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« Quand vous prononcez mon prénom, vous violentez le monde. »

(Leduc 2007, 155)

J’ai relu L’Affamée (Leduc 1974). L’orgasme me traversa comme une bourrasque. « Elle écrivait qu’elle était dans sa ville. » (Leduc 1974, 14) Je me suis regardée dans ces mots comme dans un miroir. J’ai plongé, haletante, dans le déferlement tempétueux de phrases livrées sans pudeur comme des cris. N’avons-nous pas toutes et tous notre Simone de Beauvoir ? Plusieurs Simone se sont succédées au cours de mon existence, me relançant, encore et encore, incendiée, sur la corde raide du désir. De toutes ces femmes qui m’ont faite funambule, je loue aujourd’hui la plus extraordinaire, Saoussan, l’étoile pyromane hissée à la cime de mon imagination.

J’ai touché mon pubis chaud, orné de poils denses. Ma vulve pulsait déjà comme un cœur. Je ne me suis pas aventurée dans la zone de la chair crue.

Ma langue cherchait dans la nuit salée, dans la nuit gluante, sur de la viande fragile. Plus je m’appliquais, plus mes efforts étaient mystérieux. J’ai hésité autour de la perle.

(Leduc 2013, 95)

Elle inventait des paysages. Elle sondait le gouffre. Elle révélait l’intervalle prodigieux du désir, l’intervalle suicidaire : « Je me suis laissée tomber au fond de l’événement. Au téléphone, entre sa voix et la mienne, entre sa bouche et la mienne, il y a la mer. » (Leduc 1974, 41)

Je ne voulais pas de la mer et des voies violentes de l’orgasme. J’errais dans la sécheresse palpitante des poils. Le désir se situait à fleur de sexe, près des grandes lèvres, ces entremetteuses acharnées prêtes à me compromettre en me précipitant dans le plaisir. Du crachin annonçait la fleur écrue de l’orage. Je n’ai pas traversé. Je suis restée sur la rive fantasque du désir. Ce qui s’offrait à mon regard était subjuguant.

Elle arrive. Elle est emmêlée à la nuit, mais elle arrive. Je crée son arrivée. Je la sortirai du ventre de la nuit. Je tends mes mains. Elles reçoivent le brouillard qui est du tulle noir.

(Leduc 1974, 57)

« Elle attendait l’éblouissement d’un visage. »[1] J’inventais des perles d’éjaculat aux parfums harassants d’urine. L’impossible arrivait sur moi, mû par le désastre d’une passion intarissable, avec cette chute de lumière liquide, échevelée.

« Le flot de lumière se répandait. Je le recevais comme le reçoit un vitrail. » (Leduc 1974, 183)

Saoussan est belle. Je suis sa courtisane de plusieurs nuits. Un soir, elle prononce les mots de « beauté insurmontable » sur la timidité de mon corps semi-nu et l’auréole. Nous faisons bander la langue. Nous nous solidifions mutuellement pour parer à la destruction du monde extérieur.

Nous devons créer nos tremplins, forger nos élans. Nous nous cognons témérairement au rouge parce que des affamées avant nous ont ouvert la gueule au silence. « Je sais que tu as faim. Taille dans ta chair, avale. » (Leduc 1974, 143) Ce flot charrie nos impétuosités. Jusqu’où pourrons-nous le faire avancer ? Nous tournons le dos à la subtilité. Nous saignons du rouge. Cela ne nous émeut pas. Nous poursuivons notre voie en gravant d’autres sillages dans l’hémorragie.

Nous en étions là du désir, deux femmes se caressant déjà trop du regard : nous l’anéantissions. La nuit s’étalait devant nous comme un corps endormi, rutilante, illuminée. Saoussan : mon amour, mon vertige, mon déluge, ma créative, mon trop-plein, mon indifférente, mes débordements, ma flèche libre…

« À côté d’elle, je meurs de soif, de froid, de faim. Elle est libre, libre. Je me suis liée à elle. Je suis mon affameur. » (Leduc 1974, 61)

J’ai épousé le corps de mon amie sous un tamis de lumières. Elle portait d’énormes sandales d’homme à velcro, une jupe indécente, un vieux tailleur taché. L’odeur ruisselant de ses aisselles m’étriqua dans ma robe seconde-main, immodestement pailletée. J’ai chiffonné ma timidité comme les pétales d’une fleur indolente. Mon corps, appuyé lourdement contre celui de Saoussan, courtisait sa peau. Je déposais le poids d’un érotisme vacillant sur le socle de notre amitié.

Souvent l’hiver, je plaquais mon amie contre un mur. Le sensuel suivait le parcours hérissé de nos deux corps tendus et nous circonvenait. Saoussan avait les yeux chavirés : c’était de la parodie et c’était déjà du désir.

« J’attends, je la regarde. J’attends : l’araignée tisse dans mes entrailles, l’araignée me happera le sexe si je ne demande pas… » (Leduc 2013, 36)

Nous enlevions nos vêtements devant la fenêtre sans rideaux du salon qui donnait sur une ruelle déserte. Au-delà, une rue pointait : un bout de peau dépassant de la sobriété d’une nuit monotone. Nous continuions à nous intoxiquer dans l’intimité de sa chambre jusqu’au petit jour. Je rentrais chez moi avec les battements du temps bleui comme deux ecchymoses sur les tempes de mon corps épuisé. Les heures blêmes du matin, striées de lampadaires pâlots, dégueulaient leurs litanies jaunâtres sur ma solitude.

J’ai éludé ce territoire de vertiges. Un sentiment trop profond aurait pu s’y accrocher que je n’étais pas en mesure de soutenir.

J’aime : je bois démesurément à la source de rêves insatiables. Je fais de la haute voltige. J’aime d’un amour à cheval entre l’amitié et la passion. Ces sentiments fougueux me forcent sans cesse à faire le grand écart. « L’amour est une invention épuisante. » (Leduc 2013, 25)

J’ai demandé à mon amie si je pouvais éprouver le fouet sur son corps. Une averse d’acquiescements m’inonda en retour. Le désir est souvent une chose empêtrante et insidieuse qui nous emmêle ensemble, Saoussan et moi.

Mon sexe s’embrasa sous ma robe. Mes talons hauts argentés sertis de brillants : quatre-vingt-un sur le pied droit, trois éteints, quatre-vingt-quatre sur le pied gauche, scintillèrent dans la nuit, incisifs. Je décris : je rapièce des bouts de mémoire qui autrement tomberaient en loques mortes à mes pieds et que l’oubli pourrait dévorer. J’encense des images fulgurantes.

Mon amie portait un élégant soutien-gorge de dentelle noire qu’elle avait trouvé sur la rue. J’ai dégrafé l’objet rigide d’où fleurirent deux seins magnifiques. Les voix s’étaient tues derrière nous : des femmes et des hommes nous observaient. J’ai repoussé la petite culotte de synthétique d’un beige démodé. Ce sous-vêtement modeste gantait son corps à la perfection. Mes mains caressèrent la peau avant la défloration obscène des fesses par le fouet. Les cheveux de Saoussan, retenus en arrière par un peigne banane, renfermaient des boucles impeccables, exhalant un mélange d’huiles capiteuses. Elle avait tracé deux lignes maladroites autour de ses yeux, en motifs asymétriques et improvisés.

Mes doigts parcoururent le paysage aride et sensuel de deux jambes non épilées. Elles étaient rêches et contrastaient avec la soie souple des seins qui coulaient onctueusement sur le siège de cuir noir. Deux cactus héroïques eurent pour moi l’attrait et la somptuosité de la moustache de Frida Kahlo dans ses autoportraits.

Après ces caresses verdoyantes, je me résolus à employer des instruments plus profanes, d’une saison mûre, vermillon. C’était l’automne déjà, rougeoyant à nos pieds. Je saisis le fouet que je fis claquer sur les fesses de Saoussan en alternance avec les cajoleries langoureuses de ma main. Son corps absorbait la pluie fraîche d’une douleur tiède et de chaudes caresses emmêlées. L’envoûtement s’encrait, de plus en plus noir en moi : la pieuvre de Thérèse [2] me teignait de multiples et laborieuses réécritures.

« Nous l’avions fait de mémoire comme si nous nous étions caressées dans un monde avant notre naissance, comme si nous rattachions un maillon. » (Leduc 2013, 137)

Nous défiions l’amitié, cette déesse tumultueuse. Nous n’avions pas tiré l’épais rideau noir derrière nous, livrant malgré nous notre scène au silence intrigué d’autres regards. Nous nous acharnions à produire un chef d’œuvre fugace d’érotisme où plaisir et douleur se polluaient sensuellement.

« Nos lèvres après tant de salive échangée se désunirent malgré nous. » (Leduc 2013, 26)

Du fond de la pièce comme du fond des âges, une voix rabat-joie fracassa notre union. J’étais sans doute la plus déçue et la plus nostalgique. La mer était là, prête à être gaspillée. Elle reflua. J’avais contemplé un paysage fastueux. Nous cherchions nos vêtements éparpillés au sol, confuses et maladroites, émues.

« Nous nous sommes remerciées avec des sourires fragiles. » (Leduc 2013, 96)

Saoussan : mon espoir et mon désespoir bandent éloquemment, à l’infini. Près d’elle, je continuerai à m’accoucher et à me consumer. Elle est ma Simone de Beauvoir, ma foudroyante épiphanie. Nous resterons, je l’espère, à l’orée du plaisir, enlisées, aveuglées par l’imminence et la proximité de l’éclat. L’amour, d’un certain style, paré du désastre de jouir d’un bonheur que nous pourrions perdre un jour.

Quand mon amie voyage, je me repais de sa mémoire et l’intensité de nos échanges retombe sur mon quotidien comme de la poussière morte. Elle m’abreuve. Elle m’offre des réserves pour survivre et traverser tous les déserts (Leduc 2007, 216).

« Son départ est une flaque. Je suis le soiffard qui boit avec les mains. Je renifle la dernière goutte. »[3]

Saoussan a quitté ma ville. J’ai décidé, afin de contrer son absence, de ne mettre aucune barrière à mon expressivité, d’écrire comme je vis, avec, en filigrane, l’héritage indéniable de la voix de Violette Leduc.

« J’avance avec mes poids. J’ai repris mes habitudes. Me déshabiller sur le trottoir. Me livrer à la phrase. Me décharger de moi-même. » (Leduc 1974, 91)

Ainsi, j’écris. Un texte me réfléchit. Ce qui me regarde à soixante-dix ans est d’une beauté inouïe. J’erre, je tombe, je me noie dans L’Affamée. Les mots m’engloutissent. Je m’accroche aux tiges folles d’une mémoire rendue mienne par bribes.

J’ouvre le tiroir. J’ai dit adieu aux cinq cents plumes Blanzy-Poure couchées dans leur boîte. Je secoue cette boîte contre mon oreille. J’obtiens le son et la marée de l’écriture à venir.

(Leduc 1974, 110)

L’Affamée décharge des torrents de désir à chaque page. Ce n’est pas un désir latent. C’est un désir exacerbé qui explose et se démultiplie comme à l’instant foudroyant de l’orgasme. J’écris : j’ouvre la gueule à ma mémoire d’où coulent des images de Saoussan à flots, sans brides aucunes.