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L’année 2020 marque le 15e anniversaire de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles [1](ci-après, Convention). À l’issue de deux années d’intenses négociations qui débutent en 2003, cette Convention est en effet adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO le 20 octobre 2005. La même année, l’Assemblée nationale du Québec devient la première institution à se prononcer en faveur de l’adoption de ce traité[2] alors que le Canada est le premier État à le ratifier[3]. Quinze années après son adoption, il est permis de se demander ce qu’il est advenu de cet instrument juridique dédié à la préservation de la diversité des expressions culturelles dans un contexte de mondialisation.

Les objectifs que se fixent les Parties en vue de relever ce défi incluent la reconnaissance de « la nature spécifique des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens », la réaffirmation du « droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en oeuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire [,] » ainsi que le renforcement de « la coopération et la solidarité internationales dans un esprit de partenariat afin, notamment, d’accroître les capacités des pays en développement de protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles » et de parvenir à des « échanges culturels plus intenses et plus équilibrés »[4]. Les engagements négociés constituent d’une certaine manière une réponse à l’échec de l’exception culturelle survenu au cours de la décennie ayant précédé l’adoption de la Convention[5].

Cette relation intime entre l’évolution du statut de la culture au sein des accords de commerce et la négociation de cette convention culturelle teinte d’ailleurs l’appréciation de celle-ci dans les années qui suivent son adoption, les évaluations étant réalisées essentiellement à la lumière des instruments juridiques à vocation économique[6]. Critiquée pour son faible niveau de contrainte, la Convention est jugée inapte à créer un réel contrepoids aux accords commerciaux multilatéraux, régionaux et bilatéraux.

La pratique reflète cependant une autre réalité. Bien que le degré de contrainte des engagements découlant de la Convention demeure limité, les mécanismes de mise en oeuvre du traité incitent les Parties à modifier leur comportement en faveur de la protection et de la promotion de la diversité des expressions culturelles. Le cadre de suivi mis en place à compter de 2015 dans le contexte de la préparation du premier Rapport mondial sur la diversité des expressions culturelles permet non seulement de documenter la mise en oeuvre de la Convention, mais aussi de faire les distinctions qui s’imposent entre, d’une part, les avancées réalisées et, d’autre part, les domaines pour lesquels les efforts déployés par les Parties demeurent pour l’instant insuffisants.

Le présent article poursuit un double objectif. Premièrement, il vise à dresser un bilan des actions menées afin de mettre en place des mécanismes favorisant une mise en oeuvre effective de la Convention. Deuxièmement, il se veut aussi une contribution à la réflexion visant à opérer une dissociation entre le degré de contrainte d’un instrument juridique et son effectivité. Dans le domaine du droit international de la culture, tout comme dans plusieurs autres domaines, des instruments plus souples, souvent peu contraignants, sont à l’origine de changements importants opérés par les États sur leur territoire ou dans les relations qu’ils entretiennent entre eux. Quinze ans après son adoption, il est possible d’affirmer que la Convention s’inscrit dans ce mouvement.

Pour en rendre compte, cet article rappelle d’abord brièvement les ambitions à l’origine de la négociation de la Convention (I), pour présenter ensuite plus en détail les différentes étapes de son opérationnalisation et les mécanismes de suivi mis en place (II). Enfin, il fait état de la manière dont ces mécanismes permettent de documenter les progrès réalisés par les Parties en matière de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles et, par le fait même, de démontrer l’effectivité du traité (III).

I. Les ambitions de la Convention

D’un point de vue historique, la Convention est intimement liée à l’évolution du débat politique sur l’interface entre culture et commerce[7]. Quelques années plus tôt, la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle[8] adoptée en 2001 à l’unanimité des membres de l’UNESCO aborde déjà le sujet en affirmant qu’

une attention particulière doit être accordée à la diversité de l’offre créatrice […] ainsi qu’à la spécificité des biens et services culturels qui, parce qu’ils sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens, ne doivent pas être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres[9].

La Déclaration soutient également l’idée que

les politiques culturelles doivent créer les conditions propices à la production et à la diffusion de biens et services culturels diversifiés, grâce à des industries culturelles disposant des moyens de s'affirmer à l'échelle locale et mondiale[10].

Elle prône aussi le renforcement de

la coopération et [de] la solidarité internationales destinées à permettre à tous les pays, en particulier aux pays en développement et aux pays en transition, de mettre en place des industries culturelles viables et compétitives sur les plans national et international[11].

L’article 1 du plan d’action annexé à cette Déclaration annonce par ailleurs la poursuite de la réflexion « concernant l’opportunité d’un instrument juridique international sur la diversité culturelle[12] ». Grâce aux efforts déployés notamment par quelques délégations déterminées à rééquilibrer les échanges culturels[13] et aux travaux menés par quelques intellectuels influents[14], la négociation d’un instrument juridique contraignant dédié à « la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques » est lancée deux ans plus tard lors de la Conférence générale de l’UNESCO de 2003[15].

La première étape de la négociation permet à quinze experts indépendants d’élaborer un avant-projet de Convention qui se veut ambitieux[16]. Pour l’un d’entre eux, le texte va peut-être même un peu trop loin. Par exemple, l’article 7 de l’avant-projet crée des obligations de résultat en matière de promotion de la diversité des expressions culturelles, un engagement qui « pour la vaste majorité des États, est pratiquement impossible à tenir »[17]. En ce qui a trait à la protection de cette diversité, l’article 8 demande à tout État de prendre les mesures appropriées en vue de protéger sur son territoire des expressions culturelles menacées d’extinction ou d’un sérieux affaiblissement, ce qui constitue un fardeau considérable pour les Parties[18]. Il n’en demeure pas moins que l’avant-projet est un « ensemble abouti » et la « qualité et la complétude du travail accompli par les experts » sont soulignées[19]. Il est cependant mentionné que

[l]’inconvénient éventuel [de ce type de texte] est de placer les négociations ultérieures dans une perspective essentiellement négative dans la mesure où, en dehors des points de détails, elles ne peuvent consister qu’à retrancher au texte ou en modifier l’équilibre dans un sens moins exigeant[20].

L’abaissement du niveau de contrainte des engagements des Parties se concrétise effectivement au cours de la seconde étape de la négociation qui se déroule cette fois entre les représentants des États membres de l’UNESCO de 2004 à 2005. La ferme opposition des États-Unis au projet d’instrument n’est pas étrangère à cette évolution du texte, d’autant plus que certaines de leurs préoccupations sont partagées par quelques autres États. Au final, les obligations de promotion et de protection de la diversité des expressions culturelles sont allégées. En matière de promotion par exemple, l’obligation de résultat disparait au profit d’un engagement plus souple selon lequel

[l]es Parties s’efforcent de créer sur leur territoire un environnement encourageant les individus et les groupes sociaux […] à créer, produire, diffuser et distribuer leurs propres expressions culturelles et à y avoir accès[21].

L’engagement de protection est aussi reformulé puisqu’il est désormais prévu qu’

une Partie peut diagnostiquer l’existence de situations spéciales où les expressions culturelles, sur son territoire, sont soumises à un risque d’extinction, à une grave menace, ou nécessitent de quelque façon que ce soit une sauvegarde urgente[22].

En ce qui concerne par ailleurs la question de la relation entre la Convention et les autres traités, une solution de compromis met l’ensemble des instruments juridiques sur un pied d’égalité en prônant une relation de complémentarité, soutien mutuel et non-subordination[23]. Enfin, en cas de différend entre les Parties, la Convention prévoit une procédure de conciliation dont les décisions n’ont pas de caractère obligatoire[24].

Au lendemain de son adoption, la qualification de succès ou d’échec de la Convention est principalement fondée sur une évaluation de la force contraignante des dispositions susceptibles d’avoir un impact sur la libre circulation des biens et des services culturels, de celles qui traitent de l’articulation de cette Convention avec d’autres accords[25] et du mécanisme de règlement des différends intégré au traité[26]. Certains doutent de l’« acceptance of the document as binding[27] », qualifient le résultat de la négociation de « failure to create ‘hard’ legal instruments[28] » ou estiment que le texte n’est pas à la hauteur de ses ambitions[29].

Les dispositions de la Convention sont toutefois le reflet d’ambitions qui outrepassent les enjeux relatifs aux échanges de biens et de services culturels ; elles constituent un véritable plan d’action en faveur de la diversité des expressions culturelles[30]. Outre une reconnaissance de leur droit souverain de recourir à diverses politiques et mesures de soutien à la diversité des expressions culturelles présentées dans une liste exemplative[31], les Parties s’engagent à intervenir en faveur de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire[32], ainsi qu’à l’échelle internationale. À ce niveau, des engagements de coopération visent à renforcer les capacités des pays en développement en matière de création, production, distribution, diffusion et accès à leurs propres expressions culturelles[33]. Ils ont aussi pour but de favoriser la participation de ces pays aux échanges culturels. Pour atteindre cet objectif, les pays développés s’engagent à offrir un traitement préférentiel aux biens et services culturels des pays en développement, ainsi qu’à leurs artistes et autres professionnels de la culture[34]. Il s’agit d’ailleurs de l’un des engagements les plus contraignants de la Convention.

Mais au-delà de ces engagements, les ambitions des Parties sont aussi d’élever la diversité des expressions culturelles au rang des valeurs promues par la communauté internationale, tout en créant un cadre qui stimule sur leur propre territoire l’adoption et la mise en oeuvre de politiques favorables à cette diversité. Les actions entreprises en ce sens se réalisent en dépit du faible degré de contrainte des engagements issus du traité. Avant d’en rendre compte, il est utile d’examiner les différentes étapes de l’opérationnalisation de la Convention.

II. L’opérationnalisation de la Convention

Trois périodes importantes marquent les quinze premières années de mise en oeuvre de la Convention. La première de 2005 à 2010 se caractérise par la mise en place de la structure institutionnelle de la Convention (A). La deuxième période de 2010 à 2015 permet de poser les jalons de sa mise en oeuvre (B). La troisième période, toujours en cours, démarre en 2015 et marque le début du suivi des engagements et du partage de l’information et des connaissances entre les Parties (C). Les faits saillants de chacune de ces périodes sont présentés ci-dessous.

A. La mise en place de la structure institutionnelle (2005-2010)

La Convention entre en vigueur le 18 mars 2007, trois mois après le dépôt du trentième instrument de ratification auprès du Directeur général de l’UNESCO en décembre 2006. Seulement 17 mois se sont écoulés depuis son adoption le 20 octobre 2005, du jamais vu dans l’enceinte de l’UNESCO, ce qui démontre l’importance et l’attrait de cet instrument juridique au sein de la communauté internationale[35].

Les trente premiers États à ratifier ce traité sont le Canada, principalement des pays d’Europe, d’Afrique et quelques pays d’Amérique latine[36]. L’Inde est le seul pays de la région Asie-Pacifique. Il faut attendre février 2007 et la ratification de la Tunisie et de la Jordanie pour que des pays arabes deviennent Parties à la Convention[37]. Les premières années sont donc marquées par un certain déséquilibre géographique. La ratification de l’Union européenne en décembre 2006 est pour sa part unique et importante, puisque cette institution régionale devient pour la première fois Partie à un instrument juridique de l’UNESCO.

Suite à l’entrée en vigueur de la Convention, la mise en place des organes directeurs devient prioritaire, un exercice qui n’est pas sans complexité[38]. La Conférence des Parties, « organe plénier et suprême[39] » de la Convention, et le Comité intergouvernemental pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (ci-après « le Comité »), son organe exécutif[40], sont établis formellement en 2007 grâce à l’adoption de leur règlement intérieur respectif. Le Secrétariat de la Convention reçoit par ailleurs le mandat de préparer la documentation nécessaire pour mener à bien les réunions de ces organes directeurs. Il aide également à l’application et au suivi des décisions prises dans ce cadre de gouvernance, ainsi qu’à la coordination des différentes initiatives mises en place sous les auspices de la Convention[41].

Ces premières étapes sont franchies dès la première session ordinaire de la Conférence des Parties qui se tient au siège de l’UNESCO à Paris du 18 au 20 juin 2007. Cette rencontre permet également de procéder à l’élection des 18 premiers membres du Comité intergouvernemental sur la base des « principes de la répartition géographique équitable et de la rotation »[42]. Enfin, les Parties entament d’importantes discussions sur les travaux qui seront confiés au Comité intergouvernemental de 2007 à 2009.

En décembre de cette même année se tient à Ottawa la première session ordinaire de ce Comité. Les membres procèdent à l’adoption de leur propre règlement intérieur et initient des discussions sur la préparation de directives opérationnelles qui guideront les Parties dans la mise en oeuvre de certaines dispositions de la Convention. Ces instruments de droit dérivé qui servent à préciser les engagements des Parties peuvent être classés en deux catégories[43].

Premièrement, les Parties se dotent de directives liées à des règles substantielles de la Convention concernant la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (articles 7, 8 et 17), l’éducation et la sensibilisation du public (article 10), la participation de la société civile (article 11), l’intégration de la culture dans les politiques de développement durable (article 13), la coopération pour le développement (article 14), l’établissement de partenariats (article 15), et l’attribution d’un traitement préférentiel aux pays en développement (article 16)[44].

Deuxièmement, les Parties procèdent à l’élaboration de directives liées à des mécanismes de mise en oeuvre de la Convention, soit le Fonds international pour la diversité culturelle (FIDC) (article 18) et les rapports périodiques quadriennaux (articles 9 et 19)[45]. Le FIDC a pour objectif de financer des projets et activités visant notamment à « faciliter la coopération internationale pour le développement durable et la réduction de la pauvreté en vue de favoriser l’émergence de secteurs culturels dynamiques dans les pays en développement » Parties à la Convention[46]. Les contributions au FIDC sont volontaires et peuvent provenir aussi bien des pays développés que des pays en développement. Quant aux rapports périodiques, ils permettent d’assurer le suivi de la Convention en exigeant des Parties qu’elles fournissent tous les quatre ans « l’information appropriée sur les mesures prises en vue de protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire et au niveau international[47] », un processus courant au sein des conventions culturelles de l’UNESCO et particulièrement crucial pour évaluer la mise en oeuvre de ce traité[48].

Se manifeste aussi au cours de cette même période le choix des Parties de ne pas adopter de directives opérationnelles pour certains articles de la Convention. L’article 5 qui présente la règle générale concernant les droits et obligations des Parties est précisé par d’autres articles de la Convention et ne parait pas requérir de directives. Concernant l’article 12 consacré à la promotion de la coopération internationale qui devait initialement faire l’objet de directives, les Parties estiment qu’il n’a finalement pas besoin d’être précisé en raison de son « caractère opérationnel tel [que] libellé[49] ». Enfin, les Parties ne semblent pas disposées à s’investir dans l’élaboration de directives associées aux articles 20 et 21 visant les relations entre la Convention et les autres instruments juridiques. Cette position peut surprendre considérant le fait que le texte de ces deux dispositions « n’est pas dépourvu d’ambiguïté », mais elle s’explique sans doute par les tensions qui ont entouré la négociation de ces articles[50] et qu’aucun ne souhaite raviver.

Les cinq premières années de la Convention sont donc consacrées à sa ratification et à l’édification des fondements de sa mise en oeuvre au travers de l’établissement de ses organes directeurs et de l’élaboration de directives opérationnelles. Entre 2011 et 2013, les Parties approuvent donc des directives opérationnelles portant sur 12 des 35 articles qui composent la Convention, ainsi que des directives plus générales portant sur la visibilité et la promotion de la Convention notamment.

B. Le début de la mise en oeuvre (2010-2015)

L’année 2010 donne d’abord lieu au lancement du premier appel à projets du FIDC qui mène à la sélection de 32 projets[51]. Le succès est tel que les montants demandés par ces projets dépassent les fonds disponibles[52]. En 10 ans, ce sont 114 projets qui seront financés dans 59 pays en développement[53]. Les contributions financières au FIDC, reconnues comme des contributions à l’aide publique au développement, proviennent principalement des pays développés, les plus importants donateurs en termes de contributions cumulées étant la France, la Norvège, le Canada (dont le Québec), la Finlande et l’Espagne[54]. Cependant, de plus en plus de pays en développement contribuent également au Fonds[55].

Le premier cycle de soumission des rapports périodiques débute en 2012 et s’étend jusqu’en 2015[56]. Ces rapports, qui doivent être soumis tous les quatre ans, sont conçus comme des « instruments de travail censés évoluer avec le temps » dans lesquels les Parties font rapport par thématique plutôt que par article[57]. Ils ont pour objectif « de partager l’information et les défis rencontrés à l’échelle mondiale, et non pas de comparer ou d’évaluer les Parties en fonction du degré de mise en oeuvre de la Convention[58] ». Les politiques et mesures figurant dans ces rapports doivent progressivement servir à la constitution d’inventaires de bonnes pratiques.

Lors du premier cycle de soumission, la plupart des rapports proviennent des pays du Nord ce qui motive la mise en place de plusieurs projets de renforcement des capacités pour soutenir les pays en développement dans l’élaboration de leurs rapports (voir infra)[59]. La Convention appelle en effet à la mise en oeuvre d’un tout « nouveau système de gouvernance pour soutenir l’introduction et/ou l’élaboration de politiques et de mesures » qui ont un impact direct sur la chaîne de valeur culturelle (la création, la production, la distribution, la diffusion et l’accès)[60]. À compter de 2010, plusieurs projets sont ainsi lancés par le Secrétariat, essentiellement grâce à des contributions extrabudgétaires de Parties à la Convention, afin de renforcer les capacités des pays en développement et les assister dans l’élaboration de leurs politiques et mesures pour faire de la culture un « accélérateur de développement[61] ». Ces projets s’étendent progressivement à plus de soixante pays en développement de toutes les régions du monde[62].

L’année 2010 marque plus spécifiquement le lancement du tout un premier projet de coopération entre l’UNESCO et l’Union européenne[63]. Ses principaux objectifs sont d’apporter une assistance technique aux pays en développement[64] et de renforcer leur système de gouvernance de la culture ainsi que le rôle de la culture en tant que vecteur du développement[65]. Le projet vise aussi à aider les pays en développement à mettre en place des initiatives et activités liées à la gouvernance de la culture au niveau national et/ou local. Pour y parvenir, une banque de trente experts de haut niveau dans les domaines de la Convention est constituée. Le soutien offert repose sur des besoins clairement identifiés par le pays demandeur, et non sur une solution « clef en main ». En effet, les experts – choisis par le pays lui-même en fonction de leur expertise – travaillent de concert avec une équipe nationale sur le terrain formée de représentants des pouvoirs publics et des acteurs du milieu. Entre 2010 et 2015, 13 pays bénéficient ainsi de ce programme qui conduit à l’élaboration et la mise en oeuvre de 23 politiques culturelles (stratégies, politiques, recommandations, plans d’action, documents juridiques pour la promotion des industries culturelles et créatives) grâce à 37 missions sur le terrain[66]. En outre, ce projet permet de renforcer les capacités des autorités publiques et des professionnels du secteur de la culture pour une meilleure mise en oeuvre de la Convention[67]. Les enseignements tirés de ce premier projet pilote servent par ailleurs à l’élaboration de la stratégie globale de renforcement des capacités de la Convention adoptée par les Parties en 2013[68]. Une deuxième phase du projet est lancée en 2018 afin de poursuivre le renforcement des capacités des Parties dans l’élaboration de leurs cadres réglementaires nationaux[69].

La nouvelle banque d’expertise créée en 2010 dans le cadre de ce projet est étendue et renouvelée à trois reprises. En 2020, elle compte 43 experts reconnus provenant de 35 pays et représente une communauté unique de pratique entre pairs sur la Convention et ses thématiques spécifiques. Ces experts peuvent être sollicités en tout temps pour apporter leur soutien dans le cadre de l’élaboration de matériel de formation et de recherche, l’évaluation des demandes de financement auprès du FIDC ou l’élaboration de politiques notamment[70].

Un autre programme permet spécifiquement d’apporter un soutien aux Parties dans la préparation de leurs rapports périodiques quadriennaux conformément à l’article 9 de la Convention[71]. Créé en 2014 et mis en oeuvre de 2015 à 2017 par le Secrétariat de la Convention grâce au financement de l’Agence suédoise internationale de coopération pour le développement (Sida), ce programme vise à « soutenir l’émergence de systèmes de bonne gouvernance pour la culture fondés sur le respect des libertés fondamentales et favorisant la diversité des expressions culturelles[72] ». Il se décline en deux volets. Le premier a pour but d’accompagner les acteurs gouvernementaux et la société civile dans l’élaboration du rapport périodique de 12 pays. Le deuxième soutient pour sa part la production de deux Rapports mondiaux de suivi de la Convention qui paraissent en 2015 et 2018. Le premier Rapport mondial marque d’ailleurs le début du partage de l’information entre les Parties concernant la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles dans le monde grâce au suivi et à l’analyse des tendances issues notamment des rapports périodiques[73].

Parallèlement à ces projets financés par l’Union européenne et la Suède, des contributions provenant notamment de la République de Corée[74], de l’Allemagne[75], du Japon[76] (non-partie à la Convention), de la Norvège et du Danemark[77] permettent de soutenir la mise en oeuvre de la stratégie globale de renforcement des capacités.

Enfin, la période 2010-2015 se caractérise par l’émergence de nouvelles thématiques qui donnent une impulsion supplémentaire à la mise en oeuvre de la Convention. Les technologies numériques et les enjeux qui y sont associés mobilisent dès 2012 les Parties et mènent en 2017 à l’adoption de Directives opérationnelles pour la mise en oeuvre de la Convention dans l’environnement numérique[78]. Celles-ci sont complétées en 2019 par une Feuille de route ouverte et un répertoire de bonnes pratiques élaborés par le Secrétariat à la demande des Parties afin de les assister dans la mise en oeuvre de leurs engagements en vue de répondre aux défis posés par les technologies numériques[79]. En outre, ces dernières incitent les Parties à s’intéresser à des sujets jusqu’alors considérés périphériques à la Convention comme les droits de propriété intellectuelle. La question du statut des artistes prend aussi de l’importance. Étant donné notamment l’impact du numérique sur leur travail et le rôle joué par ceux-ci au sein des sociétés, les Parties à la Convention demandent au Secrétariat de favoriser les synergies entre le suivi de ce traité et celui de la Recommandation de 1980 relative à la condition de l’artiste[80].

C. L’instauration du suivi des engagements et l’échange de bonnes pratiques (2015 – …)

La Convention prévoit le partage et l’échange de l’information relative à la protection et à la promotion de la diversité des expressions culturelles en exigeant des Parties la production de rapports périodiques[81]. De 2012 à 2015, ces rapports sont analysés annuellement par un groupe d’experts internationaux et le Secrétariat de la Convention est chargé d’en produire un résumé analytique pour examen par le Comité intergouvernemental[82]. Or, en juin 2015, la Conférence des Parties demande au Secrétariat d’effectuer cette analyse sous la forme d’un Rapport mondial[83]. La publication du premier Rapport en décembre 2015 marque ainsi un tournant dans les travaux entourant la mise en oeuvre de cet instrument juridique. Aussi, après une décennie de collecte d’informations issues des rapports périodiques notamment, les premières tendances se dégagent et de bonnes pratiques sont identifiées[84].

La mise en place par le Secrétariat de la Convention d’un cadre conceptuel pour le suivi systématique de la mise en oeuvre de ce traité constitue la principale avancée de ce premier Rapport mondial[85]. Non prévu initialement dans le texte de la Convention, ce système a pour objectif de

mettre à jour les principales tendances en matière d’élaboration de politiques; identifier les réformes positives et les mesures couronnées de succès, mais aussi les forces et les faiblesses, et suggérer de nouvelles voies[86].

Pour ce faire, quatre grands objectifs sont identifiés sur la base des principes directeurs du traité et, pour chacun d’entre eux, des résultats attendus et des domaines de suivi distincts, mais interdépendants sont dégagés. Chaque domaine est ensuite assorti d’indicateurs et de moyens de vérification – c’est-à-dire des données à collecter – afin d’offrir un système permettant à des experts indépendants d’évaluer et de mesurer l’avancement de la mise en oeuvre de la Convention et d’optimiser son suivi dans le temps[87]. Les objectifs et domaines de suivi sont reproduits ci-dessous :

-> See the list of tables

Ce cadre de suivi élaboré dans le contexte du premier Rapport mondial est réutilisé dans le deuxième Rapport mondial publié en 2018, ce qui permet de tester de nouveau les indicateurs et moyens de vérifications pré-identifiés, et d’y apporter de légères améliorations[88]. Le troisième Rapport mondial en cours de rédaction devrait s’inscrire dans cette continuité.

Outre les Rapports mondiaux, d’autres outils sont développés pour assurer le suivi de la mise en oeuvre de la Convention et favoriser le partage d’informations. La Plateforme de suivi des politiques recueille et rend accessible au grand public plus de 2000 politiques et mesures issues des rapports périodiques. Elle permet ainsi le partage de l’information entre les Parties à la Convention et la création de « synergies entre les processus de suivi nationaux et internationaux » grâce à la compilation de ces politiques[89]. Les pratiques les plus innovantes sont, en outre, clairement identifiées. De plus, la mise en place d’une base de données relatives aux articles 16 et 21 permet plus spécifiquement le suivi de la mise en oeuvre de ces deux dispositions[90]. La Feuille de route ouverte pour la mise en oeuvre de la Convention de 2005 dans l’environnement numérique peut également être considérée comme un instrument de suivi.

Par ailleurs, le Programme UNESCO-Aschberg pour les artistes et professionnels de la culture est repensé en 2017 en vue de contribuer plus directement à des échanges équilibrés de biens et de services culturels et accroître la mobilité. Des modules de formation sur le traitement préférentiel visé par l’article 16 sont notamment créés afin d’aider les Parties à comprendre la nature de cet engagement crucial pour les pays en développement et un premier atelier régional destiné aux pays des Caraïbes est organisé en 2019. À cette occasion est aussi lancée une première étude d’impact relative à la mise en oeuvre de clauses culturelles de traitement préférentiel dans un accord de commerce[91].

Enfin, les débats Créer | 2030 organisés en amont des réunions statutaires offrent une autre forme de suivi de la Convention. Créés en 2018, ces débats permettent notamment d’éclairer les Parties sur la façon dont la Convention, et en particulier l’investissement dans la création, peut contribuer à l’atteinte des Objectifs pour le développement durable des Nations Unies à l’horizon 2030. Ces débats sont également l’occasion de discuter de sujets d’actualité comme la place des femmes dans les arts numériques, la liberté artistique, l’intelligence artificielle, la formation professionnelle, le statut de l’artiste, le rééquilibrage des échanges commerciaux ou encore la place de la société civile en tant que partenaire du changement dans la gouvernance de la culture[92].

Ainsi, chacun de ces outils contribue de diverses manières au suivi et à l’évaluation de la mise en oeuvre de la Convention. Les Rapports mondiaux produits par le Secrétariat, et plus spécifiquement l’élaboration d’un cadre de suivi en 2015, constituent des avancées majeures et offrent un système performant qui oriente les actions des Parties, alors que la publication des bonnes pratiques exerce une pression supplémentaire en ce sens. La prochaine partie s’intéresse à la manière dont les mécanismes de suivi permettent de documenter l’atteinte de ces objectifs.

III. L’évaluation de la mise en oeuvre de la Convention

Au-delà des engagements qui découlent de la Convention, le cadre de suivi génère une dynamique qui canalise les efforts des Parties et les actions des organes directeurs autour de l’atteinte des quatre grands objectifs qui y sont identifiés[93]. Les informations recueillies en matière de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles en vue d’atteindre ces objectifs font état d’initiatives diverses et de changements de comportement de la part des Parties (A), qui peuvent être considérés comme une manifestation de l’effectivité du traité (B).

A. Le cadre de suivi en tant qu’outil permettant d’orienter la mise en oeuvre de la Convention

Les chapitres des Rapports mondiaux permettent d’étudier « la fiabilité de la base de données et informations disponibles dans chaque domaine d’action politique », d’identifier les tendances émergentes, d’analyser « les progrès réalisés en vue d’atteindre les objectifs de la Convention », mais également de présenter les principaux défis et d’énoncer les « recommandations politiques nécessaires à leur réussite[94] ». Ces Rapports ont ainsi pour ambition, notamment, de proposer une « méthodologie pour suivre [l’]impact à long terme » de la Convention[95] et d’« améliorer considérablement les processus de renforcement et de partage des connaissances internationales, qui sont au coeur de la Convention », tout particulièrement des articles 9 et 19[96]. Pour chacun des objectifs du cadre de suivi, des exemples d’actions menées par les Parties sont présentés ci-dessous.

L’objectif 1 « Soutenir des systèmes de gouvernance durables de la culture » sous-tend l’ensemble du cadre[97]. Les Rapports mondiaux de 2015 et de 2018 mettent de l’avant des progrès significatifs accomplis par les Parties à cet égard. Ils permettent plus particulièrement de constater une augmentation dans la mise en place de politiques et mesures visant à renforcer les différentes étapes de la chaîne de valeurs des industries culturelles et créatives. La Convention et son cadre de suivi jouent un rôle important en éclairant les actions de certaines Parties[98], ce qui donne lieu, entre autres, à de nombreuses politiques visant à stimuler la création numérique, à soutenir la modernisation des secteurs culturels, ou encore à actualiser les législations relatives au droit d’auteur. Le premier Rapport mondial confirme la présence et l’usage croissant du numérique dans le secteur de la culture. Son identification en tant que domaine de suivi à part entière n’est donc pas anodine et sous-tend l’ensemble des autres domaines. Depuis 2015, un nombre croissant de politiques et mesures visant tout particulièrement la mise en oeuvre de la Convention dans l’environnement numérique sont adoptées. L’approbation des directives opérationnelles sur le numérique en 2017 et de la Feuille de route en 2019, la compilation des bonnes pratiques et l’organisation d’événements sur ce thème en marge des réunions des organes directeurs pourraient bonifier ces résultats au cours des prochaines années.

Pour plusieurs Parties, la Convention mène également à un élargissement de la notion de politique culturelle en vue d’inclure des « mesures et mécanismes qui ne font pas habituellement partie du mandat des ministères de la Culture[99] ». Ces dernières ne sont plus cantonnées au patrimoine; elles sont élargies aux industries culturelles et créatives, ce qui est considéré comme un effet direct de la Convention[100]. Un tel élargissement complexifie par ailleurs les cadres de gouvernance qui impliquent désormais une multitude d’acteurs à plusieurs niveaux. De nombreux organismes ayant un mandat « directement lié à la Convention » sont ainsi créés. Des collaborations interministérielles sont aussi instituées afin d’élaborer des politiques culturelles spécifiques ou préparer un rapport périodique[101]. Ce genre de collaboration progresse en particulier dans le domaine de l’économie créative et de l’éducation culturelle[102]. Des exemples de l’utilisation concrète du cadre de suivi sur le terrain sont également mis de l’avant. Plusieurs gouvernements locaux et autres gouvernements sous-nationaux ont en effet entrepris des travaux pour aligner leurs politiques sur les objectifs de la Convention[103].

La société civile[104] joue un rôle important de vigie et de plaidoyer, à l’instar des Coalitions pour la diversité culturelle[105]. Sur les 70 rapports périodiques analysés en 2015, 50 font état de l’intégration de la société civile dans la mise en oeuvre de la Convention, notamment dans les processus de prise de décisions[106], ce qui est conforme à l’article 11 de la Convention. Un sondage effectué auprès de ses représentants en 2017 pour le deuxième Rapport mondial indique que 63% d’entre eux ont contribué au cours des cinq dernières années à une consultation sur la politique culturelle dans leur pays[107]. Parmi ceux-ci, 80% sont impliqués dans des projets de promotion de la Convention. Ces chiffres et actions démontrent la détermination de la société civile à continuer à jouer un rôle dans « l’amélioration de la gouvernance culturelle et le développement de politiques culturelles » au travers de différents canaux (mobilisation de leurs pairs, plaidoyer, collecte et partage de connaissances, création de nouveaux réseaux)[108]. Les travaux du Secrétariat vont dans le même sens puisque le rôle de la société civile ne cesse d’évoluer au sein des organes directeurs[109]. Entre autres, le Forum de la société civile qui se tient en amont de la Conférence des Parties offre un « cadre d’échange et de coopération » aux représentants de la société civile en leur permettant d’examiner divers défis relatifs à la mise en oeuvre de la Convention[110].

Concernant le deuxième objectif relatif à l’échange équilibré des biens et services culturels et à l’accroissement de la mobilité des artistes et des professionnels de la culture, les données rendent compte de multiples changements occasionnés par l’adoption de la Convention. Le changement le plus notoire est l’incorporation de références explicites à la Convention dans des accords commerciaux[111]. Une autre évolution directe est l’élaboration d’un Protocole de coopération culturelle (PCC) annexé à plusieurs accords commerciaux négociés par l’Union européenne[112]; ces protocoles contiennent eux aussi des références explicites à la Convention, en particulier à l’article 16 relatif au traitement préférentiel. Sans reproduire le modèle de protocole, d’autres Parties se sont inspirées de ces instruments dans l’élaboration de leurs propres accords de libre-échange, notamment la République de Corée qui a conclu de nouveaux accords commerciaux contenant des clauses de coopération culturelle similaires à celles du PCC qui la lie à l’Union européenne. La Convention semble donc à l’origine d’une nouvelle impulsion dans l’incorporation de clauses culturelles dans les accords de commerce, un phénomène amplifié par le mimétisme de certaines Parties qui reproduisent le même type de clauses culturelles dans tous les accords auxquelles elles sont parties[113]. De façon plus générale, les Rapports mondiaux de 2015 et de 2018 font état de la multiplication de ces clauses – que celles-ci prennent la forme d’exceptions générales, de réserves ou d’engagements assortis de limitation – lesquelles participent à la reconnaissance de la nature spécifique des biens et services culturels. Ce faisant, les Parties mettent en oeuvre l’article 21 de la Convention qui les engage à promouvoir les objectifs et principes de ce traité dans d’autres enceintes internationales. Cette mise en oeuvre de l’article 21 ne concerne pas seulement les enceintes commerciales puisqu’elle se constate également au sein d’autres organisations régionales et internationales. Le Rapport mondial de 2015 fait état de près de 250 textes mentionnant la Convention depuis son adoption, émanant d’une douzaine d’organisations internationales ou régionales[114].

En ce qui a trait au troisième objectif relatif à l’inclusion de la culture dans les cadres de développement durable[115], les données démontrent que depuis l’adoption de la Convention de nombreux pays ont intégré la culture au sein de leurs plans et stratégies de développement. Il est estimé que sur les 111 Parties dotées de ce type de documents d’orientation, 96 font référence à la culture et proviennent à plus des deux tiers des pays du Sud[116]. L’augmentation des contributions au FIDC est également vue comme une atteinte de cet objectif, et notamment de la coopération Sud-Sud, avec une augmentation significative des contributions des pays en développement[117]. En outre, les Objectifs pour le développement durable des Nations Unies à l’horizon 2030 font désormais partie du cadre de suivi de la Convention afin de démontrer dans quelles mesures celle-ci peut contribuer à leurs réalisations[118]. Le rôle d’acteurs locaux, dont les villes appartenant au Réseau des villes créatives de l’UNESCO, est également mis de l’avant par le Rapport mondial de 2018 comme un moyen d’atteindre ce troisième objectif en raison de leurs travaux de plus en plus nombreux associant la promotion du développement durable et les industries culturelles et créatives[119].

Enfin, au regard du quatrième objectif relatif à la promotion des droits de l’Homme et des libertés fondamentales[120], le Rapport mondial de 2018 constate

une meilleure prise en compte [au sein des Parties à la Convention] de l’importance de la liberté artistique pour une protection et une promotion efficace des expressions artistiques elles-mêmes[121].

Deux rapports plus récents sur ce thème font aussi état d’avancées en matière de « protection juridique de la liberté artistique, de protection des droits sociaux et économiques des artistes et des professionnels de la culture et de suivi de la liberté artistique[122] ». Ceci inclut l’adoption d’accords économiques multilatéraux et régionaux permettant une meilleure possibilité d’emploi et de déplacement des artistes, la révision de lois relatives aux droits d’auteur pour les adapter à l’environnement numérique (rémunération juste et équitable), ainsi que l’adoption de législations sectorielles spécifiques (fiscalité, prestations sociales et pensions de retraite)[123].

B. La mise en oeuvre de la Convention, une preuve de son effectivité

Bien que les engagements découlant de la Convention soient faiblement contraignants, d’autres facteurs peuvent amener les Parties à se comporter de manière à respecter les règles de ce traité. Ainsi, on constate qu’« [a]u-delà de la contrainte juridique, il y a aussi la conviction des Parties qu’elles poursuivent un objectif important et leur volonté politique de le réaliser »[124]. Les mécanismes de suivi ont aussi un rôle à jouer :

[o]n a en effet remarqué que […], tout en étant le plus souvent non contraignants ce qui permet que les États les acceptent assez facilement [ils] concouraient de façon positive à l’effectivité des engagements figurant dans les accords ou recommandations qu’ils accompagnent[125].

Or, si les données recueillies par le biais des rapports périodiques et d’autres sources en vue d’alimenter le cadre de suivi font état de diverses actions menées par les Parties en lien avec la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, il est permis de se demander si ces données constituent autant de preuves de l’effectivité du traité.

Un courant de littérature issu du droit international de l’environnement suggère trois définitions de l’effectivité qui paraissent transposables à l’analyse de la Convention[126]. La première forme – legal effectiveness – évalue la conformité du comportement avec la règle. La deuxième forme – behavioral effectiveness – s’intéresse au rôle que joue la règle dans la modification du comportement d’un État en vue d’atteindre les objectifs du régime. La troisième forme – problem solving effectiveness – se concentre sur le degré d’atteinte des objectifs fixés par la règle[127].

La conformité du comportement des Parties avec la Convention peut être difficile à évaluer compte tenu de la nature de plusieurs obligations. Pour reprendre un exemple cité précédemment, au titre de l’article 7 dédié aux Mesures destinées à promouvoir les expressions culturelles, « [l]es Parties s’efforcent de créer sur leur territoire un environnement encourageant les individus et les groupes sociaux : 1(a) à créer, produire, diffuser et distribuer leurs propres expressions culturelles et à y avoir accès […] ». Cette formulation rend quasiment impossible une appréciation de l’effectivité du traité fondée sur la conformité d’une action avec l’obligation énoncée[128]. Cependant, à partir des informations transmises par les Parties dans leur rapport périodique – et en présumant de la véracité et de l’exactitude de ces informations – il est possible d’affirmer que la Convention a généré des changements de comportement des Parties de manière à favoriser l’atteinte des objectifs de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles. En effet, comme mentionné précédemment, plusieurs Parties relient directement certaines de leurs actions aux engagements qu’elles ont contractées au titre de ce traité. Ces changements de comportements témoignent de l’effectivité de la Convention.

De même, les nombreuses initiatives de renforcement des capacités mises en place depuis 2010 sont une autre preuve de l’effectivité de ce traité. Le généreux appui financier de plusieurs Parties, dont l’Union européenne et la Suède, est attribuable à la Convention et vise l’atteinte des objectifs qui y sont énoncés. Il en va de même de chacune des contributions versées au FIDC alors que la Convention ne crée aucune obligation à cet égard. Les missions sur le terrain jouent en outre un rôle important et aident les pays en développement bénéficiaires à respecter leurs engagements. Ces initiatives sont générées par les engagements – même faiblement contraignants – découlant de la Convention, lesquels ont ouvert la voie à de nouvelles formes de coopération en vue d’atteindre les objectifs de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles.

Par ailleurs, d’autres engagements formulés de manière plus précise permettent une analyse de l’effectivité fondée sur la conformité. L’article 16 visant l’attribution d’un traitement préférentiel illustre bien ce cas de figure. Au titre de cet article

[l]es pays développés facilitent les échanges culturels avec les pays en développement en accordant, au moyen de cadres institutionnels et juridiques appropriés, un traitement préférentiel à leurs artistes et autres professionnels et praticiens de la culture, ainsi qu’à leurs biens et services culturels[129].

Il s’agit en l’occurrence d’une obligation de résultat qui ne peut être respectée que si le traitement préférentiel est effectivement attribué. L’Accord de partenariat économique conclu entre l’Union européenne et les États du Cariforum[130], auquel est annexé un PCC, met en oeuvre l’article 16 et la conformité de l’action de l’UE à cet égard est une manifestation de l’effectivité du traité[131]. Il faut cependant admettre que de nombreux pays développés Parties à la Convention ne mettent toujours pas en oeuvre l’article 16, ce qui pourrait éventuellement ouvrir la porte à l’utilisation du mécanisme de règlement des différends de la Convention[132].

Quant à savoir si la Convention permet effectivement aux Parties d’atteindre les objectifs énoncés à son article 1 et, ce faisant, de résoudre les problèmes qu’elles ont identifiés (problem solving effectiveness), les données disponibles à ce jour ne permettent pas de mener en profondeur une évaluation de ce type. Il est néanmoins permis de revenir sur les critiques formulées à l’endroit de ce traité au lendemain de son adoption et qui ont porté essentiellement sur sa force contraignante et sa relation avec les accords de commerce pour se pencher sur l’un des principaux objectifs de la Convention. Les données recueillies au cours des dix dernières années font état de très nombreuses clauses culturelles incorporées par les Parties à la Convention dans leurs accords commerciaux en vue de préserver leur pouvoir d’intervention dans le secteur de la culture[133]. Il est évidemment impossible d’établir un lien de causalité entre chacune de ces clauses et les engagements découlant de la Convention. La multiplication des politiques visant à soutenir la création, la production, la distribution, la diffusion et l’accès à une diversité des expressions culturelles peut toutefois être plus directement liée à la mise en oeuvre de la Convention, comme en attestent les rapports périodiques produits par les Parties. Or, ces politiques – de même que la prise de conscience entourant la nécessité de protéger la diversité culturelle à tous les niveaux – sont autant d’incitatifs pour que les Parties négocient leurs accords de commerce de manière à préserver leur « droit souverain […] de conserver, d’adopter et de mettre en oeuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire[134]. »

Sur ce point, il semble donc permis de conclure à une manifestation de l’effectivité de la Convention.

***

La Convention est née de la profonde conviction d’un groupe d’États de la nécessité de préserver la diversité des expressions culturelles dans une société mondialisée. Certes, le faible niveau de contrainte des engagements qui en découlent est un fait. Mais tout comme l’« habit ne fait pas le moine », sous l’apparente flexibilité de ce traité se dissimulent divers attributs qui constituent autant de forces contribuant à son effectivité. Ces forces sont notamment incarnées par les mécanismes de suivi et les outils de renforcement des capacités qui exercent sur les Parties une pression suffisante pour les amener à modifier progressivement leur comportement en vue d’atteindre les objectifs du traité.

Cet article fait état des avancées réalisées au cours des quinze premières années de mise en oeuvre de la Convention qui, à plusieurs égards, attestent de son effectivité. Toutes les dispositions de la Convention ne contribuent cependant pas de la même manière à cette effectivité et des progrès doivent encore se matérialiser dans de multiples domaines et à différents niveaux. Aussi, les défis à relever sont encore bien réels face à une pression sur la diversité des expressions culturelles qui démontre peu de signes d’essoufflement. La montée en puissance des technologies numériques et de l’intelligence artificielle dans le champ des industries culturelles et créatives y contribue de manière significative. Les enjeux en la matière exigeront des Parties non seulement une détermination pour mettre en oeuvre la Convention dans l’environnement numérique, mais aussi – comme le requiert l’article 21 – une coordination de leurs actions dans les enceintes internationales dont l’exercice des compétences pourrait interférer avec l’atteinte de cet objectif. À ce sujet, la démonstration de l’effectivité de la Convention reste à faire. Il en va de même de sa contribution à la promotion des expressions culturelles de groupes marginalisés, comme le sont trop souvent les minorités ou les peuples autochtones, ou encore à la protection des expressions culturelles soumises à un risque d’extinction ou à une grave menace. L’attribution par les pays développés d’un traitement préférentiel aux biens et services culturels des pays en développement, ainsi qu’à leurs artistes et professionnels de la culture, est un autre domaine pour lequel la Convention n’a pas encore pleinement démontré son effectivité, plusieurs Parties n’ayant adopté aucune mesure conforme à l’article 16.

Des progrès restent donc à accomplir. Il faut toutefois rappeler que la Convention demeure un traité relativement jeune. Et par-dessus tout, il faut admettre que des retombées importantes paraissent échapper à la théorie de l’effectivité : il s’agit de la diffusion de nouvelles valeurs, celles de la diversité des expressions culturelles, au sein de l’ordre juridique international et des ordres nationaux de toutes les régions du monde. Il existe aujourd’hui un droit de la diversité des expressions culturelles en expansion. Et au-delà du droit, un « discours »[135] sur la diversité des expressions culturelles que plus jamais il ne sera possible d’ignorer.