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Le mot « masculinisme » est de plus en plus employé en français pour désigner un mouvement social conservateur ou réactionnaire qui prétend que les hommes souffrent d’une crise identitaire parce que les femmes en général, et les féministes en particulier, dominent la société et ses institutions. Cela dit, le terme « masculinisme » et son dérivé « masculiniste » n’ont pas de définition qui fasse consensus à travers le XXe siècle entre féministes anglophones et francophones de même qu’entre féministes et antiféministes. Tout comme pour « féminisme », auquel son histoire est associée, l’action des féministes et des antiféministes a un grand impact sur le sens du mot « masculinisme ».

La réflexion proposée ici fait écho à l’importance des mots, des noms et des étiquettes dans les processus de lutte politique. Le responsable du site Web Entregars explique ainsi la nature de l’enjeu :

Certains hommes disent utiliser « hoministe » parce que « masculiniste » possède une connotation négative aux yeux de plusieurs, surtout les féministes. Ce sont d’ailleurs les féministes qui se sont [approprié] le terme « masculiniste » et se sont dépêchées à y accoler une perception négative. Je crois qu’il est beaucoup plus constructif de réhabiliter le qualificatif « masculiniste » que d’en utiliser un autre et diviser le mouvement, diluer les forces […] Le masculinisme doit devenir l’équivalent – aux yeux de tous et toutes – du féminisme et être considéré positivement […] Moi, je suis fier d’être masculiniste.

Anonyme 2004[2]

Nous voulons présenter ici l’histoire des termes « masculinisme » et « masculinism » reconstituée à la suite d’une recherche effectuée de 2003 à 2008 pour la rédaction de textes sur l’antiféminisme (Dupuis-Déri 2004; Blais et Dupuis-Déri 2008) et d’une recherche menée en février 2009 sur Internet à l’aide des mots clés « masculinisme » et « masculinism », ainsi que dans des dictionnaires et des encyclopédies. Ces démarches ont permis de retracer suffisamment d’occurrences de ces mots pour en reconstituer une histoire générale, mais dont plusieurs épisodes mériteraient d’être étudiés en détail.

Le « masculinisme » : féminisme ou antiféminisme?

Aucune trace du mot « masculinisme » dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1835, le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré en 1872, ni dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, publié de 1866 à 1879, qui propose des définitions pour « masculin », « masculinement », « masculinisé », « masculinité » et « masculiniser ». Ce dernier mot désigne des femmes évoluant parmi des hommes ou même dans le mariage, où « la femme se masculinise » (Larousse (1982) : 1298). À cette époque, « féminisme » peut désigner une pathologie chez un homme affichant des traits associés au féminin (Fraise 2001 : 227). Selon le dictionnaire Trésor de la langue française, la première attestation de « masculinisme » date de 1931, et ce terme aurait remplacé « masculisme », d’usage en 1902 pour désigner la « présence chez la femme de caractères sexuels secondaires masculins », ou encore l’« ensemble du sexe masculin, de ses conditions d’être, naturelles et sociales », par opposition à « féminisme ». Annelise Maugue (2001 : 183) a retrouvé une occurrence de « masculiste » en 1899, dans le roman Émancipées d’Albert Cim, qui met en scène des « masculistes » qui veulent faire front à la « Ligue d’émancipation féminine ». Ils rêvent d’une société dans laquelle les femmes ont été réduites à l’esclavage, les « plus belles » étant réservées à la prostitution, les « laides » reléguées à la cuisine, au blanchissage, au repassage et à la couture.

Vers 1930, le terme « masculinisme » peut faire référence à ces féministes qui chercheraient à transformer les femmes en hommes. Cet emploi n’est pas limité à la droite politique. Jean Marestan (1934 : 805) signe l’entrée « Féminisme » dans L’encyclopédie anarchiste, publiée à Paris en 1934. Il estime que « [r]ien ne fait plus de mal au féminisme, rationnellement compris, que cette sorte de masculinisme de fait, sinon de théorie, dans lequel se sont complu certaines militantes féministes, en s’efforçant de contrefaire les hommes ». Le terme « masculinisme » a ici une signification péjorative, puisqu’il désigne une version décriée du féminisme visant « quelque type nouveau d’humanité ridicule et hybride ».

Le terme « masculinisme » peut aussi désigner un mouvement par et pour les hommes, se mobilisant contre le féminisme. Dans la version anglaise de l’encyclopédie Web Wikipedia, l’entrée « Masculinism » (consultée le 14 février 2009) indique qu’il s’agit d’un « mouvement politique » lancé par E. Belfort Bax en 1913, avec son livre The Fraud of Feminism. Selon Renée Côté (1984 : 171), le journal Socialist Woman publie à la même époque, soit en juillet 1908, un article de Lida Parce intitulé « The Danger of Exclusive Masculinism », qui déclare – à l’opposé du camarade Bax – qu’il « semble bien dépassé de se demander si un régime à domination exclusivement masculine peut avoir du bon ». A Feminist Dictionary (Kramaprae et Treichler 1985 : 258) indique que Rebecca West dénonce, dans les pages du Manchester Daily Dispatch du 26 novembre 1912, « l’habituel point de vue masculiniste qui consiste à regarder les femmes comme des faiblardes incompétentes, sinon en ce qui a trait de leurs fonctions maternelles ».

Il semble que Virginia Woolf désigne comme « masculiniste » le poète Milton, dans les années 1920 (Ledoux 2009 : 82). En 1930, Harper’s Magazine publie l’article « The New Masculinism », dont l’auteure, Lillian Symes, a signé des textes sur le féminisme, la parentalité et le communisme. Elle propose cette fois une analyse approfondie de l’attitude antiféministe et misogyne qu’elle observe chez de nombreux hommes aux États-Unis et ailleurs, à la suite de la vague suffragiste des décennies précédentes. Évaluant que « le mouvement féministe est en train de mourir […] nous voici condamnées à un mouvement masculiniste » qui « jouit du privilège de faire porter le blâme à l’avancement de la Femme pour toutes les difficultés et les problèmes que vivent les hommes et les femmes dans le monde moderne » (Symes 1930 : 98-99). Cette auteure constate que « les ressentiments masculins » ne se limitent pas à la sphère culturelle, où l’on déplore la « féminisation » de la littérature, ni aux relations interpersonnelles, mais touchent aussi aux nouvelles relations de pouvoir. Les hommes n’apprécient guère avoir une femme comme patronne. Toutefois, les travailleurs manuels, comme les dockers, risquent peu de leur côté de déplorer la féminisation de leur travail, puisque « les dames n’ont pas envahi le front de mer ». Symes (1930 : 104) rapporte que le masculiniste considère qu’« [i]l devrait y avoir quelqu’un pour s’occuper de lui; et pour l’homme moyen cette personne a toujours été une femme ». Il a aussi besoin d’être admiré par des femmes, mais Symes constate que « la femme moderne moyenne […] n’a peut-être pas trouvé tant de raisons de l’admirer[3] ».

La crise économique favorise une diffusion du discours masculiniste dans diverses catégories sociales, et même chez les ménagères (Hoobs 1993 : 4-15). Après la Seconde Guerre mondiale, les femmes sont conviées par les médias, la publicité et les patrons à retourner à la maison. Leur présence dans l’espace public diminue jusque durant les années 60 (Friedan 1964), même si le thème de la « crise de la masculinité » est encore discuté dans les revues Marriage and Family (1957) et Psychological Reports (1959).

Des années 80 à aujourd’hui

Les années 80 marquent le retour au pouvoir de la droite conservatrice au Canada (Brian Mulroney), aux États-Unis (Ronald Reagan) et en Grande-Bretagne (Margaret Thatcher), qui se traduit par un ressac antiféministe (backlash). Deux significations du côté féministe sont alors associées à « masculinisme », soit une définition dominante en anglais qui associe « masculinism » à l’idéologie patriarcale et une définition dominante en français qui associe « masculinisme » au mouvement militant antiféministe.

« Masculinism »

Bien que le terme « masculinism » ait été employé depuis longtemps en anglais, plusieurs tentent de situer sa première occurrence au cours des années 80 (Duerst-Lahti 2008 : 169; DiStefano 1983), alors que Patricia Sykes relève des occurrences dès le milieu des années 60, Carolyn Byrd parlant même d’un « néo-masculinisme » en 1969 (Delphy 2002 : 25), et que d’autres ont utilisé ce mot dès le début du XXe siècle. A Feminist Dictionary propose des articles intitulés « Masculinist » et « Masculinism ». Les définitions sont constituées de citations d’auteures, par exemple Rebecca West, mentionnée précédemment, et Sheila Ruth, qui définissait « masculinisme » en 1983 comme « la forme de sexisme pratiquée dans notre culture ». Adopter une perspective masculiniste, c’est « confondre pour l’ensemble des perceptions humaines les seules perspectives, croyances, attitudes, standards, valeurs et perceptions masculines ». Le masculinisme est aussi « [l]e principe central du patriarcat » (Kramaprae et Treichler 1985 : 258).

Du côté des hommes proféministes, Stephen Whitehead déclare (2002 : 96) qu’Arthur Brittan est le premier à employer le terme « masculinism » en 1989. Brittan propose de distinguer trois concepts, soit le patriarcat, la masculinité et le « masculinisme, ou l’idéologie masculine » qui est « l’idéologie du patriarcat » et « qui justifie et naturalise la domination masculine […] Le masculinisme prend pour certain qu’il y a une différence fondamentale entre les hommes et les femmes […] et il réaffirme le rôle dominant et politique de l’homme dans les sphères publique et privée » (Brittan 1989 : 4). Selon Brittan (1989 : 6), en tant qu’idéologie, « [l]e masculinisme n’a jamais été réellement sous attaque, même lorsqu’il y a une importante expérimentation dans le domaine de la sexualité et des genres », comme durant les années 60 et 70, « car les relations de genre sont restées relativement stables ». Pour Brittan, le terme « masculinism » peut aussi évoquer l’antiféminisme et il l’associe à la nouvelle droite et à ses attaques contre les femmes ainsi que contre les gais et lesbiennes. Enfin, Brittan cite Clyde Franklin, qui a proposé dès 1984 la notion d’« homme masculiniste routinier » qui admet que les hommes sont avantagés par rapport aux femmes, mais ne se met jamais en jeu pour contester ou miner ce système inégalitaire (Franklin 1984 : 208).

Le terme « masculinism » peut aussi être employé dans des analyses de phénomènes du passé qui n’étaient pas nécessairement nommés ainsi à l’époque, comme la « crise de la masculinité » aux États-Unis à la fin des années 1800. Michael Kimmel (2006 : 284) précise que le « masculinisme implique un effort pour restaurer une vigueur masculine et pour reviriliser l’homme américain […] Le masculinisme est, principalement, la résistance à la féminité, aux forces qui adoucissent les hommes […]; c’est par l’évitement des femmes et la résistance à la féminité que les masculinistes espèrent faire revivre leur masculinité[4]. »

Dans la sphère anglophone, les années 1990 et 2000 sont marquées par un emploi de plus en plus courant des termes « masculinist » et « masculinism ». C’est sans doute parce que ces derniers signifient en anglais un vaste phénomène, soit l’idéologie et l’attitude patriarcales en général, plutôt qu’un simple mouvement antiféministe, qu’ils apparaissent dans de nombreux textes féministes qui recoupent une grande diversité de champs d’études : renforcement du patriarcat en Indonésie (Bey 2008) ou en Europe de l’Est postsoviétique (Watson 1996), écoféminisme (Plumwood 1998), politiques de la Banque mondiale (Kurian 1995), statut protecteur des hommes envers les femmes en temps de guerre (Young 2003) et analyses des idéologies et de l’épistémologie (Duerst-Lahti 2002). Pour Wendy Brown (2008 : 21), le terme « masculinism » désigne ce contre quoi le féminisme se mobilise, ce qui permet à cette auteure (Brown 1995 : 167) de dénoncer le « masculinisme de l’État », le « masculinisme de la loi », le « discours bureaucratique masculiniste » et le « sujet masculiniste libéral » (1995 : 128, 152, 191-192, 184). Dans l’ouvrage intitulé Historical Dictionary of Feminism, Boles et Hoeveler (2004 : 206) définissent « Masculist/Masculinist » comme « la tendance à attribuer toute la valeur et le sens en termes de référence au masculin », et conséquemment à interpréter l’histoire à travers des événements dominés par des figures masculines et relatés par des hommes (voir aussi Chanter (1998 : 269), Jonasdottir (1996 : 186) et Silvers (1998 : 332)).

Quelques rares textes en anglais font un usage hybride du terme « masculinist », à la fois posture patriarcale et mouvement antiféministe. Le mot peut désigner alors les groupes de pères divorcés et séparés, porteurs du « discours masculiniste du divorce » (Arendell 1998; Bertoia et Drakich 1993). Du côté de la littérature, une traduction anglaise d’un roman de Gerd Brantenberg (2008), d’abord publié en Norvège en 1977 et qui présente une société dominée par les femmes, désigne comme « masculiniste » le mouvement des hommes contestataires qui lancent même un manifeste masculiniste.

Durant les années 2000, la politologue Georgia Duerst-Lahti propose un travail de réflexion sur la notion de « masculinism », qu’elle intègre au développement de son concept d’« idéologie de genre ». Ce type d’idéologie justifie l’attribution du pouvoir en fonction des rapports de genre et des corps idéologiquement désignés comme masculins ou féminins (Duerst-Lahti 2008 : 168). Il s’agit d’une « idéologie politique » à distinguer des « idéologies de gouvernance » qui s’articulent sur l’axe droite-gauche et qui portent sur l’attribution du pouvoir dans les institutions officielles associées à la puissance de l’État. Dans les idéologies de genre, les pôles droite-gauche sont remplacés par les pôles « masculinism-feminalism » : « Le masculinisme est une idéologie de genre qui prend comme point de départ les hommes et préfère en général ce qui leur est associé, souvent en leur attribuant des avantages, et qui peut inclure l’idée que l’égalité entre les genres est avantageuse », mais qui est le plus souvent porteuse d’un discours justifiant l’inégalité entre les hommes et les femmes, à l’avantage des premiers (Duerst-Lahti 2008 : 183)[5]. Cette auteure distingue les termes « masculism » et « masculinism », le premier désignant les « mouvements des hommes » (men’s movement) perçus dans un premier temps comme proféministes, puis comme une menace pour le féminisme en particulier et les femmes en général (Duerst-Lahti 2008 : 169). Si pour Michelle M. Moody-Adams (1998 : 260), le « “masculinisme” est antipathique aux buts de transformation sociale de la philosophie féministe », Duerst-Lahti affirme (2002 et 2008) qu’il existe des diverses versions du « masculinism » : fasciste, marxiste et socialiste, le « masculinisme des droits des hommes », libéral des « hommes proféministes » et le « masculinisme de gauche éclairé (des hommes radicaux proféministes) ».

« Masculinisme »

En français, le Québécois Germain Dulac, sociologue spécialiste de la condition masculine, relève la première occurrence du terme « masculiniste » dans l’ouvrage de Guido de Ridder (1982), Du côté des hommes : à la recherche de nouveaux rapports avec les femmes, publié en France. Le mot y désigne les groupes de conscience d’hommes plutôt critiques du patriarcat (Dulac 1994 : 97). Le bulletin Hom-Info, tribune au Québec de la parole d’hommes en réflexion sur leur condition masculine, explique en 1983 que « [l]a démarche masculiniste est un processus de prise de conscience que comme hommes, nous sommes aliénés par un modèle que d’autres hommes ont imposé comme dominant » (Dulac 1994 : 79). L’année suivante, Dulac signe dans Les Cahiers du socialisme un article intitulé « Les masculinistes et la pornographie », où il définit le masculinisme comme un ensemble de « discours et pratiques d’objectivation produits par et pour les hommes visant à cristalliser une condition masculine autonome du discours féministe » (Dulac 1984 : 123). Le sociologue précise que le discours masculiniste se caractérise par une « haine envers les femmes [qui] sont perçues comme ennemies à vaincre, à dominer »; une « complainte affective » des hommes qui se prétendent en « situation de dépendance affective » et même d’« infériorité » devant les femmes; une déresponsabilisation de la violence masculine. Dulac conclut que le discours masculiniste fonctionne « comme déresponsabilisation individuelle et collective de l’oppression des femmes » et présente les hommes comme « les premières victimes » des rapports entre les sexes (Dulac 1984 : 117, 119-120).

Jean-François Pouliot signe à la même époque un mémoire de maîtrise en science politique sur le mouvement des hommes au Québec, publié en 1986 dans Les Cahiers de recherche du GREMF. Pouliot propose de distinguer le masculinisme du proféminisme (1986 : 23) : « Les pro-féministes interviennent à partir du constat des effets de l’oppression des hommes sur la condition féminine. Les masculinistes sont plutôt orientés vers la recherche et la prise de conscience des effets sur les hommes des stéréotypes associés à la condition masculine et vers les attitudes et pratiques jugées aliénantes qu’elles recouvrent. »

Cela dit, le terme « masculinisme » reste peu employé durant les années 90. Dans le Grand Larousse universel (Larousse 1994 : 6722), une entrée pour ce mot se limite au domaine de l’endocrinologie, soit l’état pathologique « d’un sujet appartenant au sexe féminin et qui présente quelques-uns des caractères secondaires de l’homme », en particulier une « atrophie mammaire, un hirsutisme, des modifications de la voix, qui devient rauque, une hypertrophie du clitoris ».

Deux hommes proféministes vont proposer vers 2000 des définitions distinctes du masculinisme. Au Québec, Martin Dufresne, du Collectif masculin opposé au sexisme, signe en 1998 « Masculinisme et criminalité sexiste », dans un numéro commun des revues Recherches féministes et Nouvelles Questions féministes, et « Masculinisme et suicide chez les hommes », mis en ligne en 2003 sur le site Web féministe Sisyphe. Chez Dufresne, le terme « masculinisme » désigne un mouvement d’hommes antiféministes, surtout engagés sur le front du divorce et de la garde des enfants. Cet emploi du mot concorde avec celui qu’en faisaient Dulac et Pouliot au cours des années 80. Pour sa part, Léo Thiers-Vidal produit en France divers textes, dont un mémoire de maîtrise intitulé De la masculinité à l’anti-masculinisme : penser les rapports sociaux de sexe à partir d’une position sociale oppressive, dont il tire un article pour la revue Nouvelles Questions féministes (Thiers-Vidal 2002) et des articles comme « Le masculinisme de “La domination masculine” de Bourdieu », mis en ligne sur le site Web Chiennes de garde en mai 2004. Thiers-Vidal avance que le terme « masculinisme » a été introduit en français par la philosophe féministe Michèle Le Doeuff (1989 : 55), qui le définit comme « ce particularisme, qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent, et leur point de vue) ». Thiers-Vidal (2008 : 189) précise que « le masculinisme consiste à produire ou reproduire des pratiques d’oppression envers les femmes – quel que soit le domaine d’action – et ce à partir de la masculinité, la position vécue de domination selon l’axe de genre ». Cet auteur désigne sa propre démarche comme « antimasculiniste » et présente Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu comme des masculinistes, même si Bourdieu s’affichait proféministe.

La définition proposée par Thiers-Vidal est donc plus proche de l’acception du terme en anglais, alors que Dufresne l’associe à un mouvement de réaction des hommes à l’égard du féminisme. Cette seconde définition tendra à s’imposer dans la sphère francophone, au Québec tout d’abord, puis en France et en Belgique. Au début des années 2000, le terme « masculinisme » apparaît déjà en certaines occasions dans les médias de masse, pour désigner un mouvement antiféministe. C’est le cas, par exemple, d’une entrevue avec la présidente de la Fédération des femmes du Québec, Michèle Asselin, publiée dans Le Devoir.

Des féministes radicales de Montréal lancent à l’automne 2004 la Coalition anti-masculiniste pour contester la tenue du congrès « Paroles d’hommes » à Montréal en 2005 (Blais 2008 : 164-172). Elles déclarent ceci :

Le masculinisme est une mouvance réactionnaire qui s’oppose au changement social porté par le mouvement féministe. Il défend une vision traditionnelle de la famille et des rapports sociaux entre les sexes […] Certains masculinistes se cachent sous des dehors conciliateurs, et disent souhaiter repenser la place des hommes dans la société […] Qu’on le nomme masculinisme ou hominisme, ou qu’on tente de le faire passer sous couvert d’un discours de gauche, pour nous ce mouvement reste le même, un mouvement réactionnaire, rétrograde, voire misogyne et anti-féministe.

Coalition anti-masculiniste 2005

La Coalition antimasculiniste organise des ateliers d’information, des manifestations, un contre-congrès, produit et diffuse des pamphlets et des tracts et obtient une certaine visibilité dans les médias. En amont et en aval de cette mobilisation, divers groupes féministes se mobilisent contre le masculinisme. Le collectif féministe Lilithantes produit un documentaire sur le masculinisme et la Maison pour femmes immigrantes à Montréal, ou Centre des femmes d’ici et d’ailleurs, propose dans son rapport d’activité 2006-2007 une section portant précisément sur le masculinisme.

Au même moment, des groupes de gauche et d’extrême gauche vont porter une définition du terme « masculinisme » qui se rapproche de celle de la Coalition anti-masculiniste. Cette proximité peut s’expliquer de diverses façons : des membres de cette coalition font partie d’autres groupes militants de gauche et d’extrême gauche; des membres de ces groupes de gauche et d’extrême gauche sont sympathisants de la Coalition antimasculiniste; les féministes des groupes féministes et dans d’autres groupes militants partagent une même grille d’analyse de l’antiféminisme contemporain au Québec; le Québec est un lieu où l’antiféminisme du type masculiniste (tel qu’il a été défini par Dulac durant les années 80, par Dufresne durant les années 90 et par la Coalition antimasculiniste durant les années 2000) est en expansion et fait de plus en plus parler de lui dans les grands médias et sur la place publique de même que sur Internet (Ordini 2002; Bouchard et autres 2003; Mathieu 2004; Jobin 2008).

En septembre 2005, soit quelques mois après les actions de la Coalition antimasculiniste contre le congrès « Paroles d’hommes », l’Association pour un syndicalisme solidaire étudiant (ASSE) offre un atelier sur le « masculinisme » lors de son camp de formation et propose une définition du terme sur son site Web qui correspond à la conception féministe[6]. Dans le même esprit, la revue d’une gauche plurielle À Babord! publie en 2005 et 2006 des articles sur le masculinisme, dont l’un fait mention de la Coalition antimasculiniste et propose une définition du masculinisme qui rejoint la position des féministes (Arsenault et Saint-Pierre 2006; voir aussi Pascal 2005). Des anarchistes du Québec[7], y compris des membres de la Coalition antimasculiniste, reprennent également cette conception du masculinisme. La revue Ruptures, de la Fédération anarcho-communiste du Nord-Est (NÉFAC), publie ainsi un article titré « Masculinisme : ressac identitaire patriarcal » dans son numéro du printemps 2005, soit en simultané des actions de la Coalition antimasculiniste (Morraletat 2005). L’auteure détaille les arguments des masculinistes qui cherchent à présenter l’homme comme une victime des femmes et des féministes, et elle souligne d’entrée de jeu que ce discours se fait l’écho des propos de Marc Lépine, qui a tué quatorze femmes à l’École polytechnique le 6 décembre 1989. Dans cet article, les textes de Martin Dufresne sont explicitement mentionnés.

La popularité croissante des termes « masculinisme » et « masculiniste » peut être évaluée en constatant leur absence durant les années 90 dans les textes portant sur la tuerie de l’École polytechnique. Trois études féministes parues sur ce sujet (Blanchard et Lévesque 1991; Boudreau 1996; Bélanger 1997) ne font aucune allusion au masculinisme. En 2007, Mélissa Blais signe une étude sur la tuerie et précise que le discours de l’assassin « était au diapason de ce mouvement masculiniste, identifiant les “féministes” à des “viragos” et accusant les femmes d’avoir tous les avantages dans la société » (Blais 2007 : 28; voir aussi Blais (2009)). La notion de « masculinisme » peut donc servir à désigner rétrospectivement des phénomènes du passé. Il s’agit alors d’un concept ayant une définition propre, dont l’emploi est valable indépendamment du contexte historique, et qui permet de parler de masculinisme dans le contexte de la Révolution française (Lampron 2008) et de la Belle Époque (Rochefort 1999 : 136-137). Pour sa part, Marjolaine Péloquin (2007 : 270), ancienne activiste du Front de libération des femmes (FLF), signe en 2007 un ouvrage qui en retrace l’histoire et parle dans sa conclusion de « la riposte patriarcale [d’aujourd’hui qui] s’avère particulièrement virulente à travers les attaques “masculinistes” ».

Des représentantes des organismes institutionnels du mouvement des femmes utilisent elles aussi le terme « masculinisme » en référence à l’antiféminisme. C’est le cas de Michèle Asselin, présidente, Fédération des femmes du Québec (FFQ), Suzanne Biron, agente de développement du Regroupement provincial des maisons d’hébergement pour femmes et enfants victimes de violence conjugale, Lyne Boissinot, présidente de L’R des centres de femmes du Québec, et Sylvie Lévesque, coordonnatrice, Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec, qui signent ensemble une lettre ouverte pour dénoncer le masculinisme (Asselin et autres 2005).

Le terme se fraie un chemin jusque dans des institutions publiques. Le ministère de la Condition féminine du Canada publie en anglais et en français une étude de Pierrette Bouchard, Isabelle Boily et Marie-Claude Proulx (2003) intitulée La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes (ou Schools Success by Gender : A Catalyst for Masculinist Discourse) qui précise reprendre la définition proposée par Martin Dufresne (1998). Ce rapport offre une analyse quantitative et qualitative de plus de 600 articles de journaux et de magazines et présente une typologie exhaustive des axes du discours masculiniste. En 2007, Ruth Altminc produit, pour la Table des groupes de femmes de Montréal au programme Promotion de la femme de Condition féminine Canada, un document intitulé Médias et masculinisme à Montréal. En février 2008, le Conseil du statut de la femme du Québec organise une conférence sur l’antiféminisme et le masculinisme pour ses responsables de la recherche. La présidente du Conseil du statut de la femme, Christiane Pelchat, dénonce le masculinisme lors de conférences publiques (Pelchat 2009).

Le terme est repris par des députées, comme Jocelyne Caron, du Parti québécois, responsable de la condition féminine pour l’Opposition. Elle siège en 2005 à la Commission permanente des affaires sociales, qui tient des audiences publiques au sujet d’un possible changement de mandat du Conseil du statut de la femme. La députée explique (Caron 2005) :

[Il] existe au Québec, mais pas seulement au Québec, au niveau international, un courant dit masculiniste. Ce courant dit masculiniste, c’est un courant d’hommes, parfois associés à des femmes, qui tiennent des propos haineux envers les femmes et envers le mouvement féministe. Et, quant à moi, ce courant utilise exactement le même cycle, bien connu, de la violence conjugale faite aux femmes.

En France, la chaîne de télévision ARTE diffuse en mars 2005 le documentaire In Nomine Patris, de Myriam Tonelotto et Marc Hansmann, qui présente un portrait critique des groupes de pères séparés et divorcés. La sortie du film est accompagnée sur le site Web de la chaîne par un dossier sur le « masculinisme ». Quelques textes d’inspiration féministe paraissent en France à la même période, dont « L’offensive masculiniste » (Dozolme et Gelly 2007), qui précise que le phénomène est particulièrement important au Québec (voir aussi Dupuis-Déri (2004)), alors que d’autres textes présentent les ramifications transnationales du masculinisme (Palman 2008). En Suisse, un texte paraît en 2006 intitulé « Masculinistes contre féminisme : contre-offensive masculiniste » dans la revue publiée par l’Association femmes suisses et le mouvement féministe (Schiess et autres 2006). En 2008 est fondé à Bruxelles le collectif Vigilance anti-masculiniste mixte organisée et solidaire (VAMOS) qui lance un appel à résister à la mouvance masculiniste et à contester le congrès « Paroles d’hommes », dont la troisième édition se déroule en Belgique. Des activistes belges ont pris contact avec des membres de la défunte Coalition antimasculiniste de Montréal, permettant une circulation de documents qui viennent un peu plus stabiliser la signification des termes dans la sphère francophone militante de gauche et d’extrême gauche en Occident.

À l’automne 2009, Patric Jean, un réalisateur proféministe belge résidant à Paris lance un documentaire intitulé La domination masculine, dans lequel il présente des extraits d’entrevues avec des masculinistes. Le site Internet du film offre également des informations sur le « masculinisme ». Craignant pour sa sécurité en raison de propos violents diffusés sur le site Web www.marclepine.blogspot.com consacré à honorer la mémoire de Marc Lépine présenté comme un héros, le réalisateur décide d’annuler sa venue à Montréal pour la sortie de son film, ce qui relance dans les médias la discussion sur le « masculinisme » (voir, notamment, Nicoud 2009).

Cela dit, certaines féministes considèrent avec méfiance le terme « masculinisme », qui participerait à rendre les antiféministes plus respectables. Dans son document intitulé Paroles féministes, controns le ressac!, la Table de concertation de Laval en condition féminine (2005 : 6) insiste pour parler d’antiféminisme, car le terme « masculinisme » « établit une fausse comparaison avec le féminisme qui laisse penser que les tenants de ces idéologies luttent pour l’égalité entre les sexes (les féministes se préoccupant des questions touchant les femmes, les masculinistes, des questions touchant les hommes) et qu’il s’agit d’un mouvement social, alors que seulement quelques groupes composés de peu d’individus sont actifs ». Quant au magazine féminin Châtelaine, son édition québécoise propose en avril 2006 un article intitulé « Qui a peur des masculinistes? », où l’auteure distingue les masculinistes « doux » des « radicaux, les “durs” » (Poulin 2006 : 97-98).

Le masculinisme par les masculinistes eux-mêmes

Les antiféministes restent ambivalents quant à la valeur des étiquettes « masculinisme » et « masculiniste ». En 1994, dans un texte du New York Times proposant des recensions d’ouvrages sur la prétendue « crise de l’identité masculine », Richard A. Shweder (1994) précise que « la littérature de la crise des hommes a promu tant de voix différentes en seulement trois années que cette expression barbare “parler en tant que masculiniste” a, en un temps record, perdu tout sens déterminé ». Pour sa part, Warren Farrell (1993 : 19) se dit militant du mouvement pour la libération des hommes « ou “masculiste” », mais préfère se prétendre humaniste. « [N]i masculinisme, ni hominisme », déclare, de son côté, Seychelle (1995 : 16), qui publie à compte d’auteur en France une charge contre les féministes. Au Québec, le sexologue et psychologue Yvon Dallaire, président en 2005 du colloque Parole d’homme, cherche à se présenter comme étant au-dessus de la mêlée en se distanciant du féminisme et du masculinisme, pour se déclarer « hoministe » (Ledoux 2009 : 86-88). Il a d’ailleurs corédigé en 2006 le Manifeste hoministe, diffusé sur le Web. Ce document, signé par une douzaine d’hommes, dont certains connus pour leurs propos virulents contre les femmes et les féministes[8], se présente comme la « Charte pour un mouvement des hommes ». Yvon Dallaire, qui consacre beaucoup d’énergie à critiquer le féminisme (par ex. Dallaire 2001), a expliqué dans sa chronique « Les secrets des couples heureux », parue dans Le Journal de Montréal le 21 décembre 2008, que les femmes doivent accepter certaines inégalités, soit « une répartition inégale et variable des salaires, des tâches ménagères, des soins aux enfants », une thèse qu’il reprend dans Qui sont ces femmes heureuses? La femme, l’amour et le couple (Dallaire 2009 : 196-197; dans le même livre, voir aussi le chapitre « Les renoncements nécessaires des femmes »). L’« hoministe » est donc antiféministe, quoi qu’il en dise.

De même, en anglais, une polémique éclate en 1996 dans le journal University Concourse d’une université catholique en Ohio, au sujet de la polygamie. Elizabeth Magaletta (1996) signe un texte intitulé « The Persistence of ‘Masculinism’ at Franciscan University ». L’auteure dit qu’elle « utilise “masculinisme” expressément pour désigner la conception de la vie dans laquelle tout ce qui concerne l’homme englobe tout le reste. La supériorité masculine n’est pas tant un élément de cette conception que son principe moteur. » Elle conclut qu’il y a différentes sortes de masculinisme, et que « l’aspect le plus dommageable du phénomène du masculinisme catholique est précisément […] qu’il se prétend catholique ». Michael Healy (1997) riposte et publie « A Reply on Feminism and Masculinism ». Il explique qu’un « masculinisme juste et rationnel doit se constituer dans une forme distincte du masculinisme misogyne ». Il préfère parler, « à défaut d’un meilleur terme, d’“hominisme” pour souligner que le but est d’assurer la protection des droits de tous, même de ceux qui ne sont pas présentement opprimés mais qui pourraient l’être dans le futur ». Selon lui, ce mouvement hoministe transcende la dichotomie masculinisme-féminisme. Il termine son texte en affirmant son opposition « à l’idée que le mouvement féministe dans sa forme actuelle offre le meilleur moyen de protéger les droits des femmes ».

La définition du terme « masculinisme » peut même être l’enjeu d’un procès. « Qu’est-ce que le masculinisme? Est-ce un mouvement ou une mouvance? Qu’est-ce qu’un masculiniste? Est-ce un individu qui tient des propos anti-femmes ou anti-féministes ou plutôt un militant pour les droits des hommes et des pères? Voilà la toile de fond de nature socio-politico-philosophique qui tisse le présent dossier », selon le juge Henri Richard (2008 : 1) de la Cour du Québec en ouverture de son jugement d’un procès qui s’est déroulé à Montréal en juin 2008. Le plaignant poursuivait en « dommages moraux pour atteinte à sa réputation » la revue À Babord! et sa collaboratrice Barbara Legault, de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), arguant qu’il avait été la cible de « propos diffamatoires, mensongers et haineux » dans un article intitulé « Des hommes contre le féminisme », paru en 2006. Legault (2006 : 8) y définissait le « masculinisme » comme « une forme spécifique d’antiféminisme qui prétend que les problèmes des hommes (le décrochage et l’échec scolaires des garçons, le suicide chez les hommes et la “perte d’identité masculine”) sont causés par la “domination des femmes” et par le féminisme ». Le demandeur n’est nommé dans l’article incriminé que dans une note en bas de page qui le présente comme du nombre d’un petit groupe d’hommes ayant tenté de s’introduire dans une salle où se déroulait un « spectacle féministe radical » organisé par les Lilithantes, qui lançaient un film portant sur le masculinisme.

Le requérant est associé au groupe Fathers-4-Justice et il est connu pour avoir escaladé la structure du pont Jacques-Cartier à Montréal, ainsi que pour avoir été déclaré plaideur quérulent en raison des trop nombreuses plaintes qu’il a déposé contre son ex-conjointe, des avocats, des féministes et des ministres. Paradoxalement, l’article incriminé précisait que « [l]es masculinistes utilisent également des tactiques douteuses, allant des poursuites judiciaires à l’intimidation et au harcèlement » (Legault 2006 : 9). Le juge déboute le demandeur, qui avait fondé en partie sa cause sur l’argument qu’il n’est pas « masculiniste », mais plutôt un « défenseur des droits de l’homme ». S’il ne définit pas le terme « masculinisme » dans son jugement, le juge Richard y discute tout de même de la « mouvance masculiniste », mentionnant au passage « les dérapages de certains militants des droits des pères par leurs actions et leurs paroles » (Richard 2008 : 11)[9].

Certains refusent l’étiquette « masculiniste » pour se déclarer ouvertement antiféministe[10]. Pour d’autres antiféministes, il n’est pas question de nier ni de minimiser le phénomène masculiniste, mais au contraire de s’en revendiquer et de le promouvoir (Blacker 1999). En France, le psychologue Patrick Traube (2001 : 127) déplore l’activisme d’un féminisme qui carburerait à la « haine » des hommes et qui fait « le lit du fanatisme et du terrorisme ». Traube précise (2001 : 136) que « le “masculisme” (ou “masculinisme”) […] prit envol au Québec » et « il s’est organisé avec plus ou moins de bonheur, dans la plupart des pays européens et aux USA ». Selon lui, il faut distinguer un « masculinisme de résistance », porté par des pères divorcés et séparés, et un « masculinisme progressiste » qui prétend vouloir inventer une nouvelle masculinité, mais qui « ne survivra pas à la crise économique des années quatre-vingt » et qui « hiberne, très discrètement (peut être en attente de jours meilleurs?) sous la forme de petits groupes d’hommes qui se réunissent par ci par là pour réfléchir ensemble ». Reste alors le « masculinisme de résistance », « polarisé » sur la défense des droits des pères devant les juges et les mères, « quérulent » et qui présente les femmes comme des ennemies, ce qui en fait un « masculinisme réactionnaire », dont les membres sont souvent « sectaires et machistes », « antiféministes, voire… antiféminins » (Traube 2001 : 134).

Plusieurs textes parus depuis quelques années en français et en anglais proposent non seulement une définition positive des termes « masculinisme » et « masculisme », mais ils en appellent à la constitution d’un vaste mouvement social. Au Québec, André Gélinas (2002 : 12) déclare qu’« une nouvelle pensée, le “masculinisme” (le besoin d’un néologisme est significatif) serait justifiée si l’on découvrait, par exemple, que la réalité est différente de celle que les féministes dépeignent […] ou encore que, sous le couvert d’une recherche de l’égalité, les femmes ont visé et atteint une situation dominante ». Gélinas se dit pour la constitution de cette pensée masculiniste, à laquelle il participe. Pour sa part, Éric Zemmour (2006 : 131, 132 et 134) se réjouit de constater que les États-Unis ont vu l’émergence d’« une vigoureuse réaction masculiniste », une « révolution masculiniste » menée par des hommes « néoconservateurs » et qui participent d’une saine « revanche réactionnaire ». Cela dit, Patrick Guillot (2004 : 152), l’un des rédacteurs du Manifeste hoministe, explique (2004 : 153-154) que le mouvement des hommes devra mener « un combat nouveau » qui implique de « se nommer lui-même », soulignant que « “hominisme” semble adéquat ». De son côté, le britannique Steve Dixon a déposé au Bureau de brevets de Grande-Bretagne une demande de droit (trade making) pour les termes « masculinism » et « masculist », qu’il considère comme ses inventions[11].

Une recherche sur Internet en anglais et en français permet de constater qu’il y a plus de sites français consacrés à discuter du masculinisme dans une perspective positive. Un site se nomme tout simplement Masculinisme et se présente comme « [u]n site ultra anti-féministe contre la misandrie! » Sur le site Vision lucide : blog masculiniste égalitaire, un article intitulé « Féminisme et masculinisme » (30 janvier 2008) précise ce qui suit :

Masculinisme ne veut pas dire anti-féministe, il veut dire complémentarité au féminisme. Un féminisme sain est une [sic] féminisme qui prend en charge les droit [sic] et les besoins des femmes dans un but égalitaire ou équitable. Toutefois pour que ça soit égalitaire ou équitable il faudra y ajouter le masculinisme pour prendre en charge les besoins et droits des hommes sinon il y aura déséquilibre entre la condition masculine et féminine. Donc le féminisme a besoin du masculinisme pour être équitable ou égalitaire.

Dans le même esprit, le site Web de FoxNews, associé aux États-Unis au Parti républicain, propose le 3 juin 2003 un texte intitulé « Gender Issues Impacted by Masculinists », signé par Wendy McElroy qui précise que le terme « masculinism » a des significations différentes selon la perspective politique adoptée et que les féministes l’associent à un mouvement antiféministe. Elle présente toutefois la définition proposée par Mark Toogood, militant des droits du père (father’s rights activist), pour qui le terme désigne : « 1. Un réseau sympathique aux hommes […]; 2. La conviction que l’égalité entre les sexes requiert la reconnaissance et la correction du préjudice et de la discrimination contre les hommes aussi bien que les femmes; 3. Une perspective complémentaire plutôt que d’opposition au féminisme » (McElroy 2003).

Malgré des déclarations qui prétendent que le masculinisme n’est pas antiféministe et qu’il est même complémentaire du féminisme, des sites Web consacrés au masculinisme ou des auteurs lui étant associés diffusent et tiennent des propos violents à l’égard des femmes en général et des féministes en particulier, et ont l’habitude de proposer des liens avec des textes imprimés ou sur Internet qui critiquent vertement les féministes. Ainsi, des auteurs comme Dallaire, Gélinas, Guillot et Zemmour participent, de par leurs propos et leurs liens organiques avec des maisons d’édition, des conférences et colloques, des sites Web et des réseaux de citations et cocitations, à la tendance qui adopte la plus dure des positions à l’égard des féministes, accusées d’être des « castratices » et des « féminazies » qu’il convient de combattre. Dans cette perspective, la posture « antimasculinist » (Tracey 2006 : 262) serait celle d’hommes proféministes.

Mais il ne semble pas encore y avoir de consensus quant au terme qui permettrait aux participants d’identifier le mouvement politique antiféministe, ni son idéologie. Le Québécois François Brooks accorde sur son site Web une place importante à la discussion du masculinisme, ou plutôt du masculisme, comme il le précise lui-même :

Il existe pour moi une distinction entre « masculinisme » et « masculisme » […] Le « masculinisme » est le mot dégradant inventé par Michèle Le Doeuff, philosophe féministe française, et propagé par les radicales d’ici [Québec] pour désigner ce qu’elles répudient. Son pendant sémantique devrait être « fémininisme » […] Le « masculisme » est au contraire un mouvement symétrique au « féminisme ». Il se penche sur la condition masculine […] Je ne me définis donc pas comme un (vilain) masculiniste qui s’oppose au féminisme, mais, tout comme il leur est légitime de réfléchir à leur condition féminine sous l’appellation de « féministe », qu’il me soit loisible de réfléchir sur ma propre condition avec d’autres hommes sur la philosophie « masculiste ».

Brooks 2004

Brooks conclut en discutant d’autres notions qu’il rejette, comme « virilisme » et « hoministe », et il annonce que c’est le choix de ses camarades de lutte d’employer tel ou tel terme qui déterminera quel nom finira par s’imposer pour désigner la mouvance à laquelle il participe.

Conclusion

Cette présentation de l’histoire du terme « masculinisme » en français et en anglais mériterait d’être complétée par une étude similaire dans d’autres langues, latines (espagnol, italien) ou non (allemand, par exemple). L’histoire partielle présentée ici permet déjà d’identifier quelques phénomènes significatifs. Il semble que durant les années 80, en français, ce soit surtout des hommes proféministes qui aient senti le besoin de proposer ce mot et de le définir de manière à désigner un mouvement d’hommes dont ils étaient proches et qu’ils cherchaient à combattre. Or ce même mouvement est aussi apparu durant les années 80 aux États-Unis et dans d’autres pays anglophones, où les termes « masculinism » et même « antimasculinism » sont rarement employés pour parler de ce phénomène, même chez des hommes proféministes critiques du « mouvement des hommes » (Malin 2005; Messner 1997; Pinar 2001). À titre d’hypothèse, il est raisonnable d’avancer que les proféministes et les féministes du Québec parlent plus qu’ailleurs de « masculinisme » en tant que mouvement antiféministe précisément parce qu’il y est particulièrement actif, alors que c’est plutôt un antiféminisme du type républicain auquel font face les (pro)féministes en France, et un antiféminisme religieux et antichoix qui force les (pro)féministes aux États-Unis à réagir.

Cela dit, un même auteur peut inverser complètement son évaluation du terme « masculinisme », selon son positionnement politique. Germain Dulac, par exemple, est plus proche d’une position proféministe durant les années 80, pour se déplacer vers une position plutôt masculiniste durant les années 2000. Dans sa première position (Dulac 1984 : 122), il affirme que le « discours masculiniste ne peut être nié ou relégué au niveau d’épiphénomène, car il joue un rôle actif dans la mouvance sociale. Son potentiel devient visible du moment où il est mis en perspective dans le cirque des nouveaux appareils qui se mettent en place pour gérer la crise. » Dans une recension de notre ouvrage collectif Le mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué (Blais et Dupuis-Déri 2008a), Dulac réduit le phénomène à :

[d]eux ou trois psychologues réputés pour leurs publications sur la masculinité, trois journalistes qui ont publié au cours de leur jeunesse quelques lignes sur la situation des hommes québécois, autant d’enseignants universitaires ayant émis une opinion sur le sujet, une paire d’essayistes, un ex-conseiller municipal, un député ministre et quelques militants […] deux ou trois groupes de défense des droits des pères […] Bref, bien peu de monde.

Dulac 2009

L’importance que l’on accorde au « masculinisme » peut donc se modifier en fonction des repositionnements politiques. Il reste, d’ailleurs, que plusieurs antiféministes sont encore inconfortables avec l’étiquette « masculiniste », lui préférant par exemple « hoministe » ou même « humaniste », ce qui leur permet de se prétendre au-dessus de la mêlée, et partisan d’un dialogue harmonieux entre hommes et femmes. Du côté des dictionnaires imprimés ou sur Internet qui affichent une prétention à la neutralité linguistique, ils présentent durant les années 1990 et 2000 des définitions des termes « masculinisme » et « masculinism » sympathiques au mouvement masculiniste. En ce sens, les féministes ne semblent pas être parvenues à imposer leur propre définition, si ce n’est dans des instances publiques qui leur sont déjà acquises, comme les ministères de la Condition féminine, et dans certains médias. Sur Internet, Urban Dictionary (consulté le 14 février 2009) définit le terme « masculinism » comme « l’idéologie par laquelle un homme ou une femme appuie et cherche à atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes sans nier la masculinité des hommes ni la féminité des femmes » ou encore « le concept de la préservation de la masculinité pour les hommes et de la féminité pour les femmes, tout en obtenant l’égalité entre les hommes et les femmes ». Toujours sur Internet, Encyclopedia (consulté le 14 février 2009) précise que le terme « masculinism » désigne une mouvance qui « a pour but de briser les stéréotypes négatifs de l’homme hétérosexuel mais en refusant d’être perçu comme antiféministe ou anti-gay ». On trouve à l’entrée « Masculinist » une autre définition du terme « masculinism », soit « un mouvement par lequel les hommes développent leur pouvoir [empowerment] dans la société, et pour mettre fin à la discrimination contre les hommes. De ce fait, plusieurs affirment que le « masculinism » est l’envers du féminisme, comme le capitalisme l’est pour le communisme en économie. »

Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française (site Internet consulté le 10 février 2009), quant à lui, propose dès 1995 une définition du terme « masculinisme » : « Mouvement qui se préoccupe de la condition masculine. » En note, il est précisé qu’il y aurait deux tendances, soit celle qui défend les droits et les rôles sociopolitiques des hommes et celle qui « vise à affranchir les hommes de leurs rôles sociaux traditionnels ». Par ailleurs, l’édition 2008 du Petit Larousse illustré n’offre aucune entrée concernant les mots « masculiniste » et « masculinisme ».

Pour terminer, soulignons que la définition sympathique du terme « masculiniste » est même reprise par des féministes. Mara Goyet lance le livre Le féminisme en 2007 en France. Elle y consacre un chapitre au « masculinisme » qu’elle présente comme « un pendant masculin du féminisme ». Selon elle, le masculinisme « ne peut se résumer à une défense des privilèges masculins », car il s’agit de chercher « l’égalité des sexes – mais d’un point de vue masculin – et [de lutter] contre les injustices, inégalités et discriminations dont les hommes sont victimes ». Elle précise (2007 : 197) toutefois qu’il « est un autre masculinisme revanchard qui rend les féministes responsables de tous les maux dont souffrent les hommes ». Elle n’en appelle pas moins à « une complémentarité des deux mouvements ». Que des féministes aient fini par intégrer à leurs préoccupations pour la justice sociale les problématiques du « masculinisme » est révélateur de l’influence du masculinisme et de la force du ressac antiféministe.