Liminaire[Record]

  • Nicholas Dion

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  • Nicholas Dion
    Université de Sherbrooke

S’il est une forme poétique aux frontières fuyantes et incertaines pendant les xviie et xviiie siècles, c’est bien l’élégie française. En réalité, il suffit de comparer l’« Élégie à une dame » de Théophile de Viau à celles qui composent le recueil d’Évariste de Parny pour mesurer le large éventail de la production élégiaque française des siècles classiques. De même, entre, d’une part, les traités de poétique de la fin de la Renaissance et du début du xviie siècle qui sont plutôt succincts lorsqu’ils abordent l’élégie et, d’autre part, l’analyse détaillée et la recension exhaustive des trois discours que l’abbé Souchay prononce devant l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres à l’aube du siècle des Lumières, ou encore les préfaces à la fois lyriques et érudites de Treneuil ou de Millevoye, il est aisé de reconnaître le gouffre qui sépare également les auteurs lorsqu’ils tentent de théoriser le genre élégiaque. En quelque deux cents ans, l’objet et sa catégorisation changent tous les deux de façon importante. Certes, on pourrait établir un constat similaire pour plusieurs autres genres ou formes littéraires, grands ou petits, en prose ou en vers : la tragédie, le roman, l’églogue, l’ode, la satire subissent chacun de multiples changements au fil des décennies. Or, l’élégie s’avère à notre avis un cas singulier. Il n’est besoin que de lire certaines définitions dans des dictionnaires de littérature modernes pour constater à quel point les préoccupations historiques guident la réflexion des auteurs aux prises avec un objet explicitement protéiforme. On peut ainsi comparer la brève description de l’églogue, qui tient en à peine une quinzaine de lignes, au panorama diachronique qui regroupe tant bien que mal Théognis, La Fontaine et Verlaine dans le Dictionnaire des genres et notions littéraires. De la même manière, la définition du Dictionnaire des littératures de langue française propose des sous-titres qui jalonnent l’évolution chronologique de l’élégie en France : « La renaissance », « L’épanouissement romantique », « La brisure moderne ». Il est d’ailleurs tout à l’honneur des chercheurs d’avoir résumé ces diverses étapes, bien que le lecteur se sente parfois un peu confus devant des « sentiments élégiaques [qui] se font jour dans de multiples formes telles que le sonnet, l’ode, la tragédie, l’épopée ou le poème didactique », alors que « l’élégie est moins un genre poétique qu’une certaine tonalité qui exclut la poésie de l’action (l’épopée), de l’affrontement (la tragédie), de l’invective (la satire) ». Et c’est justement là que réside la majeure partie du problème : qu’est-ce que l’élégie ? Une forme ? Un genre ? Un ton ? Un registre ? Un style ? Car derrière la distinction somme toute aussi nécessaire que commode entre élégie et élégiaque, qui permet de résoudre en partie ces difficultés typologiques, se cache en réalité l’apport le plus significatif que les poètes et théoriciens des siècles classiques ont fourni à la poétique de l’élégie : avoir opéré l’épineuse transposition d’un genre antique défini uniquement par sa métrique, le distique élégiaque, à une forme moderne circonscrite essentiellement par son sujet — ou par une matière plutôt flottante, serions-nous tenté d’ajouter —, la tristesse. D’où le fait qu’un poème gnomique construit en suivant l’alternance d’un hexamètre et d’un pentamètre dactyliques est, à l’époque de la Grèce antique, une véritable élégie au même titre que « Le lac » peut l’être au xixe siècle, alors que l’inverse serait faux. Aux xviie et xviiie siècles, les choses ne sont pas aussi tranchées. Par exemple, la question métrique se voit encore débattue. Non pas que, comme l’avaient tenté Ronsard et quelques …

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