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Le colloque qui a inspiré ce texte constituait une excellente occasion d’aborder l’importance et la pertinence du Système interaméricain des droits de la personne [ci-après le « Système » ou le « SIDP »], un sujet rarement discuté dans les milieux universitaires canadiens[1] et qui est méconnu du grand public. C’est ce qui explique probablement, du moins en partie, le fait que le Canada ne soit pas encore un « partenaire à part entière » du Système[2].

En effet, depuis que le Canada s’est joint à l’Organisation des États américains [ci-après l’« OEA »] en 1990[3], il n’a pas encore adhéré à la Convention américaine relative aux droits de l’homme [ci-après la « Convention américaine »][4] et ne reconnaît pas la compétence obligatoire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme [ci-après la « Cour »][5]. Il reconnaît néanmoins son obligation internationale de respecter les droits humains, comme le prévoient la Charte de l’Organisation des États américains[6] et la Déclaration américaine des Droits et Devoirs de l’Homme [ci-après la « Déclaration américaine »][7], ainsi que les fonctions de la Commission interaméricaine des droits de l’homme [ci-après la « Commission » ou la « CIDH »], y compris sa compétence pour formuler des recommandations aux États membres et pour recevoir et traiter des pétitions individuelles[8].

Cela étant dit, en date de septembre 2017, très peu de recours individuels ont été intentés contre le Canada à la Commission[9], qui n’a rendu que trois décisions sur le fond[10], six sur la recevabilité[11] et trois sur l’irrecevabilité[12] concernant ce pays. La CIDH a également publié deux rapports thématiques sur le Canada, le premier portant sur le système canadien de détermination du statut de réfugié (2000)[13], et le deuxième sur les disparitions et les meurtres de femmes autochtones en Colombie-Britannique[14].

L’usage limité du SIDP par les Canadiens-nes peut évidemment s’expliquer de nombreuses façons[15]. En effet, on peut estimer que la situation générale des droits de la personne au Canada est relativement bonne comparativement à celle d’autres États de l’OEA. De plus, le système judiciaire canadien, bien que loin d’être parfait, se révèle assez efficace et peut probablement traiter la plupart des problèmes en matière de droits de la personne au pays. Mais la principale raison est probablement que la majorité des Canadiens-nes, y compris la majorité des membres de la communauté juridique canadienne, ne connaît pas très bien le Système[16].

Le sujet a attiré considérablement l’attention des Canadiens-nes dans les années 1990 et au début des années 2000, lorsque l’adhésion du Canada à la Convention américaine a fait l’objet de discussions dans plusieurs secteurs de la société. En effet, on se souviendra des deux rapports publiés sur la question par le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, des nombreux rapports publiés par la société civile, ainsi que des consultations menées par des organismes fédéraux à l’époque[17].

Depuis un certain temps, on semble constater au pays un regain d’intérêt pour le SIDP[18], plus particulièrement en ce qui a trait à l’adhésion possible du Canada à la Convention américaine, une avenue proposée par l’auteur depuis longtemps[19]. Comme son titre l’indique, le présent article a pour but d’exposer en détail dix raisons pour lesquelles le Canada devrait adhérer à la Convention américaine relative aux droits de l’homme et reconnaître la compétence obligatoire de la Cour.

1. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine d’abord et avant tout parce que c’est la volonté manifestée par la majorité des Canadiens-nes consultés-es sur cette question, comme en font foi les rapports de 2003 et de 2005 du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, qui recommandaient l’adhésion du Canada, tout comme la plupart des commentateurs à l’époque[20].

2. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine et reconnaître la compétence obligatoire de la Cour parce qu’il disposerait ainsi d’un autre régime international pour protéger les droits humains des Canadiens-nes, tout en offrant un autre recours pour ce faire. En effet, à l’heure actuelle, les Canadiens-nes sont protégés-es par deux instruments internationaux « généraux » relatifs aux droits humains : la Déclaration américaine et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques [ci-après le « PIDCP »][21]. L’adhésion à la Convention américaine constituerait un autre instrument qui protégerait les droits humains y compris ceux non couverts par les deux instruments précédents; par exemple, le droit de réplique[22] et le droit à la propriété[23].

De plus, les victimes canadiennes de violations des droits de la personne qui ne peuvent obtenir réparation au sein du pays ne disposent à l’heure actuelle que de deux types de recours internationaux de nature générale. Elles peuvent en effet présenter des plaintes à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (concernant les allégations de violations de la Déclaration américaine) ou au Comité des droits de l’homme des Nations unies [ci-après le « Comité de l’ONU »], pour des violations alléguées du PIDCP. Bien que les deux types de recours soient utiles, aucun d’eux ne permet la tenue d’un procès en bonne et due forme au cours duquel il serait possible de présenter une plaidoirie orale, d’interroger des témoins et des experts, etc., à l’instar d’un procès régulier. Si le Canada reconnaissait la compétence obligatoire de la Cour, les victimes (et l’État) pourraient avoir recours à un tel processus judiciaire, ce qui permettrait l’exécution de procédures plus complètes, assurant une meilleure protection du droit aux garanties judiciaires, ainsi qu’une plus grande visibilité pour les victimes et les enjeux de droits de la personne.

En outre, bien que le Canada soit tenu de respecter de bonne foi les recommandations du Comité de l’ONU et de la CIDH[24], il aurait alors l’obligation juridique de mettre en oeuvre les décisions contraignantes et autres ordonnances émises à cet égard par la Cour interaméricaine des droits de l’homme[25].

Enfin, s’il adhérait à la Convention américaine, le Canada pourrait par la suite adhérer à d’autres traités interaméricains relatifs aux droits de la personne, qui exigent des États parties d’avoir préalablement adhéré à ladite Convention. C’est par exemple le cas du Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant des droits économiques, sociaux et culturels, appelé aussi le Protocole de San Salvador, qui prévoit des protections supplémentaires pour ces droits et permet aux victimes de présenter des pétitions au sujet d’allégations de violations de certains droits économiques, sociaux et culturels[26].

3. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine parce que les normes élaborées par le Système permettent de mieux comprendre la situation actuelle des droits de la personne au Canada et de mieux protéger les Canadiens-nes, notamment au sujet d’enjeux tels que les droits des peuples autochtones, la violence contre les femmes, la sécurité nationale et la sécurité publique, la pauvreté, l’itinérance et la sécurité alimentaire, la discrimination raciale et religieuse, et la situation des groupes et des personnes en situation de vulnérabilité, comprenant les migrants[27].

Ainsi, par exemple, la CIDH a adopté des normes très détaillées concernant la protection des femmes contre la violence et l’obligation des États de lutter contre l’impunité dans ce contexte[28]. En effet, en plus de sa très riche jurisprudence[29], la Commission a également élaboré plusieurs rapports thématiques importants formulant des recommandations utiles aux États pour corriger cette situation[30]. De même, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu de nombreux jugements contraignants qui établissent des normes sur cette question, renvoyant à des garanties de procédure et de fond particulières relatives aux droits des femmes à cet égard[31].

Ces normes, de même que celles portant plus particulièrement sur la protection des femmes autochtones contre la violence, telles qu’établies dans des jugements récents de la Cour[32], ainsi que par la Commission dans son rapport de 2017 intitulé Report on Indigenous Women[33] et son rapport de 2015 intitulé Report on Missing and Murdered Indigenous Women in British Columbia[34], seraient certainement très utiles, par exemple, pour la Commission d’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées actuellement en cours au Canada.

Des développements normatifs interaméricains similaires sur la question des droits des migrants et des réfugiés seraient également d’une grande pertinence pour renforcer la protection des droits de ces derniers[35] au Canada. C’est entre autres le cas du Rapport sur la situation des droits de la personne des demandeurs d’asile dans le système canadien de reconnaissance du statut de réfugié[36] publié par la Commission en 2000, ainsi que la décision récente de cette dernière dans l’affaire Suresh[37], qui vient compléter et étoffer le jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Charkaoui traitant de questions similaires[38]. De toute évidence, le Canada pourrait lui aussi mettre à profit les normes élaborées par le SIDP relativement aux autres sujets prioritaires mentionnés plus haut[39].

4. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine parce qu’il n’existe aucun obstacle d’ordre juridique à son adhésion. Dans le passé, certaines préoccupations ont été exprimées concernant la compatibilité de certaines dispositions de la Convention américaine avec la législation canadienne actuellement en vigueur[40], plus particulièrement à savoir si le paragraphe 4 (1) de la Convention américaine protégeant le droit à la vie « en général à partir de la conception[41] » serait compatible avec l’état actuel du droit canadien relatif à l’avortement[42].

La CIDH avait indirectement abordé cette question dans l’affaire Baby Boy[43], concernant une décision de la Cour suprême des États-Unis qui renversait la condamnation d’un médecin ayant effectué un avortement. Dans un obiter dictum, la CIDH a jugé que le paragraphe 4 (1) de la Convention américaine n’interdit pas comme tel aux États de permettre l’avortement. En effet, selon la Commission, une analyse des travaux préparatoires de l’article I de la Déclaration américaine révèle que les législateurs ont supprimé la référence à « la conception » du texte envisagé initialement, pour le remplacer par son libellé final, évitant ainsi que plusieurs États aient à déroger à leur droit interne permettant l’avortement dans certaines circonstances. De même, la Commission a également analysé les travaux préparatoires du paragraphe 4 (1) de la Convention américaine et a conclu que l’expression « en général » avait été insérée dans la version finale de l’article en raison d’un compromis effectué durant les négociations entre les États qui toléraient l’avortement et ceux qui s’y opposaient. Par conséquent, le libellé actuel de ce texte tient compte du fait que les législateurs n’avaient pas l’intention de s’écarter de l’esprit de l’article 1 de la Déclaration américaine.

De même, dans son jugement sur la fertilisation in vitro, l’Affaire Artavia Murillo, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a indiqué que « le but et l’objet du paragraphe 4 (1) de la Convention américaine sont que le droit à la vie ne doit pas être compris comme étant un droit absolu, dont la protection alléguée peut justifier la négation totale d’autres droits [44]» [notre traduction]. Elle a ajouté que

[l’] on peut conclure d’après l’expression ‘en général’ que la protection du droit à la vie aux termes de cette disposition n’est pas absolue, mais plutôt graduelle et progressive selon son développement, puisqu’il ne s’agit pas d’une obligation absolue et inconditionnelle, mais qui suppose plutôt que des dérogations à la règle générale sont admissibles [notre traduction] [45].

Bien que ces dérogations ne soient pas encore définies, elles comprennent probablement certains types de situations déjà rencontrées par la Commission et par la Cour dans des décisions portant sur des ententes à l’amiable[46], ainsi que des mesures de précaution[47] et mesures provisoires[48], dans lesquelles celles-ci ont statué qu’il fallait rendre disponible l’avortement dans certaines circonstances, notamment dans les cas de femmes enceintes en raison d’un viol, lorsque la santé de la mère est à risque, ou lorsque le foetus n’est pas viable[49].

Ces développements semblent être conformes à des décisions similaires rendues par des organismes des Nations unies[50] concernant des traités des Nations unies sur les droits de la personne qui ont déjà été ratifiés par le Canada, notamment le PIDCP, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[51], et la Convention relative aux droits de l’enfant[52].

Si des préoccupations subsistent quant à la compatibilité des lois canadiennes avec le paragraphe 4 (1) ou d’autres dispositions de la Convention américaine[53], il faudrait également rappeler que, dans les cas où la législation canadienne ou un autre traité international ratifié par le Canada assure une meilleure protection des droits humains que la Convention américaine, cette dernière ne peut être interprétée de manière à restreindre cette plus grande protection[54]. Enfin, bien que cela ne soit pas la pratique habituelle du Canada, il serait également possible de dissiper toute inquiétude résiduelle en formulant une réserve ou une déclaration interprétative de certains aspects de la Convention américaine au moment d’y adhérer[55].

5. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine parce qu’il n’existe aucun obstacle lié à la compatibilité des cultures juridiques du Canada avec le SIDP. Bien qu’il y ait différentes cultures juridiques dans les Amériques (sous l’influence du droit civil continental européen, de la common law anglaise et des traditions juridiques autochtones), et bien qu’il existe – dans une certaine mesure – ce que l’on pourrait appeler un clivage anglo-latin linguistique, juridique et juridictionnel[56], la Commission et la Cour ont été en mesure d’interpréter les obligations internationales de chaque État membre en vertu des instruments interaméricains en matière de droits de la personne, en tenant compte des garanties normatives et procédurales internes en conformité avec le principe de subsidiarité et un recours généralement équilibré au principe de retenue à l’égard des tribunaux nationaux[57].

Effectivement, même si la Commission et la Cour rendent souvent des jugements très étoffés – en particulier en ce qui a trait aux mesures de réparation - la spécificité des recommandations ou des ordonnances est essentiellement conforme à la capacité de chaque État de mettre en oeuvre ces dernières par l’entremise de ses institutions législatives, exécutives et judiciaires après une analyse détaillée de chaque cas particulier. C’est ce que démontre bien l’affaire Suresh survenue récemment et portant sur le droit de l’immigration et de la protection des réfugiés – la seule décision rendue à l’encontre du Canada jusqu’à présent – dans laquelle la Commission a recommandé, de façon très générale, que celui-ci accorde à la victime

une réparation intégrale, y compris une indemnisation et des mesures de satisfaction; et […] prenne des mesures législatives ou de toute autre nature pour s’assurer que les personnes faisant l’objet d’une certification de sécurité aient accès sans délai à un contrôle judiciaire de leur détention, qu’elles ne soient pas soumises à une détention arbitraire illimitée, et qu’elles se voient accorder un accès égal à un examen judiciaire de leur détention à intervalles raisonnables [notre traduction][58].

De plus, malgré le fait que la majorité des affaires interaméricaines proviennent de pays de droit civil, la CIDH[59] et la Cour[60] ont souvent eu à trancher des questions complexes de common law anglaise, non seulement dans le domaine du droit criminel et des garanties judiciaires, mais aussi quant aux droits des peuples autochtones[61], y compris au Canada[62]. Sur cette question en particulier, il est intéressant de souligner que l’évolution de la jurisprudence interaméricaine relative aux droits territoriaux des peuples autochtones est quelque peu similaire aux normes de la Cour suprême du Canada, plus particulièrement en ce qui a trait à la reconnaissance des droits et l’obligation de l’État de tenir des consultations préalables[63].

6. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine parce que cela renforcerait sa capacité à exercer une plus grande influence sur la politique d’autres États en matière de droits de la personne, particulièrement dans les Amériques. En effet, le fait qu’il n’ait pas accepté les mêmes obligations normatives et institutionnelles du SIDP que la majorité des pays de l’OEA affecte considérablement sa crédibilité et sa légitimité, ainsi que sa capacité morale et politique d’inciter ces États à améliorer leur participation à la protection des droits de la personne.

Dans le passé, cela a joué en défaveur du Canada dans ses échanges relatifs à la situation des droits humains à Trinité-et-Tobago, ainsi qu’au Pérou[64]. Dans ce dernier cas, l’administration Fujimori de l’époque avait ainsi tenté de discréditer les critiques formulées par le Canada à l’égard des attaques du gouvernement péruvien concernant le rapport de la Commission sur le Pérou adopté en 2000 et les jugements rendus par la Cour à l’encontre de ce dernier, de même que la tentative du Pérou de se soustraire à la compétence de la Cour interaméricaine[65]. On peut imaginer la réaction du Venezuela, qui a dénoncé la Convention américaine et qui s’est soustrait à la compétence de la Cour en 2012, si le Canada se plaignait du retrait de ce pays du SIDP…

De même, en n’étant pas partie à la Convention, le Canada risque également d’être exclu de certaines négociations portant sur les institutions et les normes du régime interaméricain. Ce fut presque le cas en 1999 lors des discussions sur de possibles réformes du Système (certains États membres de l’OEA avaient tenté, en vain, d’exclure du débat les États qui n’avaient pas encore adhéré à la Convention)[66]. Cela pourrait très bien se produire à l’avenir, comme ce fut le cas lorsque des États parties à la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre les femmes[67], à laquelle le Canada n’est pas partie, ont discuté de la création d’un mécanisme de surveillance du traité et exclu des négociations les États qui n’étaient pas parties à cet instrument.

7. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine par souci de cohérence avec sa politique favorisant une plus grande intégration économique régionale. Effectivement, le Canada a été un acteur important dans les efforts déployés pour établir une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA)[68], qui – en fin de compte – n’a jamais été créée. À l’heure actuelle, le Canada est partie à un nouvel accord de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique, et a conclu plusieurs accords de libre-échange bilatéraux ou sous-régionaux [ci-après les « ALE »] avec d’autres États membres de l’OEA (notamment avec le Chili, la Colombie, le Costa Rica, le Honduras, le Panama et le Pérou), et négocie d’autres accords (avec la Communauté des Caraïbes, le Salvador, le Guatemala, le Nicaragua et la République dominicaine)[69]. Cette situation s’explique en partie par les intérêts économiques du Canada dans la région, notamment dans les domaines de l’investissement, des services et des industries extractives[70].

Cette question renvoie évidemment au débat important et complexe visant à déterminer si les ALE sont avantageux ou nuisibles au développement des droits de la personne[71]. Cela étant dit, il ne fait aucun doute que certaines violations ou certains problèmes relatifs aux droits de la personne peuvent découler indirectement de tels accords, par exemple lorsqu’un État diminue ou réorganise certaines mesures de protection sociale ou économique ou certains services publics afin de garantir une concurrence équitable pour les entités étrangères[72].

Dans de tels cas, le Canada se trouve placé dans la situation étrange – voire peu défendable – qui consiste à demander à d’autres États de déréglementer ou de privatiser certains secteurs de leur économie en conformité avec les ALE, tout en s’attendant à ce que ses partenaires commerciaux respectent des règles régionales en matière de droits de la personne, qui sont plus rigoureuses et plus strictes que celles auxquelles lui-même se soumet[73]. Cette situation asymétrique n’est pas avantageuse pour l’image du Canada à une époque où les industries canadiennes, pour la plupart des sociétés minières, étendent leurs activités dans les Amériques et où les industries extractives sont souvent liées à des allégations de violations des droits de la personne dans la région[74].

De plus, il ne faut pas oublier qu’un régime de libre-échange est beaucoup plus prévisible et stable lorsque toutes les parties ont les mêmes droits et obligations. En effet, c’est l’un des principes mêmes de ces régimes[75]. Certains pourraient prétendre que les investisseurs préfèrent la prévisibilité, notamment en ce qui concerne les litiges possibles, à la confusion attribuable à des obligations étatiques asymétriques, y compris des obligations relatives aux droits de la personne.

La confusion qui découle de l’absence de normes communes en matière de droits de la personne applicables à tous les partenaires d’accords de libre-échange[76] est manifeste dans les rapports présentés par le Canada et la Colombie en conformité avec l’ALE Canada-Colombie et de l’accord subséquent sur la présentation de rapports sur les droits de la personne[77]. En effet, ces deux rapports sont particulièrement obscurs et font référence aux droits de la personne comme étant un concept abstrait plutôt qu’une norme juridique reposant sur un traité international, comme ce serait le cas si les deux rapports renvoyaient à une norme commune : la Convention américaine (à laquelle le Canada devrait adhérer à l’instar de son partenaire colombien).

8. Le Canada devrait adhérer à la Convention américaine, car l’adhésion à part entière de ce dernier aurait pour effet de renforcer le Système interaméricain des droits de la personne. Le Canada est un membre important de l’OEA, apportant un soutien politique et financier au SIDP. En effet, il apporte une contribution substantielle au budget de l’OEA et représente un partenaire nord-américain alternatif aux États-Unis à une époque où les politiques américaines sont peut-être moins favorables à l’égard de l’Amérique latine. Dans un contexte où le Système a fait dernièrement l’objet de critiques de la part de certains membres de l’OEA – notamment de la Bolivie, du Nicaragua, et surtout du Venezuela qui s’est retiré du Système – l’adhésion à part entière du Canada constituerait certainement la mesure de soutien politique la plus significative à l’égard du SIDP.

De plus, l’adhésion du Canada constituerait une étape importante vers l’universalisation du Système. En effet, la situation actuelle occasionne une certaine forme de clivage anglo-latin[78], un système auquel participent deux types d’États membres de l’OEA : 1) les États latino-américains de tradition juridique civiliste, qui sont liés par la Convention américaine et qui ont reconnu la compétence obligatoire de la Cour interaméricaine, et 2) les États anglophones de tradition juridique de common law, qui ne sont pour la plupart uniquement liés que par la Déclaration américaine et qui ne sont assujettis qu’à la compétence de la Commission interaméricaine. Encore une fois, un système régional des droits de la personne solide, stable et prévisible devrait prévoir les mêmes droits et obligations pour tous, ainsi que le prévoit le modèle européen dans lequel tous les États du Conseil de l’Europe doivent être parties à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[79].

En outre, l’adhésion du Canada à la Convention américaine permettrait assurément à un plus grand nombre de Canadiens-nes de connaître et d’utiliser le Système. Cela aurait probablement pour effet d’enrichir le droit interaméricain grâce à de nouveaux types d’affaires. En effet, de nombreux cas sont actuellement soumis à la Commission et à la Cour, non pas parce que le requérant a épuisé toutes les voies de recours internes, mais parce que de tels recours sont inadéquats, inefficaces ou inopportuns. Par conséquent, de nombreuses affaires actuelles concernent les dysfonctionnements des systèmes et leurs conséquences sur l’impunité, sur les garanties judiciaires, etc. En raison de l’efficacité relative du système juridique canadien, la plupart des requérants épuiseront d’abord leurs recours nationaux, conformément à la Convention américaine et aux principes du droit international[80], puis soumettront leur affaire à la Commission et à la Cour, qui se pencheront alors sur des questions sociales et juridiques complexes plutôt que sur les dysfonctionnements du régime juridictionnel interne.

Enfin, si le Canada désire vraiment renforcer le SIDP, il doit logiquement s’y joindre à part entière. En effet, les régimes des de protection des droits humains font souvent l’objet de critiques – parfois à juste titre – en raison de leurs aspirations postcoloniales présumées de vouloir civiliser « les autres[81] » ou de leur utilisation stratégique des droits de la personne pour discréditer certains gouvernements[82]. On accuse parfois les États du Nord d’exiger uniquement des États du Sud le respect des droits de la personne, sans en faire autant chez eux. L’asymétrie actuelle observée dans le SIDP alimente certes ce type de critiques et affaiblit le Système de façon générale. À long terme, l’universalisation est une absolue nécessité pour le Système[83].

9. Le Canada doit adhérer à la Convention américaine parce que le Canada et les Canadiens-nes peuvent et doivent tirer des leçons de l’expérience de l’Amérique latine dans la défense des droits de la personne. En effet, bien que la région ait subi son lot de violations des droits de la personne, elle a également trouvé des solutions complexes, créatives et bien adaptées à certains de ses problèmes[84]. À une époque où le Canada est aux prises avec plusieurs enjeux touchant les droits de la personne, notamment en ce qui concerne les droits des peuples autochtones, la violence faite aux femmes, la discrimination, les politiques relatives à la sécurité et à l’immigration, etc., certaines de ces expériences pourraient être utiles au Canada[85].

Par exemple, l’expérience de la région à l’égard du phénomène des disparitions forcées[86] ainsi que des commissions de vérité et des mécanismes de justice transitionnelle[87], qui sont abordés en partie par la jurisprudence interaméricaine, peut certainement orienter les travaux actuels de la Commission nationale d’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et les mesures de suivi qui en découleront[88].

10. Enfin, le Canada devrait adhérer à la Convention américaine, pour s’inscrire dans la continuité de son rôle de fervent défenseur des droits de la personne. Après tout, la Déclaration universelle des droits de l’homme (ONU) a été rédigée en partie par un Canadien, John Humphrey[89], comme bon nombre de défenseurs canadiens des droits de la personne aiment nous le rappeler. Cela étant dit, est-ce qu’un État qui désire être un champion régional ou universel des droits de la personne[90] peut refuser de se joindre pleinement aux mécanismes fondamentaux des droits de la personne de sa propre région? Poser la question, c’est y répondre : le Canada devrait adhérer à la Convention américaine, car « nous sommes en 2019 ».