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L’inégalité de puissance des États dans les relations internationales serait, en grande partie, liée au contenu du droit qu’ils appliquent dans leurs échanges, à son élaboration et à son écriture. Cette pensée émerge et s’impose à l’Union africaine (UA) dès le début des années 2000, d’où l’idée de mettre en place une institution de réflexion et de codification du droit international composée d’Africains et acquise à la pensée et aux causes africaines. Ainsi, la Commission de l'Union africaine pour le droit international (CUADI). Elle a été fondée le 30 janvier 2009 et a débuté ses activités en mai 2010. Elle est mise en place comme un organe de l'UA sur la base l'article 5 de l'Acte constitutif de l'organisation continentale africaine. À l’étonnement général, l’Afrique faisait irruption, pourrait-on dire, dans la codification du droit international[1]; un domaine du droit dont les principales règles coutumières échappent à sa contribution.

Lorsqu’on aborde, à son sujet, la délicate question de l’orientation doctrinale, il semble impératif de rappeler qu’un tel organisme ne peut prendre naissance et éclore que sur une base politique et diplomatique. Cette base constituera le fil d’Ariane de ses analyses et celui de ses propositions juridiques. C’est là son orientation doctrinale. Cette base n’est cependant pas figée comme par exemple l’orientation doctrinale de la Commission du droit international des Nations unies (CDI). On peut légitimement penser qu’à travers le développement du droit international, elle a son fondement dans la promotion du droit international de la paix et de la sécurité dans le monde[2]. Les orientations doctrinales ont toujours un lien conceptuel avec les objectifs assignés à l’organe[3].

L’ancienne Organisation de l'unité africaine (OUA), lors de sa réunion au sommet du Caire (Égypte), le 17 juillet 1964, décida de mettre en place une commission de juristes sur les questions spécifiquement africaines, mais faute d'accord, cette initiative fut abandonnée au sommet d'Accra (Ghana) en 1965. Les nécessités diplomatiques et techniques remettront, une quarantaine d’années plus tard, au goût du jour, la création d’une Commission pour l’intégration continentale. Elle doit donc répondre aux besoins d’un organe conceptuel au moyen duquel l'Organisation panafricaine va, en définitive, faire suite aux buts fixés par l’article 52 et suivants de la Charte des Nations unies en matière de paix et de sécurité internationale[4].

La question en présence ne peut être perçue comme nouvelle. Depuis fort longtemps, l’Afrique génère des normes internes et communautaires. Pour régir naturellement les rapports entre collectivités, ces règles n’en étaient pas moins des dispositions juridiques relationnelles. On trouve dans les débats du XIXe siècle sur le panafricanisme de telles conclusions qui interviennent en réaction à l'esclavage dans les Amériques. Les études et analyses produites par les africanistes bien connus comme Edward Wilmot Blyden et Anténor Firmin ou encore Benito Sylvain ou W. E. B. Du Bois en montrent les profondeurs. À la décolonisation, Kwame Nkrumah[5] et les autres lui ont donné sa version actuelle. Le panafricanisme exprimait déjà en Afrique une reprise intellectuelle des composantes socioculturelles et normatives de l’Afrique[6]. Aussi, ne devrait-on pas limiter la démarche actuelle de contribution à la codification internationale aux seules données historiques et conjoncturelles du moment. La doctrine de travail de la nouvelle Commission devrait refléter l’étendue de la problématique.

Quelle doctrine de travail pour la CUADI ?

Ceci est le propre de tout organe conceptuel. Dès l’abord de sa mission, tout organe doit s’interroger sur ses fondements et sa raison d’être : les raisons au nom desquelles ses créateurs lui ont donné une existence. Outre les intentions des États créateurs qui donnent naissance à la CUADI[7] (contenues dans les deux points principaux de cette étude), d’autres raisons sont conceptuelles et se situent dans l’évolution du droit international. La première est que la période de fragmentation[8] actuelle de ce droit a vu naître un sentiment d’échec du droit du développement dont l’Afrique était jusque-là une région destinataire[9]. Il fallait alors que l’Afrique développe un cadre de réflexion et de conception d’un nouveau droit des relations internationales, un cadre qui lui soit propre. La création d’une commission de droit international en Afrique ne pouvait naître qu’avec une orientation doctrinale solide. Pourrait-il en être autrement lorsqu’on sait que l’oeuvre de codification internationale a toujours été un compromis entre les politiques et les experts? C'est ce que souligne le professeur Alain Pellet, commentant les articles sur le Projet d’article sur la responsabilité internationale des États pour fait internationalement illicite[10].

La question de l’option doctrinale de la Commission de droit international devrait donc se situer au-delà des attributions ou compétences de l’organe. Elle doit être bien comprise. Ce n’est pas l’exercice par cette Commission de ses attributions qui est en cause, mais l’orientation de cet exercice. Un fait juridique a été déclencheur. Le Conseil de sécurité venait d’adopter la Résolution 1593 (2005) le 31 mars 2005 demandant à ce que soit « défér[ée] au Procureur de la Cour pénale internationale la situation au Darfour depuis le 1er juillet 2002[11] ». Les pays africains dénonçaient ce qu’ils appelaient déjà en 2008 à Syrte (Libye) une « application abusive du principe de compétence universelle par des pays non africains[12] ». Cette dénonciation a constitué un tournant dans cette revendication juridique qui a conduit l’Union à la mise en place d’un organe de conceptualisation et de codification régionale du droit international. Sans que soit suffisamment posée, pourrait-on penser la question des moyens pour y parvenir? Les rapports entre l’Afrique et l’Europe resteront tendus dans cette période. Cette tension atteindra un point important avec la question libyenne – et la mort du président Kadhafi – en 2011, alors que la CUADI venait de démarrer ses activités[13].

Last but not least, la question des Accords de partenariat économique (APE)[14] apparue dès 2006 en réfutation par l’Europe des avantages concédés aux pays de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) révèle aux pays africains l’impérieuse nécessité de repenser leurs rapports juridiques avec leurs anciennes puissances coloniales[15]. Les APE, à l’initiative de l’Europe, ont renouvelé un besoin de droit international pensé à l’initiative de l’Afrique[16], un besoin de repositionnement idéologique au sein du droit des nations.

Deux orientations doctrinales se dessinent à la lecture des statuts de la CUADI et de ses premiers travaux[17]. La première orientation est africaniste. Elle est le reflet de ce que la production juridique de la CUADI est ancrée sur le continent dans toute sa densité sociologique, historique et normative (I.). La seconde orientation est liée au caractère universaliste de l’oeuvre de la CUADI (II).

I. Le caractère africaniste de la doctrine de la Commission

Les bases africanistes de cette codification figurent dans le Statut de la CUADI. La lecture des 27 articles du Statut est édifiante. Si les onze juristes qui composent la CUADI possèdent une compétence reconnue en droit international, la mission de la Commission ne saurait se limiter à une simple lecture du droit international existant. L’entreprise à laquelle l’UA engage ses juristes est d’apporter des éléments nouveaux à la codification du droit international, mais elle vise précisément à installer dans le droit international une présence africaine. Cette codification s’avère véritablement stratégique et orientée comme le note l’article 4 du Statut. Il s’agit « d’entreprendre des activités relatives à la codification et au développement progressif du droit international sur le continent africain[18] ».

A. Codification stratégique et orientée du droit international

Un vrai défi scientifique que celui que l’un des organes de l’UA s’est vu proposer : codifier régionalement le droit international. Dans les deux sens, soit la codification comme contribution à la production conventionnelle, ou la codification entendue comme contribution à la clarification de la lecture et de l’écriture du droit international, cet organe ne peut avoir un rôle strictement régional. Le droit international et donc le droit universel sont insécables et régionalement indivisibles. Au mieux, si un droit international africain codifié devrait exister, il ne le sera qu’au sens de Haya de la Torre[19]. Le conflit sur l’asile politique entre le Pérou et Colombie par lequel la Cour internationale de justice, en juin 1951, validait le droit régional latino-américain, et proposait une sorte de lex specialis qui s’installait légitimement dans le droit international. Il existe donc une place pour la codification régionale dans le continent. Il est possible qu’elle soit dans une sorte d’exaltation des doctrines protectrices des intérêts de l’Afrique dans le développement progressif du droit international. La CUADI y joue déjà un rôle par ses avis consultatifs auprès de l’exécutif de l’UA.

Carl August Fleishhauer, dans son intervention à la Société française pour le droit international (SFDI), fait remarquer qu’une organisation internationale prenant en charge la codification du droit international pourrait se défendre par le fait qu’elle accomplit simplement l’un de ses mandats : la coopération des États membres et la résolution des problèmes de plus en plus croissants de ces États[20]. L’UA, en conférant à l’un de ses organes une compétence de codification, oriente, de fait, cet organe sur des préoccupations qui lui sont propres. Mme Kessedjan notait utilement à ce sujet qu’à la faveur d’une diversification de la codification internationale, la codification au XXe siècle a changé de nature[21]. De l’harmonisation des principes généraux de droit international, la codification s’effectue dorénavant de manière thématique sur les grands sujets internationaux (droit de la mer, responsabilité internationale, immunités internationales, statut des étrangers, etc.). Il y a, dans les choix à effectuer, des aspects stratégiques auxquels l’Afrique a décidé de mieux participer.

Il n’existe pas une définition unique de la codification du droit, l’idée est fort ancienne[22]. La Commission de droit international des Nations Unies s’en est d’ailleurs gardée. En droit interne, la codification incarnerait selon le Doyen Jean Carbonnier un « esprit de synthèse et de totalité, une intention de renouveau politique, en même temps qu’un espoir d’arrêter le cours de l’histoire[23] ». Cette définition pourrait convenir au droit international. Sans doute, fussent dans leurs intentions que les États africains estiment nécessaire d’intervenir dans cette arène d’écriture du droit international : renouveler, plus qu’arrêter une certaine histoire du droit international[24].

Les États africains veulent un droit entre les nations sensibles à leurs nouvelles orientations socio-économiques. Il leur fallait un organe de réflexion et de propositions normatives autrement orienté et doté d’une doctrine de travail propre. L’article 4 (précité) du Statut indique en effet que la CUADI codifiera et développera le droit international « avec un accent particulier sur les lois de l’Union telles que contenues dans les Traités de l’Union[25] ». Elle se définit en cela comme une Commission de droit international. La CUADI doit « faire des études sur des questions juridiques qui intéressent l’Union et ses États membres ». Cette disposition oriente le travail de la Commission[26]. Elle marque dès l’abord sa distinction au regard des autres Commissions de droit international et indique ses options doctrinales. La différence y est nette avec les attributions faites par l’Assemblée générale de l’ONU à la Commission de droit international. Le statut de la Commission de droit international précise en son article premier que « [l]a Commission du droit international a pour but de promouvoir le développement progressif du droit international et sa codification. Elle s’occupera au premier chef du droit international public[27] ». La CDI a comme seul objet et orientation le droit international général.

L’article 5 définit le contenu à donner au développement progressif souligne à son premier alinéa : « La CUADI identifie et prépare des avant-projets de textes et études sur les secteurs qui n’ont pas encore été règlementés par le droit international sur le Continent africain ou suffisamment développés dans la pratique des États africains[28] ». Cette donnée est rappelée dans les méthodes et dans le processus de travail de la CUADI par le Statut. Cette dernière doit « distribuer un questionnaire aux États membres et les inviter à lui fournir dans un délai spécifique les informations afférentes aux sujets ». Si pareille étape, dans le processus d’élaboration des textes, est connue des commissions de droit international, elle correspond ici à une liaison voulue et souhaitée par les instances de l’organisation panafricaine.

B. Africanité et codification du droit international

Cette question a sans doute traversé des siècles, tout au moins, ceux au cours desquels l’Afrique a été impliquée dans les relations internationales. L’africanité, comme affirmation de l’Afrique dans le système international, est une dimension de travail qui se pose à la CUADI. Elle n’est pas une question de stratification communautaire du droit international, mais d’approfondissement de ce droit. Elle ne recherche pas l’existence ou non de l’Afrique[29] dans le droit international. De fait et historiquement, ce continent est présent, il s’agit de rechercher comment exprimer l’universalité du droit international en intégrant suffisamment les valeurs propres et estimées communes à ce continent. Cette option diplomatique est au coeur de l’enjeu. De façon inédite, l’article 6 sur la codification du droit international demande à la CUADI de procéder « à la codification du droit international par une formulation systématique et précise des règles dans les secteurs où il y a déjà eu une longue pratique étatique, une jurisprudence et une doctrine sur le Continent africain pour en faire des règles de droit international ». La matière du droit international et son étendue africaine détermineront la codification de la CUADI.

L’africanité ou la part africaine dans le droit international ne peut être qu’un processus, un processus qui devrait commencer par l’identification des valeurs et des normes africaines partagées dans la négociation normative internationale. L’article 7, qui semble redondant[30], vient rappeler que « [d]ans l’exercice de ses fonctions sur le développement progressif du droit international et de la codification du droit international, la CUADI contribue aux objectifs et aux principes de l’Union africaine contenus dans les articles 3 et 4 de l’Acte constitutif ». En fait, le statut de l’UA revient de façon itérative sur le fondement africaniste du travail qu’effectue la Commission.

Les commissions de droit international qui ont précédé celle de l’UA ont fait face aux mêmes impératifs. La Commission interaméricaine de juristes, proche de la CUADI, dotée également de onze juristes et en fonctionnement depuis 1906, présente des similarités doctrinales. Le Comité interaméricain de juristes est statutairement dans une situation quasi similaire. L’article premier du Statut, sur la nature et les buts du Comité, dispose que « [i]ts composition and operation shall be in accordance with the provisions of the Charter and of these Statutes ». Il établit le lien de l’institution, l’Organisation des États Américains (OEA), avec son organe, le Comité des juristes, dont les fonctions et les pouvoirs sont précisés par l’article 12. En ces termes, au premier alinéa : « The Inter-American Juridical Committee has the following principal functions and powers: […] To provide advice on juridical matters requested of it by other organs of the Organization  (le Comité des juristes interaméricain est mentionné à l’article 23 de la Charte de l’OEA. Il permet à cette organisation d’atteindre ses buts) Les dispositions, à ce niveau, rappellent le lien organique entre ce Comité et les autres organes de l’Organisation. Ce lien influence mutatis mutandis le travail du Comité existe également à la CUADI[31].

La coopération de la CUADI avec les autres organisations est conditionnée par la dimension africaine qu’elle devra contenir : « Afin de promouvoir le droit international sur le continent africain, la CUADI collabore étroitement avec la CDI des Nations Unies » (Sur base de l’article 25 relatif à coopération de la CUADI avec les autres organismes en fonction des objectifs de son travail). On peut s’interroger sur la plateforme intellectuelle qui sera la base de cette coopération. La question commune aux deux institutions reste de contribuer au développement progressif et à la codification du droit international.

Cela est aussi lié à une évolution du contexte mondial dans la formation des règles en droit international. Avec la disparition du « bloc de l'Est », les pays en développement trouvent plus d'appui pour leur quête de changement du droit[32]. Loin de se résigner, les pays africains veulent amplifier leur vision africaniste du droit par une maîtrise technique de leur contribution à la codification internationale. La part africaine dans le droit international a toujours été une question controversée[33]. Des recherches récentes tendent à établir que les droits de l’homme furent déjà une donnée de gestion politique en Afrique dès le 13e siècle. Le texte de Kouroukan du Mali ou la Charte du Mandé remonte à 1222[34]. Il consacrait des droits fondamentaux : le droit à la vie; le tort demande réparation; la guerre ne détruira plus jamais de village pour y prélever des esclaves; la faim n'est pas une bonne chose; l'esclavage n'est pas non plus une bonne chose.

II. Le fondement universaliste de la doctrine de la Commission de l’Union africaine pour le droit international

Il n’est pas superflu de souligner le lien qui existe entre le travail présent et futur de la CUADI avec le droit universel. C’est aussi le sens du principe de la conformité au droit international de toute action régionale y compris celle pouvant porter sur le développement de ce droit.

A. Les objectifs de la CUADI restent en lien avec le cadre universel

Il est nécessaire que les « accords ou les organismes et leur activité soient compatibles avec les buts et les principes des Nations Unies[35] ». C’est ainsi qu’à l’article 14 du Pacte de non-agression et de défense commune de l’Union africaine est prévue la « Commission du droit international de l’Union africaine qui aura, entre autres, pour objectifs d’étudier toutes les questions juridiques liées à la promotion de la paix et de la sécurité en Afrique, y compris la démarcation et la délimitation des frontières africaines[36] ». Cela se rapporte notamment au règlement pacifique des différends tout en traduisant en réalité la volonté de l’UA de ne pas se départir des questions essentielles de l’organisation mondiale. Cet aspect est présent dans l’esprit des rédacteurs du statut de la commission africaine et figure au premier considérant[37].

Lorsque le juriste chilien Manuel Alejandro Alvarez proposa au Congrès scientifique latino-américain, réuni à Rio de Janeiro en 1905, que le droit international américain soit un ensemble de règles régionales, cela fut surprenant, car, pour le congrès, ce projet semblait porter atteinte à l’attribut d’universalité du droit international. On pourrait s’appuyer sur ce précédent pour soutenir qu’il ne suffit d’un contexte géographique africain pour que le droit international devienne du droit africain. La question est au coeur de la dichotomie entre le régional et l’universel. Le professeur brésilien Sa Vianna écrivit en 1912 un ouvrage intitulé De la non-existence d'un droit international américain[38] où figure la thèse selon laquelle le droit international, qui régit les relations des peuples civilisés, n’admet la suprématie d'aucun autre ordre juridique. Cette conception d'Alvarez soutient le relativisme du droit international et voyait dans le droit international une valeur universelle. Semblent coexister deux idées : les dispositions locales peuvent d’une part, exister comme droit entre États et, d’autre part ne pas remettre en cause le droit international dans la version universelle de ce droit. C’est du reste ce que considère la décision de la CIJ rendue dans le cadre de l’affaire Haya de la Torre examinée par la Cour de la Haye en 1951[39].

En l’espèce, un différend s'était élevé entre la Colombie et le Pérou au sujet de la situation créée par le chef d’une rébellion, Victor Haya de la Torre, qui avait trouvé asile politique à l’ambassade de la Colombie en République du Pérou. Les deux pays décidèrent de saisir la CIJ. Parmi les points litigieux, devaient être tranchées certaines questions relatives au droit d'asile. En tant qu'État octroyant l'asile, la Colombie revendiquait le droit de qualifier la nature du délit (politique ou de droit commun) par une décision unilatérale et définitive, obligatoire pour le Pérou. Elle se fondait notamment sur « une coutume régionale latino-américaine liant le Pérou ». La Cour n'a pas refusé de statuer sur cette base; elle a admis la possibilité théorique de l'existence « d'une coutume régionale ou locale propre aux États de l'Amérique latine », précisant que « [l]a partie qui invoque une coutume de cette nature doit prouver qu'elle s'est constituée de telle manière qu'elle puisse être considérée comme obligatoire pour l'autre Partie[40] ». Ceci est consacré par l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice. C’est donc en combinant son caractère régional avec sa consécration internationale que la règle gagne en pertinence, même si sa source et son assise locales sont indéniables.

En revanche, dans l’Affaire relative aux droits des ressortissants des États-Unis d'Amérique au Maroc de 1952[41], la Cour internationale de justice a rejeté la prétention des États-Unis et a constaté que la pratique observée était une tolérance gracieuse pendant que la France et les États-Unis cherchaient une solution fondée sur un accord réciproque pouvant assoir une pratique commune; ni l'une ni l'autre des parties n'abandonna sa position juridique. On retrouve ici une lecture internationaliste qui montre une dialectique du droit régional en relation avec le droit universel. L’universalité existe, elle s’exprime notamment par le texte universel des droits fondamentaux de l’individu (Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948), la reconnaissance de son statut et le respect de celui-ci par les systèmes nationaux. Le respect des droits de l'homme par tous les pays constitue, aujourd’hui, la condition minimale du discours juridique international.

Une euristique de l’historicité et de la méthode normative du droit international pourraient alimenter le travail de la Commission africaine de droit international. Les particularismes historiques et sociologiques des pays africains deviendraient tout autant des sources d’inspirations normatives en adéquation avec l’ordre universel. La spécificité du fait international africain s'affirmerait davantage, sans qu’il soit nécessaire de prôner l’existence d’un droit international africain. L’objectif d’universalité invalidant ipso jure une telle existence. La CUADI devrait en donner quelques clarifications. Le concours sur ce point des pays africains fut décisif[42]. Une réflexion de la CUADI pourra portée sur les modalités voulues par les pays de la zone africaine semblaient privilégier la négociation diplomatique au droit conventionnel strict. Des questions internationales, comme la liquidation du système colonial, la souveraineté économique, les droits sur les ressources naturelles ou le développement durable induiraient un positionnement particulier des 55 Etats de l’Union africaine. Du reste, et sans s’y étendre, la part prise par les Etats africains dans la formation du droit de la mer actuel est notoire[43]. En plus, on sait que ce nouveau droit de la mer, par la Convention de Montego-Bay de 1982[44], irrigue de plus en plus l’ensemble du droit international.

B. Une codification diversifiée conforme aux techniques et aux méthodes universelles

Cette codification n’est en fait qu’une forme de participation des pays africains à l’élaboration du droit international, comme cela est visible dans leur contribution à l’élaboration conventionnelle du droit international[45]. Dès sa création, la CUADI a passé de nombreuses séances à discuter des méthodes de travail afin de retenir et de consacrer celles qui, même déjà utilisées par d’autres Commissions juridiques internationales, apporteraient de la matière à ses missions spécifiques. Cette dimension de son travail ne devait cependant pas rester figée, mais évoluer dans le temps. L’article 6 du Statut lie manifestement les deux orientations : « La CUADI procède à la codification du droit international par une formulation systématique et précise des règles dans les secteurs où il y a déjà eu une longue pratique étatique, une jurisprudence et une doctrine sur le Continent africain pour en faire des règles de droit international ». L’approche est identique dans le domaine du développement progressif[46]. L’influence internationaliste ou universaliste de la Commission relève du bon sens. Les onze membres qui composent la Commission sont tous formés au droit international. Les dispositions du Statut de 2009 créant la Commission demandent aux membres de proposer ou clarifier des points de droit « africaniste » dans des vides laissés par le droit international. L’autonomie doctrinale de la Commission reste cependant indéniable. Elle jouit de cette autonomie dans l’exercice d’une mission de codification ou de conseil.

Le règlement intérieur de la CUADI, adopté en 2010, comporte 18 articles, tous reflètent les traditions établies en matière de codification internationale[47]. Les articles 11 et 12 du règlement intérieur organisent le travail des Rapporteurs spéciaux nommés en plénière dont la mission est de

réaliser des études préliminaires sur les sujets retenus; de préparer les rapports intérimaires sur ces sujets; de présenter les rapports à la plénière, aux groupes de travail ou aux comités de rédaction, le cas échéant; de faire des recommandations sur les résultats du sujet retenu; d’aider et contribuer aux activités des groupes de travail et/ou comités de rédaction sur le sujet; et de faire des observations sur les projets d’articles.[48]

À l’article 12, et comme dans les autres institutions de codification, le rapporteur spécial doit assurer l’élaboration et la rédaction des rapports des sessions et des rapports annuels de la CUADI à soumettre à la Conférence (de l’UA) après leur examen par la plénière de la CUADI.

La distribution thématique qui résulte des questions inscrites à l’ordre du jour de la commission témoigne bien des deux orientations doctrinales :

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Si tous ces sujets n’ont pas été totalement traités, on voit néanmoins qu’ils mettent l’accent sur les intérêts juridiques et économiques des pays africains. Certains sujets, au terme de leur examen, n’apparaissent que comme des sujets de droit international avant d’être des sujets orientés sur des préoccupations africaines. Ainsi, les sujets sur « l’immunité des fonctionnaires des États » ou sur « l’application abusive de la compétence pénale universelle » sont liés aux évolutions récentes du droit international[49]. Ils témoignent des traitements particuliers – de l’avis de la Conférence des Chefs d’État de l’UA – fait à l’Afrique ces dernières années. Ces sujets devaient être mis au centre des préoccupations de l’organe de réflexion et codification des principes internationaux tant les hommes d’État africains s’estimeront peu protégés par la montée du droit international pénal[50].

En revanche, une question comme celle des « Réparations et méfaits de la traite transatlantique du point de vue du droit international » semble assez différente et délicate. Située dans l’histoire mondiale entre le 16e et le milieu du 20e siècle, période de la croissance industrielle et économique de l’occident, elle garde une universalité évidente. L’Afrique, lieu de départ des déportations vers les Amériques de millions de personnes, s’interroge encore sur le silence du système juridique international. La CUADI fut saisie de ce thème en 2010. Sans ignorer les efforts de la Société des Nations (SDN)[51] et ceux des Nations unies sur ce sujet, certains membres de la CUADI, lors de la 4e session, s’interrogèrent sur la non-inscription des conséquences juridiques des trafics internationaux des êtres humains et de l’esclavage transatlantique durant quatre siècles à l’ordre du jour de la Commission des Nations unies sur le droit international. Cette question est profonde et gravement appréciée en Afrique. La CUADI s’interrogeait néanmoins sur la finalité universelle d’une telle question et sur ce qu’elle pourrait réellement apporter au droit international.

***

Une question peut être posée : l’universalité du droit international suppose-t-elle qu’il est neutre ? Cette question est sans doute à l’aube des relations internationales de l’Afrique, du fait qu’elle interroge le modèle social que véhicule le droit. Les pays africains ont admis l’universalité de ce droit en éludant la question de sa neutralité quant aux intérêts réels qu’il préserve. Suite aux indépendances en 1960, ils ont admis l’application du droit international, sans autres considérations. Ils ont notamment occulté le débat stimulant qu’ils introduiront plus tard sur les fondements d’humanité du droit international devant la Cour internationale de justice lors de la pesante affaire du Sud-Ouest africain (1966)[52]. Les États africains au troisième millénaire pensent de plus en plus à maîtriser leurs rapports juridiques internationaux. Ils veulent une maîtrise réelle qui ne se cantonne pas aux seules libéralités des États industriels à leur adresse, mais une maitrise qui passe par le contrôle de techniques d’émergence même de ce droit. La codification en constitue sans doute l’un des moments essentiels.