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La Cour pénale internationale (ci-après CPI ou Cour) se distingue des tribunaux pénaux internationaux ad hoc qui l’ont précédée à plusieurs égards. En plus d’être la première juridiction internationale pénale permanente et à vocation universelle, l’une de ses caractéristiques majeures est qu’elle a « la compétence de sa compétence »[1]. Les tribunaux internationaux ad hoc avaient une compétence prédéterminée limitée dans le temps, dans l’espace (lieux) et parfois même à des affaires plus ou moins déterminées (indication sur les crimes visés et leurs auteurs présumés). Les articles premiers du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[2] et du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda[3] par exemple ont circonscrit les limites géographiques et temporelles couvertes par leur juridiction de façon précise. La CPI, elle, ne connaissant pas d’avance le territoire et la période relatives aux situations dont elle va se saisir, est habilitée à déterminer sa compétence au cas par cas[4] : c’est l’essence même des examens préliminaires.

Le terme « examen préliminaire » n’est employé qu’une seule fois dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale au paragraphe 6 de l’article 15 sur la saisine proprio motu de la Procureure. Cependant, cette procédure particulière n’est complète qu’avec l’association de l’article 53 intitulé « Ouverture d’une enquête »[5]. Elle est aussi reprise à la norme 25 du Règlement du Bureau de la Procureure intitulé « Déclenchement d’un examen préliminaire »[6]. Le Bureau de la Procureure a adopté en 2013 un Document de politique générale relatif aux examens préliminaires qui, bien que n’ayant pas un caractère obligatoire, donne des indications sur sa conception de cette étape de procédure[7]. Ce Document servira donc de base pour les observations à venir.

Le Document indique que les examens préliminaires sont une tâche attribuée par le Statut de Rome au Bureau de la Procureure aux articles 15-6 et 42-1[8] et consistent à « […] recueillir toute information pertinente nécessaire en vue de déterminer, en étant pleinement informé, s’il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête »[9]. Lorsqu’on accède au site internet officiel de la Cour pénale internationale, l’on retrouve en premier lieu dans la rubrique « Situations et affaires » la liste des examens préliminaires, des situations qui font l’objet d’enquêtes et des affaires en cours[10]. Cet ordre de juxtaposition n’est pas anodin: il montre la première place qu’occupent les examens préliminaires dans les étapes de la procédure pénale de la CPI, puisqu’ils précèdent les phases d’enquête et de procès.

Au-delà des dispositions originelles du Statut de Rome, les examens préliminaires ont connu un développement jurisprudentiel important et une certaine avancée grâce à la pratique du Bureau de la Procureure. La présente étude a pour intérêt de présenter l’état et les enjeux actuels des examens préliminaires dans un contexte où la CPI est toujours en quête de légitimité. Elle a pour objectif de donner un aperçu global des examens préliminaires et des défis qui se présentent à la Procureure dans leur mise en oeuvre. La première partie fixe le cadre juridique des examens préliminaires (I), les présentant ainsi à la fois comme un droit et un devoir de la Procureure et déterminant les critères juridiques de leur mise en oeuvre. La seconde partie porte sur la mise en oeuvre proprement dite des examens préliminaires par le Bureau de la Procureure (II). La pratique et les objectifs des examens préliminaires seront mis en exergue, ainsi que les choix difficiles et critiques auxquels la Procureure fait face.

I. Le cadre juridique des examens préliminaires

Les examens préliminaires sont une prérogative et une obligation de la Procureure (A), dont l’exercice se fait suivant des critères juridiques fixés par le Statut de Rome (B).

A. Les examens préliminaires : entre discrétion et devoir de la Procureure

Lorsqu’elle reçoit des communications relatives à des situations relevant de la compétence de la Cour conformément aux critères établis par le Statut de Rome, la Procureure a la discrétion d’entreprendre des examens préliminaires pour déterminer s’il y a une base raisonnable pour ouvrir une enquête préliminaire (1). Si, par contre, la situation lui a été déférée par un État partie au Statut de Rome ou par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, elle doit procéder aux examens préliminaires (2).

1. La liberté d’entreprendre des examens préliminaires pour les communications

La possibilité de mener des examens préliminaires de sa propre initiative accordée au Bureau de la Procureure est sans précédent et était loin de faire l’unanimité pendant les négociations qui ont abouti à la création de la CPI. Dans le projet initié par la Commission de droit international de l’Organisation des Nations Unies (ci-après CDI), « […] il n’était pas envisagé de confier [à la] Procureur[e] le pouvoir d’ouvrir des enquêtes de sa propre initiative »[11]. Toutefois, les négociations ont finalement permis de lui accorder ce pouvoir. Le fait d'accorder à la Procureure la liberté d’entreprendre et de mener des enquêtes préliminaires a pour but de ne pas limiter les procédures judiciaires de la CPI à des initiatives politiques, mais bien d’inciter la prise d’initiatives judiciaires.

Comme le montre le rapport des travaux du Comité préparatoire datant du 7 mai 1996 qui fait référence au projet de la CDI :

Certaines délégations ont estimé que le rôle [de la] procureure aux termes de l’article 25 était trop restreint. À leur avis, il était peu probable, pour toute une série de raisons politiques, que les États ou le Conseil de sécurité déposent une plainte. L[a] procureur[e] devrait donc être habilité[e] à ouvrir une enquête, d’office ou sur la base d’informations obtenues de toute source[12].

Cette proposition, venant principalement de Trinidad et Tobago et de l’Argentine, et largement soutenue par les organisations non gouvernementales et le monde académique[13], s’est trouvée très controversée. Elle a été soutenue pour deux raisons principales : affaiblir le Conseil de sécurité et protéger les droits humains[14]. Au contraire, les États-Unis, la Chine et la Russie y étaient farouchement opposés, craignant une Procureure dotée d'un pouvoir énorme qui pourrait en abuser[15]. Dans l’optique de trouver un consensus, l’Allemagne et l’Argentine ont proposé qu’un mécanisme soit mis en place pour contrôler l’exercice de ce pouvoir par la Procureure[16]. Finalement et en ce sens, c’est une solution intermédiaire d’une liberté sous contrôle qui a été adoptée[17].

L’initiative personnelle de la Procureure de procéder à une « enquête » est décrite aux articles 15-1 et 15-2 du Statut comme suit :

L[a] Procureur[e] peut ouvrir une enquête de sa propre initiative au vu de renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour. L[a] Procureur[e] vérifie le sérieux des renseignements reçus. À cette fin, [elle] peut rechercher des renseignements supplémentaires auprès d’États, d’organes de l’Organisation des Nations Unies, d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales, ou d’autres sources dignes de foi qu’[elle] juge appropriées, et recueillir des dépositions écrites ou orales au siège de la Cour[18].

L’article 15 du Statut de Rome décrit les règles de l’exercice du pouvoir proprio motu de la Procureure dans la mise en mouvement de l’action pénale devant la CPI. Cet article est intrinsèquement lié à l’article 53 du Statut. Comme l’explique justement Schabas, « l'effet combiné des articles 15 et 53 est l'autorisation accordée à la Procureure d'agir de sa propre initiative, sans la bénédiction du Conseil de sécurité ou d'un État partie, et de ne pas agir, malgré la demande du Conseil de sécurité ou d'un État partie » [notre traduction][19]. Ceci fait de la Procureure l’une des personnes les plus importantes et les plus puissantes au sein de la CPI et de toute autre organisation internationale[20].

Il faut noter cependant que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire d’ouvrir des enquêtes comporte des limites. Premièrement, sa mise en oeuvre est limitée à la compétence territoriale et à la compétence personnelle de la Cour[21]. Deuxièmement, la Procureure peut se saisir d’une situation et non d’une affaire[22]. Troisièmement, la Procureure peut « prendre la décision d’aller à une enquête, mais pas celui de commencer l’enquête proprement dite »[23]. Ce droit d’initiative se rapporte aux examens préliminaires comme le précise l’article 15-6[24], et non à l’enquête proprement dite.

De façon pratique, la Procureure peut décider de son propre chef de s’intéresser à une situation, à partir d’informations provenant d’un journal, de la télévision ou des réseaux sociaux[25]. Elle peut également débuter des examens préliminaires à partir des communications provenant de sources diverses (des particuliers ou des groupes, des États, des organisations intergouvernementales ou non gouvernementales) ou des déclarations[26] faites en vertu de l’article 12-3 du Statut de Rome[27]. Le Bureau n’engage d’examen préliminaire que si les crimes allégués semblent manifestement relever de la compétence de la Cour[28].

Il est intéressant de souligner que pendant les sept premières années de l’existence de la CPI, le Bureau de la Procureure n’a pas utilisé cette prérogative. Durant cette période, contrairement à ce que croyaient ceux qui lui ont accordé ce pouvoir, ce sont les États parties et le Conseil de sécurité qui ont procédé au déferrement des situations à la Cour. Le Bureau de la Procureure a recouru à ce pouvoir pour la première fois en 2009 dans la situation kényane, puis en Côte d’Ivoire en 2011 et en Géorgie en 2015. Le cas le plus récent est celui de la situation au Bangladesh/Birmanie[29].

À côté de son droit d’initiative, la Procureure a l’obligation de procéder à l’examen préliminaire des situations qui lui sont déférées par un État partie ou par le Conseil de sécurité des Nations Unies.

2. L’obligation d’engager des examens préliminaires pour les renvois

Les examens préliminaires menés par la Procureure pour donner suite à un renvoi d’un État partie ou du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies sont régis par l’article 53-1 a) à c) du Statut de Rome. Mais ces dispositions, comme on l’a déjà vu, sont également applicables à l’initiative personnelle de la Procureure. L’article 53 est opérationnel dès qu’une situation est engagée, que cela provienne d’un renvoi d’un État partie, du Conseil de sécurité ou d’une saisine proprio motu de la Procureure[30]. La disposition se lit comme suit :

L[a] Procureur[e], après avoir évalué les renseignements portés à sa connaissance, ouvre une enquête, à moins qu’[elle] ne conclue qu’il n’y a pas de base raisonnable pour poursuivre en vertu du présent Statut. Pour prendre sa décision, l[a] Procureur[e] examine :

a) Si les renseignements en sa possession fournissent une base raisonnable pour croire qu’un crime relevant de la compétence de la Cour a été ou est en voie d’être commis ;

b) Si l’affaire est ou serait recevable au regard de l’article 17 ; et

c) S’il y a des raisons sérieuses de penser, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts des victimes, qu’une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice[31].

Contrairement à l’article 15 qui accorde une certaine liberté à la Procureure dans l’initiative d’ouvrir une enquête préliminaire qui serait précédée de l'examen préliminaire, l’article 53 lui oppose une obligation de procéder aux examens préliminaires des situations qui lui sont déférées par un État partie ou par le Conseil de sécurité pour déterminer s’il y a une base raisonnable pour poursuivre et, conséquemment, d'ouvrir une enquête. L’expression « peut ouvrir une enquête » à l’article 15 est remplacée par « ouvre une enquête » à l’article 53 pour souligner le caractère péremptoire d’une instruction. Le même constat est fait dans le texte en anglais où "may initiate" est remplacé par "shall initiate". Cependant, la Procureure conserve une certaine liberté dans la conduite de l’examen préliminaire. En effet, elle peut par exemple rechercher des renseignements supplémentaires si elle le souhaite[32]. Elle a aussi la possibilité d’étendre la situation sans se limiter aux cadres spatial et temporel et aux personnes éventuellement visées par l’acte de renvoi[33].

La déclaration d’un État non partie, consentant à la compétence de la Cour en vertu de l’article 12-3, ne devrait pas entraîner automatiquement l’ouverture d’un examen préliminaire au sens du Statut de Rome[34]. En effet, la déclaration ne confère pas à l'État déclarant le statut d'État partie au Statut de Rome. En dehors de donner compétence à la Cour sur la situation visée, elle est assimilable à une communication fournissant des renseignements. Les examens préliminaires sont donc engagés dans cette hypothèse à l’initiative personnelle de la Procureure, contrairement à ce que dit le Règlement[35].

Il est également possible qu’une situation fasse l’objet de renvoi conjoint. Le Bureau de la Procureure n’a reçu qu’un seul renvoi conjoint à ce jour, celui de la situation prévalant au Venezuela renvoyé le 27 septembre 2018 par un groupe de six États, notamment la République d’Argentine, le Canada, la République du Chili, la République de Colombie, la République du Paraguay et la République du Pérou[36]. Ce renvoi conjoint, qui semble être le premier cas de renvoi par des États tiers d’une situation ne prévalant pas sur leurs territoires respectifs, est intervenu quelques mois après que la Procureure ait annoncé l’ouverture d’un examen préliminaire[37]. Il vient donc appuyer la décision de la Procureure et lui permet de ne pas requérir l’autorisation de la Chambre préliminaire si elle décide de passer à l’étape d’enquête.

Une fois ouverts, quel que soit le mode de saisine, les examens préliminaires sont menés suivant des critères juridiques déterminés par le Statut.

B. Les normes d’évaluation d’une situation au stade de l’examen préliminaire

Les examens préliminaires consistent à vérifier si une situation répond à certains critères permettant de passer à l’étape d’enquête. La décision de la Procureure est basée sur des informations relatives à une situation évaluée sur l’échelle de la base raisonnable comme niveau de preuve (1) et des critères juridiques de compétence, de recevabilité et des intérêts de la justice (2).

1. La situation sous la loupe de la base raisonnable

L’objet des examens préliminaires menés par la Procureure en vertu des articles 15-1, 15-2 et 53-1-a) à c) du Statut est une situation. La Chambre préliminaire I a opéré en 2006 une distinction entre situation (expression que l’on retrouve aux articles 13-a, 13-b, 14-1, 15-5, 15-6, 18-1 et 19-3 du Statut[38]) et affaire en ces termes :

La Chambre considère que le Statut, le Règlement de procédure et de preuve et le Règlement de la Cour envisagent la distinction entre situations et affaires comme faisant l’objet de procédures distinctes engagées par l’un quelconque des organes de la Cour. Les situations, généralement définies par des paramètres temporels, territoriaux et éventuellement personnels, tels que la situation sur le territoire de la République démocratique du Congo depuis le 1er juillet 2002, font l’objet de procédures prévues par le Statut afin de décider si une situation donnée doit faire l’objet d’une enquête pénale, et de l’enquête en tant que telle. Les affaires, comprenant des incidents spécifiques au cours desquels un ou plusieurs crimes de la compétence de la Cour semblent avoir été commis par un ou plusieurs suspects identifiés, font l’objet de procédures qui ont lieu après la délivrance d’un mandat d’arrêt ou d’une citation à comparaître[39].

Les examens préliminaires portent donc sur des situations. Ce pouvoir discrétionnaire spécifique sur les situations a été conféré par les États à la Procureure, et se justifierait par la nécessité de mener des enquêtes objectives et complètes[40]. C’est un pouvoir inédit portant sur une situation, alors que les TPI ad hoc n’avaient conféré aux procureurs qu’un pouvoir sur les affaires[41], les situations étant délimitées par leur mandat.

Les examens préliminaires doivent obéir à un certain niveau de preuve requis par le Statut. La base raisonnable est le niveau de preuve requis dans l’étape des examens préliminaires conformément aux articles 15-6 et 53-1. La Chambre préliminaire y fait référence comme étant « […] une justification rationnelle ou raisonnable de croire qu’un crime relevant de la compétence de la Cour ʺa été ou est en voie d’être commisʺ »[42]. À cette phase, « […] les renseignements en la possession du Procureur n’ont pas à être ʺcompletsʺ ni ʺdéterminantsʺ »[43]. L’information n’a pas à être exhaustive[44]. Des documents publics suffisent pour prendre une décision[45].

En d’autres termes, la justification raisonnable constitue le niveau de preuve le plus bas contenu dans le Statut. En effet, la norme d’administration de la preuve devient de plus en plus stricte au fur et à mesure que l’on avance dans la procédure. À titre de comparaison, la base raisonnable de croire qu’un crime relevant de la compétence de la Cour ait été commis permet d’ouvrir une enquête; des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour est la condition pour délivrer un mandat d’arrêt ou une citation à comparaître contre elle; l'existence de preuves suffisantes donnant des motifs substantiels de croire que la personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour permet de confirmer les charges; et la preuve au-delà de tout doute raisonnable que la personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour est requise pour prononcer sa culpabilité[46].

Pour déterminer s’il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête sur une situation dont elle est saisie, la Procureure procède au test de compétence, de recevabilité et des intérêts de la justice.

3. Le test de compétence, de recevabilité et des intérêts de la justice

Contrairement aux textes instituant les tribunaux pénaux internationaux ad hoc, le Statut de Rome fournit beaucoup plus de précisions sur les règles régissant la phase préliminaire[47]. Le cadre juridique des examens préliminaires est prévu à l’article 53-1 a) à c) du Statut de Rome cité ci-dessus. Il ressort de cet article que l’évaluation d’une situation porte sur les critères de compétence, de recevabilité et des intérêts de la justice.

Pour ouvrir une enquête, la Procureure doit prouver, conformément à l’article 53-1-a[48], qu’il existe une base raisonnable de croire qu’un crime relevant de la compétence de la Cour a été ou est en voie d’être commis. La Chambre d’appel de la CPI explique la notion de compétence en se référant aux dispositions du Statut de Rome en ces termes :

Le Statut définit la compétence de la Cour. La notion de compétence peut être considérée sous quatre angles différents : la compétence matérielle (compétence ratione materiae en latin), la compétence à l’égard des personnes (compétence ratione personae) la compétence territoriale (compétence ratione loci) et, enfin, la compétence temporelle (compétence ratione temporis) […][49].

La compétence ratione materiae renvoie aux crimes dont peut se saisir la Cour, notamment les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le crime de génocide et le crime agression[50]. Les compétences ratione loci ou ratione personae signifient que la Cour ne peut se saisir que des crimes commis sur le territoire ou par le ressortissant d’un État partie ou ayant accepté sa compétence[51]. La compétence ratione temporis renvoie, selon les cas, à la date d’entrée en vigueur du Statut pour les États l’ayant ratifié; à la date d’entrée en vigueur pour chaque État qui y a adhéré; et à la date précisée dans la résolution du Conseil de sécurité ou du document d’acceptation de la compétence de la CPI, respectivement pour les renvois du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies et pour les États non parties au Statut de Rome[52]. La compétence temporelle de la Cour à l’égard du crime d’agression débute un an après la ratification ou l’acceptation des amendements par trente États parties[53], soit à compter du 17 juillet 2018[54].

Dans une récente décision, suite à la requête de la Procureure sur la compétence de la Cour sur le crime allégué de déportation d’un individu du territoire d’un État non partie (Myanmar) au territoire d’un État partie (Bangladesh), la Chambre préliminaire I a considéré :

[…] that the preconditions for the exercise of the Court’s jurisdiction pursuant to article 12(2)(a) of the Statute are, as a minimum, fulfilled if at least one legal element of a crime within the jurisdiction of the Court or part of such a crime is committed on the territory of a State Party[55].

La Cour a ainsi établi sa compétence non seulement sur le crime transfrontalier de déportation, mais aussi sur les autres crimes transfrontaliers sous-jacents ou ayant un lien de connexité avec un crime relevant de la compétence de la Cour, dont un élément ou une partie a été commis sur le territoire d’un État partie[56]. S’appuyant sur cette jurisprudence de la CPI, des réfugiés syriens en Jordanie, par l’intermédiaire d’avocats basés à Londres, tentent d’obtenir la compétence territoriale de la CPI sur la situation qui prévaut en Syrie depuis 2011[57].

Il est important de noter que la « Cour a une compétence universelle »[58] lorsqu’elle est saisie par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies[59]. En revanche, la Cour ne peut pas exercer sa compétence si le Conseil de sécurité exerce son pouvoir de sursis prévu à l’article 16 du Statut[60] ou si un État décline sa compétence sur les crimes de guerre pour une période de sept ans[61]. Pour ce qui est du crime d’agression, la Cour peut « […] exercer sa compétence à l’égard d’un crime d’agression résultant d’un acte d’agression commis par un État Partie à moins que cet État Partie n’ait préalablement déclaré qu’il n’acceptait pas une telle compétence en déposant une déclaration auprès du Greffier »[62].

Le test de recevabilité vient après celui de la compétence. Dans les situations en République du Kenya[63] et en République de Côte d’Ivoire[64], la Chambre préliminaire a décrit l’objet du test de recevabilité à ce stade de la procédure comme suit :

[…] [L]a recevabilité au stade de la situation devrait être évaluée au regard de certains critères définissant une ʺaffaire potentielleʺ, tels : i) les groupes de personnes impliquées susceptibles d’être visées au premier chef par l’enquête dans le but de délimiter la ou les futures affaires ; et ii) les crimes relevant de la compétence de la Cour qui auraient été commis durant les événements susceptibles d’être visés au premier chef par l’enquête dans le but de délimiter la ou les futures affaires[65].

L’examen de la recevabilité semble aller au-delà d’une simple situation (situation géographique, période et faits généraux) pour s’intéresser à des « affaires potentielles » beaucoup plus précises, visant des faits et des suspects potentiels (événements spécifiques, personnes susceptibles d'être visées).

Pour déterminer si une situation est admissible à la juridiction de la Cour, il faut donc considérer la complémentarité et la gravité[66]. La complémentarité est celle décrite à l’article 17-1-a) à c) du Statut[67] et concerne tous les États ayant compétence sur la situation[68]. Le travail du Bureau de la Procureure consiste à déterminer si des enquêtes ou des poursuites pertinentes sont ou ont été menées à l’échelle nationale sur la base d’éléments concrets au moment de la prise de décision[69]. L’absence de procédure ou l’inaction de l’État permet à la CPI de se saisir de la situation[70]. Si des procédures existent au plan national, il faudra vérifier si elles visent les responsables des crimes les plus graves. Et si tel est le cas, encore faut-il se rassurer qu’elles ne soient pas entachées du manque de volonté ou de l’incapacité[71].

Les critères établis à l’article 17-2-a), b) et c) du Statut sont appliqués pour déterminer le manque de volonté. Dans sa Decision on the Admissibility of the Case Against Abdullah Al-Senussi du 11 octobre 2013, la Chambre de première instance II de la CPI a listé des indicateurs d’appréciation de l’intention de soustraire une personne à la poursuite[72], tels que le retard injustifié[73], l’indépendance de la procédure[74], l’impartialité[75] et le respect de principes inhérents à un procès équitable[76]. Dans son Document de politique générale relatif aux examens préliminaires, le Bureau de la Procureure cite également quelques indicateurs de l’incapacité et du manque de volonté considérés à ce stade tels que :

[L]’absence d’une législation adéquate, l’existence de lois (amnistie, immunité, prescription) empêchant des poursuites nationales, une stratégie en matière de poursuites visant principalement des auteurs de crimes de moindre envergure ou de second plan alors que les éléments de preuves concernant les principaux responsables ne font pas défaut ou d’autres questions plus générales liées à l’absence de volonté politique ou à l’incapacité de l’appareil judiciaire de mener à bien les procédures en question[77].

D’autres indicateurs de l’incapacité[78] en lien aux affaires corrélatives peuvent également être pris en compte[79]. L’évaluation de la volonté et de la capacité se base sur des faits concrets au moment de l’appréciation et peut être revue en fonction de circonstances nouvelles (Normes 29-4 du Règlement du Bureau du Procureur)[80].

De manière générale, le Bureau de la Procureure, tout comme la Cour[81], a adopté à ce stade la politique « même personne, même conduite » pour évaluer la volonté des États à poursuivre. La Cour a réaffirmé sa position dans les situations kényane[82] et libyenne en ces termes :

[…] in accordance with consistent jurisprudence of the Court, a determination of admissibility is case-specific, the constituent elements of a case before the Court being the "person" and the alleged "conduct"; accordingly, for the Chamber to be satisfied that the domestic investigation covers the same "case" as that before the Court, it must be demonstrated that : a) the person subject to the domestic proceedings is the same person against whom the proceedings before the Court are being conducted; and b) the conduct that is subject to the national investigation is substantially the same conduct that is alleged in the proceedings before the Court […][83].

Dans certains cas, il ne suffit pas que les poursuites aient visé la même personne et la même conduite pour conclure à l’irrecevabilité. L’équipe de défense de Saïf Al-Islam Gaddafi a déposé une exception d’irrecevabilité le 6 juillet 2018, alléguant qu’un jugement et une condamnation ont été prononcés par un tribunal pénal à Tripoli le 28 juillet 2015 pour les mêmes faits pendants devant la CPI[84]. L’accusé a bénéficié d’une amnistie générale accordée par la loi n°6 de 2015 par la suite. La Chambre préliminaire I a rejeté la requête de réévaluation de la recevabilité déposée par Saïf Al-Islam Gaddafi en estimant d’une part que la décision rendue par les tribunaux libyens n’a pas acquis l’autorité de la chose jugée[85] et d’autre part que la loi d’amnistie générale au bénéfice du demandeur est incompatible avec les droits humains internationalement reconnus, contraire à l’obligation de poursuite pesant sur les États et "deny victims the right to truth, access to justice, and to request reparations where appropriate"[86]. La Chambre d'appel a confirmé cette décision de la Chambre préliminaire, notamment sur l'absence de l'autorité de la jugée[87].

Quant au critère de gravité, second élément du test de recevabilité, il est prévu au paragraphe 4 du préambule et aux articles 1, 5 et 17-1-d du Statut de Rome. La Cour a fait le choix de ne pas lui attribuer une définition restrictive et formalisée en raison de sa nature dissuasive[88]. L’idée est que la CPI s’intéresse aux crimes les plus graves et aux personnes portant la responsabilité la plus lourde[89]. Évaluer la gravité revient donc à « […] évaluer l’échelle, la nature, le mode opératoire et les répercussions des crimes, sans perdre de vue les affaires éventuelles qui pourraient être engagées à l’issue d’une enquête dans le cadre de cette situation »[90]. Ces éléments qualitatifs et quantitatifs ont été développés par le Bureau de la Procureure dans son Document sur la politique générale relatif aux examens préliminaires[91] et dans le Règlement du Bureau de la Procureure[92].

Le Bureau de la Procureure évalue chaque sous-critère selon des indicateurs exhaustifs spécifiés. Ainsi, l’échelle s’évalue-t-elle sur la base d’indicateurs tels que le nombre de victimes directes et indirectes, les préjudices physiques et psychologiques subis par les victimes et leurs familles, et leur répartition temporelle et géographique[93]. Le meurtre, le viol, les crimes à caractère sexuel ou sexiste, les crimes à l’encontre d’enfants, les persécutions ou la soumission d’une communauté à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction sont des exemples d’indicateurs de la nature grave des crimes[94]. Le modus operandi s’observe au regard de l’exécution des crimes, « […] du degré de participation et de l’intention de leurs auteurs […], de la nature plus ou moins systématique des crimes ou du fait qu’ils résultent d’un plan, d’une politique organisée ou d’un abus de pouvoir ou de fonctions officielles […]  »[95], etc.

Après un renvoi le 14 mai 2013, fait au nom de l’Union des Comores suite à l’interception de sa flottille humanitaire vers la bande de Gaza le 31 mai 2010, le Bureau de la Procureure a conclu le 6 novembre 2014 que les faits n'étaient pas suffisamment graves pour justifier l’ouverture d’une enquête[96]. Bien que le critère de compétence soit réuni, les éventuelles affaires pouvant découler de l’enquête ne seraient pas suffisamment graves à cause d’une portée limitée de la situation, du faible nombre de victimes et de peu de facteurs de pondération qualitatifs[97]. Sans qu’il ne soit nécessaire de se pencher sur la complémentarité[98], « [la] Procureur[e] a estimé que les informations disponibles ne fournissaient pas de base raisonnable permettant d’ouvrir une enquête quant à la situation en cause »[99]. Le 29 juin 2015, l’Union des Comores a saisi la Chambre préliminaire aux fins d’exercer son pouvoir de contrôle de la décision de la Procureure de ne pas enquêter[100]. Après avoir considéré que la Procureure a commis un certain nombre d’erreurs dans son appréciation de la situation, la Chambre lui a demandé, par décision rendue le 16 juillet 2015, de reconsidérer sa décision de ne pas enquêter[101]. Suite à un rejet in limine litis de son appel contre la décision de la Chambre préliminaire[102], la Procureure a réexaminé la situation sans toutefois changer de posture. Par une notification sommaire d’une page à laquelle elle a annexé son premier rapport, elle a réitéré le 29 novembre 2017 sa conclusion de ne pas enquêter[103]. Le 15 novembre 2018, la Chambre préliminaire I a, une nouvelle fois, ordonné à la Procureure de réexaminer sa décision de ne pas enquêter[104]. Cette décision de la Chambre préliminaire a été confirmée par la Chambre d’appel qui a conclu que la Procureure a l’obligation de réexaminer sa décision à la lumière des suggestions de la Chambre préliminaire[105].

Après avoir évalué la compétence et la recevabilité, la Procureure achève les examens préliminaires par le test sur les intérêts de la justice. Le critère des intérêts de la justice est traité dans le Document de la politique générale relatif aux intérêts de la justice[106]. La Procureure « […] examine s’il y a des raisons sérieuses de penser, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts de la justice, qu’une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice »[107]. L’évaluation ne se fait que si les critères de compétence et de recevabilité sont remplis[108]. La Procureure n’a recours à ce critère que de manière exceptionnelle, en présumant qu’ouvrir des enquêtes sur des affaires potentielles remplissant les deux premiers critères sert les intérêts de la justice[109]. Il faut croire que la Chambre préliminaire II ayant évalué la demande de la Procureure d’ouvrir une enquête proprio motu dans la situation afghane n’est pas de cet avis. En effet, après avoir conclu que tous les critères de compétence et de recevabilité étaient réunis, la Chambre a décidé que l’ouverture d’une enquête dans cette situation ne servirait pas les intérêts de la justice[110]. La procédure offrirait peu de chance de succès, ce qui ne répondrait pas aux aspirations des victimes et risquerait de créer de l’hostilité envers la Cour[111]. Cette décision a finalement été infirmée en appel, octroyant à la Procureur l'autorisation de passer à l'étape d'enquête[112].

Le Statut de Rome offre donc aux articles 15-1, 15-2, et 53-1-a à c un aperçu global du cadre juridique des examens préliminaires. Si les examens préliminaires bénéficient ainsi d'un cadre juridique fixé par le Statut de Rome, il n’en est pas de même de leur cadre opérationnel. Ceci s’observe à travers leur mise en oeuvre.

II. La mise en oeuvre des examens préliminaires

Cette seconde partie traite du cadre opérationnel des examens préliminaires. Comme il a déjà été mentionné plus haut, le Bureau de la Procureure conduit librement cette phase jusqu’à un certain seuil (A), dans l’optique d’atteindre les objectifs fixés par le Statut de Rome (B).

A. L’opérationnalisation des examens préliminaires

En l’absence de règles claires sur la manière de conduire les examens préliminaires, le Bureau de la Procureure s’est inspiré du Statut pour développer une procédure des examens préliminaires (1). Même si elle jouit d’une liberté relative dans la conduite de cette phase de procédure de la Cour, sa décision sur l’opportunité d’enquête peut faire l’objet du contrôle de la Chambre préliminaire (2).

1. La procédure menée par le Bureau de la Procureure

Les examens préliminaires sont menés selon un schéma prédéfini par le Bureau de la Procureure. Ils se terminent par une décision sur l’opportunité d’enquête qui doit être notifiée aux parties prenantes.

D’après le Bureau de la Procureure, les examens préliminaires sont « toujours mené[s] à l’identique, que la situation ait été renvoyée au Bureau par un État partie ou le Conseil de sécurité de l’ONU ou que le Bureau agisse sur la base de renseignements obtenus au titre de l’article 15 »[113]. Ils consistent en l’examen et en l’analyse du sérieux des renseignements, de consultations, de dépositions écrites ou orales au siège de la Cour[114]. À ce stade, le pouvoir de la Procureure est moins important que durant la phase d’enquête[115]. Elle veille à la confidentialité[116], à la sécurité, et à la protection de ses sources[117]. La Procureure consulte au besoin les États, les organes de l’Organisation des Nations Unies, les organisations intergouvernementales et non gouvernementales et « d’autres sources dignes de foi »[118]. Des victimes peuvent être appelées à intervenir d’elles-mêmes ou par leurs représentations si la Procureure décide de demander une autorisation d’ouvrir une enquête[119].

Le Bureau de la Procureure a adopté, en matière d’examens préliminaires, une démarche globale scindée en quatre phases[120]. La phase 1 consiste à analyser et à vérifier le sérieux des renseignements reçus par communications, d’éliminer de prime abord ceux qui échappent manifestement à la compétence de la Cour et de ne garder que ceux qui semblent effectivement relever de sa compétence[121]. La phase 2 est l’ouverture de l’examen préliminaire proprement dit et débute par l’évaluation des conditions préalables de compétence[122] et de la compétence ratione materiae[123] à partir des communications retenues, des renvois, des déclarations, d’informations publiques et de témoignages « reçus au siège de la Cour »[124]. Elle s’achève par un rapport sur la compétence ratione materiae[125]. La phase 3 porte sur le test de recevabilité et se termine par un rapport sur la recevabilité telle qu’établie à l’article 17 du Statut de Rome[126]. La phase 4 concerne les intérêts de la justice et permet de décider d’ouvrir ou non une enquête au regard de l’article 53-1[127]. Les examens préliminaires se terminent par un rapport final. Les informations suivantes se trouvent dans le rapport : la qualification juridique des crimes, les faits, les lieux et les périodes de commission des crimes visés et les personnes impliquées. Ces données ne sont pas figées et peuvent évoluer au cours des étapes suivantes de la procédure[128]. Le Rapport sur les activités menées en 2018 en matière d’examen préliminaire fait état de quatre situations en phase 2 (Bangladesh/Birmanie, République des Philippines, Ukraine, Venezuela), de cinq situations en phase 3 (Colombie, Guinée, Irak/Royaume-Uni, Nigéria, Palestine) et d’un examen préliminaire achevé (décision de ne pas enquêter : Gabon)[129].

Plusieurs issues aux examens préliminaires sont possibles, dépendant du mode de saisine et de la décision de la Procureure de procéder à l’enquête ou non. Si elle a ouvert les examens préliminaires de sa propre initiative en vertu des articles 15-1 et 15-2, la Procureure peut décider qu’il n’y a pas de base raisonnable pour ouvrir une enquête et clore le dossier. Cette décision est à la discrétion de la Procureure et ne peut faire l’objet de contrôle, sauf si la décision de ne pas enquêter est justifiée par l'absence de l’intérêt de la justice. Dans cette dernière hypothèse, la Chambre préliminaire peut se saisir d’office pour évaluer la base juridique de la décision de la Procureure[130]. Si, après avoir exercé son pouvoir proprio motu pour engager des enquêtes préliminaires, la Procureure conclut qu’il y a une base raisonnable de croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour ont été ou sont en voie d’être commis, elle peut saisir la Chambre préliminaire aux fins d’obtenir l’autorisation d’ouvrir une enquête[131].

Si la situation qui a fait l’objet d’un examen préliminaire lui a été déférée par un État partie au Statut de Rome de la CPI ou par le Conseil de sécurité, la Procureure peut directement passer à la phase d’enquête si elle conclut qu’il y a une base raisonnable de croire qu’un crime relevant de la compétence de la CPI a été ou est en voie d’être commis[132]. L’autorisation de la Chambre préliminaire n’est pas requise. Si au contraire elle conclut qu’il n’y a pas de base raisonnable pour poursuivre, elle se contente de procéder aux notifications abordées au paragraphe qui suit. Le Bureau de la Procureure a ouvert vingt-sept examens préliminaires au 23 mars 2020. Quatre ont été clos avec décision de ne pas poursuivre (Venezuela, République de Corée, Honduras, Gabon) et treize ont débouché sur une décision d’ouvrir une enquête[133]. Le Bureau procède à l’enquête dans dix situations actuellement[134].

Dépendant du mode de saisine et de la décision de la Procureure à la fin de l’examen préliminaire, elle sera appelée à notifier sa décision à un certain nombre de parties prenantes. Ces notifications sont régies, en plus des dispositions pertinentes du Statut, par les règles 49 et 105 du Règlement de procédure et de preuve de la CPI. Dans une première hypothèse, quel que soit le mode de saisine[135], elle notifie sa décision à la Chambre préliminaire si elle décide de ne pas procéder à l'enquête puisque celle-ci irait à l’encontre des intérêts de la justice[136]. Si elle a été saisie par un État partie ou par le Conseil de sécurité, elle leur notifiera sa décision d’enquêter[137] ou de ne pas enquêter[138] en même temps qu’à la Chambre préliminaire. Les notifications doivent être faites par écrit et sans retard[139] et comprendre les conclusions et leurs motifs[140]. Elle envoie également des notifications de sa décision à toutes les sources de renseignements[141] et aux victimes de la situation en cause[142] à travers le Greffe[143].

Si elle a ouvert les examens préliminaires de sa propre initiative sans recevoir de communication, aucune disposition ne semble lui opposer quelque obligation de notification que ce soit si elle décide de ne pas enquêter. Mais si son examen préliminaire a été motivé par des renseignements reçus d’informateurs tels que listés à l’article 15-2 du Statut[144], elle doit, conformément à l’article 15-6[145] et à la règle 49[146], informer ces sources de renseignements de sa décision de ne pas enquêter. Enfin, la Procureure informe également la Présidence de la Cour afin de « […] faciliter l’assignation diligente d’une situation à [la] chambre préliminaire […] »[147]. L’objectif de ces notifications est, en plus d’assurer la transparence et le fonctionnement normal de la Cour, de permettre à la Chambre préliminaire d’exercer son droit de contrôle sur la décision de la Procureure en cas de nécessité.

2. Les deux modes de contrôle exercés par la Chambre préliminaire

Comme nous l’avons vu plus haut, ce sont l’Allemagne et l’Argentine qui ont proposé le contrôle judiciaire de l’action proprio motu de la Procureure lors des négociations[148], en partie pour accommoder les États-Unis qui étaient opposés à toute possibilité d’initiative personnelle de la Procureure[149]. La justification trouvée à ce contrôle était d’éviter que la Procureure engage des procédures sans fondement juridique, mais politique[150], et qu’elle abuse de son pouvoir[151]. Finalement, la solution intermédiaire adoptée accorde à la Procureure la liberté de conduire les enquêtes préliminaires, mais prévoit deux modes de contrôle de sa décision sur l’opportunité d’enquête : un contrôle absolu et un contrôle relatif.

Le premier mode de contrôle est qualifié d’absolu ou de rigide parce que la décision de la Procureure clôturant les enquêtes préliminaires ne peut quasiment pas y échapper, et la décision de la Chambre préliminaire qui en découle est obligatoire à l’égard de la Procureure. Ce contrôle s’exerce d’une part lorsque la Procureure, après avoir mené des examens préliminaires de sa propre initiative, décide de passer à l’étape d’enquête[152], et d’autre part lorsque la Procureure décide de ne pas ouvrir d’enquête parce que des poursuites ne serviraient pas les intérêts de la justice[153].

Après avoir exercé son pouvoir proprio motu pour mener un examen préliminaire, la Procureure est tenue d’obtenir l’autorisation de la Chambre préliminaire si elle souhaite passer à l’étape d’enquête. Il existe à ce sujet un débat sur le fait de savoir si la Procureure est obligée (légalité) ou non (opportunité) de passer à la phase d’enquête lorsque les conditions légales sont réunies[154]. Pour William Schabas, la Procureure n’a pas l’obligation de saisir la Chambre préliminaire même si elle conclut qu’il y a une base raisonnable de poursuivre (si une telle obligation existait, les auteurs du Statut auraient nommément prévu un mécanisme de contrôle correspondant), contrairement à ce que pensent d’autres[155]. Dans tous les cas, elle demande l’autorisation de la Chambre préliminaire lorsqu’elle souhaite ouvrir une enquête de sa propre initiative[156]. La Chambre préliminaire peut alors donner son autorisation ou la refuser (partiellement ou en totalité)[157]. Si elle n’obtient pas l’autorisation de la Chambre préliminaire, la Procureure ne peut procéder à l’enquête[158]. Si elle avait été saisie par un État partie ou par le Conseil de sécurité, la Procureure aurait procédé directement à l’enquête sans avoir l’obligation d’en demander l’autorisation à la Chambre préliminaire[159].

Selon la seconde hypothèse, le contrôle absolu s’exerce à la discrétion de la Chambre préliminaire, qui peut intervenir dès lors que la Procureure décide de ne pas enquêter dans l’intérêt de la justice[160]. La Chambre pourrait également choisir de ne pas faire usage de ce pouvoir que lui confère le Statut après avoir reçu la notification de la Procureure. Elle devrait alors quand même être amenée à le faire si elle est saisie par l’État partie ou le Conseil de sécurité qui a déféré la situation à la Procureure[161]. Quelle que soit la manière dont elle a été saisie, la décision de la Chambre préliminaire est obligatoire à l’égard de la Procureure qui devra procéder à l’enquête et aux poursuites si sa décision de ne pas enquêter n’est pas confirmée[162]. La Procureure conserve cependant, s’il faut le rappeler, son pouvoir discrétionnaire sur la manière de procéder à l’enquête et aux poursuites[163].

L’autre dimension de ce contrôle absolu est celle qu’exerce le Conseil de sécurité en matière de crime d’agression. Si au terme des examens préliminaires la Procureure désire ouvrir une enquête parce qu’il y a une base raisonnable de croire qu’un crime d’agression a été commis, elle transmet un avis au Conseil de sécurité pour constat d’un acte d’agression. Si le Conseil de sécurité constate qu’un acte d’agression a été commis, la Procureure peut procéder à l’enquête. Si le Conseil de sécurité ne fait pas le constat après six mois suivant l’avis de la Procureure, celle-ci procède à l’enquête. Elle devra alors solliciter l’autorisation de la Chambre préliminaire en cas d’exigence.

Au contrôle absolu s’ajoute le mode de contrôle souple. Ce second mode de contrôle est qualifié de souple parce qu’il est conditionné par une demande adressée à la Chambre préliminaire par l’entité qui a déféré la situation (l’État partie ou le Conseil de sécurité) et s’achève par une requête adressée à la Procureure[164]. Cette procédure concerne les conclusions de la Procureure de ne pas passer à l’étape d’enquête après un renvoi d’un État partie ou du Conseil de sécurité. Le contrôle n’est possible qu’à la demande du saisissant et se limite au cadre de la demande[165]. Elle se termine par une requête de révision adressée à la Procureure si une erreur de droit, de fait ou de procédure a été constatée par la Chambre préliminaire[166]. L’objectif de ce processus est d’offrir aux États parties et au Conseil de sécurité un test de validité de la décision de la Procureure de ne pas poursuivre[167]. Si la Chambre préliminaire adresse des suggestions de révision totale ou partielle à la Procureure, celle-ci devra les exécuter dans les meilleurs délais[168]. Sa décision devra être notifiée par écrit à la Chambre préliminaire qui la fera parvenir au demandeur[169].

Bien que la Procureure se dessaisit en prenant la décision de ne pas poursuivre, elle conserve la latitude de relancer la procédure à tout moment en présence de circonstances nouvelles[170]. Sa décision de ne pas enquêter peut être réexaminée en présence de faits ou d’informations nouveaux[171]. Elle peut également soumettre à nouveau une demande d’autorisation d’ouvrir une enquête à la Chambre préliminaire si elle ne l’a pas obtenue auparavant[172]. Des examens préliminaires peuvent être rouverts à cet effet. Une autre question importante concernant le contrôle absolu de la Chambre préliminaire est de savoir si sa décision de ne pas autoriser la Procureure à enquêter peut faire l’objet d’appel, en l’absence de faits ou circonstances nouveaux. Comme nous l’avons vu plus haut, l’appel du Bureau de la Procureure dans la situation des Comores a été rejeté in limine litis par la Chambre d’appel[173]. Cependant, une décision contestable comme celle de la Chambre préliminaire refusant à la Procureure l’autorisation d’ouvrir une enquête dans la situation afghane méritait d’être réévaluée en appel. Il est intéressant d’apprendre que la Chambre préliminaire II a accordé à la Procureure l’autorisation d’interjeter appel de cette décision de refus d’enquêter le 17 septembre 2019[174]. Comme indiqué plus haut, la Chambre d'appel a infirmé cette décision en accordant l'autorisation d'enquêter à la Procureure[175].

Le dispositif légal et la pratique développée par le Bureau de la Procureure ci-haut présentés, ainsi que le contrôle exercé par la Chambre préliminaire, obéissent aux objectifs fixés par le Statut. C’est ce qu’on verra dans la finalité des examens préliminaires.

B. La finalité des examens préliminaires

Les examens préliminaires visent à atteindre des objectifs fixés par le Statut de Rome (1). Et la Procureure fait parfois face à des principes et critiques contradictoires dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire dans leur mise en oeuvre (2).

3. Répression, prévention et autres principes directeurs

Les dispositions du Statut garantissent à la Procureure une indépendance et un contrôle dans la mise en oeuvre des examens préliminaires[176]. De ce fait, quel que soit le mode de saisine, la Procureure procède à l’examen préliminaire à l’abri de tout contrôle externe, avec pour seule boussole les objectifs et principes du Statut de Rome. Dans son Document sur la politique générale relatif aux examens préliminaires, le Bureau de la Procureure indique qu’il « cherchera à contribuer à la réalisation de deux objectifs fondamentaux du Statut de Rome, à savoir mettre un terme à l’impunité, en encourageant la mise en oeuvre de véritables procédures nationales, et prévenir la commission de crimes »[177]. On retrouve ces objectifs aux paragraphes 5 et 10 du préambule du Statut de Rome[178].

Pour atteindre ces objectifs, le Bureau de la Procureure a développé une méthode de conduite des examens préliminaires dans le respect des principes fixés par le Statut, notamment les principes d’indépendance[179], d’impartialité[180] et d’objectivité[181]. Ainsi, dans un premier temps, n’ayant pas de durée préétablie, les examens préliminaires doivent-ils être complets et approfondis[182]. Deuxièmement, ils sont conduits dans la transparence à travers l’information et la communication au public et à toutes les parties prenantes[183]. Troisièmement, ils visent la fin de l’impunité grâce à la complémentarité positive. Cette dernière suppose une interdépendance et une synergie avec les États. Elle vise à aider et à encourager les États à poursuivre en premier[184] les personnes qui portent la plus lourde responsabilité dans la commission des crimes les plus graves[185]. La Procureure ne décide de poursuivre que si les États refusent de le faire[186]. L’implication du Bureau de la Procureure dans les situations guinéenne et colombienne a permis par exemple une avancée dans la mise en oeuvre des mécanismes nationaux de poursuites[187]. In fine, « [l]e Bureau peut aussi publier des déclarations à caractère préventif afin d’enrayer la spirale de la violence et d’empêcher que d’autres crimes ne soient commis, de mettre en garde les auteurs de ces exactions et d’encourager les procédures nationales […] »[188]. C’est l’exemple des situations en Géorgie, au Kenya, en Guinée, en Corée du Sud, au Nigéria, en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burundi et en Gambie[189]. En relation avec la situation prévalant en RDC, la Procureure a publié la note d’alerte suivante durant la période électorale :

Quiconque incite à commettre des violences massives ou y participe notamment en ordonnant, sollicitant ou encourageant des crimes relevant de la compétence de la CPI ou en y contribuant de toute autre manière est passible de poursuites devant la Cour. Nul ne doit douter de ma détermination à enquêter sur de tels crimes et à en poursuivre les auteurs lorsque les conditions telles que définies par le Statut de Rome sont réunies. Je veux réitérer mon appel lancé au peuple congolais, et plus particulièrement aux autorités, aux acteurs politiques, aux partisans et sympathisants, de tout faire pour prévenir et éviter tout comportement de violence criminelle contraire au Statut de Rome, en tout lieu et en tout temps. La violence n’est pas une option[190].

On pourrait se demander quel effet une telle déclaration produit sur les personnes visées. À ce sujet d’ailleurs, la compréhension du Bureau de la Procureure du rôle que devraient jouer les examens préliminaires ainsi que sa méthode de les mener essuient des critiques sévères.

2. La Procureure : entre le marteau et l’enclume

La conduite des examens préliminaires par le Bureau de la Procureure n’échappe pas aux critiques diverses de la part des observateurs externes, individus, chercheurs, organisations des droits humains et États. Ces groupes, mus par des intérêts divergents, ont des points de vue différents et parfois totalement opposés. En plus, les points sur lesquels portent les critiques se présentent souvent, d’un point de vue interne, comme des dilemmes au Bureau de la Procureure. Il s’agit entre autres de la durée des examens préliminaires, de leur publicisation, de leur conduite, de la vertu associée à leur fonction et de leur contrôle.

N’ayant pas de durée préétablie par le Statut de Rome, les examens préliminaires sont conduits, d’après le Bureau de la Procureure, de manière approfondie en vue d’atteindre l’exhaustivité[191]. La durée des examens préliminaires varie donc au cas par cas, allant de quelques jours dans la situation libyenne[192] à plus de quatorze années dans la situation colombienne encore en cours[193]. La Chambre préliminaire a essayé d’influer sur le temps de conduite des examens préliminaires dans une décision rendue en 2006 concernant la situation en République centrafricaine[194]. La République centrafricaine a en effet demandé à la Chambre préliminaire de s’enquérir auprès du Bureau de la Procureure de l’état de la situation qu’elle lui a renvoyée depuis plus de deux ans[195]. La Chambre a alors demandé au Bureau de la Procureure :

[…] de communiquer à la Chambre et au Gouvernement de la République centrafricaine, au plus tard le 15 décembre 2006, un rapport sur l’état d’avancement actuel de l’examen préliminaire de la situation en République centrafricaine, ainsi qu’une estimation de la date à laquelle ledit examen préliminaire sera achevé et de la date à laquelle une décision devra être rendue en application de l’article 53-1 du Statut[196].

En réponse à cette demande, le Bureau de la Procureure, tout en acceptant de fournir certains renseignements, a rappelé à la Chambre préliminaire qu’elle ne pouvait exercer son contrôle que sur la décision de ne pas poursuivre et non sur la conduite des examens préliminaires[197]. Il a également indiqué que « [l]e Statut n’impose aucun délai pour rendre une décision relative à un examen préliminaire »[198]. Cette réponse n’a pas empêché la Chambre préliminaire de rappeler récemment au Bureau de la Procureure que les examens préliminaires doivent se tenir dans un délai raisonnable quelle que soit la complexité de la situation[199].

Pour Bitti par exemple, « cette phase devrait être de courte durée »[200] et déboucher directement sur l’étape suivante, contrairement à ce qui se fait dans la pratique du Bureau. La procédure serait ainsi détournée pour accorder plus de liberté au Bureau de la Procureure qui « […] a tiré avantage du fait que le Statut ne fixe pas de délai précis quant à la réalisation de l’examen préliminaire pour le faire traîner en longueur et aboutir à une procédure qui n’a plus rien à voir avec un examen préliminaire »[201]. Les examens préliminaires seraient devenus un instrument de contrôle continu des procédures nationales, de pression et de menace contre les États; ce qui les rendrait inefficaces, moins crédibles. Les quatre phases du Document sur la politique générale relatif aux examens préliminaires seraient une « bonne technique pour prolonger à l’envi les examens préliminaires »[202], ce qui serait contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits l’homme sur la diligence des enquêtes et le délai raisonnable des procédures judiciaires[203]. La longueur de la procédure donnerait également l’impression que le Bureau de la Procureure tient compte des aspects non juridiques dans sa démarche[204]. Plus récemment encore, Pues a estimé qu’à cause de son devoir de transparence, d’efficacité et d’impartialité, la Procureure devrait revoir sa politique sur les examens préliminaires en se fixant un délai maximum d’environ trois ans pour leur réalisation[205]. Stahn propose une approche holistique plutôt que par étape[206], et préconise que la Procureure explique les raisons de la longueur des délais[207].

Lors de la 17e session de l’Assemblée des États parties au Statut de Rome tenue du 5 au 12 décembre 2018 à La Haye[208], la Procureure a répondu à cette critique quand elle présentait le 10 décembre son Rapport sur les activités menées en 2018 en matière d’examen préliminaire. Elle a relevé quelques raisons pouvant expliquer la longue durée de certaines procédures d’examens préliminaires, notamment la complexité de la situation (zones de conflit : Ukraine, Nigéria, Palestine), la coopération des États avec le Bureau et les contraintes budgétaires du Bureau[209]. Elle considère au final qu’il n’y a pas de perte inutile de temps étant donné que les examens préliminaires préparent la phase d’enquête[210]. Le personnel affecté au traitement des dossiers en examen préliminaire serait également insuffisant[211]. La Procureure a tenté d’obtenir une augmentation des fonds alloués à la Section en charge de l’analyse des situations, mais le besoin se fait encore ressentir à cause du nombre élevé de communications[212]. Le Rapport de 2018 fait état de 673 communications reçues durant la période du 1er novembre 2017 au 31 octobre 2018 et d’un total de 13 273 communications reçues depuis juillet 2002[213]. Aussi, la critique semble-t-elle prise en compte par le Bureau de la Procureure qui se fixe pour objectif stratégique d’accroître la vitesse, l’efficacité et l’effectivité des examens préliminaires[214].

La deuxième vague de critiques porte sur la communication avec le public entretenue par le Bureau de la Procureure autour de ces procédures. D’une part, on lui reproche de ne pas communiquer assez sur les situations faisant l’objet d’examens préliminaires. Dans les Rapports annuels sur les activités en matière d’examen préliminaire, le Bureau ne fournit pas d’information sur la phase 1[215]. Le dernier rapport par exemple ne cite que les situations en phase 2, en phase 3 et les situations closes[216]. Il serait nécessaire, pour améliorer la légitimité de la Cour, d’assurer la cohérence, la transparence et la communication dans la phase pré-préliminaire[217]. Dans sa décision sur la compétence de la Cour à l’égard de la situation prévalant au Bangladesh/Birmanie, la Chambre préliminaire I a relevé dans ses remarques conclusives que, contrairement à la pratique du Bureau de la Procureure, la phase pré-préliminaire n’existe pas dans les dispositions statutaires de la Cour et qu’une telle démarche fait partie de l’examen préliminaire[218]. D’autre part, on reproche au Bureau de faire trop de tapages inutiles et distrayants autour des examens préliminaires. La publicité autour des examens préliminaires aurait pour seul objectif de montrer que la Cour s’intéresse à des affaires hors du continent africain[219]. En plus de ces critiques, le Bureau de la Procureure est partagé à ce stade entre la transparence et la confidentialité nécessaire pour maintenir le rapport avec les États et assurer la protection des victimes et des témoins[220]. La méthode adoptée par le Comité international de la Croix-Rouge en trois étapes pourrait être efficace pour gérer le dilemme : dialogue confidentiel, techniques de mobilisation et dénonciation[221].

Il est également reproché au Bureau de la Procureure une conduite inéquitable des examens préliminaires selon les modes de saisine. Même si le Bureau affirme mener la procédure à l’identique, on se rend bien compte qu’elle n’est pas la même selon les modes de saisine, du moins pour quelques aspects. D’abord, il apparaît clairement que les renvois et déclarations échappent à la première phase qui est réservée aux communications. Cette phase pré-préliminaire[222] ne fait pas partie de l’examen préliminaire, ne s’applique pas aux renvois et déclarations, porte sur la compétence comme la phase 2 et peut se tenir dans l’opacité totale. La conduite informelle de cette étape est source d’ambiguïté[223]. Aussi, même si certaines communications concernent des examens préliminaires ou enquêtes en cours, peu aboutissent à l’ouverture d’examens préliminaires, alors que tous les renvois et déclarations conduisent à des examens préliminaires[224]. Dans son rapport de 2018, le Bureau de la Procureure a conclu que seulement 4,16 % des communications demandent une analyse plus poussée (probablement des examens préliminaires), soit 28 sur 673[225]. Les autres échappent manifestement à la compétence de la Cour (443), se rapportent à une situation en cours d’examen préliminaire (158) ou en cours d’enquête ou de poursuites (44)[226]. Ensuite, de l’avis de certains observateurs, le Bureau de la Procureure aurait tendance à aller plus vite à la phase d’enquête lorsqu’il reçoit des renvois alors qu’il serait beaucoup plus réticent de le faire vis-à-vis des communications[227]. Ceci s’expliquerait par le fait qu’il bénéficierait plus facilement de la coopération des États en cas de renvois[228] et qu’il n’aurait pas besoin de l’autorisation de la Chambre préliminaire pour enquêter[229]. Enfin, la durée moyenne des examens préliminaires proprio motu est également beaucoup plus élevée (cinq ans) comparée à celle des examens préliminaires à partir de renvois (huit mois)[230].

Une autre critique vise les objectifs des examens préliminaires. En plus de la fonction judiciaire des examens préliminaires, centrée sur la CPI[231], le Bureau de la Procureure leur aurait assigné, dans une approche conséquentialiste, une fonction vertueuse en recherchant une complémentarité positive et la prévention des crimes[232]. Cette approche du Bureau serait à l’origine d’une pratique incertaine et informelle et détournerait la CPI de ses objectifs[233] par des considérations extrajudiciaires[234]. Elle requerrait également beaucoup de ressources et de temps, pourrait entraîner une perte d’influence et produire des effets inattendus et inconnus[235]. En outre, le Bureau de la Procureure n’intègre pas dans son approche vertueuse les intérêts de la paix dans les situations conflictuelles ou post conflictuelles. De la conception du Bureau, « […] la disposition relative aux intérêts de la justice ne doit pas être assimilée à un moyen de gérer les conflits dans le cadre desquels l[a] Procureur[e] assumerait le rôle de médiateur dans des négociations politiques »[236]. Sa fonction est purement judiciaire. Sur ce point, bien qu’admettant que les intérêts de la justice ne renverraient pas forcément aux processus de paix[237], William Schabas a émis le voeu de voir la Procureure prendre en compte dans ses décisions les processus de paix qui pourraient servir un plus grand intérêt. En prenant les exemples de l’Ouganda et de la Colombie et des amnisties dans ces processus de réconciliation, il affirme que de nombreuses procédures de la Cour entravent les négociations de paix. « It is often said that without justice there can be no peace, but the opposite is also a valid proposition: without peace there can be no justice », conclut-il[238].

La dernière critique relevée dans le cadre de cette étude se rapporte aux mécanismes de contrôle des examens préliminaires. Bitti considère que, malgré le dispositif de contrôle prévu par le Statut, les décisions de la Procureure peuvent « […] être perçues comme totalement arbitraires »[239]. Le contrôle préconisé par le Statut est resté sans effet, car dans la pratique le Bureau de la Procureure s’y soustrairait habilement[240]. Par exemple, la réponse du Bureau de la Procureure à la demande de la Chambre préliminaire dans la situation centrafricaine serait une preuve « d’un déséquilibre de pouvoir manifeste en faveur du Bureau d[e la] Procureur[e] »[241]. Dès lors, les juges seraient réticents à exercer un contrôle sur la sélection par la Procureure des situations et des affaires[242]. En outre, ce contrôle ne permettrait pas d’éviter la politisation à cause de ce sur quoi il porte. En effet, l’une des raisons pour lesquelles le contrôle de l’action de la Procureure a été institué dans le Statut est d’éviter des poursuites politiques. La meilleure manière d’y parvenir serait de comparer les situations examinées par la Procureure aux situations non-examinées, sans se limiter à l'étude des situations qu'elle présente finalement[243]. Stahn adopte un point de vue contraire en préconisant d’éviter le contrôle pour conserver le pouvoir discrétionnaire de la Procureure[244].

Ces critiques contradictoires sur des points qui constituent déjà des dilemmes pour la Procureure ne lui facilitent pas la tâche. Elle peut cependant s’en servir pour opérer des choix éclairés, bien que difficiles.

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En somme, les examens préliminaires occupent une place importante dans la procédure pénale de la Cour pénale internationale, car ils permettent de déterminer les situations qui feront l’objet d’enquête et de poursuites. Ils sont menés en toute discrétion par le Bureau de la Procureure. La Procureure peut engager des examens préliminaires de sa propre initiative ou à partir d’un renvoi d’un État partie ou du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies. Ces examens préliminaires portent sur une situation et débouchent, après le test de compétence, de recevabilité et des intérêts de la justice, sur une décision de la Procureure sur l’opportunité d’ouvrir ou non une enquête. Selon le mode de saisine et de la nature de sa décision, la Procureure sera contrainte ou non de demander l’autorisation de la Chambre préliminaire pour passer à l’enquête. Le Bureau de la Procureure fait face à des choix difficiles et à des critiques dans sa manière de conduire les examens préliminaires, en lien notamment avec leur durée, leur publicisation, leur rôle, leur contrôle et leur traitement.

Malgré ces critiques, plus ou moins justifiées et très souvent contradictoires, les examens préliminaires sont une arme de justice importante entre les mains de la Procureure et dont elle doit faire bon usage. Dans la situation birmane par exemple, en l’absence de renvoi d’un État partie ou du Conseil de sécurité, la Procureure a entrepris un examen pré-préliminaire pour déterminer la compétence de la Cour, et a engagé ensuite des examens préliminaires proprement dits[245]. Ce pouvoir de la Procureure est malheureusement limité à la compétence territoriale et à la compétence personnelle active de la Cour. De ce fait, la Procureure ne peut par exemple pas se saisir, en l’absence d’un renvoi du Conseil de sécurité, de la situation syrienne qui compte des centaines de milliers de morts parmi les civils et des crimes de guerre et crimes contre l’humanité allégués[246]. Le précédent birman ouvre cependant des perspectives intéressantes.

« Maudit si tu fais, maudit si tu ne fais rien » [Notre traduction][247]. Ce titre résume bien la situation dans laquelle se trouve la Procureure de la CPI en matière d’examens préliminaires. Face aux contraintes et aux dilemmes, elle est amenée à faire des choix difficiles, entre par exemple dénonciation et coopération, publicité et confidentialité, poursuites et complémentarité positive, sélectivité entre situations au regard de limites budgétaires, etc. Son initiative dans la situation au Bangladesh/Birmanie est la preuve qu’elle ne manque pas de courage pour agir. Dans sa démarche, elle peut tenir compte des critiques constructives dans la mesure du possible. S’agissant de la durée par exemple, je pense qu’il serait difficile de fixer un délai pour la conduite de tous les examens préliminaires. Je partage l’avis de la Procureure selon lequel chaque situation comporte des spécificités qui déterminent la durée de l’examen préliminaire. Même si un délai procédural est fixé, il ne peut être qu’indicatif. Un système périodique de contrôle et d’évaluation de l’état d’avancement du travail de la Procureure pourrait être plus efficace. Entre paix et justice par contre, le débat ne sera jamais clos. On peut cependant se demander quelles seraient les conséquences pour un organe judiciaire tel que la CPI de jouer un rôle politique dans les mécanismes de justice transitionnelle.