centrées sur les identités des élèves, qui reflètent leurs pratiques numériques en contexte appliqué et qui requièrent des habiletés et des connaissances sur l’antiracisme, les compétences et les bagages (inter)culturels – dans une visée de justice sociale qui reflète l’EDIA pour l’ensemble des élèves. La plupart des études examinées souscrivent au fait qu’il manque ce type de formation continue à travers le Canada et que les programmes de formation continue doivent recruter davantage de formateurs et formatrices aux identités diversifiées et aux perspectives multiples. Le développement de la conscience du personnel enseignant par rapport aux différentes cultures et à leurs propres sensibilités linguistiques comporte une incidence sur leur capacité à offrir la même chance à tous les élèves de maîtriser les compétences de base en littératie (Smith et al., 2020). De plus, en milieu défavorisé où les iniquités perdurent souvent (entre autres, en littératie), les enseignants gagnent à employer des stratégies d’apprentissage favorisant l’apprentissage par la lecture et l’autorégulation dans leurs classes (Cartier et al., 2012). Nous reconnaissons l’apport de ces stratégies à divers domaines, et le potentiel qu’elles peuvent générer pour l’enseignement de la littérature par le numérique.

Nous notons les contributions importantes de Kanouté (2007) au domaine de la formation en sciences de l’éducation au Québec relativement à l’antiracisme, à l’équité et à la notion de vivre ensemble, et nous envisageons également des liens pour la formation avec les outils numériques et l’enseignement de ceux-ci à des fins didactiques. Entre autres, une formation sur l’EDIA et l’usage du numérique pour l’enseignement de la littérature peut s’avérer utile pour défaire les préjugés ethnoculturels et pallier les systèmes discriminatoires, car de telles conversations sur l’accès aux technologies peuvent refléter des gestes d’EDIA. À des fins de formation, ces ateliers doivent accroître les connaissances sur les pédagogies pertinentes du point de vue culturel (Maloney et al., 2019) en employant les littératies critiques dans une perspective d’équité, de diversité, d’inclusion et d’accessibilité (Vasquez et al., 2019), et doivent se dérouler de manière continue et non ponctuelle (Price-Dennis et Sealey-Ruiz, 2021). La formation des maîtres tout comme la formation continue demeurent intimement liées à la nécessité de répondre aux besoins des élèves dans une perspective d’EDIA, besoins que nous abordons au point suivant.

3.3. Besoins des élèves

Notre rapport souligne l’importance de répondre aux besoins des élèves sous-représentés ou marginalisés par des structures scolaires et institutionnelles marginalistes et éprouvant de la difficulté à évoquer un sentiment d’appartenance dans certaines disciplines (p. ex., STIAM), lesquelles ont été généralement conçues par et pour des hommes blancs, hétérosexuels et issus de la classe moyenne. Pour créer des environnements d’apprentissage inclusifs, équitables, diversifiés et accessibles, il importe de lutter contre les stéréotypes associés à la réussite dans certaines disciplines. En ce qui concerne la didactique de la littérature et l’usage du numérique, nous traduisons ces recommandations par la nécessité d’offrir des occasions de cocréation aux élèves et aux différents intervenants pédagogiques issus du milieu scolaire (Lacelle et al., 2019; Maloney et al., 2019). En outre, le choix des oeuvres dans une démarche cocréative demeure primordial pour répondre au besoin d’explorer des représentations fictionnelles diverses, un concept que nous avons explicité au point 3.1. De plus, le personnel enseignant peut répondre aux besoins des élèves en élaborant des activités culturellement pertinentes liées au concept de localisation et d’espace, comme l’arpentage géographique et culturel, la sécurité d’un quartier et l’inclusion de perspectives autochtones, qui sont des exemples permettant d’accueillir des idées multiples et de combattre la notion fallacieuse de neutralité d’un texte (Vasquez et al., 2019). Il importe, pour répondre aux besoins des élèves dans un contexte d’appropriation d’oeuvres littéraires avec le numérique, de créer des espaces pour de tels échanges et d’y consacrer du temps, tant dans la salle de classe qu’à l’extérieur de celle-ci. Nous convenons que les enjeux relatifs aux espaces d’enseignement relèvent de politiques éducatives et de structures mises en place, sujet que nous abordons au point 3.4.

3.4. Politiques et structures

L’institutionnalisation de certaines politiques éducatives entraîne de la discrimination dans les écoles et perpétue l’homogénéité participative dans certaines disciplines. Les réformes doivent ausculter les barrières intersectionnelles et prioriser le bien-être des élèves. Un appui financier adéquat pour les programmes liés à la justice sociale, associé à une clarification des politiques et des structures en place, est recommandé pour contribuer à la réussite et au bien-être des élèves. Nous nous inspirons de ces recommandations et soulignons les travaux de Dei (2019) sur la résistance « décoloniale » en ce qui a trait aux politiques et aux structures institutionnelles en sciences de l’éducation et en littératie. Dans le contexte de l’enseignement de la littérature avec le numérique et compte tenu des perspectives proposées par Dei (2019), il importe de démystifier la didactique de la littérature en comprenant que, à la base, l’enseignement des langues (et par conséquent l’acquisition de compétences en littératie) est souvent ancré dans des systèmes de lutte et de pouvoir (réussite, récompenses, corrections, punitions). Il importe donc, selon Dei (2019), d’articuler la littératie autour de processus de partage, de réciprocité, de collaboration, de respect, de restauration et de maintien de relations saines et durables. Les politiques identitaires et la production de savoir, la diversité des communautés, la notion de différence et les littératies autochtones comme pédagogies transgressives font partie des quatre pôles sous-jacents à l’EDIA d’après Dei (2019). Pour l’enseignement de la littérature avec le numérique, ces normes à caractère institutionnel peuvent se traduire par l’adoption d’un accès équitable à des programmes qui favorisent le maintien et le développement de la justice sociale (Maloney et al., 2019) et qui assurent l’accès aux outils numériques nécessaires pour l’appropriation d’oeuvres littéraires numériques dans un contexte d’EDIA. Dans cette perspective, l’enseignement-apprentissage de la littérature doit viser l’exploration de littératures antiraciste et abolitionniste célébrant des figures aux identités diverses, aux intersections du genre, de la race et de la neurodiversité. Nous reconnaissons qu’une des façons les plus avenantes d’intégrer les principes d’EDIA de manière responsable et sérieuse est de s’investir dans le bien-être des communautés, en veillant à ce que leurs voix soient entendues et respectées. Nous approfondissons ce sujet au point 3.5 dans le contexte de l’enseignement de la littérature avec le numérique.

3.5. Engagement communautaire

Les élèves bénéficient du soutien de leur communauté pour réussir. La famille, les personnes âgées, le personnel enseignant, les directions d’écoles, les conseillers et conseillères pédagogiques, le personnel de soutien et les organismes communautaires peuvent tous aider les jeunes à développer un sentiment d’appartenance à l’école dans certaines disciplines. Les programmes communautaires demeurent particulièrement utiles au développement des identités diversifiées des jeunes, à leur accès à différents services et, de surcroît, à leur réussite scolaire (Rahm et al., 2012). Nous estimons que les programmes communautaires axés sur le développement de compétences en littératie médiatique multimodale demeurent essentiels pour l’enseignement de la littérature avec le numérique, tout comme les collaborations actives avec des communautés marginalisées dans une optique de partage, comme le rappellent Dei (2019) et Maloney et al. (2019). Finalement, tel que l’indiquent Mirra et Garcia (2021), les salles de classe doivent être envisagées comme des parties intégrantes de la communauté plutôt que des locaux dans lesquels on prépare les jeunes à la « vraie vie ». Dans un contexte d’enseignement de la littérature avec le numérique dans une perspective d’EDIA, l’implication des communautés correspond à la cocréation de projets numériques (Lacelle et al., 2019), à la compréhension interculturelle et au développement de l’empathie civique par la pédagogie critique axée sur l’action et la mobilisation collective et surpassant l’appréhension individuelle d’oeuvres multimodales (Mirra et Garcia, 2021). L’appel aux auteurs et aux autrices, la collaboration avec des communautés sous-représentées qui créent du contenu littéraire numérique, l’implication d’organismes sans but lucratif dans le domaine de l’édition ou de la conception numérique et la présentation de philosophies critiques de personnes autochtones non blanches ou non hétérosexuelles constituent des pistes d’exploration futures pour l’EDIA dans le contexte de l’enseignement de la littérature avec le numérique.

4. Discussion : contributions conceptuelles de l’EDIA pour l’enseignement de la littérature avec le numérique

4.1. Définitions des concepts d’EDIA

Nous reprenons les définitions de l’EDIA mises de l’avant dans notre rapport (Lemieux et al., sous presse) et avons opté pour une traduction libre et succincte de ces concepts pour les fins de l’article. Nous regroupons ces concepts et leurs définitions respectives dans le tableau 1.

Tableau 1

Bonification des définitions au regard des constats relatifs à l’enseignement de la littérature avec le numérique

Bonification des définitions au regard des constats relatifs à l’enseignement de la littérature avec le numérique

Tableau 1 (continuation)

Bonification des définitions au regard des constats relatifs à l’enseignement de la littérature avec le numérique

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Le tableau 1 fournit des définitions de termes issus du rapport à des fins d’identification des jalons scientifiques relatifs aux travaux que nous avons passés en revue. Ces définitions ont été bonifiées au regard de l’application des assises théoriques relatives à l’enseignement de la littérature avec le numérique.

4.2. Éthique et considérations sur la posture des chercheurs

Plusieurs études empiriques appellent à la transparence des chercheurs dans leur posture par rapport aux études qu’ils mènent ou qu’ils veulent mener à bien, notamment quant aux valeurs du chercheur, à ses perspectives, à l’approche et aux méthodologies choisies par rapport au sujet d’étude, à ses pratiques de citation et à sa manière d’expliciter les retombées de la recherche. Cette pratique relève de la responsabilité des chercheurs oeuvrant dans une multitude de domaines (Manohar et al., 2017), y compris en sciences de l’éducation (Milner IV, 2007). Nous reconnaissons la portée éthique de cette pratique et en appliquons les principes, même dans un article théorique, particulièrement en ce qui a trait à l’identification des façons de voir le monde (qui se rapporte à une question épistémologique) et à l’accès à la « vérité scientifique » (qui est d’ordre ontologique). Nous avons adopté une démarche – une parmi tant d’autres – qui permet en conclusion de clarifier notre rapport à la recherche menée, et d’y apporter une perspective ancrée dans cette contextualisation. Nous n’entrons pas dans une démarche prescriptive à cet effet pour l’ensemble des communautés scientifiques travaillant sur l’EDIA, mais nous souhaitons offrir cette possibilité à ceux et celles qui jugent cet exercice pertinent et utile. Notamment, nous jugeons que l’articulation de définitions sur l’EDIA à partir d’une synthèse des connaissances relève d’un exercice profondément teinté de responsabilité envers la réflexivité et la posture des chercheurs (voir, p. ex., Ahmed, 2007), lesquels sont à leur tour influencés par des forces externes qui dictent la production de connaissances (p. ex., l’institutionnalisation des savoirs). Entre autres, nous ne représentons pas toutes les communautés marginalisées et notre voix est externe aux communautés noires et autochtones, bien que nous ayons collaboré brièvement avec la commission scolaire Mi’kmaw Kina’matnewey, à Millbrook, en Nouvelle-Écosse à titre de conseillère lors de deux séances de formation continue. En soi, notre posture, notre dévoilement et notre réflexivité offrent une contextualisation à notre travail, lequel constitue en soi un processus qui interroge les notions de pouvoir dans la production de connaissances (voir, p. ex., l’étude de Laliberté et Schurr, 2015). C’est une des raisons pour lesquelles nous avons fait appel à des spécialistes et les avons rémunérés dans le cadre de notre rapport. Notre équipe de recherche est diversifiée sur les plans ethnoculturels, linguistiques, et du genre. Nous convenons également que notre poste de professeure est accompagné de privilèges que nous ne tenons pas pour acquis. Néanmoins, nous provenons de la classe moyenne, ce qui requiert une prise de conscience, nécessaire (Milner IV, 2007), sur les manières de mener des projets et des travaux de recherche. Les identités étant intersectionnelles, nous sommes également confrontée, en tant que femme et membre de la communauté LGBTQ+, à des situations qui limitent notre présence (tant matérielle que physique), étant donné les dangers liés à la condamnation et à la ségrégation de personnes de notre communauté (p. ex., dans certains états des États-Unis, l’interdiction de recevoir des traitements médicaux et, dans certains pays, le risque d’emprisonnement). Nous reconnaissons les risques auxquels nous nous exposons en divulguant ces renseignements, mais nous jugeons cet exercice bénéfique, responsable et nécessaire pour informer la communauté scientifique par rapport aux enjeux éthiques relatifs à cette transparence. Nous maintenons, à l’instar de plusieurs collègues, que le travail collaboratif avec les communautés marginalisées (p. ex., notre travail réalisé en contexte communautaire avec des populations marginalisées dans le cadre du projet CLARI, voir Lemieux et Beaton, sous presse) et les élèves (p. ex., pour le choix d’oeuvres) demeure une façon responsable d’effectuer des travaux de recherche.

Conclusion

Dans cet article théorique et conceptuel, nous avons présenté cinq domaines d’exploration principaux émanant d’un rapport de recherche sur l’équité, la diversité, l’inclusion et l’accessibilité, champs qui font preuve de pertinence pour l’enseignement de la littérature avec le numérique. Ce travail a contribué à l’élaboration et à l’amélioration des définitions de l’EDIA en contexte d’enseignement de la littérature avec le numérique. Nous reconnaissons que les apports théoriques mis de l’avant dans le présent article s’inscrivent dans un cadre didactique transdisciplinaire précis. Les définitions que nous avons offertes, par leur forme, restent succinctes et ne reflètent qu’une partie des enjeux sous-jacents à l’EDIA pour l’enseignement de la littérature avec le numérique. Les travaux de recherche à venir pourront explorer l’apport de l’EDIA sur les pratiques pédagogiques adoptées en classe dans une multitude de contextes disciplinaires et transdisciplinaires, et s’accordent avec, par exemple, de récentes études en bibliothéconomie (White et Martel, 2021).

Nous espérons que ce cadre malléable, complexe et non linéaire pourra éclairer des acteurs du milieu de l’éducation, qu’il s’agisse de membres de la direction d’écoles ou du ministère, du corps enseignant ou des conseillers et conseillères pédagogiques. La complexité de ces concepts nous rappelle l’élargissement de certaines disciplines, dont celle de la didactique de la littérature au secondaire (Lacelle et al., 2017; Lemieux, 2020), et nous encourageons la communauté scientifique à mener des études transdisciplinaires qui étendent ces concepts afin de bonifier les référentiels de compétences utiles aux programmes de formation non seulement au Québec, mais également à l’échelle mondiale.