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Parmi les textes du Nouveau Testament, celui qu’on appelle communément l’épître aux Hébreux est reconnu pour être le plus élégant, le plus raffiné, mais aussi le plus énigmatique de tous. Il est à la fois le plus hébraïque, tissé de citations de l’Ancien Testament et de références au rituel sacerdotal et sacrificiel lévitique, mais en même temps le plus grec, par sa langue, son vocabulaire exceptionnel et sa maîtrise parfaite de la rhétorique hellénistique. Ce texte difficile suscite toujours de nouvelles lectures. Comme celle que propose Martin Pochon, jésuite, dans un ouvrage considérable, L’épître aux Hébreux au regard des Évangiles[1], où il oppose radicalement les évangiles à ce qu’il conçoit comme la théologie de l’épître aux Hébreux.

Les évangiles y sont présentés de manière excellente et Martin Pochon, sans se lasser, en reprend les grands thèmes qui nous révèlent l’image d’un Dieu qui est essentiellement Père, et celle de son Fils qui, pour nous, manifeste cet amour du Père jusqu’à l’extrême (Jn 13,1). Parmi ces thèmes, l’insistance est mise, entre autres, sur l’amour des ennemis et tout spécialement sur le repas de la Cène où Jésus, offrant le pain et le vin, s’offre à nous jusqu’à la mort. S’offre à nous et non pas à Dieu. Et puisque, selon les évangiles (Jean tout particulièrement), Jésus est l’image fidèle du Père, à la Cène c’est finalement le Père qui se donne à nous en son Fils. C’est ce qu’il faut souligner : la mort de Jésus est une offrande de Dieu à l’humanité et non une offrande de Jésus à Dieu[2]. On ne peut qu’être d’accord avec cette lecture des évangiles et admirer la conviction profonde qui anime la présentation qu’en fait Martin Pochon (MP, désormais).

À l’opposé, selon MP, la Lettre aux Hébreux présenterait un Jésus réduit à l’obéissance (p. 417) et qui ne peut qu’accepter péniblement la mort que le Père lui inflige. Un Père qui n’a aucune pitié et qui, aux cris et larmes de son Fils (He 5,7), ne répond qu’en exigeant son obéissance, sa soumission, son sacrifice. Dans cette perspective, la mort du Fils est offerte à Dieu, à ce Père terrible qu’il faut apaiser. MP est convaincu que l’auteur d’Hébreux interprète la mort de Jésus tout à fait selon le rituel des sacrifices de la loi lévitique, où les sacrifices sont offerts à Dieu pour le rendre favorable. C’est un refrain qui parcourt tout l’ouvrage. J’en cite quelques passages : « selon la dynamique formelle du Lévitique » (en italiques, p. 100) ; l’auteur d’ Hébreux « prend comme cadre de sa réflexion le processus des sacrifices pour le péché » (275, 278) ; adopte « le mode opératoire du Lévitique » (277) ; « offrande sacrificielle à la divinité » (289) ; « sacrifice expiatoire selon la symbolique du sacrifice pour le péché défini dans le Lévitique » (313) ; « selon la logique des sacrifices pour le péché tels qu’ils sont prescrits par le Lévitique » (424) ; « transposition directe de la mort du Christ sur les sacrifices pour le péché… » (602) ; « offrande sacrificielle à Dieu selon le symbolisme des sacrifices pour le péché du Lévitique » (627). MP affirme que le « point capital de l’exposé » (kephalaion), selon He 8,1, est la transposition sur la mort de Jésus des rites lévitiques (479, 504). Alors que c’est justement le contraire. En 8,1-10,18, le point capital, c’est l’affirmation de l’incapacité de la Loi et de l’inefficacité de tout le système sacerdotal et sacrificiel lévitique (10,1), la suppression de ces « rites humains » (9,10), la suppression de tout ce « culte » (10,9).

Cette insistance à ramener, à identifier la mort de Jésus à un sacrifice selon la Loi, selon le rituel lévitique, est renversante quand toute l’argumentation de l’épître vise à montrer que « la loi [et son rituel sacrificiel] est incapable, malgré les sacrifices, toujours les mêmes, offerts chaque année indéfiniment, de mener à l’accomplissement [c’est-à-dire à la rémission ou purification (1,1) des péchés, ce qu’essayaient d’obtenir ces sacrifices] ceux qui y prennent part » (10,1). L’épître met d’ailleurs dans la bouche même du Christ les paroles du psaume (40,7-8) : « Sacrifices, offrandes, holocaustes, sacrifices pour le péché, tu n’en as pas voulu, ils ne t’ont pas plu », et Hébreux prend soin de dire que ces offrandes étaient pourtant « prescrites par la loi », confirmant l’affirmation de 7,19 que « la loi n’a rien mené à l’accomplissement » (10,8)[3]. Et l’auteur de l’épître aurait compris, interprété, la mort de Jésus selon ce rituel inefficace ?

Reprise du langage sacrificiel

Il est vrai que cette Lettre, pour désigner la mort de Jésus, reprend le langage sacrificiel. Mais pourquoi, après avoir rejeté tous les sacrifices de l’ancienne loi, parle-t-elle encore du « sacrifice » du Christ (9,26 ; 10,12) ? Parce que cette mort, qui n’a rien de rituel, mais est la conséquence et l’achèvement du ministère de Jésus et de toute sa vie, accomplit une fois pour toutes ce que les sacrifices lévitiques étaient absolument incapables de réaliser : la rémission des péchés. Parce qu’elle rétablit le lien entre Dieu et les hommes, qu’elle donne accès à Dieu (10,19). S’adressant à des chrétiens de tradition juive, pour qui, selon cette tradition, la seule manière d’effacer les péchés était de passer par les sacrifices, l’auteur en vient à affirmer, en quelque sorte, que cette mort de Jésus a été le sacrifice parfait. Dans ce contexte, où des chrétiens d’origine juive semblent tentés de revenir aux pratiques cultuelles qu’ils ont bien connues[4], l’auteur présente, de manière étonnante, en grand détail, le système sacrificiel de la loi lévitique, mais c’est pour en montrer l’inanité. Seule la mort de Jésus a réalisé, et une fois pour toutes, ce que tous les sacrifices essayaient vainement de faire. C’est en ce sens, qu’on peut dire qu’elle est un sacrifice. Mais c’est alors une manière de parler, une manière de reprendre le langage sacrificiel, mais tout autrement, dans un tout autre sens. Non plus un sacrifice rituel, à la manière lévitique, mais existentiel, le don de toute une vie, au service de l’humanité. C’est un langage métaphorique.

C’est cette conversion du vocabulaire que Bernard Sesboüé a présentée magnifiquement dans son grand livre sur la rédemption et le salut, en expliquant la « rhétorique du sang » dans le Nouveau Testament :

Le sang récapitule symboliquement toute l’oeuvre accomplie par la passion de Jésus. Le contexte précise souvent en quel sens le terme est pris : il traduit le don de soi qui va jusqu’au bout en donnant la preuve d’amour qui est la plus grande [cf. Jn 13,1 ; 15,13]. Le sang est donc le symbole de l’amour réconciliateur qui a pris visiblement corps en notre monde. Métaphoriquement, il sera comparé au sang des sacrifices [c’est ce que fait Hébreux] : mais le but de l’analogie est de s’appuyer sur une institution religieuse bien connue, afin de dire l’originalité et la transcendance du sang du Christ, versé dans un sacrifice existentiel, en face du sang des animaux versé de manière cultuelle et sous forme de substitution. C’est pourquoi ce nouveau et unique sacrifice abolit les anciens.

Si l’on oublie tout ce contexte scripturaire, alors on pourra voir dans le sang du Christ le symbole d’une condamnation à mort de type pénal. Le sang sera le prix, la véritable contrepartie exigée pour le pardon des péchés des hommes. Le sang aura une valeur objective en lui-même. Du même coup, Dieu le Père prendra le rôle d’un sadique et les chrétiens s’engageront dans un culte sadomasochiste. Toute l’expiation accomplie par Jésus au sens biblique de ce mot se trouvera pervertie dans une fausse conception de la souffrance réparatrice[5].

C’est exactement cette fausse lecture que MP fait du vocabulaire d’Hébreux, responsable alors de l’image terrible du Père que ce texte véhicule selon lui. Ce qu’il développe dans son très long chapitre intitulé « Obéissance et châtiments » (521-627). Voir entre autres : figure « effrayante » du Père (567), « père entre les mains duquel il est terrible de tomber » (586), « figure redoutable » de la divinité (591), « monarque intransigeant » (595), « monarque soucieux de son autorité » (599), « figure de l’autorité tout à fait redoutable » (607).

MP rejette donc la lecture métaphorique (249), soulignant que « le corps crucifié et [le] sang versé » sont ce qu’il y a « de moins métaphorique » (253). Assurément, la mort de Jésus sur la croix a été bien réelle, ce n’est pas une métaphore. Mais dire que cette mort est un sacrifice, c’est une manière imagée, métaphorique, de parler. En prenant le mot dans un sens tout autre que celui utilisé dans le rituel lévitique[6]. Un sens tout autre ? Lequel ? Celui qu’He 13,16 exprime dans un verset que C. Spicq, dans son important commentaire, considérait comme « la synthèse à la fois doctrinale et pratique de toute l’Épître »[7], dans les mots eupoiia et koinônia : « n’oubliez pas la bienfaisance et l’entraide communautaire, car ce sont les sacrifices qui plaisent à Dieu ». Voilà le culte chrétien. Liturgie de la vie ! Selon Hébreux, c’est existentiellement et non rituellement que le sacerdoce et le sacrifice de Jésus se sont exercés. C’est ainsi que le culte des chrétiens doit aussi s’exercer : existentiellement et non rituellement. S’il faut encore du rituel, parce que les chrétiens restent humains et n’échappent pas aux lois anthropologiques, il faut veiller à ce que rien ne soit perdu de cette révolution évangélique. Le rituel de la nouvelle alliance, les sacrifices qui sont les siens, fonctionnent comme loi d’amour, comme lien éthique : « Dire, en effet, comme le fait He 13,16, que cette relation éthique est au coeur de la relation chrétienne à Dieu, c’est rejoindre en quelque sorte Mt 25,31-46, où ce qui est fait “à l’un de ces plus petits qui sont mes frères”, c’est à moi, affirme le Fils de l’homme en gloire, que cela est fait ! L’horizon éthique de l’épître aux Hébreux est donc, essentiellement, préoccupation et nouveauté évangéliques[8] ». Et cela, même si Hébreux ne cite pas les évangiles, qui sont encore à venir.

Lecture d’Hébreux 5,7-9

MP fonde sa lecture d’un Père cruel sur le passage difficile d’He 5,7-9 :

C’est lui qui, au cours de sa vie terrestre, offrit prières et supplications avec grand cri et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé en raison de sa soumission [eulabeia]. Tout Fils qu’il était, il apprit par ses souffrances l’obéissance, et conduit jusqu’à son propre accomplissement [teleiôtheis], il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause de salut éternel, ayant été proclamé par Dieu grand prêtre à la manière de Melchisédek.

MP comprend que le Père impose des souffrances à son Fils, à Jésus, pour le rendre parfait (95, 206, 663), pour le « faire grandir » (292, note) ! En ce sens, il va jusqu’à parler du manque de maturité du Fils (206, 604, 664), de son « attitude enfantine qui cherche à émouvoir un père » (206) et compare Jésus à un enfant que son père corrige (56, 569), qui a besoin « d’être éduqué » (663). D’où la répétition de ses remarques sur les « méthodes pédagogiques » du Père, ses « moyens éducatifs », ses « épreuves éducatives » (69, 95, 468, 524, 580). Entraînant cette image affreuse du Père, dont il faudrait, en effet, « apaiser le courroux » (Minuit, chrétiens) (13, 257 note, 595) et du Christ qui « est celui qui satisfait Dieu » (584, 619, 662, 673).

Il faut reconnaître dans la Lettre un écho de la philosophie de l’éducation qui était au centre de la civilisation hellénistique. Comme l’a bien exposé Henri-Irénée Marrou dans son Histoire de l’éducation dans l’antiquité, « éducation et châtiments corporels apparaissent (…) inséparables pour un Grec hellénistique »[9]. Le mot paideia, qui signifiait éducation, un sortir de l’enfance (pais : enfant) (…) pour former un adulte, finit par prendre le sens de correction, de punition, « le traitement qu’il convient d’appliquer à l’enfant, pour en faire un homme » [10] ! L’auteur grec de l’épître appartient à ce monde hellénistique, comme en témoignent les passages sévères de son texte, en particulier 12,5-11, qui reprend le mot paideia et le verbe qui lui correspond (paideuô), au sens de correction, huit fois de suite : « si vous souffrez, c’est pour votre éducation (paideia). C’est en fils que Dieu vous traite » (12,7), citant le texte des Proverbes pour justifier ce langage : « Mon fils, ne méprise pas la correction de Yahvé (…), car Yahvé corrige (paideuei) celui qu’il aime, comme un père le fils qu’il chérit. » (Pr 3,12) C’est ce qui transpire peut-être dans le « Tout Fils qu’il était, il apprit par ses souffrances l’obéissance » (5,8), où l’allitération des deux verbes emathen (il apprit) et epathen (il souffrit) reprend un adage classique de l’antiquité. Cette formule a une longue histoire. Jacques Coste en a fait un riche inventaire à travers la littérature grecque, l’Ancien Testament (textes sapientiels, Job, Jérémie) et Philon d’Alexandrie, dont on sait qu’il a pu influencer l’auteur de l’épître[11]. Et s’appuyant sur les textes de Philon qui, en utilisant la paronomase emathon-epathon, opèrent un « glissement sémantique », Coste retient que le emathen (il apprit) viserait plutôt une expérience vitale qu’une instruction proprement dite (521)[12]. C’est cette expérience à faire que Jésus accepte à l’agonie : « que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se réalise » (Lc 22,42). Face à la difficile expérience de la mort, bien que venu pour faire la volonté du Père (He 10,7.9), le Christ, en son humanité, doit s’ajuster pour ainsi dire. Ce dont témoigne le combat même de l’agonie.

Nous n’en sommes plus aujourd’hui à considérer les châtiments comme moyens pédagogiques. Mais Hébreux a été écrit au premier siècle, selon les « catégories » disponibles à cette époque et dans cette culture. Et c’est à cette culture qu’il faut rattacher, dans l’épître, l’image d’un Dieu sévère. On reconnaîtra tout de même qu’à la source de ce discours, par exemple dans le texte des Proverbes cité en 12,5-6, il y a un Père qui aime et qui chérit. On est loin du Père en courroux, qui s’acharne sur son Fils et qui a besoin de le voir souffrir pour être satisfait.

De même, le sens de deux autres mots, dans ce passage, est à bien préciser. Eulabeia d’abord, qu’on peut traduire en effet par soumission, mais qui désigne un sentiment de respect devant la divinité, que la Vulgate rend par « il fut exaucé en raison de sa révérence » (exauditus est pro sua reverentia), ce qui est proche de la vénération. J. Massonnet traduit le mot par « piété » et écrit : « L’eulabeia du Christ, sa relation à Dieu faite de crainte respectueuse, de confiance et de soumission, lui a valu d’être exaucé »[13]. Albert Vanhoye parle de « crainte respectueuse » et traduit par « exaucé en raison de son profond respect »[14]. Dans cette soumission, il faut voir une autre manière d’exprimer le « non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mt 26,39 ; Mc 14,36), « non pas ma volonté, mais la tienne » (Lc 22,42), des synoptiques. Rien là qui ressemble à une soumission servile devant la cruauté d’un éducateur ! L’autre mot important est teleiôthês, qu’on rend par « conduit à son accomplissement » ou « rendu parfait ». Il prend un sens tout à fait spécial dans cette épître et a donné lieu à de nombreuses études. Il suffira de citer la note de la TOB sur le « mené à son accomplissement » ou « rendu parfait » de He 2,10, pour en percevoir une vision théologique tout autre que celle d’une réussite de l’éducation obtenue par des moyens pédagogiques :

He 2,10 : Mener à l’accomplissement traduit le verbe grec téleioun qui joue un rôle important dans l’épître. (…) L’auteur le situe toujours dans un contexte de relation avec Dieu. Il s’en sert pour exprimer le mystère de la glorification du Christ (2,10 ; 5,9 ; 7,28) et celui du plein accomplissement de la vocation de l’homme (10,14 ; 11,40 ; 12,23). Il ne s’agit pas d’un simple progrès dans la perfection morale, encore que celui-ci soit inclus, mais d’une transformation radicale de l’homme, qui l’élève jusqu’à Dieu. Cette transformation que les rites anciens étaient incapables d’obtenir (7,11.19 ; 9,9), est une oeuvre divine (2,10), effectuée dans la passion du Christ (2,10 ; 5,8-9). Elle a un aspect sacerdotal (5,9h ; 7,11j). Elle est communiquée par le Christ à ceux qui adhèrent à lui (10,14 ; 12,2)[15].

L’hypothèse de Martin Pochon

MP maintient donc que la Lettre, en sa partie principale, présente le sacrifice du Christ comme une offrande faite à la divinité pour la rendre favorable. Ce serait la conception sacrificielle de la partie centrale de l’épître qui va de 7,1 à 10,18, et spécialement de 8,1 à 10,18, et interpréterait la mort de Jésus selon le rituel lévitique. Mais MP reconnaît très bien – et c’est heureux ! – que la fin de la Lettre, en 13,15-16, présente une tout autre conception sacrificielle (457, 479) :

Par lui [Jésus], offrons sans cesse un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. N’oubliez pas la bienfaisance (eupoiias) et l’entraide communautaire (koinônias), car ce sont de tels sacrifices qui plaisent à Dieu[16].

On aurait ainsi, de manière étrange, dans un même texte, deux conceptions sacrificielles fort différentes ? C’est pour régler ce problème que MP propose ce qu’il appelle son « hypothèse », laquelle commande l’ensemble de sa lecture. Il estime (« nous nous risquons à penser… », 234, note) que les deux derniers chapitres (He 13-14) n’ont pas été élaborés à la même époque et que la partie 8,1-10,18 reprend un exposé qui s’adressait initialement à un auditoire de confession juive, à des Hébreux, juifs de la synagogue ou, comme il dit, des « juifs encore juifs » (484)[17]. L’épître n’a qu’un seul auteur cependant (455), mais qui aurait évolué et opéré un « changement essentiel » (236) dans la dernière partie de son texte[18]. Tout au long de son livre, MP reviendra, en hésitant parfois (265) à cette hypothèse[19].

Deux remarques à ce propos. Notons, premièrement, que l’ensemble des commentateurs soutient que toute l’épître s’adresse à des judéo-chrétiens, à des juifs chrétiens bien au courant du rituel des sacrifices, et non à des juifs non chrétiens. On ne voit pas comment un auteur aurait interprété la mort de Jésus comme un sacrifice selon la Loi, tout en affirmant à ces mêmes non chrétiens que leur Loi « est à jamais incapable, malgré les sacrifices toujours les mêmes (…) de mener à l’accomplissement ceux qui viennent y prendre part » (10,1). On ne voit pas trop non plus, c’est le deuxième point, comment Apollos ou tout autre auteur, ayant découvert le vrai sens du mot sacrifice appliqué à la mort de Jésus, aurait pris le temps d’exposer, pendant quatre chapitres, une vision du sacrifice qu’il estimerait fausse désormais, intégrant dans un « enseignement unique » (498), des positions contradictoires[20]. L’auteur d’He 13,15-16 est le même que celui qui dénonce l’inefficacité des sacrifices lévitiques en 9,9-10 et 10,1-9. Il n’y a pas à retenir, dans ce texte, différentes étapes de rédaction, ni différentes conceptions sacrificielles. Et c’est bien à la lumière de 13,15-16 qu’il faut comprendre le sacrifice du Christ, mentionné dans la partie centrale.

En cette même partie centrale, d’ailleurs, l’auteur avait pris la peine de souligner, à partir d’un texte de l’Écriture (Gn 14,17-20), que le sacerdoce du Christ (incluant le sacrifice qui s’y rattache) était tout autre que celui du grand prêtre lévitique, en déclarant que Jésus était « devenu grand prêtre à la manière de Melchisédek » (6,20 et tout le chapitre 7). MP donne une place importante à Melchisédek dans son livre, mais d’une manière complexe et qui semble parfois contradictoire. Il estime que si Hébreux utilise la figure de Melchisédek, c’est tout simplement parce que celui-ci (comme Jésus) pouvait être prêtre, sans descendre de la tribu de Lévi, puisqu’il « n’a ni père, ni mère, ni généalogie, ni commencement pour ses jours, ni fin pour sa vie… » (7,3). MP écrit alors : « … n’ayant plus à justifier de sa généalogie, l’auteur de la Lettre aux Hébreux va pouvoir montrer comment le sacerdoce du Christ accomplit la figure sacerdotale selon la dynamique formelle du Lévitique » (100, italiques de l’auteur). Il terminera pourtant, ce qui semble contradictoire, en affirmant que « Ce qui intéressait l’auteur de l’Épître dans le personnage de Melchisédek, c’est son statut de prêtre non lévite [je souligne], ce n’est pas l’originalité de son sacerdoce par rapport au sacerdoce lévitique » (101). Mais, dans le contexte, qu’est-ce qui fait l’originalité du sacerdoce de Melchisédek, tel qu’appliqué à Jésus, sinon précisément ce statut de prêtre non lévite ?

Hébreux et les évangiles

À plusieurs reprises, MP reproche à l’épître de ne pas parler des évangiles. Si, comme il le reconnaît (43, note 2), on date la rédaction finale d’Hébreux « dans les années soixante après J.-C. »[21], on admettra que son auteur n’a pas connu les évangiles écrits puisque Mc, le premier, daterait de 70 environ. Mais si Paul, et Hébreux, ne connaissent pas les évangiles écrits, rien ne permet de dire qu’ils ne connaissent pas ce que Luc appelle « les événements accomplis parmi nous » (Lc 1,1), transmis par les témoins tout au début, événements qui sont bien « ce que Jésus a fait et enseigné », comme ce même Luc le précise en Ac 1,1. MP suppose que l’auteur d’Hébreux était un disciple de Paul et qu’il aurait, comme ce dernier, à peu près tout ignoré de la vie et du ministère de Jésus de Nazareth[22]. Il est vrai que Paul, dans ses lettres, s’en tient principalement au message de la mort et de la résurrection. C’est pour lui, sans contredit, le message central de la foi chrétienne (1 Co 15,3-4). Mais les chercheurs récents ont bien souligné que les lettres de Paul s’adressent aux problèmes particuliers de communautés déjà évangélisées. Le contenu des lettres n’est pas celui d’une première évangélisation, celle que Paul a faite lors de la fondation de ses églises, où il aurait certainement parlé de Jésus. On discute pour savoir si Hébreux est aussi une lettre, mais il reste qu’il s’agit d’un texte qui est envoyé (comme en témoignent les derniers versets (13,22-25). Et s’il s’agit bien d’un sermon qu’il faut supporter (He 13,22) (ou d’une parole d’exhortation, comme on traduit paraklêsis), cet écrit s’adresse donc au problème particulier d’une communauté, mais d’une communauté déjà évangélisée et qui a d’ailleurs joui par le passé d’une certaine maturité (6,10-12).

Nous savons que Paul n’a pas connu Jésus de Nazareth. C’est le ressuscité qu’il a d’abord rencontré (1 Co 15,8-9 ; Ac 9,3-5 ; 22,6-8 ; 26,13-15). Mais, à Damas, Ananias lui parlera de Jésus (Ac 9,17) et plus tard, Paul a rencontré les apôtres et des disciples qui avaient connu Jésus. Quand il raconte avoir passé quinze jours auprès de Céphas (Pierre), qui a été disciple de Jésus, et rencontré « Jacques, le frère du Seigneur » (Ga 1,18-19), de quoi auraient-ils parlé sinon de ce crucifié que Paul prêchait (1 Co 1,23) et qui a été mené à la croix à cause précisément de ce qu’il avait fait et enseigné[23]. Paul affirme explicitement qu’il n’a pas tout reçu d’en-haut, mais qu’il a été enseigné. « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même… » (1 Co 15,3) : le kérygme pascal, bien sûr, mais aussi les premières traditions concernant Jésus qui seront reprises plus tard dans les évangiles, comme le dit si clairement le prologue de l’évangile de Luc (Lc 1,1-4).

Ajoutons que si les lettres de Paul parlent peu de Jésus de Nazareth, c’est qu’elles appartiennent à un genre littéraire tout autre que celui des récits évangéliques. Il en va de même de l’épître aux Hébreux. Celle-ci est une thèse de théologie, qui s’emploie à démontrer à des judéo-chrétiens, nostalgiques, semble-t-il, des grands déploiements sacrificiels du Temple de Jérusalem, que la mort de Jésus a réalisé, une fois pour toutes, la rémission des péchés, ce que visaient tous les sacrifices lévitiques, qu’elle a permis enfin l’accès à Dieu (10,19), supprimant, en conséquence, tout ce système sacerdotal et sacrificiel incapable et inefficace (He 10,9). Il est tout à fait légitime de préférer les récits évangéliques, de vouloir accompagner Jésus, pour ainsi dire, passant « partout en faisant le bien » (Ac 10,38), de savourer chacune de ses paroles, plutôt que de s’appliquer à suivre difficilement l’argumentation rigoureuse d’une thèse de théologie. Mais quand on veut présenter cette thèse, il faut s’en tenir à son genre littéraire, à ce qu’elle entend mettre en oeuvre dans sa démonstration, et non pas déplorer l’absence de richesses évangéliques dont elle ne dit rien. Comme, par exemple, l’absence du terme de « Père » dans la bouche du Christ (206), ou qu’on n’y parle pas de l’amour des ennemis, ni, tout particulièrement, de la célébration eucharistique et de la Cène, comme offrande de Dieu aux hommes et non des hommes à Dieu. S’en tenant à son propos, la thèse développée dans la Lettre n’avait pas à parler de tout.

Mauvaise influence de la Lettre aux Hébreux

MP consacre plusieurs pages de son livre à présenter « l’influence de la Lettre aux Hébreux sur la tradition catholique occidentale » (315-346), en particulier sur les prières eucharistiques[24]. On devine ici ce qui serait le grand rêve de MP : ramener la célébration de l’eucharistie à son origine, à la Cène du Seigneur. À ce repas où Jésus se donne à nous et qu’il ne présente pas comme un sacrifice offert à Dieu. En fait, tout semble tourner autour du sens qu’on donne au mot offrande : évoque-t-il un mouvement ascendant tourné vers Dieu, ou un mouvement descendant vers l’humanité, vers nous ? Dans son livre précédent, L’offrande de Dieu, MP disait très bien qu’« en Christ, mouvements ascendant et descendant se conjuguent simultanément » (136). Il y a, en même temps, « offrande de soi au Père [ascendant] et la mise en oeuvre de son amour pour les hommes [descendant] » (135).

Dans le présent volume, MP parle plusieurs fois de ce double mouvement (22-23, 518-519, 590, 662), mais estime que l’épître, insistant sur le sang du Christ offert au Père en sacrifice, ignore le mouvement descendant, celui du « service des hommes » (22), le bienfait pour l’humanité de cette offrande au Père. C’est oublier, il me semble, que, selon l’épître, c’est pour nous, que, par son sang, le Christ a obtenu « la libération définitive » (9,12), qu’il a « purifié notre conscience des oeuvres mortes » (9,14), que par son offrande « il a mené pour toujours à l’accomplissement ceux qu’il sanctifie » (10,14), que grâce à lui « nous avons accès au sanctuaire » (10,19), c’est-à-dire à Dieu lui-même, et que nous nous sommes « approchés de la montagne de Sion et de la ville du Dieu vivant, la Jérusalem céleste… » (12,22-23). Tout cela relève du deuxième temps de l’offrande et nous concerne. Même si c’est dans un langage différent et loin des images évangéliques.

Dans le contexte de son argumentation contre les sacrifices lévitiques, l’épître emploie assurément le langage sacrificiel, pour désigner la mort du Christ, mais jamais elle ne dit que le Christ s’est offert pour « apaiser » Dieu, son Père. C’est le langage sacrificiel pris en ce dernier sens, que les Pères du Concile de Trente, selon MP, auraient repris pour parler de l’Eucharistie, en inversant le sens de la Cène. Le Concile parle en effet de sacrifice et d’immolation en invoquant l’épître aux Hébreux :

Comme sous l’Ancien Testament, au témoignage de l’Apôtre Paul[25], par suite de l’impuissance du sacerdoce lévitique, il n’y avait pas de sacrifice parfait, il a fallu […] que se levât un autre prêtre “selon l’ordre de Melchisédech”, notre Seigneur Jésus-Christ, capable “d’amener à la plénitude” et de rendre parfaits “ceux qui devaient être sanctifiés” (He 10,14). […] Car ayant célébré la Pâque ancienne que la multitude des enfants d’Israël immolait en mémoire (memoria) de la sortie d’Égypte, il institua la Pâque nouvelle, où l’Église l’immole (immolandum) lui-même par les prêtres, sous des signes visibles en mémoire (memoria) de son passage de ce monde à son Père[26].

Mais c’est surtout le catéchisme dit « du concile de Trente », qui aurait précisé le sens propitiatoire (rendre Dieu propice) du texte conciliaire. Parlant de la satisfaction, qui est le paiement intégral d’une dette, ce catéchisme dit :

La première et la plus excellente [satisfaction] est celle qui a payé suffisamment à Dieu tout ce que nous devions pour nos péchés […] nous ne regardons comme telle que la satisfaction qui a apaisé Dieu et nous l’a rendu propice. Et c’est à Jésus-Christ seul que nous en sommes redevables. Car c’est lui qui sur la croix a payé la dette de nos péchés et a satisfait surabondamment à la justice de Dieu pour nous[27].

Il semble donc qu’on ne peut contester une certaine influence d’Hébreux dans cette vision du sacrifice. Pourtant jamais la Lettre ne parle de « payer » à Dieu la dette de nos péchés, ou de le satisfaire… Lire en ce sens les mentions du sacrifice du Christ (en He 9,26 et 10,12), comme le fait le Catéchisme, c’est une mauvaise lecture. Parce que la mort de Jésus obtient le pardon des péchés et rétablit l’union à Dieu, ce que cherchaient à faire les sacrifices de l’ancienne loi, on peut bien l’appeler le sacrifice parfait. Mais c’est alors par analogie. C’est une métaphore. Hébreux ne décrit pas la mort de Jésus selon le rituel lévitique, il l’oppose au contraire à tout ce rituel inefficace.

Il n’est pas question de discuter ici des textes du Concile de Trente sur l’Eucharistie[28]. MP a sans doute raison d’y voir l’influence d’une lecture de l’épître aux Hébreux[29] et c’est là, peut-être, l’origine de sa propre vision de l’épître. Mais la lecture qu’en faisait le concile est mauvaise. Et en l’adoptant à son tour, MP fait lui aussi, à mon avis, une très mauvaise lecture de ce texte.

Alors que l’emploi du langage sacrificiel est si délicat, qu’il peut facilement être pris dans un mauvais sens, pourquoi ne pas l’écarter ? On s’est posé la question. Bernard Sesboüé, qui insiste sur le sens métaphorique qu’il faut lui donner, se la pose. Mais il estime que la présence de ce mot « est incontournable » et que le bannir ne l’empêcherait pas de continuer à vivre dans les consciences, au risque des pires perversions[30]. Mieux vaut expliquer le sens nouveau que lui a donné la révélation chrétienne. Martin Pochon, qui rejette la métaphore et soutient que le sacrifice offert à Dieu cherche vraiment à l’apaiser, se pose aussi la question. Il estime que « la notion de sacrifice n’a pas à être éliminée, [mais] à condition de la concevoir dans le sens commun qui lui est donné aujourd’hui, c’est-à-dire le fait de payer de sa personne pour la vie d’un autre » (627). Ce sens commun, qui est bien autre que le sens original, un déplacement qui ne parle plus d’un rite pour apaiser la divinité, n’est-il pas, dès lors, métaphorique lui aussi ? Offrir sa propre vie pour notre vie à tous, n’est-ce pas ce que Jésus a fait selon ce « sens commun » ? C’est ce sens métaphorique qu’il faut donner au mot sacrifice qu’emploie l’épître aux Hébreux pour désigner la mort de Jésus, et qu’il faut aussi garder en tous nos textes liturgiques.

Redisons, en conclusion, que cette Lettre, ce « sermon » est bien différent des récits évangéliques. Certains passages, les textes sévères en particulier (He 5,11-6,6 ; 10,26-31 ; 12,7-12), qui reflètent une vision de l’éducation qui n’est plus la nôtre, sont loin de la mansuétude évangélique. Parmi les textes du Nouveau Testament, il est permis, avec MP, de préférer la chaleur évangélique à la froideur et la rigueur d’une démonstration quasi académique, qui n’émeut pas nécessairement et ne réchauffe pas le coeur. Encore faut-il, quand on présente cette thèse, le faire correctement. Il faut apprécier, très certainement, les intentions profondes de MP, celle en particulier de sauver l’image du Père qui lui importe tant. Mais il le fait à partir d’une erreur d’interprétation. À mon avis en effet, même au regard des évangiles, dont il parle souvent de manière magnifique, il reste faux d’affirmer, comme le fait Martin Pochon tout au long de son livre, que l’épître aux Hébreux interprète la mort de Jésus selon le rituel des sacrifices lévitiques, qui sont précisément des sacrifices qui ne plaisent pas à Dieu (He 10,6-8) !