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La vie d’une auteure a toujours suscité plus d’intérêt que son œuvre, celle-ci étant souvent lue à la lumière de la réputation de son auteure ou de la vie qu’elle mène. Si l’on peut affirmer que les femmes auteurs étaient par le passé plus mal accueillies dans le monde littéraire qu’aujourd’hui[1], on peut difficilement soutenir qu’elles ont actuellement un traitement égal à celui des hommes auteurs : le mouvement Art+Féminisme lancé en 2014 éclaire ce point aveugle en s’attaquant aux lacunes observées dans l’encyclopédie du XXIe siècle Wikipédia, où des « inégalités se manifestent […] dans la division des articles : la section consacrée à la vie d’une personnalité féminine a tendance à être plus longue, comparativement à la partie consacrée à ses œuvres, très souvent incomplète » (Villemure 2018). Une femme auteure est rarement considérée comme une auteure avant tout ; la carrière professionnelle d’une femme ne la définit pas a priori. Au Québec, Nelly Arcan est d’abord connue comme une ex-escorte qui a ensuite raconté son vécu dans ses œuvres. L’impudeur d’Arcan est double : non seulement s’est-elle donnée à nu dans son premier métier, elle s’est subséquemment exposée sans autre voile qu’une burqa de chair dans ses écrits, toujours teintés de ce passé « déshonorant pour une femme ». Une lecture biographique de l’œuvre d’Arcan semble en fait difficilement évitable, éclipsant par le fait même la critique qu’adresse l’auteure à la double morale patriarcale : c’était souvent le cas dans le remous médiatique[2] provoqué par la publication de chacune de ses œuvres, c’est apparemment encore vrai aujourd’hui. Le film Nelly d’Anne Émond (2016) n’y échappe pas.

Un article de Radio-Canada présente Nelly en ces mots : « Avec le film Nelly, la réalisatrice Anne Émond ne signe pas une biographie typique. Quelque part entre la réalité et la fiction, le long métrage dresse un portrait libre de l’écrivaine Nelly Arcan, morte en 2009. » Or le titre de l’article, « Le film sur Nelly Arcan : réalité ou fiction ? » (2016), comme la plupart des autres textes produits à la parution du film, ne peut s’empêcher d’essayer de démêler réalité et fiction, visiblement incapable d’accepter le mélange des deux. Peut-être est-ce dû au fait que le film lui-même ne réussit pas l’exploit sans nous ramener à la question qui a toujours « mis en boîte » (Boisclair et Dussault Frenette 2017) l’œuvre d’Arcan : mais qui est-elle vraiment ? Pourtant, Anne Émond n’avait manifestement pas l’intention de créer « un film biographique standard », mais « une œuvre éclatée » pour « réconcilier les différentes facettes de l’écrivaine » (Radio-Canada 2016) : la petite fille (jouée par Milya Corbeil-Gauvreau), la prostituée Cynthia[3], l’amante Amy[4], la star du monde littéraire et l’auteure (toutes portées par Mylène MacKay). On pourrait donc voir Nelly comme la représentation du mythe qu’est devenue Nelly Arcan, cherchant à respecter toutes ses variantes, accordant un temps de scène à chacune, au lieu d’en proposer un récit unifié qui résorberait certaines variations. Bien que l’idée soit louable, le mythe ici a dû se dépouiller de toute sa complexité pour se livrer en d’autres mythes modernes, desquels il ne reste plus qu’une surface lisse[5] reflétée dans un miroir qui ne peut évidemment que transmettre des images faisant écran à la profondeur psychologique de la protagoniste qui s’en trouve ombragée : Amy Winehouse[6], Marilyne Monroe[7], une certaine figure de femme auteur troublée à mi-chemin entre Virginia Woolf et Sylvia Plath, sans parler de la prostituée souscrivant, elle aussi, à un certain imaginaire de la putain qui n’est pourtant pas celui que l’œuvre d’Arcan esquisse[8]. Oui, la réalisatrice du film insiste sur la liberté qu’elle a prise dans sa création. Toutefois, même en admettant celle-ci, il n’est pas facile d’écarter le malaise[9] ressenti pendant le visionnement du film qui tombe dans le même piège que le « portrait biographique » publié par Marie Desjardins et Marguerite Paulin (2011), Nelly Arcan : de l’autre côté du miroir, ce qui est symptomatique de toute lecture d’œuvres autofictionnelles où l’on cherche absolument à démêler le vrai du faux, à l’affût « des détails croustillants »[10] sur la vie de l’auteure, confondant finalement les deux en s’imaginant un récit vendu comme plus véridique que fictionnel. Quand il est question d’une femme, la frontière est encore plus aisément franchie. Nelly pousse les spectateurs malgré eux dans cette direction. Par exemple, lorsque l’amant français dans Folle est remplacé par un Québécois dans le film, force est de se demander s’il s’agit plutôt du « vrai » fiancé de Nelly Arcan/Isabelle Fortier, dont on a entendu parler dans les nouvelles à l’annonce du décès de l’auteure. D’un coup, la persona d’Amy ne peut qu’apparaître comme une Nelly Arcan/Isabelle Fortier hystérique, détruisant sa vie amoureuse de ses propres mains, alors que son amant s’attire presque de la sympathie, dénué de la culpabilité qui lui est imputée dans Folle – et qui, dans les récits arcaniens, est reprochée à tous les personnages masculins[11]. Impossible de décoller de la biographie, alors que toute l’œuvre de Nelly Arcan nous crie de la transcender.

La première apparition de Nelly adulte à l’écran se fait sous les dehors de la prostituée Cynthia. Celle-ci porte un tattoo semblable à celui de l’auteure[12], clairement visible à l’écran, mais qui ne se retrouve sur le corps d’aucun des trois autres personnages qui l’incarnent. Cynthia n’a aucune pudeur, forcément, dirait-on, vu la nature de son travail. Elle est peu habillée ou carrément nue. La scène suivante nous donne à voir Nelly l’auteure, assise devant son ordinateur dans ses appartements sombres, glauques, aux fenêtres closes, elle-même habillée de nombreuses couches de vêtements, sa tête et ses mains nues à peine visibles. Pourtant, lorsqu’elle promeut ses livres, elle porte des décolletés plongeants, s’enivre de champagne et fait une folle d’elle en essayant de séduire le « génie » masculin de l’heure, toujours distingué dans son rôle d’auteur respectable, malmené par l’auteure hystérique, nécessairement jalouse de son succès[13]. L’auteure hyperpudique dans sa manière de s’habiller et dans ses entrevues – « j’aime pas être exposée », dit-elle à un journaliste – détonne par rapport à ce qu’elle écrit[14] et par rapport aux autres « Nelly Arcan » qui s’exhibent continuellement au regard d’autrui. L’auteure serait-elle finalement la plus pudique de toutes ? L’est-elle faussement ? Pourquoi d’ailleurs ce choix de représentation de l’auteure à son travail ? Pourquoi la prostituée ne pourrait-elle pas être celle qui écrit ces récits crus et dépoussiérés de toute trace de la pudeur prétendue naturellement féminine ? Pourquoi la femme auteur doit-elle toujours se voir ramenée à une surface unidimensionnelle ? Putain ou écrivain. Prostituée ou Virginia Woolf. Pas les deux à la fois ; et souvent dans le film la première supplantant la seconde, comme une réplique d’une sixième persona de Nelly en prostituée[15] le laisse entendre vers la fin : « I’m not a writer, but I’m a great fucking whore. » Nelly Arcan n’est pas l’une ou l’autre de ces figures : Nelly Arcan est l’une et l’autre, toutes à la fois.

La seule vérité d’Arcan, s’il y en a et s’il est important de la chercher, se trouve dans son souffle, dans sa voix, dans ses mots. Toute tentative de saisir Nelly Arcan est minée : au mieux, elle ne peut être qu’une autre reconfiguration du mythe qu’on en a construit, souvent problématique, largement influencée par une lecture personnelle et subjective de l’auteure, de sa vie et de son œuvre[16]. Figure fugitive qui traverse ses écrits, Nelly Arcan y laisse des traces, sans jamais se faire attraper, comme une étoile filante. Seule sa parole devrait être mise à nu, comme elle l’a toujours été dans son œuvre, sans pudeur. Enfin, on pourrait alors écouter le souffle qui laboure le rythme de ses mots, prenant à la gorge la morale qui peut difficilement accepter le génie féminin sans en questionner l’honneur.