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Au cours des dernières années, sous l’impulsion des nouvelles technologies, l’usage d’outils numériques s’est considérablement développé dans le cours de littérature, allant de la simple projection d’un diaporama par le professeur à des projets d’envergure, proposant par exemple aux élèves la réalisation d’une oeuvre numérique collaborative écrite dans les marges d’un récit étudié en classe. Se pose alors pour le chercheur la question suivante : comment évaluer avec pertinence l’efficacité de l’outil numérique lors d’une séance de lecture littéraire? C’est à cette question que s’est confrontée notre équipe, menant une recherche sur Glose[1], une « application de lecture pour la classe », recherche conduite auprès d’une vingtaine de professeurs volontaires[2], entre 2017 et 2020. Après de nombreux tâtonnements, nous avons opéré deux choix méthodologiques : nous avons en effet décidé d’évaluer l’efficacité de cet outil à l’aune des objectifs que se fixe l’enseignant selon la conception de la lecture littéraire qui est la sienne, d’une part. Et par le filtre d’un outil conceptuel qui sont les trois composantes du contrat didactique : la topogenèse, la mésogenèse, la chronogenèse (Brousseau, 1998; Chevallard, 1985; Sensevy, 2007), d’autre part. La problématique de cet article est donc la suivante : dans quelle mesure cet outil conceptuel des trois genèses est-il opératoire pour évaluer l’efficacité de l’application numérique Glose? Et, plus généralement, celle d’autres outils numériques en classe de littérature?

Nous présenterons dans un premier temps notre cadre théorique, puis dans un second temps une étude comparée de deux séances de lecture littéraire menée avec l’application Glose.

1. Cadre théorique : la lecture littéraire scolaire face aux trois composantes du contrat didactique

La lecture littéraire telle qu’elle est pratiquée dans le système scolaire français depuis le début des années 80 jusqu’à aujourd’hui, est l’héritière des théories de la lecture apparues dans les années 70, pour lesquelles « la source de production de sens ne réside pas vraiment ou pas seulement dans le texte, mais peut-être d’abord dans le récepteur, le sujet lisant » (Dufays et al., 2005, p. 62). Jusqu’alors considéré comme « un objet déjà-là », doté d’un sens canonique et définitif (Dufays et al., 2005, p. 61), le texte littéraire est perçu par les théoriciens de la réception dans son incomplétude intrinsèque, incomplétude ne pouvant être comblée que par la collaboration active du lecteur, qui transforme le texte en oeuvre.

Ces théories de la lecture « se laissent partager en deux grandes catégories », souligne Dufays et al. (2005, p. 63), qui engendreront deux conceptions différentes de la lecture littéraire scolaire. La première reste centrée sur le texte qui programme sa lecture : le lecteur modèle (Eco, 1992), ou implicite (Iser, 1985) décrypte les effets du texte, fait signifier ses zones d’indétermination. Cette conception sémiotique domine aujourd’hui la pratique scolaire de la lecture littéraire : il s’agit de former des lecteurs experts, qui, rendus sensibles à la littérarité des textes, savent mettre en lumière leurs significations. Comme en témoignent les programmes officiels pour l’enseignement du français (Shawky-Milcent, 2014, p. 119-138) : dès les années 80, la participation active des élèves est vivement encouragée pendant l’étude des textes en classe, mais cette participation est dégrossie de sa spontanéité, canalisée, guidée par l’enseignant, et mise au service d’une lecture modèle dont ce dernier est le garant.

La seconde conception, plus récente, est centrée sur le lecteur empirique et sur les divers aspects de son activité (Dufays et al., 2005, p. 63). Cette conception, issue notamment des travaux de Picard (1985) guide les théoriciens du sujet lecteur (Rouxel et Langlade, 2004) vers un renouvellement de l’enseignement de la littérature : ils proposent, dès la fin des années 90, de déplacer « l’attention des chercheurs et des enseignants de la “lecture littéraire modèle” […] vers l’activité des lecteurs réels » (Rouxel, 2020, p. 193). Interrogeant la phénoménologie de la lecture, leur attention se porte sur l’activité créatrice du lecteur empirique, pleinement coconstructeur du texte. En 2008[3], l’expression de « texte du lecteur », empruntée à Bayard, vient nommer « l’activité liseuse » : cette production intérieure par laquelle le lecteur empirique amalgame les répercussions intimes et variées de sa lecture sur lui, toute l’« activité fictionnalisante » décrite par Langlade (2008). Ce texte intérieur s’abreuve à des territoires psychiques très intimes, à une connaissance encyclopédique et expérientielle du monde, et convoque différentes facultés. Ainsi, l’activité du lecteur, nous dit Goulet (2011), « mobilise sa connaissance de la langue, son imaginaire, sa sensibilité, son intelligence et son jugement » (p. 65). Le texte est tout à la fois réécrit, imaginé, senti et ressenti, et compris.

Dès lors, dans une perspective scolaire, les didacticiens de la littérature, qui s’accordent sur une conception de la lecture littéraire comme va-et-vient dialectique entre participation et distanciation (Dufays et al., 2005), proposent de susciter et de faire advenir ce « texte » de l’apprenti lecteur, qui exprime sa rencontre avec le texte littéraire (Rouxel et Langlade, 2004), l’engage dans une démarche herméneutique (Fitch, 2000), et inscrit ce texte dans sa mémoire individuelle (Louichon, 2009; Rouxel, 2004; Shawky-Milcent, 2014). Le texte du lecteur est donc l’ancrage subjectif, à partir duquel peut s’amorcer l’appropriation personnelle du texte littéraire, à l’origine de la jouissance esthétique (Jauss, 1978).

Se pose en effet, une fois amorcé le processus de la lecture de littérature, la question de sa trace mnésique, cet « écheveau d’imaginaire » décrit par Fourtanier (2010). Le Goff (2013), reprenant une expression de Morin (1995), parle du « tissé ensemble ». Shawky-Milcent (2014) évoque pour sa part l’« enroulement spiralaire » (p. 482-484) : le trajet de lecture du lecteur empirique agrège en effet à des retentissements très intimes du texte sur soi des éclairages savants, des réactions subjectives d’autres lecteurs, des clés interprétatives, des éléments disparates issus de toutes les expériences du sujet. L’image de la spirale suggère que cette réception, qui s’enrichit et s’épaissit avec le temps, ou au contraire se défait, tourne autour du point de contact très intime entre le texte littéraire et le lecteur. Ainsi, la lecture littéraire à l’école aurait pour vocation de susciter ce point de contact entre l’apprenti lecteur et le texte lu, afin que le souvenir de ce texte et de son étude puisse prendre son essor dans sa mémoire, en se nourrissant d’apports intérieurs et extérieurs, puisés notamment dans l’expérience de l’échange intersubjectif.

1.1. Les trois composantes du contrat didactique

Comment articuler la lecture littéraire selon les deux approches évoquées ci-dessus, issues des théories de la littérature et de sa didactique, aux trois composantes du contrat didactique issu de la didactique des mathématiques et des sciences de l’éducation?

Pour rappel, la notion de contrat didactique a été pensée au départ en didactique des mathématiques par Brousseau pour comprendre les interactions dans les situations scolaires. La situation de classe est envisagée comme un système d’obligations réciproques concernant la construction des savoirs : l’enseignant doit proposer à l’élève quelque chose pour lui permettre d’apprendre, et l’élève doit faire ce qu’il lui propose. En ceci, l’apprentissage nécessite une action conjointe.

Brousseau (1998) puis d’autres didacticiens comme Chevallard (1985) et Sensevy (2007) définissent trois composantes du contrat, qui peuvent permettre de l’étudier en se demandant, pour un contrat didactique donné, s’il permet que la totalité des élèves réalise les apprentissages visés.

  • La mésogenèse : c’est la genèse du milieu, c’est-à-dire l’évolution, sous l’effet de l’action conjointe des élèves et de l’enseignant, des supports sur lesquels s’exerce l’action de l’élève, par laquelle ce dernier produit des savoirs; ainsi, tous les supports proposés aux élèves constituent le milieu. En agissant sur le milieu, l’élève doit produire du savoir.

  • La topogenèse : c’est la division épistémique du travail, la place, le rôle tenu par l’enseignant et les différents élèves par rapport aux savoirs.

  • La chronogenèse : c’est la gestion du temps didactique, c’est-à-dire du temps consacré à la production des savoirs.

Le choix du radical « genèse » renvoie, nous semble-t-il, à l’idée que ce contrat naît dans une configuration d’enseignement précise et ne cesse d’évoluer : car « le jeu didactique se caractérise avant tout par le fait que son contenu se modifie incessamment » (Sensevy, 2007, p. 30).

Autrement dit, quel contrat didactique, induisant une certaine forme des trois genèses, serait nécessaire pour mettre en oeuvre la lecture littéraire selon les deux approches décrites ci-dessus?

1.2. L’évolution des trois genèses induite par les théories de la lecture

Par rapport à un enseignement traditionnel de la lecture littéraire, centré autour d’un sens unique et définitif du texte, un enseignement laissant une place à la participation du lecteur nécessite une évolution des trois genèses, que ce soit pour faire advenir un lecteur modèle ou un sujet lecteur.

Une telle prise en compte de la participation du lecteur nécessite tout d’abord une évolution du milieu : ainsi, le support, constitutif de ce milieu, n’est plus seulement le texte, mais le texte + les réactions du lecteur qui comblent les blancs du texte + le texte de l’archi-lecteur représenté par la classe. Sont donc mobilisées les marges du texte, marges matérielles, qui entourent le texte imprimé, et marges immatérielles du dialogue qui accompagne l’étude du texte en classe.

Dans la perspective d’une lecture sémiotique, la confrontation des réactions des lecteurs singuliers crée une émulation et favorise l’avènement du lecteur modèle, qui rendra compte de sa lecture dans les formes normées du commentaire ou de l’explication de texte.

Dans la perspective du sujet lecteur, le support peut prendre des formats plus personnels comme le carnet de lecteur puisqu’il s’agit prioritairement de favoriser l’activité créatrice du lecteur singulier.

La topogenèse a été, elle aussi, amenée à évoluer dans la voie ouverte par les théories de la lecture. L’enseignant ne peut plus être, théoriquement, celui qui délivre une lecture univoque du texte : il favorise la confrontation des points de vue pour faire jaillir une interprétation, il met les élèves dans la position de co-construire le texte. Dans la perspective d’une lecture sémiotique, l’enseignant valide ou invalide les propositions interprétatives des élèves. Dans la perspective du sujet lecteur, cet enseignant est aussi co-lecteur, aux côtés de ses élèves. Il y a dans les deux cas une redistribution des tâches, qui oblige l’enseignant, dans cette « action conjointe » décrite par Sensevy, à tenir pleinement compte des productions langagières de ses élèves.

Enfin, la chronogenèse s’est transformée également : si l’on admet que la réception du texte littéraire interpelle l’apprenti lecteur dans une mémoire au long cours, dans son histoire (Rouxel, 2004), le temps consacré à la production du savoir est un temps dilaté qui excède le temps scolaire traditionnel, quelle que soit la pratique de la lecture littéraire.

1.3. L’introduction de l’outil numérique

À partir de là, que produit l’introduction de l’outil numérique sur ces trois genèses, en quoi influence-t-il ce nouveau contrat didactique?

L’application étudiée – d’abord librairie en ligne proposant un million de titres, dont des « dizaines de grands classiques gratuits » – offre, soulignent ses concepteurs, « une interface de lecture enrichie où élèves et professeurs peuvent lire, annoter, discuter, partager les textes choisis, pour une lecture plus interactive ». Un tel support pour le texte littéraire, dont la découverte peut être commentée dans les marges et immédiatement partagée avec d’autres, est présenté par ses créateurs comme un outil favorisant la lecture au plan quantitatif (des élèves qui liraient davantage sur ce support moderne et attrayant), et au plan qualitatif (des élèves qui liraient mieux, car ils sont accompagnés par leur enseignant et portés par la lecture collaborative). Cette application peut s’adapter à tous les écrans : ordinateurs, tablettes et téléphones intelligents. Chaque utilisateur peut se construire « un profil sécurisé avec ses livres, ses notes et ses groupes de lecture ».

Observons tout d’abord que ce support numérique reconfigure la mésogénèse. Le texte littéraire devient en effet plus malléable dans sa présentation : il peut être prélevé, découpé, son aspect visuel est modifiable (on peut agrandir la taille de la police), mais surtout il laisse une place à l’expression de la réception du lecteur, avec la possibilité d’annoter dans les marges, d’introduire des émoticônes lus par les autres. Le support numérique offre donc un espace de dialogue.

La configuration de l’application influe également sur la topogenèse, et met en apparence les interventions des élèves et de l’enseignant sur le même plan – même si ce dernier peut garder une posture magistrale en guidant l’échange. L’application autorise tous les lecteurs de la classe à intervenir, à lire les annotations des autres et à les commenter. L’outil va dans le sens d’une coconstruction de l’interprétation, par le dialogue intersubjectif offert par la lecture collaborative.

Enfin, l’outil offre la possibilité d’instaurer une autre chronogenèse, à trois niveaux.

L’enseignant peut intervenir dans le temps privé de la lecture (en adressant par exemple des encouragements aux élèves, par le biais de l’échange dans les marges, pendant le temps de lecture fait dans le cadre privé), ce qui offre une suture entre lecture privée et lecture scolaire. Il peut accéder immédiatement aux commentaires de tous les élèves, ce qui contribue à créer une temporalité nouvelle dans le temps de la classe, une accélération de l’échange intersubjectif. Cette accélération de l’échange intersubjectif se produit également entre les élèves.

Une présentation synthétique de l’évolution des trois genèses, suscitée par la prise en compte du lecteur dans la lecture littéraire proposée en classe est exposée au tableau 1.

Tableau 1

Évolution des trois genèses suscitée par la prise en compte du lecteur dans la lecture littéraire proposée en classe

Évolution des trois genèses suscitée par la prise en compte du lecteur dans la lecture littéraire proposée en classe

Tableau 1 (continuation)

Évolution des trois genèses suscitée par la prise en compte du lecteur dans la lecture littéraire proposée en classe

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Ainsi, nous constatons qu’il y aurait bien des fonctionnalités de l’outil susceptibles de servir les objectifs d’un enseignant acquis à l’une de ces conceptions de la lecture littéraire. Mais est-ce automatique? À quelles conditions cela peut-il se produire?

2. Étude comparée de deux séances de lecture littéraire avec l’application Glose

Notre recherche, encore en cours, est une recherche à visée descriptive, menée sur trois années, auprès d’une vingtaine de professeurs exerçant dans des établissements différents. Elle entend répondre à la problématique suivante :

Dans quelle mesure et à quelles conditions l’usage en classe de ce support numérique pour lire les textes favorise-t-il la pratique par les élèves de la lecture littéraire et l’appropriation des oeuvres données à lire ou à étudier par le professeur?

Des séances d’observation sont donc programmées, parmi lesquelles celle de Fanny et celle de Cécile[4]. L’une et l’autre exercent dans deux collèges différents de la même région française Nous avons choisi ces deux séances, car elles nous semblent représentatives des deux conceptions de la lecture littéraire évoquées, mobilisant le lecteur modèle ou le sujet lecteur. Les autres enseignants de l’échantillon se répartissent entre ces deux pôles. Après avoir présenté le contexte et la méthodologie, nous étudierons leur conception de la lecture littéraire. Puis nous analyserons comparativement les composantes du contrat didactique qu’elles mettent en oeuvre, pour tenter de comprendre pourquoi, compte tenu des finalités qu’elles se donnent, l’une, Cécile, se dit plutôt satisfaite de sa séance avec Glose alors que l’autre, Fanny, se dit déçue.

2.1. Contexte

Les deux collèges se situent dans deux petites villes différentes, au pied des montagnes, l’ambiance y est sereine. Les deux enseignantes travaillent avec une classe de troisième (celle de Fanny compte 25 élèves, celle de Cécile 24 élèves, répartis en deux sous-groupes). C’est la première fois que Fanny utilise Glose, quant à Cécile elle a déjà mené une séquence avec le logiciel l’année précédente.

Fanny commence une séquence intitulée « Étude d’un récit d’anticipation » à propos du Passeur, roman de Lowry (1992/1994), dystopie mettant en scène un personnage capable d’émotions dans un monde qui les a bannies. Les élèves ont préalablement vu le film et lu le livre sur papier. La séance de deux heures, consacrée à l’étude de l’incipit, se passe en salle informatique, les élèves travaillent dans un premier temps en binômes sur un poste, avec l’application Glose. Suit une demi-heure de mise en commun en classe entière, durant laquelle les élèves quittent les claviers pour remplir ensemble une fiche de synthèse, sur papier. Voici les toutes premières lignes de l’incipit étudié par la classe :

On était presque en décembre et Jonas commençait à avoir peur. Non, ce n’était pas le bon mot, pensa Jonas. La peur, c’était ce sentiment de nausée profonde quand on pressentait que quelque chose de terrible allait arriver? C’est ce qu’il avait ressenti un an auparavant lorsqu’un avion non identifié avait survolé la communauté à deux reprises.

La séance de Cécile s’insère dans une séquence intitulée : « Lire des romans autobiographiques qui interrogent des parcours de vie – de la lecture subjective à la lecture littéraire ». La classe étudie La Promesse de l’aube, roman autobiographique de Romain Gary, publié en 1960. Avant la séance observée, les élèves ont lu, sur l’application Glose, la première partie du roman, avec pour consigne d’intervenir dans les marges s’ils le souhaitaient. La séance s’étend sur deux heures, comme celle de Fanny, mais elles ne sont pas consécutives. Durant la première heure, les élèves sont en petits groupes de 3 ou 4, chaque groupe étudie un extrait différent du roman. Durant la seconde heure, quelques jours après, chaque groupe rend compte de son étude à la classe. Un des groupes, sur lequel nous reviendrons, travaille sur le chapitre VII. La mère de Romain affirme à tous les voisins que son fils deviendra à coup sûr ambassadeur; la plupart rient de cette ambition, mais monsieur Piekielny, qui « ressemblait » écrit Gary « à une souris triste », vient trouver Romain pour lui faire promettre qu’il parlera de lui aux gens importants qu’il rencontrera dans sa vie future. Romain tient parole : bien plus tard, à la fin de la guerre, il rencontre la reine d’Angleterre lors d’une revue de son régiment :

Je tentais de me retenir, mais les mots montèrent tout seuls à mes lèvres, et décidé à réaliser le rêve fou d’une souris, j’annonçai à la reine, à haute et intelligible voix :

- Au no 16 de la rue Grande Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekelny…

Sa Majesté inclina gracieusement la tête et continua la revue. […] Aujourd’hui, la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d’Europe.

Je continue cependant à m’acquitter scrupuleusement de ma promesse, au gré de mes rencontres avec les grands de ce monde.

2.2. Méthodologie

Pour étudier comparativement les deux séances, nous avons constitué deux corpus composés des éléments suivants :

  • nos échanges de courriels avec l’enseignante avant et après la séance;

  • les questions et consignes données aux élèves;

  • les transcriptions des échanges, que nous avons enregistrés, entre le professeur et les élèves et entre les élèves;

  • les traces écrites des élèves sur le logiciel, lesquelles nous sont toutes accessibles du fait que chacune des enseignantes nous a donné un accès au groupe de travail (pour la classe de Fanny, il s’agit des réponses des élèves à ses questions, notées pendant la séance; pour la classe de Cécile, il s’agit des commentaires notés dans les marges avant la séance);

  • les productions écrites manuscrites réalisées pendant la séance et, pour la classe de Cécile, les enregistrements vidéo réalisés par les élèves de la présentation de leur travail, lors de la seconde séance;

  • la transcription d’un entretien d’une heure avec l’enseignante, réalisé après la séance, où nous lui demandons d’expliciter ses intentions et ses choix didactiques et son sentiment sur la réussite du projet.

Nous avons analysé les deux corpus avec l’appui théorique croisé de la didactique de la littérature et de la didactique comparée, de manière à identifier et à confronter, au moyen d’une étude attentive en particulier du vocabulaire utilisé, la conception de la lecture littéraire d’une part, et, d’autre part, le contrat didactique mis en oeuvre. Nous avons étudié d’abord les éléments portant trace de la séance elle-même (consignes, transcriptions et écrits des élèves), les échanges directs avec l’enseignante étant traités comme des sources complémentaires de vérification et de précision, notamment des objectifs qu’elles poursuivaient. Nous avons simultanément interrogé par cette étude notre outil conceptuel des trois genèses, afin de savoir s’il était opératoire pour évaluer l’efficacité de l’application numérique utilisée.

2.3. La conception de la lecture littéraire de Fanny et de Cécile, leur évaluation de la séance

Les deux séances ne sont pas orientées par la même conception de la lecture littéraire, de ce fait leurs objectifs diffèrent sensiblement.

Pour la séance de Fanny, la plupart des questions saisies dans le logiciel encouragent les élèves à partir des procédés et en tirer des effets de sens, comme en témoigne par exemple cette question : « “règlement”, “interdisait”, “ordonné”, “obéi” : À quel champ lexical ces mots appartiennent-ils? Quelle image de la communauté dans laquelle Jonas vit donnent-ils? ». Dans l’entretien que nous avons eu avec elle après la séance, Fanny explique que son objectif est que les élèves « arrivent à tirer du sens d’un texte grâce aux figures de style, à la technique […] et à comprendre que, grâce à ces techniques ils arrivent à dégager un sens, la beauté du texte, qu’ils arrivent à faire sens seuls. » Elle considère que certaines notions, comme « les notions de narratologie », sont indispensables pour « préparer les élèves pour le lycée » : « C’est dans les programmes. Dès qu’on parle de narration, il y a la chronologie, le rythme, ça me paraît la base… », précise-t-elle. Nous analysons par conséquent sa conception de la lecture littéraire comme cherchant à former et mobiliser un lecteur modèle.

Cécile, pour sa part, s’inscrit dans le paradigme didactique du sujet lecteur, en cours d’institutionnalisation dans les programmes français de collège de 2015[5]. La consigne donnée aux élèves préalablement à la séance est ouverte : ils peuvent intervenir dans les marges du texte s’ils le souhaitent. En classe, les élèves doivent travailler à partir de ces interventions, les leurs et celles des autres. Lors de l’entretien, Cécile dit : « Pour moi, c’est important de partir de ce qu’ils me disent et des questions qu’ils se posent, parce que ça permet de valoriser leurs réflexions, de leur laisser la possibilité de trouver leur propre cheminement. » Elle ajoute que « le fait de s’interroger sur les réceptions, les lectures des autres, fait qu’on revient sur le texte et qu’on le met en perspective avec sa propre lecture » : l’intersubjectivité, la confrontation à la lecture des autres, est un moteur important du cheminement de la lecture personnelle.

Comment les deux enseignantes évaluent-elles leur séance compte tenu de leurs objectifs? Fanny considère que l’outil l’a gênée et lui a fait perdre du temps. Ainsi nous confie-t-elle en entretien : « Je suis déçue, quand même… […] Mes objectifs ne sont pas atteints. […] J’ai l’impression de ne pas avoir assez insisté sur le point de vue interne par manque de temps ». Cécile, quant à elle, considère que ses objectifs sont atteints; dans un courriel après la séance, elle nous écrit : « Je trouve qu’ils sont bien entrés en dialogue avec la parole du texte, en ont plutôt bien exploré la dimension symbolique ».

Notre analyse comparative des deux séances confirme cette meilleure réussite de la seconde, compte tenu des objectifs que les enseignantes se donnent. Pourquoi? Cette différence ne s’explique pas selon nous par la différence de leurs conceptions de la lecture, sur lesquelles nous ne portons pas de jugement de valeur, mais parce qu’elles intègrent différemment l’outil dans leur contrat didactique.

2.4. De la séance de Fanny à celle de Cécile : un contrat didactique intégrant différemment l’outil

D’après notre étude, l’introduction de l’outil numérique doit correspondre à un nouveau contrat :

L’outil numérique pose une question essentielle à l’enseignant, celle de la reconception de la situation d’enseignement-apprentissage. […] l’enjeu n’est pas d’introduire un outil numérique dans une situation, mais bien de concevoir un milieu et un contrat au sein desquels l’outil numérique trouve sa place, car la simple introduction de l’outil modifie, de fait, le milieu et le contrat.

Roussel et Tricot, 2014, p. 120-121

Notre hypothèse est que Cécile conçoit un nouveau contrat en fonction de Glose, mettant ainsi l’outil au service de ses objectifs, alors que Fanny l’ajoute à sa pratique ordinaire, sans reconcevoir le contrat habituel, l’outil devenant alors une gêne. Nous tenterons de le montrer d’après les trois composantes du contrat didactique que nous avons décrites ci-dessus, mésogenèse, topogenèse, chronogenèse.

2.5. Comparaison des mésogenèses

Dans la séance de Fanny, la mésogenèse se déroule en deux étapes : si la première est étroitement dépendante de l’outil, la seconde le laisse de côté.

Durant la première heure de la séance, les élèves travaillent avec le logiciel, installés par deux sur un poste informatique. Les questions entrées par l’enseignante sur Glose dans les marges du texte sont destinées à cadrer le travail en autonomie, sans retour en grand groupe, l’enseignante passant de poste en poste pour étayer au besoin ce travail. Certaines de ces questions sont des questions de compréhension : « Pour un citoyen, être élargi par la communauté constituait une décision définitive, une punition terrible, un constat d’échec insurmontable », « Quelle notion importante pour la communauté apparaît dans ce paragraphe? ».

Mais la plupart sont identifiables comme des questions de lecture méthodique[6]. Dans certaines de ces questions, l’effet de sens est donné, les élèves doivent chercher les procédés qui le produisent : « Quelle notion importante apparaît dans ce paragraphe? Comment cette importance est-elle mise en valeur? ». Dans d’autres, les élèves doivent tirer des effets de sens de certaines caractéristiques du texte : « Pourquoi utilise-t-on des articles définis dans les groupes suivants? “LE règlement”, “LA communauté”, “LA piste d’atterrissage”, “LA rivière”, “LA voix” ».

Les réponses des élèves sont souvent complémentaires, par exemple, pour cette dernière question, « Manoe-m »[7] écrit : « Car il n’y en à qu’une voix, qu’une rivière, qu’un règlement, etc. Tout est unique » : il donne sens au singulier, comme la majorité des élèves. Mais d’autres comme « Princesse Barbie du 74 » sont sensibles au déterminant défini : « C’est pour accentuer le fait qu’il n’y ai que ça que Jonas connaisse ». Certaines réponses semblent contenir en germe d’intéressantes intuitions que les élèves pourraient sans doute expliciter avec profit pour la classe, comme celle de « Groot » : « Il y a des articles définit pour essayer de masquer l’anonymat de cette voix ».

Ce questionnaire est donc approprié aux objectifs de l’enseignante, dans une conception de la lecture littéraire tendant vers une lecture modèle. Seule la première question, plus ouverte, pourrait inciter à une lecture subjective : « Que pensez-vous des premières lignes de ce roman? ». L’enseignante nous explique qu’elle souhaite par cette question susciter en début d’étude des hypothèses interprétatives que les réponses aux autres questions pourraient valider ou invalider.

En seconde partie de séance, soit les 30 dernières minutes, les élèves sont réunis en classe entière. La mésogenèse évolue avec l’introduction d’une « fiche élève » sur papier, dont Fanny nous dit qu’elle est du même type que celle qu’elle utilise habituellement pour ses séances de lecture. La fiche présente une section intitulée « à retenir pour l’étude », qui contient trois titres suivis d’un espace à remplir : « I. Un début in medias res. II. La construction du récit. III. Une communauté à la vie bien … ». Ce troisième titre est destiné à être complété, selon la « fiche prof » que nous a confiée Fanny, au choix par « bien réglée » ou « bien réglementée ». Ces trois titres pourraient constituer un plan de commentaire selon la définition qui en est donnée, en France, pour les épreuves de baccalauréat[8] (Fanny nous explique en entretien qu’elle souhaite initier ses élèves, qui vont entrer au lycée, à cet exercice). Or cette fiche n’est pas explicitement articulée avec le questionnaire donné lors de la première heure, qui d’ailleurs suit le fil du texte, dans ses marges : de sorte que les éléments notés par les élèves dans leur profil Glose sont très peu souvent pris en compte. Il y a une cassure dans l’évolution de la mésogenèse, l’espace collaboratif suscité par Glose est déserté et la classe revient à un support individualisé, sans continuité avec l’échange intersubjectif qui précède.

Dans la séance de Cécile, la mésogenèse se déroule en trois étapes. Les activités proposées aux élèves, en vue de leur permettre de réaliser les apprentissages visés, tirent parti de l’outil, et ne pourraient vraisemblablement pas se faire sans lui, en tout cas pas semblablement.

La première étape est antérieure à la séance elle-même : les élèves ont lu le roman sur Glose, avec pour consigne de surligner, de commenter, ou de mettre des émojis dans les marges, trois fonctionnalités offertes par le logiciel. Le milieu coïncide donc avec l’outil et vise à amorcer une réception subjective, même si c’est d’une façon qui peut paraître « un peu minimale », dit Cécile en entretien : « parce qu’évidemment les annotations qu’ils mettent dans les marges c’est souvent des choses un peu littérales, souvent il y a des contresens… Mais ça permet quand même de partir de la réception réelle des textes. » Les interventions des élèves dans les marges, que nous lisons dans leur profil, sont de trois types. Elles constituent bien, selon nous, les premières traces d’une lecture subjective.

Premier type d’interventions : des surlignages, sans commentaire. Par exemple, Elena a surligné, dans le passage du chapitre VII que nous citons ci-dessus, la phrase : « Aujourd’hui, la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d’Europe. » (p. 67) Son geste de surlignage peut faire penser que ce personnage a touché Elena. Nous y reviendrons.

Second type d’interventions : des emojis. Par exemple, Fabien insère un emoji vert à l’expression dégoûtée dans la marge de ce passage : « Au cours des jours qui suivirent, je mangeai pour Valentine plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec les noyaux, une souris. » Romain, très amoureux d’une petite fille, lui montre ainsi qu’il est prêt à tout pour elle. On peut considérer l’émoji comme une première trace de la réponse fictionnelle du lecteur à l’oeuvre.

Troisième type d’interventions : des commentaires, en marge. Ils sont analysables comme relevant d’une « activité fictionnalisante » (Langlade, 2008), par laquelle l’imaginaire du lecteur dialogue avec celui de l’oeuvre. C’est le cas par exemple de l’activité imageante de Cédric, qui écrit : « Je ne sais pas pourquoi ce paragraphe retient mon intention… Je m’imagine dans ma tête la caricature de la vieille mégère qui roule tout le monde ». D’autres commentaires relèvent du jugement moral, par lequel le lecteur trouve dans le texte un écho à ses propres valeurs : par exemple, l’élève qui a pour pseudonyme « Swanny D » écrit : « Il veut tout faire pour que sa mère soit heureuse, c’est beau je trouve ». Le commentaire de Tristan, « La mère de Romain Gary pensait qu’il allait être un grand violoniste alors qu’il était vraiment pas bon », à côté du passage « Le “Aïe! Aïe!” qu’il poussait alors, en portant les deux mains à ses oreilles, est encore présent à mon esprit » relève de l’activité par laquelle « l’imaginaire du lecteur participe à l’installation de la cohérence mimétique de l’oeuvre, c’est-à-dire aux relations de causalité qu’il est en mesure d’établir entre les divers événements et les actions des personnages » (Langlade, 2008, p. 53). La réaction esthétique, réponse de l’imaginaire à la forme du texte, est présente dans le commentaire d’« Elysée E » : « Je comprend maintenant pourquoi c’est aussi long et précis » au passage suivant : « je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main ou, plus exactement, sur lesquels je mettais discrètement la main chez les bouquinistes du quartier ». La notation relève selon nous de l’intuition que l’expérience de grand lecteur du narrateur peut être comprise comme la mise en abyme d’un processus d’écriture généreux, nourri par une intertextualité riche. Enfin, en marge du passage suivant : « C’est fini. La plage de Big Sur est vide, et je demeure couché sur le sable, à l’endroit même où je suis tombé », Nissia note : « J’aime beaucoup ce paragraphe, car il m’inspire beaucoup de choses », commentaire que Pierric commente à son tour : « Oui, il laisse beaucoup de différentes façons d’imaginer la suite ». Ces deux commentaires relèvent de ce que Langlade désigne comme une activité fantasmatique, et activent de surcroît une autre potentialité de l’outil, qui sert de support à un dialogue intersubjectif, à distance.

Ces traces de l’« activité fictionnalisante » des lecteurs, selon les différentes catégories de Langlade, confirment que cette première étape de la mésogenèse a permis d’amorcer la lecture subjective, en tout cas pour ceux des élèves qui sont intervenus dans les marges du texte.

La seconde étape de la mésogenèse correspond à la première heure de la séance, en classe. Les élèves travaillent en petits groupes de trois ou quatre élèves, un extrait différent du roman est confié à chaque groupe, il faut en préparer une présentation pour la séance suivante. Cécile explique en entretien qu’elle a choisi les extraits qui avaient suscité le plus d’interventions sur le logiciel lors de la première étape : l’enseignante a donc fait évoluer le milieu d’après la lecture des élèves, et pas d’après sa propre lecture du texte. La consigne telle que la donne Cécile en classe lui permet d’expliciter ses intentions :

J’ai choisi des textes qui avaient été annotés ou surlignés par des élèves de la classe, qui ont intéressé des élèves de la classe. Donc vous partez de la réception de vos camarades […] ce que vous en comprenez, pourquoi c’est intéressant, qu’est-ce qui a pu intéresser vos camarades, pourquoi ça les a titillés, pourquoi ça les a interpelés.

Ce sont donc les annotations des uns et des autres, dont le logiciel permet que tous les aient sous les yeux, qui sont proposées aux échanges, au regard du texte. Cécile explique en entretien : « ça les oblige à se couler dans la lecture d’un autre, en tout cas d’essayer d’imaginer la lecture de l’autre, et donc ouvrir un petit peu par rapport à leur propre réception du texte. »

Il s’agit donc d’étoffer la lecture personnelle par le biais de l’intersubjectivité.

La troisième étape de la mésogenèse correspond à la seconde heure de la séance, lors de laquelle les groupes rendent compte au reste de la classe de leur travail sur leur extrait. Un des élèves du groupe filme ses camarades, de manière à conserver une trace de leur présentation. Le texte dans l’édition du logiciel est vidéoprojeté, avec les commentaires en marge visibles pour tous, ce qui permet aux élèves de s’y référer. Le dispositif doit permettre que la lecture s’épaississe par la nécessité de l’exposer aux autres, en l’appuyant sur le texte.

La mésogenèse vise donc la production d’une matrice subjective puis son développement. Contrairement à ce qui se passait pour la séance de Fanny, dont nous avons souligné la discontinuité de la mésogenèse, le milieu didactique est de bout en bout soutenu par l’outil dont les fonctionnalités sont exploitées : le logiciel permet de recueillir les premières interventions dans les marges, il facilite, pour l’enseignante, le découpage des extraits qui ont suscité le plus d’interventions et, pour les élèves, la mutualisation de ces interventions.

2.6. Comparaison des topogenèses

Dans le cours de Fanny, deux répartitions différentes des tâches entre élèves et enseignante se succèdent dans les deux parties de la séance, sans entrer en synergie.

Durant la première partie de la séance, avec le logiciel, le travail interprétatif est partiellement dévolu aux élèves, même si les questions l’orientent. Il apparaît, à l’analyse, que les réponses des élèves sont susceptibles d’être exploitées pour construire le contenu visé par l’enseignante, d’après sa « fiche prof ». C’est notamment le cas des réponses à la première question, « Que pensez-vous des premières lignes de ce roman? », qui font bien apparaître, en germe, les caractéristiques et effets de sens du début in medias res et du mode de vision interne, deux notions dont l’apprentissage est visé. Ainsi « Rockett racoon » écrit : « Le début est spéciale, il n’y a pas de description ». On peut lire, en filigrane de cette réponse, la conscience d’un écart par rapport à un incipit traditionnel (présentation du contexte et des personnages). Il serait possible de faire construire aux élèves la notion d’un horizon d’attente, que le texte déçoit, ce que « Princesse Barbie du 74 » exprime aussi à sa manière : « On peut remarquer que ni le personnage, ni le contexte n’est présenté. Le texte est écrit comme si l’on le connaissait déjà ». Un retour réflexif sur une telle réponse pourrait permettre de faire prendre conscience aux élèves qu’elle relève d’une posture de commentateur, qui serait désigné par la première occurrence du pronom indéfini, s’appuyant sur son savoir de relecteur, tout en objectivant le lecteur de première lecture, désigné par la seconde occurrence du même pronom, plongé sans guidage dans un monde qu’il ne connaît pas. « Manoe_m » écrit quant à lui : « Je pense que Jonas essaie d’exprimer ses sentiments sans pour autant savoir de quoi il parle ». Cette réponse nous semble sous-tendue par la compréhension fine d’un personnage qui a accès à des sentiments inconnus des autres membres de la communauté, d’où sa difficulté à dire ses sentiments puisque sa communauté, qui ne les partage pas, ne lui a pas appris les mots pour les dire. Ce que la suite du roman confirmera, puisque Jonas devient le passeur, dépositaire de la mémoire d’un monde ancien, où couleurs et émotions existaient encore. Un retour sur cette réponse pourrait faire apparaître le point de vue interne et ses effets sur la construction du personnage.

Or ces potentialités ne sont pas exploitées durant le temps de mise en commun, du fait que la classe revient à une topogenèse toute différente. Ainsi, Fanny dit en entretien qu’elle n’a rien changé à sa façon ordinaire de mener le cours dialogué durant la seconde partie de la séance :

  • Fanny : Pour eux, c’était en descente comme d’habitude, il n’y a que le support qui change.

  • E : Tu veux dire quoi en descente?

  • Fanny : C’est moi qui dirige les… […] le chef d’orchestre, c’est moi-même.

La transcription des interactions, que nous avons enregistrées, montre qu’effectivement Fanny orchestre le cours dialogué (Veyrunes et Saury, 2009) de telle façon qu’elle amène les élèves à retrouver ce qu’elle a conçu à l’avance. Par exemple, elle a noté dans la « fiche prof », pour la partie « Un début “in médias res” » : « on est plongé de manière abrupte dans le récit, dans un monde inconnu avec règles inconnues, car : Utilisation du point de vue interne => Définition => Conséquences et intérêt ». Ce qu’elle fait émerger de l’échange suivant, sans s’appuyer sur ce que les élèves avaient noté lors de la première heure :

  • Fanny : Alors qui parle? Donc qui est le narrateur? Donc c’est un narrateur… Souvenez-vous, quand c’est un narrateur externe, on dit aussi narrateur inconnu, on ne sait pas qui raconte, par contre ici qui est-ce qui voit la scène?

  • Élève : Jonas.

  • Fanny : Voilà, on voit la scène à travers les yeux de Jonas. Souvenez-vous, est-ce que quelqu’un se souvient comment on appelle…?

    (Réponse inaudible)

    Vous y êtes presque, alors ce n’est pas le narrateur… il y a externe… souvenez-vous quand on est Dieu…

  • Un élève : Omniscient.

  • Fanny : Vous être en train de me donner quoi, là… le point de… le point de vue…

  • Un élève : Interne.

  • Fanny : Voilà, vous pouvez noter…

La division épistémique du travail entre l’enseignant et les élèves qui s’impose durant ce temps de cours dialogué entre, d’après nous, en contradiction avec celle qu’avait induite l’utilisation de l’outil, de sorte que les propositions interprétatives des élèves conçues à cette occasion restent lettre morte.

Dans la séance de Cécile, la division épistémique des tâches est définie, selon notre analyse, de façon telle qu’elle permet, par le biais des échanges intersubjectifs, l’épaississement des lectures subjectives ayant germé dans les marges du texte lors de la première lecture.

Avant la séance, l’enseignante a lu les interventions des élèves sur le logiciel, non pour les corriger, comme ce pourrait être le cas dans une topogenèse plus répandue, mais pour y puiser de l’information pour le cours. Elle l’explique en entretien :

Lire ne serait-ce que les quelques annotations, regarder les passages qu’ils surlignent, ça me permet, après, de partir des éléments du roman sur lesquels plusieurs élèves se sont arrêtés […] ça me permet d’anticiper le cours en ayant déjà une idée de ce que les élèves ont pu aimer ou pas, sur quoi ils ont pu réagir, ce qui a pu attirer leur attention.

Pendant la première heure de la séance, la transcription des échanges entre les élèves dans les petits groupes, que nous avons enregistrés, montre comment les interactions nourrissent la lecture. C’est le cas dans le groupe d’Elena, qui travaille sur l’extrait dont elle a surligné le passage concernant « la gentille souris de Wilno ». Charles l’interroge sur son choix :

  • Charles : C’est toi qui as surligné ça… Pourquoi tu as surligné ça?

  • Elena : Je sais pas, j’aimais bien.

  • Charles : Ah! Ah! tu aimes les souris?

  • Elena : Nan, mais je te jure quand j’ai lu ça… quand j’ai lu ça ben moi j’ai pleuré!

  • Charles : Pleuré?

  • Elena : Ben oui parce que… je sais pas, c’est triste parce qu’il était gentil, il a terminé son existence dans les fours crématoires… Une petite souris, je sais pas… Je sais pas, c’est qu’il dit minuscule… minuscule… je te jure quand j’ai lu ça, ça m’a fait pleurer!

Les questions de Charles poussent Elena à faire un retour réflexif sur sa propre réception et ce qui l’a suscitée. Ce faisant, elle commence à l’étoffer en prenant conscience de l’importance pour elle du mot « minuscule ». Quant à Charles, qui faisait partie des élèves qui n’étaient pas intervenus dans les marges lors de la première étape, il commence à entrer dans le texte par le biais de l’échange avec sa camarade. L’étayage du travail de lecture est donc ici dévolu aux élèves, ce n’est pas l’enseignante qui incite au retour réflexif. En revanche, elle étaye au besoin le processus, notamment en apportant les compléments culturels nécessaires à l’épaississement des lectures (par exemple, elle explique aux élèves la référence à Faust dans un des extraits).

Pendant la seconde heure, le groupe d’Elena et de Charles présente leur extrait, comme les autres groupes, au reste de la classe. Les élèves du groupe commencent par lire les notes qu’ils ont préparées, puis l’enseignante, qui a entendu les interactions en passant dans les groupes, relance les échanges sur l’image de la souris.

  • Cécile : Vous aviez parlé de la souris…

  • Charles : Il fait passer monsieur Piekielny pour une souris…

  • Elena : Pour une personne discrète parce qu’il dit « la gentille souris de Wilno », « sa minuscule existence », comme quoi il était un peu…

  • Cécile : Quelqu’un de pas très important?

  • Charles : Pour moi, il n’est pas très important, mais pour elle (montrant Elena) il est très très important… mais il était tellement discret qu’il paraît pas important, en fait.

  • Elena : Et aussi il y a le fait qu’après on a transformé monsieur Piekielny en savon… oui parce qu’il a été tué dans les camps juifs, il a été gazé… il a été tué dans les camps nazis… dans les camps de concentration…

Charles est conscient que s’être intéressé à la réception subjective d’Elena lui a permis de comprendre que si lui-même ne pensait pas que ce personnage était important, c’est parce qu’il paraît ne pas l’être à la première lecture. Ce qui conduit Elena à justifier l’intérêt qu’elle y a pris, et, ce faisant, à étoffer sa réception subjective : si ce personnage l’a interpelée, c’est qu’il représente tous ceux qui ont été gazés alors qu’ils étaient aussi discrets et innocents que lui.

C’est alors Charles qui va reprendre le développement, poussé par Cécile :

  • Cécile : Et qu’est-ce que vous pensez de ce chapitre?

  • Charles : Il est fort… Comment dire? Le chapitre, il est poignant. Il parle de mort, de la petite existence de monsieur Piekielny qui est mort dans un camp de concentration, c’est très poignant.

  • Cécile : Et pourquoi c’est poignant, ça? Comment l’auteur en a fait quelque chose de si poignant?

  • Charles : Vu comment il l’a écrit, la mini existence de la petite souris de Wilno, comme si c’était pas trop trop grave alors que… attendez je vais montrer le passage.

  • Elena : Page 50! (Charles agit sur l’ordinateur et Elena montre l’écran avec le passage surligné, qu’elle relit.)

  • Elena : C’est là! C’est là! (Elle lit.) Aujourd’hui, la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de juifs d’Europe.

  • Charles : Et vous voyez ça c’est très poignant, parce qu’il parle de la mort de beaucoup de personnes dont monsieur Piekielny […]

  • Elena : C’est pour montrer que c’était pas juste une personne juive qui est morte comme ça…

Les deux élèves interagissent pour développer une lecture initiée par Elena et que Charles s’approprie. Ils reviennent au texte, vidéoprojeté dans l’édition du logiciel, pour expliquer aux autres élèves de la classe comment l’écriture les a touchés. Cécile, quant à elle, étaye les interactions par des pressions ponctuelles à la justification et par l’appui sur ce qu’elle a lu des annotations des élèves dans Glose d’une part, ce qu’elle a entendu à l’heure précédente d’autre part. La topogenèse reste cohérente sur l’ensemble du processus : est dévolue aux élèves la conception de sens, mais aussi, partiellement, l’étayage de l’épaississement des lectures subjectives. L’enseignante, quant à elle, outre qu’elle apporte les savoirs utiles, encadre les échanges intersubjectifs en mobilisant ce qu’elle sait des lectures des différents élèves.

2.7. Comparaison des chronogenèses

Lors de l’entretien post-séance, Fanny insiste sur le fait que l’outil lui a fait perdre du temps : « On a passé deux heures sur une étude de texte qui n’est pas finie ». Cela s’explique selon nous par le fait que la chronogenèse du contrat ancien se superpose à celle qui est propre au nouveau contrat produit par l’introduction de Glose. En effet, nous avons vu qu’après le temps de travail sur Glose en autonomie, d’une cinquantaine de minutes, la classe revient pendant une trentaine de minutes à un fonctionnement habituel de cours dialogué, sans repartir des réponses notées par les différents élèves sur le support Glose. Au début, l’enseignante fait lire à chacun des binômes sa réponse à chaque question. Pourtant, le logiciel permettrait que l’ensemble des élèves, qui sont aux mêmes places devant les postes, aient sous les yeux les réponses de tous. Mais l’enseignante leur a demandé de tourner le dos aux écrans pour participer aux échanges. Or, à la différence d’un cours qui aurait été dialogué de bout en bout, la première partie de la séance s’étant faite avec l’outil, chaque binôme y a noté sa propre réponse à chaque question, de sorte que lire toutes les réponses serait chronophage. Après une dizaine de minutes passées sur la première question, Fanny décide de n’interroger pour les autres questions que les élèves qui lèvent le doigt. Peu d’élèves se proposent, donc une bonne partie des éléments notés dans le premier temps de l’activité reste inexploitée.

Cécile nous dit quant à elle en entretien :

L’outil permet d’expanser, en quelque sorte, le temps scolaire… c’est ça qui m’intéresse, c’est cette articulation entre travail personnel et travail collectif, entre travail dans la classe et travail hors la classe […] j’avais envie que tout ça, ce soit lié.

De fait, en seulement deux heures, son contrat didactique nous semble permettre que se tissent ensemble, pour un même élève, lectures et relectures, comme le montre l’exemple d’Elena, mais aussi que se tissent ensemble réceptions des uns et des autres, comme le montrent les interactions d’Elena et de Charles. D’après notre analyse, le logiciel, tel que Cécile l’utilise, l’aide à articuler le temps de l’expérience intime de la lecture subjective avec celui de la relecture. La première lecture avec réactions dans les marges constitue la matrice d’une lecture subjective, comme le montre l’exemple du passage qu’Elena a surligné. En classe, les échanges intersubjectifs en petit groupe, les étayages de l’enseignante puis la restitution à l’ensemble de la classe permettent que s’opère « l’enroulement spiralaire » par lequel s’étoffe la réception personnelle (Shawky-Milcent, 2014).

Conclusion

Au terme de cette étude, nous pensons que l’outil conceptuel des trois genèses est opératoire pour évaluer l’efficacité de l’application numérique Glose. Notre analyse comparative de deux cas nous permet de penser que pour que Glose aide les enseignants à atteindre leurs objectifs, il importe que le contrat didactique habituellement pratiqué soit repensé en fonction de cet outil. En effet, l’utiliser modifie nécessairement le milieu didactique, ce qui a des implications sur la gestion du temps et la définition des rôles des élèves et des enseignants. Dans la séance de Fanny, après un temps de travail avec l’outil, on revient au contrat habituel, avec la fiche élève contenant les axes de ce qui pourrait être un plan de commentaire. C’est ce qui explique selon nous que Fanny peine, comme elle le regrette elle-même, à atteindre ses objectifs : ce qui a été produit avec le nouveau contrat ne peut être mis à profit dans le cadre de l’ancien, tout se passe comme si elle craignait que l’outil ne la mène trop loin et que le processus devait reprendre à zéro. Par opposition, si Cécile se dit quant à elle satisfaite de sa séance, c’est selon nous parce qu’elle adapte les trois composantes du contrat à l’outil, que de ce fait elle met au service de ses objectifs.

L’étude détaillée du corpus est encore en cours, mais ces conclusions nous paraissent se vérifier pour les autres séances que nous avons observées. Elles nous semblent confirmer, s’il en était besoin, que les outils informatiques n’ont pas d’effets par eux-mêmes sur les pratiques d’enseignement/apprentissage (Amadieu et Tricot, 2014) et que tout dépend de la façon dont les enseignants les utilisent. Mais nous y voyons aussi des incidences possibles sur la formation des enseignants : comprendre les effets de cet outil sur les trois genèses du contrat didactique au travers de ces études de cas nous semble pouvoir aider les enseignants à utiliser les nouveaux outils de telle façon qu’ils leur soient un appui pour atteindre leurs objectifs. Pour ce qui concerne les deux séances que nous avons choisies, l’outil réussit mieux au projet de Cécile, qui pratique la lecture littéraire en mobilisant le sujet lecteur, qu’à celui de Fanny, qui la pratique en mobilisant le lecteur modèle. Nous formons l’hypothèse que le logiciel pourrait être adapté aux objectifs de Fanny, à condition qu’elle repense son contrat didactique en fonction de ce que l’outil apporte forcément de modifications aux trois genèses. En l’état actuel de notre recherche, nous ne pouvons le confirmer, mais nous avons au moins l’exemple d’une séance, dont nous devons approfondir l’analyse, où les trois genèses nous semblent adaptées à l’outil pour construire une lecture littéraire modèle. Mais l’enseignante, comme c’est le cas de Cécile, y parvient grâce à des tâtonnements, sans disposer des outils qui lui permettraient d’analyser le remaniement du contrat qu’elle a réalisé et de se rendre capable de le renouveler à coup sûr. En cela, notre étude nous semble d’ores et déjà nous permettre de conclure que si les enseignants sont incités à utiliser un tel outil sans qu’une telle formation leur soit proposée, on peut craindre que l’outil s’avère être, comme pour Fanny, plutôt une gêne qu’un soutien.