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Les États, les organisations non gouvernementales et les organisations internationales (OI) condamnent maintenant les violences sexuelles en temps de conflit et fournissent de multiples efforts afin de prévenir et de punir ces pratiques néfastes. Il y a vingt ans, il aurait été difficile d’imaginer une telle implication des États et des OI dans la lutte contre les violences sexuelles en temps de guerre.

Docteure en science politique se spécialisant dans les violences sexuelles en temps de guerre, la sécurité humaine ainsi que les politiques et le genre, Kerry F. Crawford, assistante professeure en science politique à l’Université James Madison, a écrit son premier livre en 2017, intitulé Wartime Sexual Violence: From Silence to Condemnation of a Weapon of War[1]. Dans son ouvrage, l’auteure se questionne sur les raisons qui ont poussé les États à passer du silence complet à la dénonciation transnationale des violences sexuelles. Pour se faire, elle utilise une combinaison des approches constructiviste, réaliste et féministe pour étudier l’évolution des perceptions des violences sexuelles en temps de conflit, pour finalement en arriver à considérer ces pratiques comme une arme de guerre. Elle utilise une méthodologie de reconstitution de processus afin d’examiner les mécanismes de cause à effet menant à une réponse internationale face au phénomène. Le fait de reconnaître les violences sexuelles comme une menace à la sécurité a permis à la communauté internationale de mettre en place des mesures pour combattre ces pratiques, ce qui n’aurait pas été possible autrement[2]. En se basant sur l’émergence, les lacunes et le développement du cadre d’« arme de guerre », l’auteure aborde l’impact de celui-ci sur la mise en oeuvre d’un agenda contre les violences sexuelles par les États et le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU)[3].

L’argumentaire abordé dans l’ouvrage se divise en deux parties. D’un côté, l’auteure soutient que le cadre d’« arme de guerre » limite la mise en oeuvre de l’agenda contre les violences sexuelles en raison des situations, des concepts et des personnes exclues du récit dominant[4]. D’un autre côté, ce cadre a permis à la société civile et aux défenseurs d’obtenir un accès sans précédent aux agendas des États et du Conseil de sécurité de l’ONU pour éventuellement élargir la portée des individus et des formes de violences reconnus dans le concept d’« arme de guerre »[5].

Dans le premier chapitre, l’auteure aborde les conséquences découlant de la définition des violences sexuelles comme étant une arme et une menace à la sécurité. Elle explique d’abord le but fondamental d’imposer un cadre sécuritaire sur un enjeu qui, à la base, n’était pas lié à la sécurité des États. Auparavant, deux obstacles empêchaient la reconnaissance des violences sexuelles en temps de guerre par les États et les OI ainsi que l’action internationale pour mettre fin à ces pratiques. La conception que les violences sexuelles étaient un produit inévitable de la guerre et que celles-ci découlaient d’un problème de genre ou de droits humains plutôt que d’un problème de sécurité n’incitait pas les acteurs à agir[6]. En qualifiant les violences sexuelles d’« arme », ces pratiques ne résultent plus d’une question de genre, mais plutôt d’une stratégie de guerre et d’atrocités, faisant en sorte qu’elles entrent dans le domaine des sécurités nationale et internationale[7]. Cela a permis des changements de politiques nationale et étrangère ainsi que de l’aide financière et humanitaire[8]. Par contre, ces changements ont souvent été critiqués comme étant une entrave à l’empowerment des femmes. En effet, l’auteure avance que le but d’un cadre est de simplifier un concept. Ainsi, en imposant un cadre sur les violences sexuelles, les racines profondes des violences basées sur le genre disparaissent dans la réponse aux violences sexuelles comme arme de guerre[9].

L’auteure examine ensuite ce qui a incité les États et les OI à s’engager dans la lutte contre les violences sexuelles, soit de les percevoir comme étant une question de sécurité plutôt que de droit des femmes. Les efforts politiques pour juger les violences sexuelles en temps de guerre ont commencé dans les années 1990, notamment à cause des conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda. À ce moment, les violences sexuelles en temps de guerre étaient perçues comme un problème profond de droits des femmes et comme un instrument stratégique de génocide et de guerre[10]. En qualifiant ces pratiques comme étant un problème de droits humains, le phénomène n’était pas considéré comme faisant partie de la sécurité des États et n’entrait donc pas dans le mandat du Conseil de sécurité[11]. Le fait d’utiliser le terme « arme » plutôt que « genre » ou « droits humains » a permis de faire des violences sexuelles un problème relevant de la sécurité étatique.

Le deuxième chapitre étudie les effets du cadre d’« arme de guerre » sur la reconnaissance des violences sexuelles et sur les ressources dédiées aux programmes les traitant en République Démocratique du Congo (RDC). L’auteure affirme que la condamnation des violences sexuelles en temps de guerre par un État ne découle pas nécessairement d’une véritable inquiétude pour le bien-être des victimes, mais plutôt d’autres motivations allant de la préparation à une intervention militaire aux tentatives d’exercer une pression politique[12]. Les intérêts stratégiques d’un État peuvent le pousser à répondre aux violences sexuelles en temps de guerre, leur donnant ainsi une couverture politique ou un certain support pour un intérêt établi ou une action planifiée[13]. De ce fait, un État peut intervenir lorsque les violences sexuelles en temps de guerre représentent une menace pour un intérêt national, par exemple lorsque celles-ci font rage dans une région qui serait riche en ressources naturelles[14]. En prenant l’exemple des États-Unis en RDC, le fait d’établir le cadre d’« arme de guerre » dans le discours politique a créé une menace quant à la sécurité dans la région des Grands Lacs, ce qui a permis aux défenseurs voulant mettre fin aux violences sexuelles en temps de guerre (ci-après « défenseur ») de faire réaliser aux États-Unis que leurs intérêts étaient en danger dans cette région[15]. Le gouvernement avait de la documentation prouvant la perpétration de violences sexuelles dans les Grands Lacs depuis les années 1990, mais celui-ci a seulement décidé d’intervenir en 2003 alors que le cadre d’« arme de guerre » était bien implanté[16]. Le cadre a donc été utilisé par les défenseurs pour intégrer le problème parmi les intérêts de politique étrangère américaine[17].

Dans le troisième chapitre, l’auteure explique le lien entre le cadre sécuritaire entourant les violences sexuelles en temps de guerre et le développement de résolutions sur le sujet au Conseil de sécurité de l’ONU, le tout partant de la Résolution 1820[18]. Celle-ci est le résultat de grands efforts de la part des défenseurs afin d’établir le cadre d’« arme de guerre », faisant en sorte que les États et les organisations internationales basées sur des questions sécuritaires ont commencé à qualifier les violences sexuelles comme étant un problème de sécurité[19]. En plaçant les violences sexuelles dans ce contexte, les défenseurs ont réduit la portée des situations où le Conseil de sécurité devait traiter le problème, rassurant ainsi les membres en limitant l’implication de celui-ci dans les affaires nationales et de droits humains[20].

Quelques années plus tôt, en 2000, le Conseil de sécurité avait adopté la Résolution 1325 qui mettait l’accent sur l’agentivité de la femme et l’empowerment de celle-ci[21]. Huit ans plus tard, avec la Résolution 1820, le Conseil de sécurité traite des violences sexuelles comme une stratégie de guerre, changeant le discours qui avait été établi puisque le problème en devient un de sécurité internationale et non de droit des femmes. Les violences sexuelles sont décrites comme étant un phénomène contribuant à l’instabilité nationale, régionale et internationale en plus d’être une atteinte à la sécurité internationale[22]. Cela a permis d’institutionnaliser les réponses aux violences sexuelles par la mise sur pied d’un mécanisme de surveillance des violences sexuelles comme arme de guerre[23]. Elle représente le début d’un engagement de la part du Conseil de sécurité puisqu’elle oblige les États à condamner les violences sexuelles en temps de conflit. Par contre, cette résolution a été critiquée puisqu’elle ne met pas assez l’accent sur la prévention des conflits et la participation des femmes au processus de paix[24].

Trois initiatives ont ensuite suivi la Résolution 1820. La première est la Résolution 1888 qui crée le Bureau de la Représentante spéciale du Secrétaire général chargée de la question des violences sexuelles en temps de conflit[25]. Celle-ci est chargée de surveiller et de signaler les cas de violences sexuelles en temps de conflit et de coordonner les agences onusiennes et les États membres pour assurer une réponse internationale effective[26]. La deuxième est la Résolution 1960 qui énonce le besoin d’un mécanisme de surveillance plus efficace et d’une plus grande responsabilisation des parties à un conflit armé quant aux violences sexuelles en temps de guerre[27]. Le Secrétaire général se voit donc attribuer la tâche de faire un rapport annuel documentant le nombre de violences sexuelles en temps de guerre et les auteurs de ces crimes. Cette initiative permet de mettre sur pied un mécanisme s’inscrivant dans le long terme afin de dénoncer de telles pratiques, ayant pour but de mettre fin à l’impunité entourant les violences sexuelles[28]. La troisième est la Résolution 2106 qui élargit la portée des violences sexuelles en reconnaissant que les hommes et les garçons peuvent aussi être victimes de violences sexuelles et que ces pratiques sont liées à des problèmes d’égalité des genres et de droits des femmes[29]. Ces trois résolutions représentent la réelle mise en oeuvre des obligations des États et des OI, soit un engagement des ressources à long terme et institutionnalisé[30].

Le quatrième chapitre traite des plaidoyers de certains États pour une meilleure prévention des violences sexuelles en temps de guerre, en mettant l’accent sur l’Initiative britannique de prévention des violences sexuelles (PSVI). La PSVI implique un engagement du Royaume-Uni de fournir des ressources financières et de déployer du personnel sur le terrain afin de combattre les violences sexuelles en zones de conflit en plus d’améliorer les techniques d’enquête et les taux de poursuite[31]. Cette initiative allait être utilisée au sein d’organisations d’États afin de sensibiliser ces derniers aux violences sexuelles. Un des premiers succès de la PSVI fut la reconnaissance par le Groupe des huit (G8) que les violences sexuelles pouvaient être une violation des conventions de Genève[32]. Étant donné que la PSVI inclut des formes de violences sexuelles qui ne concordent pas avec le cadre d’« arme de guerre » et des victimes qui ne sont pas seulement des femmes et des filles, le lobbying fait par le gouvernement anglais lors du G8 a dû mettre de côté certains aspects des violences sexuelles[33]. Cela a permis le succès initial du programme ainsi qu’un support national et international[34]. Une fois la PSVI bien implantée au niveau international par les défenseurs, le gouvernement britannique a tenté d’élargir la portée des violences sexuelles pour sortir du cadre établi. Ainsi, cela a mené à l’adoption de la Résolution 2106[35] qui se concentre toujours sur les violences sexuelles comme arme de guerre, mais en observant également que les hommes et les garçons peuvent être ciblés par de telles pratiques. Elle reconnait aussi que les droits des femmes et l’empowerment sont inextricablement liés aux racines et aux conséquences à long terme des violences sexuelles en temps de guerre[36].

Dans le cinquième chapitre, l’auteure explique plus en profondeur de quelle façon un cadre simplifié met de côté plusieurs aspects des violences sexuelles et pourquoi, malgré la connaissance de ces limitations, les défenseurs utilisent ce cadre afin d’engager les États et les OI. Elle avance d’abord que l’image des violences sexuelles comme une arme de guerre se concentre sur le combattant masculin et la victime féminine étant une civile, ce qui renforce les stéréotypes de genre qui font de la violence sexuelle une puissante menace dès le départ[37]. La compréhension générale de « civil » est intrinsèquement liée au genre et priorise la protection des femmes et des enfants plutôt que celle des hommes[38]. Par contre, il est possible d’observer un changement dans la rhétorique concernant les victimes de violences sexuelles qui s’élargit de plus en plus pour inclure les hommes[39]. L’auteure mentionne que les expériences des femmes et des hommes quant aux violences sexuelles en temps de conflit permettent de comprendre les dynamiques de genre dans une société et dans la guerre[40]. Ainsi, il est impossible de les comprendre si les cas qui ne concordent pas parfaitement avec le cadre d’« arme de guerre » sont réduits au silence[41].

L’auteure explique ensuite l’effet du cadre d’« arme de guerre » sur les conflits qui ne correspondent pas aux prérogatives établies par celui-ci. Lorsque les violences sexuelles sont considérées comme étant des violences opportunistes ou bien lorsqu’il est difficile de les qualifier comme étant des attaques généralisées et systématiques contre les civils, le conflit ne suscite aucune réaction de la part de la communauté internationale[42]. Si les États réagissent à un conflit pour lequel le cadre d’« arme de guerre » ne s’applique pas, cette réponse sera limitée quant à sa portée et à sa force[43]. Malgré le fait que l’action internationale est restreinte à une partie des violences sexuelles en temps de guerre, le cadre fournit une base à partir de laquelle les défenseurs peuvent travailler pour élargir la prise de conscience internationale relative à ces pratiques et à la violence basée sur le genre de façon plus générale. Ainsi, ils s’assurent d’avoir une audience attentive, composée des États et des OI, qui est préoccupée par les menaces à la sécurité et par la stabilité qui sont grandement affectées par les violences sexuelles systématiques.

Ce livre offre un portrait très complet de l’évolution des perceptions des violences sexuelles en temps de guerre et des réponses des États en fonction du discours dominant entourant de telles pratiques. L’auteure a su combiner de façon brillante plusieurs approches. La première est l’approche réaliste, démontrant que la seule façon de pousser les États et les OI à agir est de faire des violences sexuelles un problème de sécurités nationale et internationale. La deuxième est l’approche constructiviste, expliquant que le discours est primordial pour influencer les enjeux sécuritaires d’un État. La troisième est l’approche féministe, traitant des conséquences d’imposer le cadre d’« arme de guerre » sur les violences sexuelles, soit que les personnes et les situations qui ne correspondent pas au cadre se retrouvent exclues de la protection et de l’action étatique. L’auteure a su établir des liens forts entre ces différentes approches sans toutefois se contredire et a su les utiliser de façon habile afin de construire son argumentaire. Cette grande diversité qui marque les propos de l’auteure tout au long de l’ouvrage permet d’élargir la portée du public qui pourrait être intéressé par celui-ci. Par contre, l’étendue de ce public reste tout de même restreinte au monde universitaire, plus particulièrement aux politologues, puisque les différentes approches utilisées et les concepts associés ne sont pas expliqués et il est nécessaire de bien les comprendre afin d’optimiser la lecture. Le livre offre une vision critique et très intéressante du cadre d’« arme de guerre » qui est incontournable afin de comprendre les problématiques profondes découlant de celui-ci.