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En Afrique, au sud du Sahara, le taux d’activité des femmes est très élevé comparé à celui que l’on note pour d’autres parties du continent : plus de 60 % des femmes de 15 à 64 ans y exercent une activité économique, soit trois fois plus qu’en Afrique du Nord (International Labor Office 2012). Les femmes constituent de ce fait près de la moitié de la population active. On trouve les deux tiers d’entre elles dans le secteur agricole, où elles travaillent souvent comme aides familiales. Par ailleurs, la séparation des femmes et des hommes sur le marché du travail demeure très fortement marquée. En milieu urbain, en particulier, elles ont peu accès aux emplois salariés des entreprises publiques ou privées du secteur formel de l’économie, emplois occupés majoritairement par les hommes (Charmes 2005; International Labour Office 2012). En dépit de progrès sensibles observés en matière de scolarisation des filles au cours des dernières décennies, le secteur informel de l’économie reste leur principal lieu d’activité. Les femmes exercent surtout dans le commerce, l’artisanat ou les services, principalement comme indépendantes, employées ou aides familiales. Ainsi, le travail rémunéré des femmes[1] concerne tout un ensemble d’activités économiques et marchandes qui échappent en grande partie aux normes légales en matière fiscale et juridique.

Le secteur informel de l’économie urbaine, souvent décrit comme précaire et peu rémunérateur, occupe pourtant une position centrale dans les stratégies de survie des ménages (Gning 2013; De Vreyer et Roubaud 2013). Les revenus que les femmes tirent de leur travail leur permettent d’apporter une contribution salutaire pour ce qui est du paiement des dépenses récurrentes. Cette réalité n’est pas récente. À la fin des années 80, Claudine Vidal soulignait à propos de la ville d’Abidjan que la crise économique qui sévissait alors avait concouru à modifier les rapports sociaux de sexe en revalorisant le travail rémunérateur des femmes, devenu désormais indispensable au maintien des acquis de la petite bourgeoisie abidjanaise (Vidal 1991). Cette réalité ivoirienne, bien qu’elle soit ancienne, fait toujours sens aujourd’hui. Elle rappelle des situations similaires observées plus récemment dans des pays alentours, à ceci près qu’elles concernent de larges franges de la population urbaine (Badini Kinda 2010). Certaines études réalisées à Lomé, au Togo, ou encore à Dakar, au Sénégal, notamment, montrent que les femmes vont jusqu’à cumuler plusieurs activités pour relayer leur mari dans la prise en charge des dépenses du foyer (commerces simultanés de produits différents, association d’un travail salarié avec une activité complémentaire de commerce, etc.) (Adjamagbo et autres 2009; Locoh 1996).

Le rôle déterminant des femmes dans la production de ressources monétaires ne les dédouane pas pour autant de l’obligation d’assumer les tâches domestiques et les soins aux enfants qui demeurent des prérogatives féminines par excellence. Elles sont ainsi aux prises avec le fardeau de la « double journée », signe d’une division genrée du travail particulièrement inégalitaire (Herrera et Torelli 2013).

Peu d’études menées en Afrique subsaharienne ont à ce jour prêté attention à la répartition des tâches domestiques dans les ménages urbains. Cette question qui renvoie plus généralement à des enjeux de conciliation travail-famille a pourtant de fortes implications sur le plan de l’évolution sociale et économique des sociétés considérées. Elle occupe une place centrale dans le présent article.

Même si beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont instauré des lois et créé des organismes pour distribuer des allocations familiales et accorder des avantages sociaux aux familles, ces politiques ont un impact réduit, car elles touchent en réalité peu de familles. De plus, ces lois, calquées sur le modèle occidental, sont en dissonance par rapport aux normes sociétales. Elles correspondent au mode de vie des élites urbaines, pour qui il n’est d’ailleurs pas toujours facile de faire appliquer les règles, et peinent à faire changer les habitudes de vie quotidienne de la société dans son ensemble (Locoh 1996; Bisilliat 1997).

Les dispositifs légaux sont donc loin de pouvoir embrasser toute la complexité des situations d’articulation travail-famille dans les sociétés africaines caractérisées par une part importante, pour ne pas dire dominante, de travailleuses et de travailleurs qui échappent aux cadres juridiques. C’est probablement ce qui explique en partie que cette question ait si peu fait l’objet de débats sur la scène politique. De la même manière, le sujet est rarement prisé par les recherches menées sur cette partie du monde, bien que l’on trouve quelques écrits sur la question, notamment en Afrique de l’Est. Ainsi, une étude qualitative réalisée en Tanzanie sur des populations étudiantes et lycéennes s’interroge sur les divergences hommes-femmes en matière de normes et de représentations des rôles sexués (Feinstein, Feinstein et Sabrow 2010). On y montre que les filles comme les garçons ont des représentations très classiques du partage des tâches domestiques. Cette étude souligne également la faible revendication des femmes en faveur de plus d’égalité entre les sexes et un désintérêt total des garçons pour les préoccupations de conciliation travail-famille considérées comme des problèmes strictement féminins.

Une autre étude conduite en Éthiopie et en Tanzanie décrit le phénomène de double charge de travail pour les femmes dans ces deux pays et souligne le fait qu’elles sont toutes visées, quel que soit leur niveau de scolarité (Suarez Robles 2012). Cette étude démontre par ailleurs que le fardeau des tâches domestiques est l’une des barrières clairement reconnues pour expliquer que les femmes aient peu accès à l’emploi formel, les obligations familiales et ménagères auxquelles elles ne peuvent se soustraire étant difficilement compatibles avec un emploi salarié rythmé par des règles strictes de présence et d’horaires en particulier.

En Afrique de l’Ouest, une étude réalisée dans la ville d’Ibadan, au Nigéria, au début des années 2000, permet de constater que le modèle de répartition du travail entre femmes et hommes reste très inégalitaire dans cette ville, alors que la contribution des femmes au paiement des dépenses du ménage, grâce à leur activité entrepreneuriale, s’avère parfois substantielle (Abidemi 2007). D’autres études soulignent l’affectation des femmes au domestique et le lourd labeur qui constitue leur quotidien (Bisilliat 1997). Le recours à une main-d’oeuvre domestique substitutive est présenté comme un moyen pour les femmes d’alléger leur fardeau. Cette main-d’oeuvre peut être salariée (généralement bon marché) ou encore résulter de pratiques de mise en tutelle d’enfants. Les enfants accueillis ne sont pas seulement affectés au travail domestique : leur rôle consiste aussi à seconder les femmes dans leurs activités marchandes. Ces pratiques, très répandues dans la sous-région, répondent à des logiques de socialisation par le travail dans le contexte de solidarités intrafamiliales (Jacquemin 2012; Morganti 2014). Elles sont souvent dénoncées comme de véritables systèmes d’exploitation, exacerbés en temps de crise économique, et posent implicitement l’assujettissement des jeunes filles par leurs aînées comme une forme traditionnelle de régulation de l’articulation des rôles économiques et domestiques dans cette région.

Plus récemment, portée par les discours internationaux en faveur de la lutte contre les discriminations, la question a été posée en termes clairs d’articulation travail-famille (Fourn et Hounhanou 2008; Badini Kinda 2010), mais les études qui l’abordent se limitent à une catégorie de femmes minoritaires, soit les diplômées salariées du secteur formel public ou privé, et s’interrogent sur l’adéquation des mesures prévues par le Code du travail. Les résultats obtenus révèlent le caractère particulièrement dissymétrique de la question de l’articulation au sein des couples et soulignent une relative subordination des femmes aux normes inégalitaires. Ainsi, les connaissances existantes nous paraissent rendre insuffisamment compte de la complexité des postures féminines devant la problématique de l’articulation travail-famille.

Partant de l’exemple de la ville de Cotonou, au Bénin, nous nous intéressons dans notre article aux modes de vie des ménages dont l’organisation quotidienne relève en grande partie du travail non rémunéré. Nous analysons la répartition des rôles économiques et domestiques entre les femmes et les hommes au sein des ménages. Nous considérons en particulier la manière dont les femmes actives de différents milieux socioéconomiques gèrent leur quotidien entre contraintes familiales et obligations professionnelles. Il s’agit pour nous, à travers l’analyse du vécu quotidien des femmes mariées, mères, de mettre en évidence les enjeux sociaux, économiques et affectifs de la conciliation.

La ville de Cotonou, capitale économique du Bénin, est un terrain qui se prête particulièrement bien à notre objectif. Bâtie autour de son port, Cotonou, comme la plupart des villes côtières ouest-africaines, grouille d’activité. S’y déploient une myriade d’activités en marge d’un dense réseau d’échanges commerciaux à l’échelle locale et internationale où les femmes, qui représentent plus de la moitié de la population de la ville[2], tiennent une place prépondérante. L’étude de la répartition des rôles économiques et domestiques au sein des ménages cotonois prend donc ici tout son sens. Plus particulièrement, la manière dont les femmes, quels que soient leur statut et leur secteur d’activité, gèrent le quotidien entre contraintes familiales et obligations professionnelles nous semble particulièrement opportune dans cette ville.

Nous appuyons nos propos sur les données d’un programme financé par l’Agence nationale de la recherche[3] qui a pour objectif d’étudier le mode de vie des ménages urbains ouest-africains, en particulier la répartition des rôles économiques et domestiques entre les femmes et les hommes. Notre analyse s’appuie, d’une part, sur les données de l’enquête Activités économiques, partage des ressources et prise en charge des dépenses au sein des ménages urbains (AEMU[4]) menée en décembre 2012, auprès de 500 ménages[5] représentatifs de la ville de Cotonou. L’enquête AEMU donne, entre autres, des informations sur l’activité des membres qui composent un même ménage et sur le partage des tâches domestiques et des soins aux enfants. Grâce à ces données, on peut savoir qui s’occupe habituellement de la préparation des repas, de la vaisselle, des courses, du repassage, etc., mais aussi qui prend soin des enfants en cas de maladie, voit à leur transport à l’école, les aide pour leurs devoirs scolaires et leur donne leur bain. Ces données permettent d’établir un cadrage chiffré de la situation des cellules conjugales[6] (avec ou sans enfants) en matière d’organisation domestique et économique.

D’autre part, nous avons mené des entretiens qualitatifs auprès de 31 femmes de différents niveaux de scolarité et de diverses catégories socioprofessionnelles. Parmi les plus instruites (11 femmes), nous avons rencontré 6 cadres de l’administration publique, 4 cadres dans des entreprises privées des domaines médical, du bâtiment et des assurances et 1 chef d’entreprise paramédicale. Nous avons aussi rencontré 3 employées du secteur médical privé et public (1 sage-femme, 2 infirmières) ainsi que 2 autres employées d’une petite entreprise privée du bâtiment. La plus grande part de l’échantillon est composée de commerçantes (14 au total). Parmi elles, 7 exercent aux marchés de la ville (vente de lessive, fruits et légumes, karité, repas cuisinés), 4 vendent de la nourriture et des boissons à domicile, 1 tient un modeste stand de manucure-pédicure et 2 ont une petite boutique à l’extérieur de chez elles (papeterie, petite épicerie). Enfin, nous avons également interviewé une transitaire travaillant à son compte au port (dédouanement de marchandises). Les femmes que nous avons rencontrées sont âgées de 23 à 56 ans et sont mariées (ou en couple), à l’exception de deux d’entre elles qui sont séparées. Elles ont de 1 à 4 enfants. Seules 2 d’entre elles, nouvellement mariées, n’ont pas d’enfant. Enfin, 3 des femmes rencontrées, toutes commerçantes, ont déclaré connaître l’existence d’une autre femme auprès de leur mari.

Nous avons repéré nos répondantes dans un premier temps de manière aléatoire dans différents quartiers de la ville choisis en privilégiant la diversité sociale; puis au fil de l’enquête, par la méthode boule de neige. Hormis les habituels tracas inhérents à ce genre de recherches menées en milieux urbain (rendez-vous manqués, entretiens incomplets, manque d’intimité, etc.), l’enquête a été bien accueillie dans l’ensemble. Les femmes se laissaient facilement aller à la parole une fois la confiance établie. Les entretiens se sont tenus pour la plupart sur les lieux de travail ou au domicile de la personne, selon sa convenance, entre mai 2011 et mars 2014.

Nous avons abordé les relations de couple du seul point de vue des femmes. Cette démarche est réfléchie. Elle découle de notre travail exploratoire, qui nous a permis de constater que le fait d’interviewer les deux partenaires avait tendance à induire une certaine retenue dans le discours. Les entretiens réalisés retracent les trajectoires résidentielles, scolaires, professionnelles, mais aussi amoureuses et conjugales des femmes et se focalisent sur l’organisation du quotidien en rapport avec l’activité rémunératrice et les obligations domestiques (tâches ménagères et soins aux enfants).

Notre approche s’inscrit dans une certaine tradition des études africanistes interrogeant les rapports hommes-femmes (Lecarme Frassy 2000; Nanitelamio 1995; Le Cour-Grandmaison 1971). Elle se concentre sur les pratiques et les relations sociales ordinaires. Si les rapports sociaux et économiques sont rendus légitimes par l’idéologie dominante, leur appréhension passe nécessairement par une approche des formes les plus concrètes et matérielles de ce qui fait le quotidien des femmes de Cotonou. L’organisation des foyers, les stratégies adoptées par les femmes pour assurer l’entretien de la maison, l’alimentation, les soins aux enfants, tout en assurant une rentrée pécuniaire, les rapports financiers entre les époux : ces aspects ont tout particulièrement retenu notre attention.

Dans un premier temps, à partir des données de l’enquête AEMU, nous dressons ci-dessous un état des lieux chiffré du partage du travail marchand et domestique entre femmes et hommes dans les ménages de Cotonou. Dans un second temps, à partir cette fois de nos entretiens qualitatifs auprès des femmes, nous abordons le vécu quotidien de situations concrètes d’articulation travail-famille et tentons d’éclairer les logiques sociales et économiques qui sous-tendent certaines pratiques.

Partage du travail entre femmes et hommes à Cotonou : un déséquilibre flagrant

Notre enquête quantitative confirme la forte présence des femmes (de 18 ans et plus) sur le marché du travail mise en lumière par les enquêtes nationales (PNUD 1998; Herrera et Torelli 2013). Elles représentent en effet la moitié de la population active à Cotonou[7]. Nos données confirment également leur faible insertion dans le marché de l’emploi formel de l’économie urbaine. Seulement 10 % des femmes actives sont salariées du secteur formel contre 25 % chez les hommes (voir le tableau ci-dessous).

Répartition des hommes et des femmes par secteur d’activité et statut (en %)

Répartition des hommes et des femmes par secteur d’activité et statut (en %)
Source : enquête AEMU (CEFORP et IRD 2012).

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La grande majorité des femmes (plus de 80 %) exerce leur activité dans le secteur informel de l’économie à titre d’indépendante. De telles caractéristiques sont typiques des villes portuaires de la sous-région où les femmes sont très engagées dans la vie économique dominée par le commerce à l’interne et vers l’international, comme c’est le cas à Abidjan en Côte d’Ivoire ou encore à Lomé au Togo (Toulabor 2012). Ces villes se distinguent de ce point de vue d’autres capitales de la sous-région, comme Bamako, Niamey ou Ouagadougou, où les femmes, moins actives, occupent une place plus modeste dans l’informel.

Nos analyses montrent par ailleurs que 37 % des femmes reconnues en tant que travailleuses indépendantes exercent leur activité à leur domicile. Ce sont généralement des revendeuses de produits de première nécessité, des restauratrices, des coiffeuses, etc. (Kpadonou, Gourbin et Adjamagbo 2015). Cet aspect souligne le caractère flou du travail des femmes en Afrique de l’Ouest, travail souvent situé à la frontière entre le domestique et le professionnel (Jacquemin 2012). À Cotonou comme dans les grandes capitales ouest-africaines en général, l’espace domestique, loin d’être réservé à la vie privée, est fréquemment converti en lieu de production (préparation de nourriture destinée à être vendue à l’extérieur, par exemple) ou encore en atelier de coiffure ou de couture. De la même manière, dans les quartiers résidentiels, les étals de commerce sont arrimés au lieu d’habitation et, dans les marchés, les vendeuses s’activent tout en gardant auprès d’elles les bébés et les plus jeunes enfants.

Menées à domicile ou à l’extérieur, ces activités génèrent dans l’ensemble des revenus plutôt faibles. La moitié des femmes exerçant une activité comme indépendantes a déclaré un bénéfice inférieur au revenu minimum par mois, soit 35 000 francs CFA[8]. Pourtant, tout modeste qu’il soit, l’argent gagné permet aux femmes de participer de façon parfois conséquente au paiement des dépenses du ménage. Si le loyer et l’électricité sont des dépenses habituellement assignées aux hommes, près d’un tiers des femmes déclare prendre le relais lorsque leur conjoint peine à tenir les échéances. La nourriture, l’eau, le charbon (ou le gaz), les soins médicaux des enfants et les frais de scolarité sont des postes de dépenses qu’elles ont déclaré payer de façon régulière, entièrement ou partiellement.

Comme dans bien des sociétés où l’activité économique féminine est importante, on n’observe pas au Bénin de phénomène de redistribution des tâches domestiques entre les sexes. Les femmes s’engagent dans des activités marchandes pour payer avec leur mari les dépenses du ménage, mais, en retour, les hommes ne participent pas davantage aux tâches domestiques dont la responsabilité incombe entièrement aux femmes.

L’analyse des données de notre enquête confirme clairement le déséquilibre femmes-hommes dans la prise en charge du noyau dur[9] des tâches domestiques à Cotonou (voir la figure 1).

Figure 1

Répartition selon le sexe des personnes qui s’occupent habituellement de différentes tâches ménagères (%)

Répartition selon le sexe des personnes qui s’occupent habituellement de différentes tâches ménagères (%)
Source : enquête AEMU (CEFORP et IRD 2012).

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Dans trois cas sur quatre, la préparation des repas, l’entretien de la maison et la vaisselle incombent aux femmes. La préparation des repas est l’activité la plus clivante : sur l’ensemble des personnes ayant déclaré s’en charger, 77 % sont des femmes (voir la figure 2).

Figure 2

Répartition selon le sexe des personnes qui s’occupent habituellement des soins aux enfants (%)

Répartition selon le sexe des personnes qui s’occupent habituellement des soins aux enfants (%)
Source : enquête AEMU (CEFORP et IRD 2012).

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Lorsqu’il s’agit de prendre soin des enfants de moins de 12 ans, de les emmener à l’école, de leur donner leur bain ou de les garder en cas de maladie, là encore, dans les trois quarts des situations, ce sont les femmes qui le font (figure 2). Les hommes s’engagent un peu plus dans le soutien aux devoirs des enfants. Ce dernier point est lié au fait que les pères ont un niveau de scolarité souvent plus élevé que les mères (Kpadonou et autres 2016)[10].

Ces résultats sont conformes à ceux qui ont été obtenus dans l’enquête nationale de 1998, réalisée au Bénin, qui a été l’une des premières menées dans la sous-région afin de mesurer les inégalités hommes-femmes dans le travail (Charmes 2005)[11]. Ils sont aussi communs à d’autres sociétés ouest-africaines où les structures sociales et sanitaires (par exemple, crèches, garderies, systèmes de soins médicaux à domicile) sont peu développées (Lecarme Frassy 2000; Jacquemin 2012). Ainsi, dès lors qu’il faut garder les enfants en bas âge, s’occuper des personnes âgées ou des malades, c’est vers l’épouse, la fille, la nièce ou la soeur que l’on se tourne spontanément.

Dans les sociétés où la contribution des femmes à l’économie marchande se révèle importante, la persistance de normes qui maintiennent une forte discrimination des femmes dans la prise en charge des tâches domestiques et des soins aux enfants génère inévitablement des tensions. L’analyse de l’organisation quotidienne des ménages devrait nous permettre de mieux saisir les enjeux de l’articulation travail-famille dans le contexte urbain ouest-africain. Comment les femmes font-elle face à la surcharge de travail? Comment se débrouillent-elles au quotidien pour assumer leurs diverses responsabilités? Sont-elles toutes égales devant la double journée? Le recours aux entretiens qualitatifs s’avère particulièrement opportun pour répondre à ces questions.

Le repas : un enjeu de cohésion du couple

La question du non-partage des tâches domestiques revient de manière récurrente dans les récits des femmes. Le mariage et la maternité qu’elles décrivent comme des sources incontestables de réalisation de soi sont aussi unanimement perçus comme le début d’un dur labeur. Le quotidien de mère et d’épouse, tel que les femmes nous le racontent, est réglé par une somme considérable d’obligations : obligation de préparer un repas à son mari chaque jour, obligation d’être à la maison quand il rentre le soir, obligation de préparer les enfants chaque matin, obligation d’entretenir la maison, le linge, etc. La liste est très longue. Toutes ces obligations interfèrent avec les contraintes liées à leurs activités professionnelles, et ce, peu importe leur catégorie socioprofessionnelle. En effet, qu’elles soient cadres supérieures dans la fonction publique, employées d’une petite entreprise privée ou commerçantes au grand marché de Dantopka, la journée des femmes s’apparente à un véritable marathon qui commence à l’aube et se termine tard le soir. Chaque matin, avant de partir travailler, beaucoup exécutent un grand nombre d’activités ménagères : balayer, ranger la maison, chauffer l’eau, préparer le petit-déjeuner, préparer les enfants, apprêter le repas de midi (même si elles ne rentrent pas) et celui du soir. Les matins sont à l’image de ce que nous raconte Marie, âgée de 47 ans, enseignante, mariée, mère de quatre enfants aujourd’hui rendus à l’adolescence :

Quand ils étaient jeunes, le matin très tôt, tu commences par balayer la maison, après tu laves les assiettes, après tu mets l’eau à chauffer pour le thé. À l’époque, on avait du gaz, et c’était un peu mieux. Tu dresses en même temps la table, tu laves les plus petits et puis et puis [soupir] hum… C’est pas facile. Tu fais tout, tu fais le thé, tu mets parfois le thé dans les petites thermos à emporter là avec le pain, tout; pour qu’ils partent à l’école avec. Certains enfants mangent à la maison; d’autres vont partir peut-être avec du riz, des macaronis. S’ils te disent : « Maman, c’est ça que je veux manger à midi », tu leur prépares; pour ne pas leur donner beaucoup d’argent et qu’ils aillent manger n’importe quoi au dehors.

Quant à Viviane, âgée de 43 ans, employée de bureau dans une entreprise publique, mère de trois enfants âgés de 8, 10 et 13 ans et mariée à un homme qui travaille comme consultant, a décidé de s’occuper seule de la maison, à la suite de plusieurs expériences malheureuses avec des domestiques. Elle prend quelqu’un qui vient le samedi faire le ménage et un autre qui vient l’aider à laver le linge[12]. Cependant, pour des raisons financières (c’est elle qui paie seule la dépense), ce dernier ne vient que tous les quinze jours et elle assure donc la lessive seule pendant ce laps de temps. À la maison, c’est elle qui s’occupe du petit-déjeuner et du repas du soir. Elle fait les courses les midis pendant la pause. C’est aussi elle qui dépose les enfants à l’école le matin et va les rechercher le soir (les jeunes mangent à la cantine le midi). Tous les matins, elle se lève à 5 h pour avoir le temps de préparer le petit-déjeuner et de préparer les enfants. Elle quitte son travail à 18 h et rentre à la maison avec les enfants à 19 h. En arrivant, elle prépare les repas pendant environ une heure, tout en jetant un oeil sur les devoirs des enfants. Elle cuisine chaque soir et jamais à l’avance, car son mari n’aime pas les plats réchauffés. Quand on lui demande si son mari l’aide dans les tâches domestiques à la maison, elle répond : « Hum, rien. Absolument rien, jusqu’à ce jour. » À la question de savoir s’il en est ainsi parce que son travail lui prend beaucoup de temps, elle déclare :

Non, même pas, il ne travaille pas trop. C’est un homme qui aime un peu être chouchouté [rires] même si tu lui présentes le repas, tu dresses la table, tu apprêtes tout. Souvent il aime manger sur le canapé en face de la télé. C’est ce qu’il aime faire. Tu apportes tout et tu amènes tout et si tu oublies la bouteille d’eau ou un petit truc, il va t’appeler [rires], il a toujours été comme ça jusqu’à ce jour. Il n’a pas changé.

Nadine, âgée de 38 ans, employée dans une petite entreprise de construction et mère de deux enfants âgés de 7 et 11 ans à qui on pose la même question nous renvoie prestement à l’incongruité de notre propos; elle s’exclame : « Les travaux domestiques?! Les maris!? [Elle souffle en haussant les épaules.] Pfff, est-ce qu’ils participent même? »

Par ailleurs, notre enquête par questionnaire montre que, quand le ménage fait appel à de la main-d’oeuvre domestique, dans les trois quarts des cas, le coût financier est payé par les femmes. Pour autant, nos entretiens qualitatifs montrent que l’épouse n’est pas libre de recourir à une aide extérieure, familiale ou non. L’homme a en effet toujours son mot à dire dans la décision d’ouvrir ou non l’espace privé à une tierce personne. Sans son aval, l’épouse est contrainte d’y renoncer. C’est le cas de Janette, 31 ans, mariée récemment, secrétaire dans une petite entreprise privée de bâtiment. Comme la plupart des femmes, la journée de travail de Janette est encadrée le matin et le soir par toute une série de travaux ménagers : rangement et nettoyage de la maison, préparation du petit-déjeuner. Elle fait les courses pour le repas du soir en partie sur son lieu de travail, auprès des vendeuses ambulantes. Ses week-ends sont occupés par le gros ménage et le lavage du linge (à la main). Cette organisation lui laisse peu de loisirs et elle affirme ne pas sortir souvent de chez elle, si ce n’est pour rendre visite à sa famille. Son mari ne juge pas utile de faire la dépense d’un salaire pour une domestique sous prétexte qu’ils ne sont que deux à la maison et n’ont pas d’enfants. Il ne veut pas de domestique à la maison, mais il ne fait rien pour aider sa femme. Ils ont bien discuté de cela ensemble, mais il lui a clairement signifié que, même s’ils prenaient une domestique, il serait hors de question que cette dernière s’occupe de son linge. Janette resterait de toute façon la seule autorisée à le faire. Janette résume la contribution de son mari aux tâches ménagères avec une certaine résignation : « Bon, l’homme, lui, il est l’homme [rires], il vient, c’est pour manger et dormir. »

Ainsi, la préparation des repas se révèle l’activité la moins partagée dans le couple. Faire la cuisine est une activité à forte connotation féminine. Qu’un homme marié s’en occupe régulièrement ne va pas du tout de soi socialement. Une telle pratique est perçue comme un acte dissident et fait l’objet de fortes réprobations de la part de l’entourage. En effet, bien nourrir son mari en lui servant les plats qu’il aime, c’est là un devoir qu’aucune femme ne remet en question. Parmi les qualités requises d’une bonne épouse, celle d’être capable de « bien préparer » est immanquablement citée par les femmes. Une bonne cuisinière est un faire-valoir que beaucoup d’hommes sont fiers de montrer aux personnes qu’ils invitent à la maison. Bien manger est d’ailleurs un droit que beaucoup d’époux revendiquent avec une âpreté qui tourne parfois au véritable diktat : nombreux sont ceux qui, par exemple, exigent que les repas soient préparés par leur épouse uniquement ou qu’on ne leur serve que des repas frais (ni décongelés ni même réchauffés de la veille). Le repas est la preuve quotidienne pour le mari de l’attention que lui porte son épouse mais aussi de son ascendant sur elle. Catherine, secrétaire de direction, raconte ainsi sa relation avec son mari, employé dans une imprimerie :

Moi, par exemple, il ne connaît pas c’est quoi la cuisine. La seule chose qu’il sait faire, ce sont les oeufs brouillés […] Lui, il ne veut rien faire, parce qu’il est resté tout le temps avec des frères, des petits frères, étant aîné. Revenir, rester au salon, et même ça, c’est encore un de nos problèmes, la table peut être mise, lui il veut manger au salon : « Servez-moi au salon. » C’est là sur la table, mais il faut lui emmener la nourriture au salon. Il n’y a aucun doute que le machisme est encore ancré quand même chez nous.

Véritable baromètre de l’atmosphère conjugale, le repas se trouve souvent au centre des tensions entre les deux partenaires. La présentation d’un plat jugé mauvais ou, pire, le refus de la femme de cuisiner est un signe symboliquement fort d’opposition et de conflit et, réciproquement, le refus du mari de manger la nourriture préparée par sa femme est un acte très humiliant, une marque de mépris. Julie, 56 ans, occupe un poste à responsabilité dans un ministère. Elle est mariée depuis 25 ans avec le même homme, employé, fonctionnaire dans un ministère. Toute sa vie conjugale a été émaillée de tensions entre elle et son mari, mais aussi entre elle et sa belle-famille, autour de sa carrière et de l’éducation de ses enfants. Elle nous explique comment, à la suite d’un différend, son mari mécontent refuse de manger les repas qu’elle prépare. Cette situation la dérange, même si elle ne cède pas. Son propos résume bien à quel point le repas est un moyen fort d’expression des conflits conjugaux :

Vous vous occupez de ce que Papa doit manger, Papa ne s’occupe de rien. Tout ce que lui fait, c’est peut-être à [la] fin du mois, il apporte sa contribution pour la popote. Je trouve que c’est déjà suffisamment de souffrance, de stress pour subir le stress que l’homme veut vous infliger en refusant de manger ce que vous avez préparé. Ce serait lui faire plaisir, lui donner raison que de lui demander pourquoi il n’a pas mangé. Parce que certains hommes pensent que c’est une chicotte qu’il faut utiliser contre les femmes. Je ne demande pas. Je ne demande pas. Je ne demande pas. Je range, on met au frais. Le lendemain on recycle pour les enfants. Une fois, deux fois, trois, fois, il refuse de manger, j’arrête de le servir jusqu’au jour où lui-même… quand on arrête de le servir, c’est lui-même qui fait à manger, il vous invite à manger.

En se montrant indifférente devant l’attitude de son mari qui boude ses repas, Julie marque un acte de résistance. Elle affiche ainsi une certaine distance à l’égard de son rôle de nourricière, socialement prescrit. Ce signe d’indépendance n’est probablement pas sans rapport avec son statut de cadre supérieure dans l’Administration.

Plus qu’une simple attribution féminine, le repas est donc l’un des ciments de la cohésion conjugale. Il est stratégique pour les deux partenaires, mais n’a pas les mêmes implications pour les femmes qui en sont les principales maîtres d’oeuvre. En effet, dans le contexte africain, décliner au quotidien des compétences culinaires nécessite de solides qualités d’organisation du temps et de gestion financière : faire le marché au bon endroit pour trouver le bon produit au meilleur prix et rassembler les multiples ingrédients (viande, poisson, légumes, épices, condiments, céréales). L’absence d’appareils ménagers étant encore la norme pour une majorité de ménages à Cotonou, préparer le moindre plat de base des habitudes alimentaires locales se révèle souvent long et fastidieux[13]. En dehors des courses qu’elle nécessite en amont, la préparation des repas occupe une place considérable dans le quotidien des femmes[14].

Habituellement, le mari contribue à la « popote » (budget alimentaire) en donnant chaque jour, chaque semaine ou chaque mois à l’épouse une somme d’argent. Bien qu’il soit souvent jugé insuffisant au regard du coût de la vie[15], ce geste sert de prétexte aux hommes pour asseoir leurs exigences. Le mari qui pourvoit à la popote (même modestement) attend en retour de sa femme qu’elle prépare un repas conséquent. Zeynab, 43 ans, qui tient une petite boutique dans un quartier populaire de la ville, exprime à quel point satisfaire son mari sur ce plan peut être contraignant. Zeynab a trois enfants, elle travaille dur pour faire fructifier son commerce. Ses journées sont longues; elle habite loin de son lieu de travail et, pour elle, préparer les repas tous les jours est un véritable casse-tête :

Voilà par exemple il te donne 1 000 francs et on ne peut pas préparer tous les jours la pâte avec la sauce. Il faut varier. Si c’était seulement pour les enfants, ça va pas créer de problème. C’est ce que tu trouves que tu leur donnes, ça peut être du piment avec la pâte. Mais un mari tu ne peux pas lui donner tous les jours la pâte et du piment. Moi, c’est ce que ma maman me donnait que je prenais parce que papa n’était pas avec nous. Si elle nous fait du rôti, on prend, et si c’est du piment, on prend, mais un mari, tu ne peux pas. Il va te dire qu’il t’a remis de l’argent et qu’il faut lui préparer autre chose à manger.

La nourriture est ainsi une composante clé de la marchandisation des rapports de couple. Beaucoup, telle Zeynab, prennent sur elles pour s’acquitter honorablement de leur devoir, même s’il leur en coûte, comme on peut le voir également dans le cas de Lolette, 48 ans, qui tient un petit commerce de papeterie en centre-ville. Son mari travaille à l’étranger et elle reste à Cotonou avec leurs deux filles âgées de 20 et de 12 ans. Elle consacre habituellement beaucoup de temps à son commerce qui marche assez bien, nous dit-elle. Son mari lui envoie régulièrement un peu d’argent et, avec ces deux sources de revenus (les bénéfices de son commerce et la pension alimentaire de son mari), elle dit se sentir à l’aise financièrement. Elle n’a jamais voulu avoir de domestique et aujourd’hui que les filles sont grandes elles se débrouillent toutes les trois à gérer les tâches ménagères. Lorsque son mari vient à Cotonou, elle avoue trouver contraignant de devoir lui préparer à manger tous les jours. Elle nous dit à ce propos :

Quand il est ici, il ne mange pas la même nourriture deux fois dans la journée. Tu dois préparer trois repas différents par jour! Et ça, ça m’est vraiment difficile parce que tu fais le thé le matin[16] et rapidement, il est déjà midi; ce qui fait que je passe mon temps à préparer pour midi et le soir encore je dois recommencer. Donc, quand il n’est pas là, vraiment je suis très à l’aise [rires].

Pour Lolette, le temps qu’elle passe à la cuisine quand son mari se trouve à la maison est pris sur le temps qu’elle consacre habituellement à son commerce. Aussi, le fait de ne pas cohabiter avec son mari la décharge d’une corvée quotidienne qui empiète sur son activité rémunératrice.

Pour une femme qui a une activité professionnelle et qui veut tenir le rythme tout au long de la semaine, il est indispensable de s’organiser. Anticiper les repas, s’avancer, conserver, constituent certaines des stratégies phares des maîtresses de maison dont le frigidaire et, mieux encore, le congélateur constituent les meilleurs alliés; mais à Cotonou, pour beaucoup de ménages qui peinent à payer les charges récurrentes[17], ces deux appareils, qui coûtent cher à l’achat et consomment beaucoup d’énergie électrique, restent un luxe impensable. Même lorsqu’ils font partie de l’équipement du ménage, leur utilisation n’est pas évidente pour autant. À l’occasion des entretiens, nous avons rencontré des ménages dotés de ces appareils qui, dans les faits, ne sont jamais branchés par souci d’économie et qui ne sont utilisés que pour les grandes occasions.

Dans les ménages qui en ont les moyens, réfrigérateur et congélateur permettent d’alléger considérablement le travail de la semaine, comme nous l’explique Carine, 49 ans, directrice des études dans une grande école, mariée à un informaticien, pour qui le congélateur est un outil crucial dans l’organisation du quotidien :

Tous les jours, je me réveille entre quatre heures et demie et cinq heures, tous les jours, mon mari aime prendre la bouillie du mil, c’est moi-même qui la fais, et son repas de midi, c’est des légumes à la vapeur, c’est moi-même qui le fais. Bon, dans le temps quand mon frère et ma soeur étaient au primaire, je faisais la cuisine, le riz, les pâtes alimentaires et tout, je faisais ça pour midi, donc j’ai fait ça pendant des années. À un moment donné, j’ai une idée, je me suis acheté un congélateur, petit comme ça, donc les week-ends, je fais six à huit sauces, juste ce qu’on peut manger le soir. Donc, j’achète les sacs congèles[18], quand la sauce se refroidit, je renverse chaque sauce dedans. J’attache, j’attache, avec ces trucs-là. Je colle sur chaque sauce avec le marqueur : je mets « sauce tomate », « sauce tchiayo », « sauce amanvivè[19] », « sauce arachide », j’écris, et il y a un panier dans le congélateur, je mets tout dedans, c’est pour la semaine, hein! Le matin avant de partir, j’ai déjà fait à manger et tout, mais, ça là c’est pour le soir, je sors ça, je dépose […] Le soir, on se retrouve en famille, donc il n’y a pas de problème, la domestique, c’est les restes que je lui remets, elle chauffe et si ça ne va pas suffire, je rajoute soit de l’igname, soit des pâtes pour qu’elle puisse préparer elle-même.

Même si Carine continue à se lever tôt le matin et à cuisiner le week-end, l’investissement dans cet équipement qui permet de conserver les aliments lui facilite grandement le travail à la maison, les soirs de semaine.

Pour celles qui n’en ont pas les moyens et ne peuvent donc pas stocker de nourriture, la préparation des repas se gère impérativement au quotidien. Dans ces conditions, la marge de manoeuvre est plus limitée. Au cours de nos enquêtes, nous avons vu se développer dans les marchés d’alimentation de Cotonou une offre de services spécifique pour toutes ces femmes. En effet, les vendeuses de légumes offrent aux acheteuses, moyennant une somme modeste, de leur éplucher leurs légumes et de les préparer de façon à les rendre prêts à l’emploi. Les travailleuses viennent faire leur marché à l’heure de la pause de midi et reviennent le soir récupérer leurs aliments transformés. Broyeuse de tomates, de piments ou d’oignons, éplucheuse de légumes, confectionneuse de condiments : toute une série de petits métiers de services se développent dans les marchés urbains en réponse aux besoins des travailleuses. Ces pratiques locales constituent des réponses sommaires à la difficile articulation des rôles économiques et familiaux. D’autres pratiques, très répandues dans les sociétés africaines, consistent à faire appel à de la main-d’oeuvre domestique, puisée dans l’entourage familial ou recrutée à l’extérieur comme salariée. Nous avons cherché à comprendre la place que tenaient ces pratiques dans les stratégies des femmes dans leurs foyers.

Enjeux du recours à la main-d’oeuvre domestique

Contre toute attente, la substitution de la maîtresse de maison par une tierce personne pendant la journée de travail ne nous est pas apparue comme allant de soi. Dans les milieux les plus modestes, l’argument économique est, sans surprise, le plus mentionné, comme l’illustrent bien les propos de Claire, 35 ans, qui tient un petit stand de manucure-pédicure dans un marché du centre-ville :

Quand tu prends domestique maintenant, tu vas payer. Mais ce que je gagne ici ne me suffit pas à manger avec mes enfants, et je vais encore prendre domestique? Où je vais trouver l’argent!? Même si tu veux aller prendre quelqu’une au village, il y a l’école partout maintenant, personne ne donne plus son enfant. Tout le monde amène son enfant à l’école. Yayi Boni [le président d’alors] a encore dit que c’est gratuit [l’école].

Dans les milieux éduqués, les anecdotes sur les méfaits des domestiques reviennent régulièrement dans les récits et sont citées comme autant de bonnes raisons pour ne pas en avoir. Les domestiques (qui sont en majorité des jeunes femmes) sont souvent considérées comme des personnes peu fiables et ont mauvaise réputation. Les femmes qui ont un certain niveau de scolarité ont des attentes élevées à l’égard des employées et doutent de leur capacité à s’occuper correctement de leurs enfants. Elles les décrivent comme des « villageoises », sachant peu ou pas lire et donc incapables de surveiller les devoirs des enfants, peu au fait des règles d’hygiène élémentaires, arrogantes, paresseuses, etc. Bien plus encore, la maîtresse de maison voit en cette « étrangère », présente à la maison quand elle n’y est pas, une rivale potentielle, susceptible d’essayer de séduire son mari en son absence. Ces représentations très négatives des domestiques dans les milieux aisés sont révélatrices de rapports de domination entre les femmes qui se cristallisent parfois dans des formes extrêmes d’exploitation (Morganti 2014). La mauvaise réputation de la main-d’oeuvre féminine jeune est accentuée par les tensions conjugales liées aux infidélités des hommes. Sur ce dernier point, les récriminations concernent aussi les milieux sociaux plus modestes, comme en témoignent les paroles de Véronique, 43 ans, qui tient un petit commerce de nourriture et de boisson à son domicile et qui nous dit s’occuper seule de tout à la maison : « Je n’ai personne pour m’aider. C’est un choix parce que je n’ai pas confiance en mon mari pour la simple raison que, si je prends une domestique, il peut l’enceinter. »

Enfin, dans cette société très méfiante à l’égard des pratiques de sorcellerie, la préparation des repas n’est jamais confiée sereinement à une personne étrangère. L’alimentation, solide ou liquide, est considérée à Cotonou comme le moyen le plus rapide de nuire à quelqu’un en y introduisant n’importe quelle substance. Celle-ci peut aussi avoir pour but de séduire le mari et le rendre entièrement soumis au charme de la cuisinière. Du point de vue de l’épouse comme de celui du mari, manger un plat préparé par la domestique n’est jamais totalement anodin. Plus simplement, puisque le repas est l’occasion de rappeler au mari leurs qualités d’épouse, les femmes préfèrent garder la prérogative en la matière. Toute occasion pour une autre femme de se distinguer aux yeux du mari dans ce domaine est potentiellement dangereuse. Dans cette société très tolérante à l’égard de la sexualité des hommes mariés, le repas se trouve aussi au centre des rapports de pouvoir entre les femmes.

Dans ce climat de méfiance relativement à une main-d’oeuvre domestique, la grand-mère est souvent perçue comme une solution de rechange louable. Comme pour Victoire, 40 ans, sage-femme, particulièrement préoccupée par l’éducation de ses enfants, qui refuse de les laisser à une domestique. Son mari s’oppose à l’idée de s’en occuper et la mère de Victoire n’habite pas Cotonou. Elle se sent seule responsable et refuse toute formation ou promotion qui nécessiterait qu’elle s’éloigne, même pour quelques jours, de sa maison. Elle est persuadée que carrière professionnelle et éducation des femmes ne font pas « bon ménage » si l’on ne peut pas se reposer sur sa propre mère. Elle nous dit :

Honnêtement, il faut voir les grandes femmes, il faut vraiment fouiller pour voir leurs enfants. Les femmes qui sont à de grands postes de responsabilité, qui sont toujours sollicitées au service, quand tu vas voir les enfants… soit c’est une grand-mère très rigoureuse qui s’en occupe, ou bien ce sont des enfants irrécupérables.

De fait, pour certaines femmes qui travaillent à l’extérieur, la grand-mère joue un rôle clé de mère de substitution auprès des enfants. Qu’elle soit présente à la maison ou qu’elle les accueille dans sa propre demeure, c’est la grand-mère qui veille sur l’éducation de ses petits-enfants quand leurs parents travaillent. Bénéficiant de leur confiance, elle leur permet (surtout à l’épouse) de se dégager sereinement de certaines de ses obligations en minimisant les tensions dans le couple. Les mères se trouvent ainsi souvent associées aux stratégies professionnelles de leurs filles. En outre, dans une société où il n’est jamais bien vu pour une femme de vivre sans homme, leur présence dans le foyer en cas de divorce ou de séparation est un garant de bonne moralité. C’est le cas de Germaine, 41 ans, divorcée, mère de deux enfants âgés de 9 et 12 ans, qui dirige une entreprise paramédicale. Ses affaires prospèrent, elle gagne très bien sa vie, mais travaille beaucoup. Son ex-mari, cadre dans une industrie alimentaire, père de ses enfants, jaloux et taciturne, n’a jamais pu se faire aux exigences de l’activité de Germaine qui l’obligent à rentrer tard et à côtoyer d’autres hommes. Il est notamment persuadé que, si la banque lui a prêté de l’argent au moment où elle lançait son affaire, c’est forcément parce qu’elle a joué de ses charmes auprès du banquier. Ce soupçon le rend insupportable et parfois violent. Après plusieurs années de conflits, Germaine décide de le quitter plutôt que de renoncer à son entreprise. Après la séparation, elle loue un appartement et y fait venir sa mère pour s’occuper des enfants qui n’ont que 3 et 5 ans à l’époque. La présence de sa mère est rassurante : Germaine peut désormais travailler sereinement, mais elle reconnaît que les femmes seules, notamment celles qui réussissent professionnellement, sont mal jugées par la société :

Ce n’est pas évident d’être seule, parce que ici, au Bénin, la société te juge. Tu es une femme, tu dois avoir un foyer en bonne et due forme avec un mari […] Il y a toujours ce côté, bon tu es une femme, tu es seule, tu te débrouilles seule, tu es mal vue parce que tu n’as pas un chapeau, c’est-à-dire tu n’as pas de mari à côté. Donc, surtout quand tu te débrouilles et que tu avances, on pense que forcément il y a un homme derrière toi ou bien même il y a plusieurs hommes derrière toi.

Conclusion

L’analyse de l’organisation quotidienne des ménages confirme qu’à Cotonou la question de l’articulation des activités marchandes et de la vie familiale se révèle bien pertinente. Les tâches domestiques ne sont pas partagées : elles incombent quasi exclusivement à la population féminine qui, par ailleurs, se préoccupe de plus en plus de développer des activités génératrices de revenus. Devant la double journée, les femmes se retrouvent souvent seules. Les hommes se sentent rarement visés et les outils politiques de la conciliation sont rares et peu efficients. En outre, les solutions de recours à une main-d’oeuvre bon marché pour seconder les femmes se restreignent pour beaucoup d’entre elles sous l’effet d’une amélioration de la scolarité des jeunes filles, désormais moins disponibles pour le travail domestique et plus exigeantes sur leurs conditions de travail et de rémunération, mais aussi sous l’effet d’une politique de protection de l’enfance et de lutte contre la traite qui crispe désormais les pratiques. En effet, depuis une quinzaine d’années, poussé par les agences internationales, le Bénin s’est lancé dans une lutte acerbe contre le « confiage » des enfants et leur travail, assimilés à de la traite. Un arsenal juridique existe désormais pour défendre les droits des enfants et réglementer au plus près leur circulation en dehors du cercle familial biologique (Morganti 2014). De telles mesures influent sur les mobilités de travail au sein de la sphère familiale élargie et modifient les règles de recrutement de domestiques dans leur ensemble.

L’un des faits saillants qui ressort de nos enquêtes est que les femmes avec qui nous nous sommes entretenues ne revendiquent pas vraiment de changement du côté des hommes. Malgré les tensions qu’elle suscite, la conciliation est vécue avec une certaine résignation. Pour elles aussi, le confinement des femmes aux fonctions de nourricière et d’aidante (caregiver) est perçue comme la résultante naturelle d’un fait objectif et donc, indiscutable. Dans ces conditions, la conciliation est pensée indépendamment de toute remise en cause de l’ordre patriarcal fondé sur le principe de la subordination des femmes.

Autre résultat de notre étude : ces représentations concernent toutes les femmes, quelle que soit leur appartenance sociale. Qu’elles soient de faible niveau scolaire, qu’elles exercent des petits métiers de l’informel ou qu’elles soient très instruites et occupent un poste à responsabilité dans l’Administration, les unes comme les autres adhèrent au principe de la spécialisation sexuelle des rôles et subissent des situations domestiques et conjugales très inégalitaires. Les mieux dotées sur le plan scolaire ne sont pas toujours les plus enclines à prendre leurs distances à l’égard de ces attentes sociales.

Au-delà du consensus sur la norme, le clivage entre femmes se fait sur les moyens mobilisables par chacune pour atténuer les tensions que génère l’articulation travail-famille. Sur ce plan, toutes les femmes ne disposent pas de la même marge de manoeuvre pour alléger leur fardeau. Les moyens économiques qui permettent de financer une main-d’oeuvre substitutive ou d’investir dans les appareils électroménagers font la différence, et il n’y a aucun doute que les conditions matérielles peuvent être déterminantes dans l’amélioration du quotidien des femmes. Ainsi, le clivage qui s’opère entre les femmes porte moins sur les représentations que sur les moyens dont elles peuvent tirer profit pour améliorer leur sort. L’éducation qui favorise l’indépendance économique des femmes et leur donne un plus grand pouvoir de négociation dans l’univers familial joue ici tout son rôle. Parmi les femmes que nous avons rencontrées, les rares qui osent se rebeller comptent parmi les plus instruites ou les plus prospères économiquement. On a vu, par exemple, le cas de Julie, qui refuse de céder au chantage de son mari qui boude ses repas. D’autres parmi les plus entrepreneuses, comme Germaine, très investies dans leur activité, finissent par faire le choix de se séparer de leur mari trop exigeant. Le travail rémunéré reste donc émancipateur dans les sociétés ouest-africaines inégalitaires. Même s’il ne change pas fondamentalement l’ordre des choses, il permet tout de même à certaines femmes de tirer de leur activité un relatif pouvoir (Gning 2013).

À Cotonou, l’achat d’appareils ménagers et le recrutement d’une main-d’oeuvre domestique qui distinguent une catégorie de femmes aisées d’une autre catégorie moins nantie ne réduisent pas pour autant les inégalités hommes-femmes. L’analyse du réfrigérateur qui fait figure d’appareil ménager emblématique des stratégies des citadines à Cotonou s’avère, sur ce plan, très intéressante. Il est à la ménagère cotonoise ce que le lave-linge était à la ménagère européenne des années 70 : un objet de libération qui réduit le temps consacré à une activité récurrente, particulièrement chronophage. Cependant, l’usage qu’en font les femmes limite sa fonction libératrice. L’acquisition d’un réfrigérateur ne crée guère de révolution dans les ménages. Certes, il simplifie l’organisation de la préparation des repas, mais il n’attire pas pour autant les hommes dans la cuisine. Il permet juste aux femmes de s’acquitter plus sereinement de leur devoir de nourricière et allège les tensions que suscite la difficile conciliation. Vues sous cet angle, les stratégies des femmes à Cotonou ont paradoxalement une fonction régressive, pour reprendre une expression de Danièle Kergoat (2005 : 100)[20], qui invite au masquage et au déni des inégalités plutôt qu’à la recherche de solutions, réelles, collectives pour y remédier.

Dans l’état actuel de l’organisation du quotidien à Cotonou, le déséquilibre flagrant dans la répartition du travail non rémunéré et des activités marchandes constitue un frein indéniable à l’autonomisation des femmes. La domination masculine, solidement ancrée, freine les retombées positives de progrès remarquables tels que la progression du niveau de scolarité des filles ou la planification des grossesses, retombées que l’on croyait porteuses d’une amélioration rapide du statut des femmes. Les résultats escomptés ne sont pas encore au rendez-vous. Pourtant, tout n’est pas désespéré. À l’intérieur du carcan du patriarcat, des postures féminines se déclinent qui révèlent des résistances certes encore timides, mais qui sont bel et bien des manifestations d’une recomposition des relations de genre dans la société. En Afrique de l’Ouest, le chemin à parcourir est encore long pour réduire les inégalités hommes-femmes dans le travail et la famille. L’atteinte de cet objectif constitue un véritable défi pour les politiques.