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Il faut bien l’avouer : les femmes réunies en société ne font une besogne supérieure que dans les choses essentiellement féminines. Partout ailleurs, dans le journalisme surtout, la femme ne réussit que si son travail est à côté de celui de l’homme. La Fronde en est la preuve. (…) Pour ces dames, le féminisme consiste à se masculiniser (…). Pourquoi faire, des idées viriles ? Je vous le demande. Il faut qu’une femme même en faisant le métier d’homme, reste femme et femme toute simple, toute douce.

(« Lettre de Paris. La Fronde » 1897)

Figure 1

Affiche pour La Fronde, Clémentine Hélène Dufau, 1898. Source : Gallica BNF

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Cet extrait de l’article signé « Glaude, de Paris » dans L’Echo de la montagne démontre à lui seul les difficultés auxquelles devront faire face Marguerite Durand et ses frondeuses. Au tournant du XXe siècle, les femmes avaient un statut égal à celui d’un adolescent, et passait de la tutelle du père à celle de l’époux. Ces femmes qui souhaitent écrire et prendre la parole ont bien eu du mal à s’imposer. Leur rôle est de procréer, et non d’argumenter. Elles ne sont pas prises au sérieux, et on s’empresse de leur rappeler leur place.

Séverine, dans son article Le droit à l’avortement publié en 1890 dans le Gil Blas, dénonce la criminalité de l’État qui incite à « la repopulation » mais qui pour autant ne donne aucun crédit aux femmes victimes de son indifférence. En tant que femmes, elles n’ont pas le droit de s’exprimer sur les décisions prises par les politiciens, que ce soit pour leur patrie, leur propre sort, ou pour leurs enfants. Séverine, d’abord qualifiée de « féministe timide » par Barnard Lecache, n’a de cesse d’intensifier sa prise de position à partir de sa rencontre avec Jules Vallès en 1880 à Bruxelles. Plus tard, en 1914, elle conduit les suffragettes et s’exprime sur le droit de vote des femmes. Marguerite Durand, devient journaliste à La Presse (créé par son époux George Laguerre en 1888) et au Figaro (en 1895) après un passage au conservatoire et une carrière au théâtre. Elle est non seulement à l’origine de La Fronde, dont le premier numéro paraît le 9 décembre 1897, mais aussi du journal L’Action en 1905 ou encore du journal nommé Les Nouvelles, paru en 1909.

Marguerite Durand, née le 24 janvier 1864, est la cadette de Caroline Rémy, dite Séverine, de tout juste neuf années (elle est née le 27 avril 1855). Séverine prend la succession de Jules Vallès au Cri du Peuple en 1885, puis rencontre la fondatrice de La Fronde. Une profonde amitié unira les deux principales protagonistes de notre étude, comme en témoigne leur correspondance[1], mais aussi leur collaboration à une époque tourmentée à bien des égards, y compris politiques.

Si ces femmes désignées comme étant « d’une désespérante infériorité » (« Échos et nouvelles. La politique (La Fronde) » 1897) ont réussi à créer un journal unique en son genre, il semble légitime de se demander comment, dans une époque qui semble si hostile à la liberté de la femme, dont la parole est opprimée, un tel projet a pu voir le jour. Les conditions exceptionnelles de sa mise en œuvre ainsi que ses objectifs peuvent être interrogés et nécessitent une attention particulière. Nous serons également amenés à le considérer comme une œuvre atypique, puisque entièrement réalisée par des femmes, et comme un lieu expérimental. Enfin, le contenu, ses objectifs et sa réception sont essentiels à déterminer.

Une rencontre déterminante : Maria Pognon

La Fronde, c’est avant tout une rencontre entre Marguerite Durand et Maria Pognon. Lorsque Marguerite Durand participe au congrès féministe dirigé par cette dernière, tenu du 8 au 12 avril 1896, l’ex-comédienne reconvertie dans le journalisme décide de fonder La Fronde, et donc de s’investir dans la lutte féminine[2]. Née Maria Rengnet, suffragiste, pacifiste, libre-penseuse et franc-maçonne, Maria Pognon est à l’origine de l’idée de Marguerite Durand, autrement dit, de la création de La Fronde, journal auquel elle collabore entre fin 1897 et début 1900. Elle y publie environ soixante-dix articles.

En 1892, Maria Pognon « succède à Léon Richer comme présidente de facto de la Ligue Française pour le Droit des Femmes (LFDF), fonction à laquelle elle est élue deux ans plus tard et qu’elle assume jusqu’en 1903 » (Offen 2018).

Par ailleurs :

(…) [E]lle préside le congrès féministe de Paris en 1892, organise le suivant (1896) puis, avec Marguerite Durand, celui du droit des femmes (1900), devenant l’année suivante l’une des six fondatrices du Conseil National des Femmes Françaises (CNFF).

(Offen 2018)

Cette époque charnière voit se multiplier les organisations de lutte pour les droits des femmes à travers le monde, elles concernent souvent l’acquisition du droit de vote. En France aussi, des personnalités comme Hubertine Auclert, pionnière des suffragettes[3] françaises, ou encore Maria Pognon, agissent.

Séverine et La Fronde

À cette même époque, alors que les femmes clament toujours plus fort leurs droits, un scandale inédit anime le pays autour de l’affaire Dreyfus. Séverine, dans un premier temps convaincue, comme la majorité de la population française de sa culpabilité, change d’avis lors du procès d’Esterhazy, mais aussi à la lecture de la lettre de Zola dans l’Aurore : « J’accuse ». Or elle ne saurait rester neutre face à une telle injustice, et rejoint le rang encore restreint des dreyfusards. Mme Séverine connaît alors des temps incertains. En effet, celle qui utilise sa plume pour la défense des causes justes, voit ses contrats disparaître et ses ressources diminuer par la même occasion. C’est alors que sa fidèle amie, Marguerite Durand, lui fait une proposition qu’elle ne saurait refuser : collaborer à la création de La Fronde. Si Maria Pognon inspire la directrice du journal, Séverine, elle, offre son expérience et sa crédibilité acquise dans ce monde encore grandement mené par les hommes, mais elle y gagne aussi un lieu d’expression.

La correspondance retrouvée de Séverine est intéressante pour comprendre son positionnement et sa conception du métier qu’elle partage avec la fondatrice de La Fronde. Celle qu’elle nomme affectueusement dans ses lettres « ma petite fille à moi » (Séverine 1889), « petite fée » (Séverine 1891) ou encore « petite fleur » (Séverine, s. d.), empruntant ici un ton infantilisant malgré leur écart d’âge relatif, n’en est pas moins une partenaire de travail, et Séverine annonce ses conditions dans une lettre du 8 octobre 1897 :

Suivant le désir que vous m’exprimez, je vais vous stipuler les conditions de mon entrée à La ligue. Actuellement, un article de cent cinquante lignes m’est payé trois cents francs. Le tiers de copie représenterait donc le tiers du prix, si, en raison de la quotidienneté du travail, des rapports d’amitié qui nous unissent, et du grand intérêt féminin de l’œuvre que vous entreprenez, je vous ferai, de moi-même, et pour éviter toute discussion sur ce point, sacrifice de moitié. C’est donc quinze cent francs par mois que je demande mais je ne puis accepter moins. Je désire que toute ma liberté soit assurée par traité, soit quant au sujet de mes articles, soit quant à l’indépendance de mes opinions. En cas de différent à ce sujet, mon article pourrait être supprimé mais jamais modifié par qui que ce soit. (…) Enfin je désire un contrat de cinq années. (…) Telles sont mes conditions, ma chère Marguerite, et je les crois raisonnables étant donné l’apport de mon nom, de mon expérience, et de mon bon vouloir. (…)

La journaliste expérimentée lui fait parvenir un projet de contrat dès le 25 novembre de cette même année et obtient au final un contrat de trois ans, la liberté du choix de ses articles, et la somme de 1200 francs par mois. Comme à son habitude, Séverine prône un journalisme de terrain qui se base sur la vérification des faits, héritage de sa formation auprès de Vallès.

La réception du journal dans un milieu très masculin

La parution de ce journal attire le regard de ses homologues masculins, comme nous l’avons vu dès le début de notre étude. Les commentaires dépréciatifs ainsi que les interrogations sur ce journal entièrement développé par des femmes, de la journaliste à la typographe, se multiplient. Lorsque nous nous attardons sur la définition de la femme honnête du XIXe siècle selon Elisabeth Coquart : « Une femme honnête ne sort pas seule, surtout le soir, et l’on a vu la police des mœurs en rafler abusivement est les ficher automatiquement sur les registres des prostitutions » (Rabaut 1996, 69), les réaction masculines surprennent moins, et nous comprenons toute la complexité de l’exercice du métier de journaliste pour les femmes, ou encore pour les typographes travaillant de nuit. Ainsi le Gil Blas déplore la médiocrité de ces femmes ridicules et affirme : « les femmes sont d’une désespérante infériorité. Quand elles veulent s’élever, elles ne s’élèvent pas au-delà du protestantisme ». Le journalisme est une affaire d’hommes ! Aussi, Les Annales politiques et littéraires, s’amusent de l’idée d’un journal élaboré uniquement par des femmes, décrivant les « reportresses » de La Fronde comme « émotives, bavardes et sans doute meilleures cuisinières que rédactrices ». Mauvaise foi ou inquiétude ? Les femmes sont ici reléguées aux affaires religieuses et à la maison, certains ne semblent pas encore disposés à avoir pour collègues des femmes. D’autres cependant laissent la parole à la créatrice. Ainsi, Marguerite Durand annonce, et répond sans détour aux questions. Lorsque La Petite République prend un ton amusé quant au choix du nom du journal, elle ne se laisse pas déstabiliser comme nous pouvons le constater dans cette interview du 7 décembre 1897 :

– Cependant, si elle veut mériter son nom, La Fronde devra lancer des pierres ?

– Rassurez-vous, elle en lancera ?

– Mais à quoi, à qui ?

– À ceux qui nous exploitent et nous oppriment ; à ceux qui soutiennent cette absurdité, la moitié mâle de l’humanité, est digne d’évoluer, intellectuellement et socialement, l’autre devant échapper à la loi des transformations et rester toujours dans un état d’infériorité cérébrale et dans l’esclavage.

(Ancery 1897)

Cette réponse a pu en effrayer certains, et pourtant, nous pouvons démontrer avec certitude que les frondeuses ne désiraient pas proclamer une quelconque supériorité ou entrer en guerre avec les hommes, mais bien au contraire être à leurs côtés, à égalité. Maria Pognon, Marguerite Durand, et Séverine, sont donc les trois piliers sur lesquels repose ce journal 100% féminin.

Les collaboratrices de La Fronde

La Fronde semble acquérir une certaine crédibilité très rapidement. Ce journal, s’il inquiète, suscite de l’intérêt. Lors de la révision du procès de Dreyfus, six femmes sont présentes à cette occasion à Rennes du 7 au 9 septembre 1899 dont :

« Bradamante pour Les Droits de l’Homme », la princesse Ratazzi pour la Revue Internationale, Mme Caillot qui n’écrit rien mais qui depuis la mort de son mari dirige l’Avenir de Rennes, le seul journal dreyfusard de cette ville, et celles qu’on appelle les Frondeuses : Séverine, Marguerite Durand et Jeanne Brémontier.

(Cosnier 1994)

Les trois frondeuses ont une tâche précise. Marguerite Durand, présente en tant que directrice, publie des éditoriaux, Jeanne Brémontier, est titulaire de la rubrique Justice, Séverine publie ses impressions dans ses Notes d’une frondeuse. Leur présence à un tel évènement témoigne de la place qu’avait prise en peu de temps ce journal.

Ces femmes ne sont pas seules dans cette aventure, elle regroupe de nombreuses personnalités aux orientations très diversifiées. Marguerite Durand désire être prise au sérieux et s’entoure donc de collaboratrices de qualité. Outre Maria Pognon et Séverine déjà citées, les femmes qui participent à La Fronde sont d’âges, de milieux, et de tempéraments très différents. Parmi elles, nous retiendrons :

Jeanne Misme, Jeanne Perrot qui signe « Harlor » ses critiques artistiques ; Maria Vérone, ex-institutrice rayée des listes pour des idées subversives, aux affaires municipales ; Clotilde Dissard, sociologue ; Marcelle Tinayre, très jeune romancière ; Jeanne Loisean, spécialiste des feuilletons en pied de page. (…) Clémence Royer, physicienne, anthropologue, naturaliste, traductrice de Darwin ; (…) Pauline Kergomard[4], à l’origine des écoles maternelles et de la puériculture ; les communardes Marie Bonnevial et Mme Vincent.

(Coquart 2010, 118)

Clémence Royer était également philosophe, économiste, et réputée comme pacifiste. Maria Bonnevial, en plus d’être une ancienne communarde, était une socialiste, libre penseuse et féministe. Pauline Kergomard a fait carrière dans l’enseignement, elle est nommée inspectrice générale des écoles maternelles en 1879 par Jules Ferry.

Plusieurs femmes de lettres participent, parmi lesquelles nous comptons Séverine, mais aussi Jane Marni, ou encore Daniel Lesueur[5], poétesse, romancière et auteure dramatique. Le journal bénéficie également de la plume scientifique de Clémence Royer, ou bien encore de Mme Klumpke, première femme admise à l’observatoire de Paris. Enfin, des grands noms du féminisme sont comptés parmi les rédactrices. Outre Hubertine Auclert et Maria Pognon, nous pourrions citer par exemple Clotilde Dissard ou encore Avril de Sainte Croix, nouvelliste qui s’est attribué la mission de lutter pour le sort des femmes malheureuses.

Celles que l’on nomme « les reportresses », ou encore les « frondeuses » – les dénominatifs sont bien nombreux – sont donc des femmes engagées et spécialisées dans des domaines très différents. Néanmoins la condition pour adhérer au journal de Marguerite Durand est claire : il faut réaliser un journalisme de terrain, et l’exercer tel un homme. Beaucoup des collaboratrices de La Fronde ne furent qu’occasionnelles. En 1902, La Fronde devient la propriété de ses rédactrices réunies en coopérative et Marguerite Durand en est la présidente. Les problèmes financiers se font ressentir dès le 1er octobre 1903 et La Fronde devient mensuel jusqu’en 1905. Quelques numéros paraissent en 1914, puis le journal reparaît sous une autre forme de 1926 à 1928. Les sujets abordés sont sans limite.

La Fronde, contenu et revendications

Selon Marie-Eve Thérenty, au XIXe siècle, les sujets attribués aux journalistes étaient divisés selon le genre. Les sujets sérieux sont consacrés aux hommes, et les autres réservés aux femmes. C’est ce qu’elle nomme la « bipolarisation appliquée au journalisme » (Thérenty 2010, pp. 115-125). Séverine, Marguerite Durand et ses collaboratrices renversent cette tendance, et décident d’aborder tous les sujets, sans exception, en tant que femmes.

Marguerite Durand souhaite être à la tête d’un journal qui n’aura rien à envier à ceux tenus par des hommes. La Fronde est un vrai quotidien d’actualité. Il communique donc sur les conditions de travail des ouvrières et des employées, sur les grèves dans les usines et met en avant la figure de la mère isolée et « des orphelins dans certains ouvroirs catholiques » (Coquart 2010, 120). D’un point de vue politique, le journal est de tendance républicaine, socialiste et laïque. La Fronde traite aussi bien de la politique, extérieur notamment, que de la Bourse, ou encore des arts et des lettres. Il contient également des feuilletons. Quelques-uns ont un contenu idéologique, la plupart sont des œuvres de fiction. Il publie des romans d’intrigues de mœurs, de caractères ou à thèse. Il fait paraître des comptes rendus de théâtre mais, chose qui pourrait paraître surprenante, il ne dénonce pas la misogynie des vaudevilles. Il dénonce les conditions ouvrières et propose une chronique féministe consacrée à l’activité des organisations comme La Ligue Française pour les droits des femmes. Le journal ne contient ni dessin, ni photo mais a la particularité d’introduire le courrier des lectrices. Par ailleurs, La Tribune changeait tous les trois jours, abordait des études historiques ou sociales et traitait aussi du féminisme dans tous les pays d’Europe, d’Amérique et d’Extrême Orient, et de son évolution depuis l’Antiquité. Les rédactrices de La Fronde ne souhaitent pas décréter la supériorité des femmes sur l’homme. Elles désirent que les femmes soient reconnues à leur juste valeur par les hommes et être traitées de manière plus juste. Elles souhaitent donc avoir davantage de droits et de reconnaissance, avoir des droits équivalents aux hommes, y compris d’un point de vue intellectuel. La rédactrice des critiques artistiques, Harlor, explicite la position du restant de la rédaction en ce qui concerne les hommes ainsi :

Si La Fronde déclare la guerre, ce n’est pas à l’antagonisme masculin, mais aux tyrans qui s’appellent abus, préjugés, codes caducs, lois arbitraires et non adéquates aux exigences nouvelles. Elle ne cherche pour la femme aucun triomphe sur l’homme.

(Dizier-Metz 1992, 9)

Marguerite Durand souhaite que son journal ne soit pas lu uniquement par les féministes, mais aussi par les hommes. Par ailleurs, les rédactrices de La Fronde ne s’associent pas aux « vierges » ou aux « pétroleuses », ne rejettent ni la maternité ni le foyer. Les femmes de La Fronde respectent encore cette institution qu’est le mariage et désirent préparer les jeunes filles dans ce but. Leurs revendications sont claires, elles réclament : « l’égalité des droits, le développement sans entrave des facultés de la femme, la responsabilité consciente de ses actes, une place de la créature libre de la société » (Dzeh-Djen 1934, 87). Elles demandent des droits égaux aux hommes, y compris dans le domaine du travail :

Les revendications défendues ouvertement étaient le salaire égal à travail égal, l’entrée dans la fonction publique semblable pour les deux sexes, le droit à la gestion de son propre patrimoine pour la femme, sans accès distinct à la Caisse d’Épargne pour y déposer le fruit de son travail.

(Rabaut 1996, 69)

La directrice de La Fronde, première femme admise comme membre du Syndicat des directeurs de journaux, à l’Association des journalistes parlementaires et à celles des journalistes républicains, s’est intéressée plus particulièrement à la question du travail féminin et aux lois concernant leur protection. L’indépendance des femmes et de leur intellect est donc l’un de ses projets centraux. La Fronde se différencie donc du point de vue de sa conception. Journal atypique, lieu à part, il fait également office de salon mondain :

Au 14 de la rue Saint-Georges, sur la pente sage de Montmartre, rutile sur cinq étages un hôtel particulier aménagé pour elle et qui fut naguère habité par l’actrice Lange, favorite de Barras. Au sommet, la salle de composition. Murs décorés de vert et de blanc, salon d’habillement ( les « garçonnes de bureau » portent des costumes verts), buffet à liquides et gâteaux, salle de réception avec des ouvrages de référence, des spécimens de livres, des photos de peintures et de sculptures ayant pour auteur des femmes. Un large hall pour réunions, conférences et soirées musicales ; plus tard, en mars 1898, une salle d’escrime.

(Rabaut 1996, 46)

C’est un lieu qui ne ressemble à nul autre. En effet, les locaux du journal ne sont pas fermés. Marguerite Durand ne souhaite pas marginaliser son journal et si l’équipe de celle-ci est composée principalement de femmes, c’est dans un but particulier : les hommes sont écartés de la rédaction afin qu’il soit impossible de dire que les femmes se contentent de signer les articles. La directrice donne sa propre définition de son journal : « Un journal mais pas une revue féministe. Un vrai quotidien, avec toutes les rubriques politiques, culturelles, internationales. Un quotidien de tendance féministe comme tel journal à gauche et tel autre à droite » (Rabaut 1996, 69).

Ainsi, comme nous l’avions précisé, Marguerite Durand et ses collaboratrices ne souhaitent pas entrer en concurrence avec leurs collègues masculins, mais désirent être considérées comme leurs égales, et avoir la possibilité d’être écoutées.

La Fronde, le « témoin-ambassadeur » des femmes

Nous pourrions nous arrêter sur la notion de « témoin-ambassadeur » pour terminer notre étude. Pour des reporters comme Séverine, le corps du reporter, ses yeux, son ressenti, ne lui appartiennent plus. Son corps est le prisme par lequel ses lecteurs ont accès aux informations. De ce fait, les journalistes doivent être au plus près de la « vérité », et donc, retranscrire l’information vue telle qu’ils l’ont ressentie, sans l’intellectualiser. Marguerite Durand souhaite mettre en œuvre un journal qui sera le « témoin-ambassadeur » des femmes. C’est-à-dire qu’il sera le porte-parole de toutes les femmes, sans exception. La lecture de la seconde affiche publiée pour annoncer la parution de La Fronde est très intéressante :

Les femmes forment en France la majorité de la population. Des milliers de femmes, célibataires ou veuves, y vivent sans le soutien de l’égal de l’homme. Les femmes paient des impôts qu’elles ne votent pas, contribuent par leur travail manuel ou intellectuel à la richesse nationale et prétendent avoir le droit de donner officiellement leur avis sur toutes les questions intéressant la société et l’humanité dont elles sont membres comme les hommes. La Fronde, journal féminin et féministe, sera l’écho fidèle de leurs approbations, de leurs critiques, de leurs justes revendications.

(Coquart 2010, pp. 105-106)

Néanmoins, La Fronde n’aborde que très peu les problèmes attribués au « Deuxième sexe » (Rabaut 1996, pp. 35-36), tel que « le foyer », et aborde tous les sujets, son ambition est de « donner à ses lectrices des clartés sur tout ». Ainsi La Fronde révolutionne et renverse le schéma habituel basé sur une différenciation sexuée et met ainsi à mal cette bipolarisation des sujets jusqu’alors appliquée et intériorisée dans le monde du journalisme. La volonté n’est pas de créer un magazine féminin quelconque, mais de permettre au sexe féminin d’exister pleinement et de s’exprimer. Il s’agit de créer un vrai journal, avec de vrais sujets, tout en attribuant une place particulière aux revendications féminines qui bousculent les idées d’une époque charnière dans l’histoire du droit des femmes. Il n’est pas non plus question de renier sa féminité et de rejeter tout en bloc, mais d’accorder une réelle place à la parole de la femme, à ses droits. Hommes et femmes à égalité, d’un point de vue légal et professionnel, certaines revendications, telle que la reconnaissance du travail effectué fait encore écho à notre situation actuelle. Une source d’information non limitée, un lieu de prise de parole, destiné aux deux sexes, cherchant à les réunir, c’est ainsi que nous pourrions résumer La Fronde de Marguerite Durand.

Pour conclure, ce journal, né d’une rencontre déterminante avec une figure majeure du féminisme, Maria Pognon, est un format à part, que ce soit dans sa conception ou dans son contenu. Il réunit deux amies : Séverine et Marguerite Durand. La journaliste confirmée qu’est Séverine, en pleine affaire Dreyfus, se voit offrir l’opportunité de poursuivre ce qui la fait vivre et la passionne. Quant à Marguerite Durand, elle bénéficie de l’expérience de son amie et de son nom déjà reconnu dans le monde journalistique. Ce quotidien est, comme le revendique sa créatrice, à « tendance féministe », c’est à dire qu’il aborde des sujets concernant les femmes, leurs droits, et leur donne la parole, sans pour autant s’y cantonner. Il est au-delà de la cause féministe défendue, un journal où l’on peut évoquer tous les thèmes, à la manière des hommes. Il est destiné aux deux sexes et semble voué à les réunir. Enfin ce journal atypique et expérimental, lie des personnalités très différentes, unies dans un même but : offrir un lieu d’expression aux femmes et une visibilité, ainsi qu’un accès à l’ensemble des sujets, y compris les « sérieux ».