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Margaret Sanger (1879-1966) a mené une longue vie mouvementée, tumultueuse et marquée à jamais par sa campagne pour la limitation des naissances. Dans son ouvrage intitulé Margaret Sanger et la croisade pour le contrôle des naissances, l’auteure et traductrice Angeline Durand-Vallot offre au lectorat un survol du militantisme de Sanger à partir de 1914 jusqu’au milieu des années 20, ainsi qu’une sélection de ses publications et de ses discours de la même période. Plus tard dans sa vie, Sanger a participé à la création de l’International Planned Parenthood Foundation et à l’obtention de fonds pour mettre au point la pilule anticonceptionnelle. Cependant, plus tôt dans sa vie, elle a avancé des arguments pour une méthode permettant aux femmes de limiter les naissances par elles-mêmes, arguments qui étaient fièrement fondés sur le socialisme et le féminisme à une époque où le commerce illicite et clandestin de la contraception et de l’avortement était en plein essor et où la médecine répugnait à éduquer les médecins sur la régulation de la reproduction.

Issue d’une famille irlando-américaine, catholique et pauvre qui vivait à Corning, New York, Margaret Louise Higgen s’est mariée avec William Sanger, a mis au monde trois enfants et a travaillé comme infirmière en obstétrique dans le quartier du Lower East Side, dans l’arrondissement de Manhattan à New York. Ses perspectives ont fortement subi l’influence non seulement de l’athéisme de son père, mais aussi du constant déclin de la santé de sa mère, attribuable à ses dix-huit grossesses. Emma Goldman, Max Eastman et d’autres membres de la gauche radicale intellectuelle ont aussi façonné la pensée de Margaret Sanger et sa clientèle, dont plusieurs étaient des immigrantes de la classe ouvrière épuisées par des accouchements répétés et meurtries par des avortements clandestins, et l’ont motivée à lutter pour la distribution publique d’informations et de dispositifs de limitation des naissances. Sanger est allée en Europe pour approfondir ses connaissances en la matière et, à son retour, elle a écrit Family Limitation (La limitation de la famille), brochure sur les méthodes de limitation des naissances à l’intention des femmes et des hommes. L’envoi de cette brochure par la poste contrevenait à la loi Comstock de 1873, laquelle interdisait l’utilisation du service postal états-unien pour distribuer des informations ou des dispositifs de limitation des naissances et dont l’infraction était punissable d’amendes ou d’emprisonnement.

En 1914, Sanger s’est enfuie en Europe, où elle a poursuivi ses recherches sur les méthodes de limitation des naissances en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Après son retour aux États-Unis l’année suivante, elle a vu son unique fille mourir d’une pneumonie. En 1916, malgré son deuil et dans le plus grand intérêt du public, Sanger a pris sa propre défense en justice et les accusations portées contre elle ont été abandonnées. La même année, à la suite d’une tournée nationale de conférences, sa soeur Ethel Byrne, aussi infirmière, et elle-même ont ouvert une clinique de limitation des naissances à Brooklyn. Les deux soeurs distribuaient des informations sur le sujet en anglais, en yiddish et en italien, et elles fournissaient aux femmes des diaphragmes correctement ajustés. Avec une traductrice travaillant dans la clinique, Fania Mindell, les soeurs ont été arrêtées et jugées coupables de divers crimes. Bien que le jugement contre Sanger n’ait pas été infirmé en appel, la décision du tribunal a néanmoins permis au personnel médical d’offrir en toute légalité, pour des raisons de santé, des conseils sur la limitation des naissances. En 1921, Sanger a fondé l’American Birth Control League, première incarnation de la Planned Parenthood Federation of America. Après avoir divorcé de son premier époux, Sanger a épousé J. Noah Slee, riche homme d’affaires, qui a financé sa campagne et qui a fait expédier des boîtes de diaphragmes de l’Europe jusqu’à son usine à Montréal pour ensuite les faire entrer clandestinement aux États-Unis. En 1923, Sanger a ouvert une autre clinique de limitation des naissances, celle-ci sous la direction d’une médecin, la docteure Hannah Stone. Six ans plus tard, la police a effectué une descente dans la clinique, mais l’affaire a éventuellement été abandonnée. En 1936, dans un autre cas juridique dans lequel Sanger était impliquée, le tribunal a déclaré que les personnes professionnelles compétentes, dont les médecins, avaient le droit de distribuer des informations et des dispositifs de limitation des naissances par l’entremise des services postaux des États-Unis.

Durand-Vallot n’est certes pas la seule à s’intéresser à Sanger, car la fascination qu’éprouvent les universitaires à son endroit se poursuit depuis plusieurs décennies. Cependant, l’ouvrage de Durand-Vallot est utile non seulement parce qu’il présente Sanger au lectorat francophone, mais aussi parce que l’auteure offre à ce dernier la possibilité de connaître Sanger par ses propres mots. Malgré le rythme effréné de sa vie pendant cette période, en plus de la brochure Family Limitation (1914), Sanger a produit deux journaux, soit The Woman Rebel (La femme rebelle) et Birth Control Review (Revue du contrôle des naissances); deux ouvrages : Women and the New Race (Les femmes et la nouvelle race) (1920) et The Pivot of Civilization (Le pivot de la civilisation) (1922); ainsi que plusieurs discours et essais. À l’aide d’extraits de ces textes, Durand-Vallot démontre que, pour Sanger, la lutte des classes et la liberté des femmes en matière de grossesses non désirées sont inextricablement imbriquées.

Dans une prose aussi directe que passionnée, Sanger présente des arguments convaincants selon lesquels l’accès aux informations et aux dispositifs de limitation des naissances était un privilège réservé uniquement à la bourgeoisie, ce qui mettait les pauvres dans l’impossibilité de limiter la taille de leur famille. D’ailleurs, permettre aux masses de limiter les naissances constituait une arme anticapitaliste efficace contre la pauvreté criante et l’exploitation économique de la classe ouvrière par les riches. Ayant des doutes sur la volonté des hommes d’utiliser des préservatifs ou de pratiquer efficacement le coït interrompu (coitus interruptus), Sanger soutient que la limitation des naissances par les femmes permettait aussi à celles-ci d’éviter le danger et l’illégalité de l’avortement ou de l’infanticide, de réduire la mortalité infantile et maternelle, d’espacer les naissances des enfants à leur avantage et de profiter du plaisir sexuel avec leur mari sans la crainte de grossesses non désirés.

Il est important de noter que Durand-Vallot souligne que les féministes de la première vague, qui croyaient que l’émancipation des femmes passait par leur suffrage, n’appuyaient pas la campagne de Sanger pour la limitation des naissances. Bien que l’avis de ces féministes corresponde à celui de Sanger en ce qui concerne le besoin d’une « maternité volontaire », pour ce groupe, la seule méthode permise pour prévenir les grossesses non désirées au sein du mariage était l’abstinence sexuelle intermittente. Pour Sanger, la maternité volontaire que permet la limitation des naissances par les femmes, et non le suffrage de celles-ci, était la voie à suivre pour émanciper les femmes de l’État et de l’Église, deux institutions qui encourageaient la soumission des femmes à leur mari. D’ailleurs, Sanger proposait une approche « ouverte » au mariage : dans sa propre vie, elle avait fait comprendre à ses deux maris qu’elle prendrait des amants. Selon Sanger, la maternité volontaire ne pousserait pas les femmes à abandonner la mise au monde d’enfants; au contraire, elles y attacheraient une grande valeur parce qu’elles ne seraient plus à la merci de multiples grossesses non désirées. Pour une femme, contrôler sa fertilité voulait dire contrôler son destin, ce qui a marqué les débuts d’un féminisme révolutionnaire fondé sur la liberté reproductive et le plaisir sexuel.

Bien que Sanger entretienne des relations conflictuelles avec la médecine, le mouvement eugénique pseudoscientifique, qui défendait la poursuite de la perfectibilité humaine au cours des générations, s’est révélé un terrain d’entente sur lequel Sanger et les médecins pouvaient se mettre d’accord sur la question de la limitation des naissances. Au cours des années 1880, l’Anglais Francis Galton a forgé le mot eugenics (« eugénisme ») pour signifier well born (« bien né »). Galton percevait dans la reproduction sélective la solution au crime, à la maladie et à la pauvreté. Après la dévastation de la Première Guerre mondiale, beaucoup de médecins considéraient d’un oeil favorable le mouvement eugéniste. Durant les années 1920, Sanger s’est alliée à la médecine, qui avait respectabilisé les arguments pour la limitation des naissances fondés sur l’objectif eugéniste qui consistait à limiter la surpopulation des personnes marginalisées. Pour sa part, Durand-Vallot soutient que la solidarité démontrée par Sanger était stratégique, car l’appui des médecins lui était nécessaire en vue de faire avancer sa campagne pour la limitation des naissances. De plus, Durand-Vallot affirme que les perspectives féministes de Sanger sont restées intactes malgré ses tendances eugénistes. Il est clair que Durand-Vallot admire grandement Sanger, celle-ci poursuivant implacablement la limitation des naissances malgré de fortes oppositions. Toutefois, l’auteure aurait dû prêter beaucoup plus attention aux conséquences liées à la race qu’entraîne la solidarité de Sanger avec la cause eugéniste.

Il existe maintenant une importante littérature américaine sur les liens entre l’eugénisme, la race et le racisme aux États-Unis, mais, par souci de brièveté, un seul texte fondateur, celui de la chercheuse afro-américaine Angela Y. Davis (1983), qui n’apparaît pas dans la bibliographie de Durand-Vallot, sera souligné ici. Davis soutient que, grâce à l’appui de Sanger pour l’eugénisme, celle-ci s’est distanciée du radicalisme de gauche et a tourné le dos au « potentiel progressif de la campagne pour la limitation des naissances » (Davis 1983 : 213; traduction libre). Selon Davis, le racisme et le classisme du mouvement eugéniste étaient au service du capitalisme monopoliste, car ils assuraient l’assujettissement des personnes racisées, des personnes immigrantes de même que des personnes mentalement et physiquement « incapables » aux lois de stérilisation forcée promulguées dans 26 États américains. Cette auteure postule que Sanger était consciente du fait que sa campagne pour la limitation des naissances suscitait des doutes au sein de la population afro-américaine : celle-ci percevait là une campagne qui ne concernait pas les droits individuels, mais qui consistait en une « stratégie raciste » de contrôle de la population (Davis 1983 : 215; traduction libre). En raison de ces doutes et de l’histoire d’abus de la limitation des naissances vécu par les collectivités minoritaires, les adeptes du féminisme blanc de la deuxième vague ont eu de la difficulté à mobiliser, au cours des années 60 et 70, les femmes appartenant à ces groupes dans la lutte pour le droit à l’avortement.

Aujourd’hui aux États-Unis, parce que l’immense ombre du mouvement eugéniste plane toujours sur la limitation des naissances, les groupes anti-avortement accusent Sanger et Planned Parenthood de racisme afin de délégitimer les arguments du mouvement prochoix en faveur de l’avortement. Simultanément, les femmes racisées rejettent les droits reproductifs, préférant l’établissement d’un mouvement pour la justice reproductive plus inclusif sur le plan racial. Quels que soient ses défauts, le texte de Durand-Vallot vaut assurément la peine d’être lu. Pour le lectorat francophone, il assure la place de Sanger dans l’histoire féministe. Cependant, il devrait aussi permettre de rappeler que, même si Sanger était une femme de vision, la limitation des naissances demeure inextricablement liée aux privilèges de race et de classe.