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Introduction

L'intérêt soutenu des études littéraires pour l'espace depuis plusieurs années a donné naissance à une intense activité théorique portant sur les lieux imaginaires et réels qui forment la topographie fictionnelle. Si la littérature a toujours contribué à générer des lieux et un milieu pour le lecteur, les approches géocentrées de celle-ci considèrent, dans le sillage du tournant spatial en sciences humaines, que l'humain est affecté par l'espace et se construit en fonction de celui-ci. Ces approches visent ainsi à « éclairer la fonction de l'espace — au sens géographique et géométrique - au sein du texte littéraire. » (ZIETHEN 2013, 3) L'œuvre romanesque de l'auteur français Jean Echenoz (né en 1947), qu'il qualifie lui-même de « géographique » — au même titre qu’un roman peut être historique —, est un terrain fertile pour étudier les lieux et leur signification à notre époque par l'intermédiaire du littéraire. L'ouvrage de Christine Jérusalem à ce sujet, Jean Echenoz : géographies du vide, montre la manière dont sa « représentation d'une géographie “déterritorialisée” […] renvoie au vide, à la fragmentation et au passage. » (JÉRUSALEM 2005) Cette forme de spatialité, contemporaine par sa mobilité accrue (STOCK 2007, 103‑25), remet en question notre rapport au monde et appelle une réflexion sur l'habiter, c'est-à-dire sur la manière dont nous pratiquons les lieux (DE CERTEAU 1990, 173) selon Michel de Certeau. Parmi les œuvres d'Echenoz, L'Occupation des sols semble toute désignée pour aborder cette question, car elle condense efficacement les thèmes de la spatialité et de la disparition. Plus spécifiquement, il apparaît que ce récit présente une spatialisation du deuil qui souligne le rôle du manque et de l'image dans l'habiter.

Récit bref de seize pages publié aux Éditions de Minuit en 1988, dont le titre fait explicitement référence au type d'usage (ou de non-usage) des terres, L'Occupation des sols tire son origine d'un incendie, que la première phrase situe immédiatement : « Comme tout avait brûlé – la mère, les meubles et les photographies de la mère –, pour Fabre et le fils Paul c'était tout de suite beaucoup d'ouvrage : toute cette cendre et ce deuil, déménager, courir se refaire dans les grandes surfaces. » (ECHENOZ 1988[1]) Le deuil de ces deux personnages se déroule à Paris, dans un paysage urbain déjà commenté par la critique[2]  il traite d'espaces quotidiens (pour un lecteur occidental), contrairement à d'autres œuvres d'Echenoz qui laissent une large place à l'exotisme et au voyage[3]. Dans son ouvrage Les Fictions singulières, Bruno Blanckeman qualifie avec justesse ce récit de « vanité urbaine » (BLANCKEMAN 2002, 64), en faisant référence au genre pictural qui symbolise la fragilité et la brièveté de la vie, mises en parallèle avec les éléments de la ville, eux aussi touchés par le temps qui passe. La disparition du logement familial et de la mère, Sylvie Fabre, se poursuit quelques années plus tard avec celle de l'image publicitaire du personnage défunt, peinte par un artiste sur le flanc d'un immeuble et visitée « le dimanche et certains jeudis » (OS, 8) par les protagonistes, puis à un « rythme plus souple » (OS, 10) par Paul après qu'il eut quitté son père. Cette unique image d'elle la présente souriante « dans quinze mètres de robe bleue » (OS, 8), tendant un flacon de parfum ; elle surplombe, précise le texte, « un petit espace vert rudimentaire, sorte de square sans accessoires qui ne consist[e] qu'à former le coin de la rue. » (OS, 9) Les personnages assistent au dépérissement de cet espace vert et à la construction, en son lieu, d'un immeuble d'habitation qui recouvre la fresque murale, où Fabre s'empresse d'emménager au quatrième étage, « dans un studio situé sous les yeux de Sylvie qui [sont] deux lampes sourdes derrière le mur de droite » et où « selon ses calculs il dor[t] contre le sourire, suspendu à ses lèvres comme dans un hamac » (OS, 19).

En considérant, d'une part, l'apport de la théorie psychanalytique sur l'habitat langagier et, de l'autre, l'apport original de l'œuvre sur le psychisme humain (BAYARD 2004, 17), nous verrons comment celle-ci s'organise dans une logique de trous et de pleins[4] qui éclairent le fonctionnement de l'habiter dans le deuil et, inversement, les formes de deuil impliquées dans l'habiter. Cette analyse permettra de mettre en lumière le non-dit du texte. En effet, l'omniprésence de l'image maternelle dans L'Occupation des sols semble révéler, en creux, un féminin qui rappelle la nécessité d'un Autre désirant dans l'élaboration de l'habiter. Tout en n'échappant pas à cette structure, le récit d'Echenoz permet d'en redéfinir les contours en matérialisant, par l'intermédiaire de la superposition avec le deuil, la manière dont « les lieux vécus sont comme des présences d'absences. » (DE CERTEAU 1990, 162)

1. Pratiques des lieux

Lorsqu'on s'intéresse, en s'appuyant sur la distinction que fait Michel de Certeau entre espace et lieu (DE CERTEAU 1990, ibidem) à la manière dont les personnages investissent les lieux dans le récit, on s'aperçoit que ceux-ci semblent au premier abord « légèrement » pratiqués, c'est-à-dire qu'ils sont peu animés par les mouvements qui s'y déploient. En ce sens, on pourrait qualifier les personnages d'occupants, en référence au titre du récit. La seconde phrase du récit nous informe sur l'endroit où emménagent le père et son fils à la suite de l'incendie : « Fabre trouva trop vite quelque chose de moins vaste, deux pièces aux fonctions permutables sous une cheminée de brique dont l'ombre donnait l'heure, et qui avaient ceci de bien d'être assez proches du quai de Valmy. » (OS, 7) L'appartement étroit, réduit à deux pièces « permutables », suggère que toutes choses étant égales pour les personnages, ceux-ci sont en réalité indifférents aux fonctions des pièces de leur logis. Le point positif de cet appartement, son emplacement, en dit long sur le désintérêt des personnages pour leur lieu de vie puisqu'il renvoie à leur endroit privilégié, où se trouve l'effigie de Sylvie Fabre. De manière semblable, le studio où emménage Fabre dans le nouvel immeuble qui a recouvert cette image témoigne d'une certaine précarité, qui double celle que dégagent les murs encore bruts : « Ce n'était qu'un matelas de mousse poussé contre le mur de droite, un réchaud, des tréteaux avec des plans dessus  déjà les miettes et les moutons se poursuivaient sur le sol inachevé. » (OS, 17) Le logement ne semble donc pas habité de façon permanente par le personnage, tout son mobilier a un caractère temporaire : un matelas posé à même le sol, un réchaud plutôt qu'une cuisinière, des tréteaux qui font office de table. On dirait qu'il s'agit davantage de camper dans le studio que d'y habiter, ce que vient appuyer le type de repas prévu par Fabre lorsqu'il convainc son fils de l'y joindre : « beaucoup de yaourt et de pommes chips, beaucoup de nourriture légère. » (OS, 19) De ce point de vue, la transformation du lieu en espace par les personnages est limitée  ils sont certes responsables de certaines « opérations qui l'orientent, le circonstancient, le temporalisent[5] », mais de façon restreinte. On remarque en effet que la temporalisation du lieu est peu marquée, comme dans cette description d'un repas : « Ils mangèrent donc vers quatorze heures mais sans grand appétit, leurs mâchoires broyaient la durée, la mastication n'était qu'horlogère. » (OS, 21) La variable de temps est essentielle au mouvement et, par conséquent, à l'actualisation du lieu en espace.

En parallèle à cet investissement physique « léger » des lieux de vie, le récit présente un fort investissement psychique de la part des personnages, qui détermine largement leurs gestes, jusqu'à finalement entraîner une forte réappropriation de l'espace[6]. Si Fabre et Paul sont indifférents au premier appartement qu'ils occupent, sa proximité avec l'image publicitaire de Sylvie est déterminante et forme le repère autour duquel s'orientent leurs vies et leurs déplacements dans Paris. Celle-ci dicte leurs visites hebdomadaires ou, lorsqu'il s'agit d'éviter le chantier qui l'engloutit, leurs manières de la contourner, ainsi que l'attention inquiète qu'ils portent à toute évolution de la peinture, soumise aux aléas climatiques et urbanistiques. Par la suite, le logement occupé par Fabre dans le nouvel immeuble, où le rejoint son fils, n'est pas non plus particulièrement habité par les personnages, mais il sera fortement réaménagé par ceux-ci et détourné de son usage premier. En effet, si Fabre a convaincu Paul de le rejoindre dans le studio, c'est en exposant « une tâche qui requ[iert], c'est vrai, de la patience et du muscle, puis des scrupules d'égyptologue en dernier lieu » (OS, 21) et dont on imagine facilement la finalité. Celle-ci est seulement suggérée par le récit qui se termine sur ces lignes :

Alors autant s'y mettre, autant gratter tout de suite, pas besoin de se changer, on a revêtu dès le matin ces larges tenues blanches pailletées de vieille peinture, on gratte et des stratus de plâtre se suspendent au soleil, piquetant les fronts, les cafés oubliés. On gratte, on gratte et puis très vite on respire mal, on sue, il commence à faire terriblement chaud.

(OS, 21)

En détruisant le mur mitoyen du studio pour retrouver le visage de Sylvie Fabre, les personnages bricolent – littéralement – le lieu d'habitation, y opèrent des changements irréversibles directement liés à leur investissement psychique du lieu. Cette manière de « pratiquer » ce logement les apparente à des envahisseurs, seconde acception du terme « occupant », renvoyant au sens militaire plutôt qu'urbanistique.

2. Deuil et habitat langagier

Habiter ne se rapporte pas uniquement à la façon dont on investit les lieux existants qu'il nous est donné de parcourir ou de rencontrer. Habiter se fait également – et peut-être initialement ? – en considération de la façon dont le langage est habité. Sur ce point, les travaux de Jacques Lacan, référence importante de Michel de Certeau, constituent une source de réflexion fort stimulante. Influencé par la pensée d'Heidegger, Lacan s'est saisi du terme « habiter », dans son sens métaphorique, dès les années 1950 pour appuyer son retour à Freud (BALMÈS 1999). Dans le séminaire Les psychoses, il évoque

[…] le langage en tant qu'il est habité par le sujet, lequel y prend plus ou moins la parole, et par tout son être, c'est-à-dire en partie àson insu […]. Comment ne pas voir dans la phénoménologie de la psychose que tout du début à la fin, tient à un certain rapport du sujet à ce langage tout d'un coup promu au premier plan de la scène, qui parle tout seul, à voix haute, dans son bruit et sa fureur comme aussi dans sa neutralité ?

(LACAN 1981, 284)

Et il conclut par cette formule connue : « si le névrosé habite le langage, le psychotique est habité, possédé par le langage » (LACAN 1981, ibidem). Le parlêtre, c'est-à-dire l'humain pris dans et par le langage, n'habiterait donc pas un appartement, une maison, une hutte, ou un carton déplié le long d'une rue. Il habite avant tout le langage. Mais habiter le langage suppose des conditions afin qu'il soit habitable. Parmi celles-ci, il en est une essentielle : il ne suffit pas que l'Autre soit incarné par des figures parentales qui parlent, qui répondent à l'infans, qui interprètent son état de dépendance absolue en le marquant du sceau du langage, il faut également que cet Autre soit désirant. Désirant, cela signifie qu'il est manquant et que ce manque peut être véhiculé, pris en charge par une parole qui, en même temps, ne saurait le nommer exactement : c'est la fonction de ce signifiant énigmatique du manque dans l'Autre – que Lacan écrit S(₳) – et que Freud avait déjà nommé « castration maternelle ». C'est donc parce que l'Autre est désirant que le sujet peut – et doit dans un premier temps – s'identifier à l'objet de ce désir, ce que Lacan nomme « phallus imaginaire » (dans la dialectique d'être ou ne pas être le phallus), pour ensuite quitter cette place et se poser une autre question, celle d'avoir ou ne pas avoir le phallus. Mais en freudien, Lacan pousse la logique dans cet ultime retranchement : avoir le phallus ne peut se faire que « sur le fond de ne pas l'avoir » (LACAN 1998). Autrement dit, l'habitat langagier tout entier s'engage sur une dimension de perte(s), et donc de deuil(s) à effectuer. Ne pas avoir le phallus, y compris pour le petit garçon, inscrit la castration dans sa dimension symbolique et implique que le deuil d'être et d'avoir le phallus est au cœur de l'habitat langagier.

Deux remarques supplémentaires doivent être faites à ce sujet. D'une part, ce deuil s'observe à de multiples niveaux : habiter le langage se fait à partir d'une inhabitation originaire (dont le préfixe in- indique fermement une zone strictement inhabitable : le manque dans l'Autre), puis avec une déshabitation éventuelle (VINOT 2015) (dont le préfixe dé- laisse entendre que cette place fut imaginairement occupée, habitée, avant d'être cédée et abandonnée : celle du phallus imaginaire). La formule de L'Occupation des sols qui sert de titre au présent article (« avec l'espace, il y a le trou. Il y eut le trou ») explicite de façon saisissante ce mouvement. Par ailleurs, le qualificatif d'imaginaire accordé au phallus venant obturer l'inhabitation initiale nous ramène tout droit au récit d'Echenoz : c'est en effet l'image de la mère qui est au centre du texte, et nous verrons quel destin celui-ci réserve à celle-là. D'autre part, lier ainsi l'habitat langagier au deuil nous laisse supposer – dans une sorte de mouvement à rebours – la possibilité d'une certaine spatialisation du deuil. Autrement dit, il y a certaines façons de pratiquer l'espace (soit d'habiter) qui permettent au travail de deuil de cheminer : si l'habiter se fonde sur le deuil, le deuil, lui, ne peut se faire sans espace à habiter.

3. Occupation ou habitation des sols ?

Le manque caractéristique de l'habitat langagier semble se traduire, dans L'Occupation des sols, par un ensemble de trous qui signalent la perte, mais aussi l'habitable. En effet, le texte d'Echenoz mettrait en scène, comme l'indique Michel de Certeau à propos du « discours qui fait croire », l'aménagement « [d']issues, [de] moyens de sortir et de rentrer, et donc des espaces d'habitabilité. » (DE CERTEAU 1990, 160) Le décès de Sylvie inaugure cette série de trous : véritable « troumatisme » (LACAN 1974) qui détermine les agissements subséquents des personnages, cette perte semble d'abord « comblée » (ou « occupée ») par l'image de Sylvie, non pas celle que « s'épuis[e] à vouloir décrire toujours plus exactement » Fabre et que « dégonfl[e] la moindre imprécision » (OS, p. 8)[7], mais celle qui recouvre le flanc de l'immeuble. La fresque a un effet de présence au point que Fabre et son fils « part[ent] sur le quai de Valmy sur la rue Marseille, la rue Dieu, ils [vont] voir Sylvie Fabre. » (OS, 8) En effet, la relation que les deux protagonistes entretiennent avec cette image est d'une nature particulière : elle n'est pas considérée dans sa ressemblance mimétique, mais comme « une présence qui excède toute reproduction de ce qu'[elle] est. » (WUNENBURGER 2001 [1997], 142) Comme le rappelle Charlotte Thimonnier, l'image de Sylvie s'apparente à un véritable personnage qui bénéficie de l'investissement psychique des deux autres (THIMONNIER 2006, 7). Or, la forme de fusion avec l'image suggérée par le texte n'est jamais complète, allouant aux personnages la possibilité d'habiter le monde, même de manière légère. En effet, l'omniprésence de l'image dans L'Occupation des sols rappelle la fonction de celle-ci, « qui est d'établir une relation de l'organisme à sa réalité – ou, comme on dit, de l'Innenwelt à l'Umwelt. » (LACAN 1966, 96) La façon dont nous interagissons avec notre environnement et, dès lors, notre manière d'habiter l'espace passent ainsi nécessairement par l'image, phénomène que le récit pousse à son paroxysme, en en dénonçant les éventuelles dérives par son jeu sur la représentation, dont le principal ressort est de faire confondre le représentant (la fresque) et le représenté (la mère), de même que l'image (de la mère) et son support (le mur, qui renvoie au logement). Cela est d'ailleurs annoncé dès la première phrase du récit, déjà citée, qui met sur un même niveau et entre tirets « la mère, les meubles et les photographies de la mère », de sorte que le mobilier et, indirectement, l'immobilier (car il faut aussi déménager) sont associés à la fois à la figure maternelle et à son image.

Toutefois, l'effigie de Sylvie n'est pas entièrement lisse et sa surface présente, dès le départ, une ouverture : « Le gril d'un soupirail trouait sa hanche. » (OS, 8) Cette brèche[8], cette « contrainte de l'espace urbain » (DELCOUR 2016, 103), permet dès lors de situer l'image entre leurre et trompe-l'œil[9], leurre duquel on s'arrache par l'avènement du tiers ou du trou dans l'image. En effet, c'est dans la différenciation d'avec le corps de la mère, rappelle Michel de Certeau en renvoyant aux travaux de Freud sur le fort-da (le jeu de la bobine), que « s'inaugure la possibilité de l'espace et d'une localisation (un “pas tout”) du sujet. » (DE CERTEAU 1990, 163) Ce soupirail-trou dans la hanche ouvre un soupir au sens musical, un respir dans l'habitation langagière menacée de comblement par l'image qui, sans lui, se réduirait à sa fonction de leurre, hors de toute dimension du désir. Pour reprendre le titre du récit, l'image comblante occupe littéralement les personnages, là où ceux-ci tentent d'habiter. D'une certaine façon, l'endeuillé est tout autant occupé par l'image du décédé, qu'il est occupé à trouer cette image, et à habiter le monde en vivant.

Ainsi, le récit pose une alternance matricielle : au « troumatisme » du décès de la mère répond la prééminence d'une image, mais qui se révèle elle-même trouée, permettant de maintenir une certaine habitabilité du monde. Or, il s'avère que cette alternance de trou et d'image se multiplie, à tel point qu'elle semble structurer le récit lui-même – et non pas la psychologie supposée des personnages. Loin de toute psychobiographie ou de psychanalyse appliquée, c'est donc à un « Réel dans le texte » (LECLAIRE 1971, 30‑32) que notre lecture s'attache ici. Ce faisant, nous verrons que cette alternance spatiale trou/comblement se précise d'un troisième terme qui assure le lien étroit entre l'habiter et le deuil souligné par L'Occupation des sols. Car entre l'image et le trou, c'est la charogne qui surgit.

4. Trous, pleins et carcasses

En plus du vide laissé par le décès de Sylvie Fabre, partiellement comblé par son image trouée, le texte présente donc une alternance de creux et de pleins, qui influent notamment sur l'espace vert voisin de la fresque. Trouée verte au cœur du paysage urbain formant un piédestal à l'image maternelle, le square est progressivement laissé à l'abandon, sa verdure remplacée par des « résidus bruns jonchant une boue d'où saillirent des ferrailles aux arrêtes menaçantes » (OS, 12). Il est alors « barré d'une palissade » (OS, 12) recouverte, petit à petit, d'affiches (nouveau surgissement d'images) et d'inscriptions  également négligée, celle-ci se dégrade. Aussi, temporairement comblé par cette barrière, l'espace s'aperçoit-il maintenant entre les planches disjointes, mais « ce que l'on devin[e] entre elles fai[t] détourner le regard. » (OS, 13) En effet, c'est maintenant « par-dessus la charogne » (OS, 13) que Sylvie Fabre présente son flacon de parfum et lutte « contre son effacement personnel, bravant l'érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions. » (OS, 13) Ainsi, la morte, une morte qui ne date pas d'hier et qui se manifeste par son odeur – celle, métonymique, du flacon de parfum –, resurgit au détour de l'image qui s'efforce de conserver sa place auprès des personnages endeuillés. La palissade est ensuite marquée de l'avis du permis de construire, puis : « Dès lors, c'est très rapide, quelqu'un sans doute ayant vendu son âme avec l'espace, il y a le trou. Il y eut le trou » (OS, 14). Les planches qui formaient la barrière sont brûlées et le trou réapparaît, marquant l'espace redevenu constructible et habitable, tandis qu'un immeuble s'élève aux côtés de la fresque et la recouvre. Un « ruban rouge et blanc balis[e] le théâtre » (OS, 14), attirant l'attention sur le passage du trou à la construction qui le comble et forme « un sépulcre au lieu d'une effigie de Sylvie » (OS, 16). Le monument n'annonce pourtant pas encore la fin de l'image de Sylvie ni celle du deuil de Fabre et Paul, quoiqu'il constitue pour eux un nouvel espace d'habitabilité, même si, comme nous l'avons constaté, ils l'investissent faiblement.

Lorsque Paul découvre l'édifice terminé et rend visite à son père, il peut apercevoir « le fond du canal, privé de son liquide pour cause de vidange trisannuelle : trop peu d'armes du crime se trouv[ent] là, les seuls squelettes étant des armatures de chaises en fer, des carcasses de cyclomoteurs. » (OS, 18) « Constellé[s] d'escargots stercoraires » (OS, 18) aux accents excrémentiels et nauséabonds, ces nouveaux cadavres entrevus dans le canal vidé de son eau rappellent la morte qui s'attache toujours aux personnages dans ce nouvel espace et le lent processus de deuil. La faible quantité « d'armes du crime » dans cette description soulève par ailleurs un doute quant à la « seconde mort » de Sylvie Fabre que constitue, pour Charlotte Thimmonier, le recouvrement de son image (THIMONNIER 2006, 4). Bien que l'immeuble qui s'élève devant elle et la coupe des regards soit effectivement décrit comme son tombeau, l'issue incertaine du récit et l'absence d'arme interrogent l'effectivité de la mort autant que l'effectivité du meurtre. Car parler d'arme du crime même – et surtout – lorsqu'il y en a « trop peu », laisse penser que cette seconde mort relève bien d'un acte : un deuil peut consister à tuer le mort afin qu'il laisse les vivants « en paix » et cesse de revenir (FREUD 1968). Ainsi nous retrouvons l'intuition de Charlotte Thimmonier, celle d'une seconde mort de Sylvie Fabre, à ceci près qu'il s'agirait d'un meurtre à accomplir, dans sa dimension hautement symbolique. Cette hypothèse d'un acte de meurtre qui a du mal à se décider pour les personnages – expliquant ainsi qu'il ne cesse de se répéter – se trouverait étayée par la présence des charognes, carcasses et autres squelettes toujours revenants.

La succession de trous et d'images n'est pas résolue à la fin du récit, tandis que les deux personnages grattent le mur mitoyen du studio dans l'idée, seulement suggérée au lecteur, de retrouver le visage peint de Sylvie Fabre. En effet, leur action est marquée d'indécision, tandis que le soleil éclaire l'appartement « comme un projecteur de poursuite dans un music-hall frontalier » (OS, 20), insistant encore sur la mise en scène du deuil et la dimension autoréflexive de la représentation. D'un côté, les personnages se mettent sérieusement au travail en suivant les étapes prévues par Fabre et, de l'autre, celui-ci précise qu'un tel soleil « donne véritablement envie de foutre le camp » (OS, 20), en ouvrant à un possible départ vers l'ailleurs, à une sortie de la scène qu'ils jouent. La chute ouverte du récit (« On gratte, on gratte et puis très vite on respire mal, on sue, il commence à faire terriblement chaud » (OS, 22)) peut tout autant suggérer, comme le souligne Charlotte Thimmonier (THIMONNIER 2006, 7), un mouvement cyclique et un retour à l'incendie initial qu'une impossibilité de terminer leur mission qui les étouffe. Mais surtout, pris dans le contexte de l'habitat langagier, la fin souligne l'aménagement d'un espace habitable à partir du trou – celui que creuse les protagonistes, comme celui sur lequel repose leur immeuble. En effet, l'action des personnages, si elle est guidée par leur besoin de retrouver l'image de Sylvie, est aussi une manière d'investir le lieu, même minimalement, et d'aménager ainsi un espace où le processus de deuil peut, littéralement, prendre place. De la même manière, l'immeuble d'habitation érigé contre la fresque s'élève sur un trou creusé par les ouvriers où se trouvait autrefois le carré d'herbe servant de piédestal à l'image de Sylvie. Lorsque Paul entre pour la première fois dans cet immeuble, il aperçoit « au cœur d'une cour dallée, un terre-plein meuble [qui] prédi[t] le retour de la végétation trahie. » (OS, 16) Comme beaucoup d'immeubles parisiens, ces lieux habitables sont répartis autour d'une cour intérieure, qui rappelle néanmoins le trou autour duquel l'habiter est possible, et dans laquelle le « terre-plein meuble » pourrait facilement figurer le tertre funéraire de Sylvie.

5. Derrière le mur, la mère, et derrière la mère ?

S'il relate principalement l'expérience de deux adultes, le récit présente un fantasme de fusion avec le maternel, alors même que l'image de Sylvie Fabre devrait aussi correspondre à celle d'une épouse. En effet, le personnage est uniquement désigné par le terme « mère » ou par son nom (Sylvie Fabre ou Sylvie), jamais par celui de « femme », alors même que le récit ne prend pas d'emblée le point de vue de son fils. Cette particularité, a priori anodine, est manifeste dans des tournures stylistiques qui soulignent le maternel plutôt que le féminin, comme c'est le cas pour la phrase suivante, à la syntaxe ambiguë : « Le soir après le dîner, Fabre parlait à Paul de sa mère, sa mère à lui Paul, parfois dès le dîner. » (OS, 7) Le phénomène s'aperçoit ailleurs, tandis que le ravalement de la façade de l'immeuble de Sylvie révèle de nouvelles nuances dans sa robe bleue – couleur de la madone – et que l'effigie reçoit des visites dominicales de la part des protagonistes. Le maternel est alors convoqué pour recouvrir le féminin : « C'était une belle robe au décolleté profond, c'était une mère vraiment. » (OS, 11) La prééminence du maternel semble néanmoins révéler, en creux, le féminin non dit dans le texte et qui pourtant affleure à certains moments, garantissant ainsi un minimum de désir et donc de manque chez la mère. Cela ne va pas sans le jeu qui caractérise l'œuvre d'Echenoz, figure de la postmodernité littéraire. L'écriture échenozienne pose les choses à une certaine distance, appelant à la réflexion et au jugement du lecteur. En réalité, les stéréotypes littéraires y sont « tour à tour légitimés et dénoncés, utilisés et déconstruits. » (DUFAY 1994, 87) En effet, comme l'a souligné Christine Jérusalem dans son article à ce sujet, « répéter le stéréotype, dans la perspective postmoderne, c'est simultanément le mettre à distance et maintenir intacte la jouissance de lecture qu'il peut contenir […], c'est à la fois se moquer et se délecter des conventions artificielles. » (JÉRUSALEM 2004, 335) Aussi L'Occupation des sols présente-t-il la fusion souhaitée avec l'image maternelle[10] de manière ironique, source de perplexité pour le lecteur, car pointant vers un érotisme ambigu, que ce soit pour Fabre, « que ce spectacle met[t] en larmes, en rut, selon » (OS, 10), ou pour Paul, qui observe l'évolution de la robe peinte. Le rapport particulier des personnages à la fresque est l'occasion pour Echenoz d'interroger la représentation elle-même, dans ses manques structurels et ses jeux d'illusion. La superposition de l'image et de ce qu'elle représente laisse imaginer le pire au fils, Paul, lorsque l'effacement menace la peinture de sa mère et risque de dévoiler ce qui se cache derrière celle-ci, c'est-à-dire rien que le support de la représentation – et non sa nudité, comme le suggère cette phrase : « Paul vit parfois d'un œil inquiet la pierre de taille chasser le bleu, surgir nue, craquant une maille du vêtement maternel  quoique tout cela restât très progressif. » (OS, 13) La pierre qui pointe sous la robe semble rétablir un contact avec le réel au cœur du symbolique, dans un instant où celui-ci s'effondre dans l'indiciel (RYKNER 2004, 18), tout en déconstruisant le leurre que pourrait constituer la fresque (HYPPOLITE 2006, 70‑71). Ce moment qui révèle l'envers du texte, Arnaud Rykner le nomme « pan », d'après le « petit pan de mur jaune[11] » dans le tableau de Vermeer décrit par Proust et qui coûte la vie à son personnage Bergotte (PROUST 1989). Il s'avère que le pan prend également la forme d'un mur peint dans L'Occupation des sols, et qu'il « est aussi le moment d'un sujet, c'est-à-dire ce moment où moi, lecteur […] vais pouvoir me glisser dans cette faille invisible aménagée dans le tissu de l'œuvre, qui me met en présence de mon propre désir ou de ma propre mort – ce pan qui est aussi l'indice de ma présence à l'œuvre, de ma présence dans l'œuvre. » (RYKNER 2004, 22) Ainsi, le désir et le manque rappelés par la présence modeste du féminin dans le texte se confondent avec le désir du lecteur : « le dispositif dont le pan est la marque organise la rencontre ». (RYKNER 2004, ibidem) En exhibant le dispositif de représentation, l'esthétique échenozienne, comme l'indique Pierre Piret en s'appuyant sur Lacan, « interrog[e] la relation complexe du sujet humain à l'ordre symbolique » (PIRET 2010, 341) en tenant compte que « l'image humaine […] se manifeste à la fois comme substance et comme illusion » (LACAN 2001, 341). Aussi, en donnant à l'image de Sylvie une illusion de présence qui n'est pas exempte de dérision, le récit révèle-t-il le défaut d'être, « défaut fondamental [qui] est la condition même du sujet » (PIRET 2010, 342), le deuil comme acte étant une réédition du scellement de ce défaut (ALLOUCH 2011).

Conclusion

Nous avons pu constater que L'Occupation des sols souligne la dimension des deuils constitutifs de l'habiter et suggère, inversement, une spatialisation du deuil, c'est-à-dire que le deuil nécessite invariablement un espace habitable (les morts, quant à eux, n'occupent pas de place). L'investissement léger des lieux, au premier abord, par les deux personnages endeuillés révèle une forme d'occupation proportionnelle à un fantasme de fusion avec l'image de la mère décédée, en insistant ainsi sur la dimension imaginaire de l'habiter. Toutefois, la fresque de Sylvie Fabre ne comble jamais complètement la perte du personnage, mais inscrit le récit dans une dynamique de trous et de pleins qui pointe du doigt le manque dans l'habiter, fondé, par le langage, sur une inhabitation originaire et une déshabitation éventuelle. Cette dynamique est mise en valeur par l'ambiguïté du récit postmoderne qui, dans L'Occupation des sols, juxtapose une image maternelle (pré)occupante et un féminin discret, en aménageant une place pour le désir et donc le manque. En effet, l'ironie échenozienne met en scène une image trouée par le gril d'un soupirail et craquée par la pierre de taille, luttant « contre son effacement personnel » (OS, 13) et contre une seconde mort symbolique décisive auprès des deux autres personnages. Ainsi, on peut voir dans le travail de deuil de Paul et Fabre et, plus largement dans l'œuvre d'Echenoz, un retour fragile du sujet réclamé par la postmodernité, qui ne peut avoir lieu, dans un premier temps, que sur le mode ironique (KIBÉDI VARGA 1990, 17).