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Traduit de l’anglais par Claudine Hubert

Au cours de la première moitié du vingtième siècle, le yiddish était la troisième langue littéraire en importance à Montréal. Un réseau d’écoles, de maisons d’édition, de journaux et de regroupements politiques contribuait à créer une communauté culturelle et littéraire d’une grande richesse [1]. Toutefois, l’anglicisation de cette communauté est survenue rapidement. En l’espace d’une seule génération, la transition s’est opérée [2]. C’est ainsi que la plupart des écrivains juifs issus de cette communauté immigrante — Leonard Cohen, Mordecai Richler et Irving Layton — sont devenus des écrivains de langue anglaise.

L’affiliation au « langage coterritorial [3] » (« coterritorial language »), dont parle Ruth Wisse, fait partie de l’expérience historique juive de la diaspora. Au fil des siècles, les Juifs se sont systématiquement adaptés aux autres langues en s’assimilant tour à tour à l’allemand, au russe, à l’anglais ou au français, ou parfois en formant de nouvelles langues vernaculaires tels le yiddish, le ladino et le judéo-perse. Il en résulte cette « fusion inconsciente des langues coterritoriales et des anciennes langues juives en de nouveaux vernaculaires [4] ». À cause de sa position de « premier » écrivain juif à privilégier l’anglais, en raison aussi de son attachement à la langue, Klein était conscient d’être engagé dans une expérience continuelle de traduction. À titre d’éditorialiste, de critique et de poète, il s’inspirait de l’héritage légué par des langues multiples.

Poète moderniste, qui a appris d’Ezra Pound, de T.S. Eliot et de James Joyce que l’anglais pouvait épouser et contenir plusieurs mondes, Klein était un intellectuel et un pilier du monde littéraire et politique du Montréal judaïque. Rédacteur en chef de la revue The Judean de 1928 à 1932 et, de 1939 à 1955, du Canadian Jewish Chronicle, il a écrit des chroniques hebdomadaires et des critiques politiques et littéraires. Il a, de plus, commenté les événements tragiques de la guerre en Europe pour ses lecteurs juifs nord-américains. Puis, il s’est présenté, sans succès, comme candidat parlementaire en 1944 pour le parti de la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF) dans l’ancienne circonscription principalement juive de Cartier, à Montréal.

Klein saisissait l’ampleur de la tâche qu’il s’était donnée : faire de l’anglais une langue diasporique. Cette conscience s’exprime de manière puissante dans les pages d’un manuscrit écrit à la fin des années 1940 ou au début des années 1950 [5], où il invente un personnage du nom de Pimontel, dont les drames font écho aux siens. Les pages de ce manuscrit rendent compte de la fascination de Klein pour les difficultés érudites de la traduction, ainsi que de la futilité de tels efforts. Or, ces pages prennent toute leur importance quand elles sont mises en rapport avec le traitement du même thème dans The Second Scroll [6] et avec la mission que Klein s’est donnée en tant que traducteur diasporique.

Versions

En latin, la traduction est perçue comme une forme de retournement (« vertere ») ; en ancien français, « turner » était un verbe utilisé pour « traduire ». Une « version » est donc un texte qui a été « tourné vers » une nouvelle langue, « (re)tourné en » un nouveau manuscrit. Les versions ne sont pas toujours innocentes, comme on peut le constater en observant les termes de la même famille : « inversion », « perversion » ou « conversion ». Ces préfixes marquent les directions et les conséquences des versions. Si la per-version est une version qui s’éloigne des pratiques normatives, la con-version a des connotations beaucoup plus positives de repentir et de salut.

Peu d’auteurs donnent à la traduction un rôle aussi central que Klein, pour qui elle est devenue une conception de l’écriture. Pour nourrir son inspiration, Klein tirait ses sources de l’hébreu, du yiddish et, parfois, du français — tant de la langue que des traditions culturelles. Le résultat n’était jamais qu’une simple forme de modernisation ou de mise à jour. Au contraire, Klein recherchait la simultanéité du temps et de l’espace. Comme l’image poétique de l’élévateur à grains qui devient une ziggourat babylonienne, il « mêle les continents et crée un montage de temps inconséquent et d’espace incongru [7] ». Ses versions se situent dans une temporalité où le présent englobe le passé, un peu comme dans la célèbre dialectique si chère à Klein : « Yes yeasts into no [8]. »

Klein, en raison de cette dialectique, est un traducteur raté. Si une traduction réussie remplace une structure linguistique cohérente par une autre, il n’a jamais atteint cet objectif. Si le but de l’écrivain immigrant consiste à se fondre aux traditions de la culture d’accueil, alors il n’était pas un écrivain immigrant typique. Sa stratégie visait à se maintenir entre les langues, à forcer les limites de l’anglais et à le soumettre à la pression d’un vocabulaire et d’un rythme étrangers. Sans « réponses absolues », tout ce qu’on peut espérer est un « acte de traduction [9] ». Ce qui signifie que Klein était parfois considéré comme un écrivain obscur et délibérément difficile d’accès.

Les traductions ratées de Klein soutenaient ainsi une esthétique puissante et originale. En voyageant dans l’espace, en se déplaçant à travers les siècles de l’histoire juive et en rassemblant les strates des langues de la diaspora, son roman The Second Scroll constitue l’expression la plus achevée de cette esthétique. Comme le remarque Robert Melançon dans sa préface à la traduction française du roman :

Le second rouleau déconcerte dès sa table des matières. Ses cinq chapitres reprennent les titres du Pentateuque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. À chacun s’accroche une glose, désignée par une lettre de l’alphabet hébreu : Aleph, Bet, Gimel, Dalet, Hè : deux poèmes, un essai en forme de lettre, une pièce de théâtre, un recueil de prières en forme de psaumes. Le texte même ne rassure guère. On s’y heurte à de nombreuses allusions à la tradition juive [10].

Le roman rassemble à un texte mystique, dans la mesure où les niveaux de sens se superposent, appelant à une lecture multiple, le texte se lisant, toujours selon Robert Melançon, « dans un mouvement de translation d’un niveau à l’autre, dans l’élargissement constant des perspectives de chapitre en chapitre ainsi que dans le rapport, jamais redondant, du récit et des gloses [11] ».

Klein apparaît aujourd’hui comme un précurseur. Sa conscience historique et ses expérimentations modernistes anticipent l’esprit actuel de Montréal. On trouve, dans sa poésie, des questions contemporaines. Comment les identités culturelles se croisent-elles et s’entremêlent-elles ? De quelle façon les langues transmettent-elles la mémoire et l’histoire ? Ces questions surgissent avec une urgence particulière à des moments de transformation, quand les métropoles deviennent des carrefours de populations et de mouvements culturels. En optant pour l’anglais et en tentant de transposer l’héritage juif dans cette langue, Klein a créé une version originale de la langue comme architecture parlante.

Le jeu de la superposition

« Je joue au jeu de la superposition » (« I play the game of superimposition », NB, 87), dit le personnage de Drizen dans la version inachevée du manuscrit « Stranger and Afraid » de Klein. Dans cette sombre fable d’après-Holocauste, Drizen, incarcéré, invente un jeu imaginaire dans sa cellule. Il s’imagine la forme de Montréal (une île large de quatorze kilomètres et longue de quarante-quatre kilomètres) et l’adapte aux proportions de sa cellule. Il visite ensuite les différents quartiers de la ville (« A quiltwork, patched and parallelogrammed, with the city’s wards : Laurier, Ste. Cunegonde, Ahuntsic, Mercier, Montcalm, Villeray, St. Jean Baptiste, Notre Dame de Grace, Papineau, Cremazie [12] ») et il identifie ses endroits favoris, comme « les pommiers du verger de Fletcher où nous avons mangé nos sandwiches et fait la sieste […]. Mon monde, mon univers. La quadrature du globe. Tout le temps et l’espace à l’intérieur de mon quatre cubiste [13] » (NB, 87).

Le « jeu de la superposition » devient le modèle de tous ses travaux imaginaires. Les grands espaces et les moments importants de l’histoire juive sont comprimés afin d’occuper la conscience de l’auteur et de s’ajuster aux formes de sa poésie et de ses histoires. L’ici et le maintenant sont saturés de la mémoire des autres lieux et des autres moments.

Ainsi, l’esprit se trouve à plusieurs endroits simultanément. Cette conscience multiple s’exprime le plus fortement, chez Klein, dans son utilisation de la langue. Les mots n’ont pas qu’une nature sémantique, ils transportent et représentent aussi des histoires. En exploitant les étymologies et en inventant des néologismes, Klein souligne le caractère concret et matériel des mots. Klein discernait, tel Joyce qu’il admirait, dans cette ville et dans cette langue la nervure d’autres villes et d’autres langues, réelles ou mythiques. L’itinéraire de Joyce dans Dublin évoque un passage vers la Grèce antique ; la vie de Joyce à Trieste s’avère le creuset multilingue duquel émergerait Finnegans Wake. De même, Klein fait de Montréal un écho des grandes villes de la culture historique juive — des Venise et Prague médiévales à la Jérusalem moderne. Le poète lit le « rouleau parchemin » de la ville, il est « le premier auditeur » de son paysage sonore [14].

Pimontel, traducteur

L’échec est une présence familière dans les travaux tardifs de Klein. Il s’agit souvent de l’échec ironique et autodestructeur du narrateur moderne ; c’est une impuissance sympathique, conséquence d’un trop-plein de savoir. Cependant, lorsqu’on sait que Klein a terminé sa vie dans un long silence dû à la maladie mentale, il est difficile de ne pas donner à ce thème une signification plus personnelle. Ainsi, ses traductions idiosyncratiques — les traductions ratées — acquièrent de fortes résonances historiques et personnelles.

Parmi les documents inédits trouvés à sa mort (et publiés ultérieurement sous le titre de Notebooks), l’ébauche d’un roman (resté sans titre) éclaire sa vision de la traduction. Le héros est un jeune homme brillant nommé Pimontel, un être si singulier qu’il est qualifié d’« hapax legomenon », terme grec désignant un mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans la Bible, donc intraduisible. Lorsqu’il était enfant, les rabbins avaient déjà reconnu qu’il aurait un destin exceptionnel.

Pimontel emprunte donc différentes voies vers son avenir. Il essaie d’abord la plus évidente ; il veut devenir rabbin, mais il perd la foi. Écrivain, alors ? Pimontel considère que cette ambition est effrontée (« brazen ») et décide plutôt de traduire des poètes de l’ère post-exilique, les élégistes de Fez et de Kairouan, les Lévites en exil, « qui chantent la mélodie de Dieu », (« singing the Lord’s song », NB, 134). Le projet, entrepris avec sérieux, se solde par un échec. Pimontel passe alors à la tentative suivante : le droit.

La vocation de traducteur peut paraître incongrue dans un ensemble comprenant les professions de rabbin et d’avocat. En fait, Pimontel fait ce choix parce qu’il considère l’écriture de fiction comme un acte d’arrogance envers la primauté de la parole de Dieu. Ainsi, la fonction du traducteur est une variante de celle de l’écrivain : tout aussi exigeante et ambitieuse, mais moins présomptueuse. Dans les deux pages très denses où Klein explique les tentatives de traduction effectuées par Pimontel, plusieurs éléments de son projet poétique s’éclaircissent.

Ce manuscrit ne contient que deux chapitres. Klein l’a abandonné, comme il l’a fait avec bon nombre de romans inachevés, mais plusieurs des idées qui y sont contenues refont surface dans The Second Scroll. Une lecture en dialogue des deux textes souligne à quel point la relation identitaire de Klein avec la traduction est persistante. Dans The Second Scroll, le narrateur entreprend un voyage en Israël, afin d’identifier les meilleurs poètes du nouvel État et de les réunir — traduits — dans une anthologie. Le narrateur est toutefois déçu par ces poètes, dont les chants patriotiques lui semblent vides de sens. The Second Scroll fait écho à l’expérience personnelle de Klein : « Comme Klein, le narrateur est un traducteur de la poésie hébraïque et yiddish et de l’expérience européenne, biblique et israélite qu’elle représente : il fait résonner ces voix dans son travail [15]. »

Il n’est pas étonnant que le narrateur ne réussisse pas à accomplir sa tâche. Il méprise la conception simpliste de son éditeur, qui désire un recueil de poésie qui refléterait exactement la nouvelle nation. Il n’est impressionné ni par la poésie sans originalité de plusieurs poètes israéliens (qui utilisent des modèles européens) ni par les écoles nationalistes de poésie. Ce qui l’enchante, toutefois, ce sont les actes poétiques de la vie quotidienne qu’il entend et qu’il voit autour de lui. La langue hébraïque renaît. Les expressions familières des livres de prières et des hymnes religieux s’intègrent désormais au vocabulaire quotidien, et le narrateur s’émerveille devant le génie et la fraîcheur de cette nouvelle langue.

Une prose dévoyellée

Pimontel, pour sa part, veut traduire les poètes hébreux de l’ère post-exilique, « les lamentations des élégistes de Fez et de Kairouan », « le rythme des Andalous », « les poètes héréditaires des familles Kalonymos », une tâche nécessitant une année entière de « de lutte acharnée et sans répit [16] » (NB, 134). Ces poètes médiévaux écrivaient à partir de Tolède, de Rome et de Mayence. Ainsi, Yehuda Halevi, Yehuda ben Solomon Al-Harizi et Immanuel ha-Romi ont tissé la langue hébraïque en des formes poétiques complexes, tel l’acrostiche. L’attention que Pimontel porte aux détails est pointilleuse ; il s’adonne à une recherche « palatale » d’un style équivalent en anglais. Il décrit la coexistence des vocabulaires comme « une lutte avec l’ange […] tant d’étreintes et de combats [17] » (NB, 134). Encore et toujours, ces lexiques dressent « dans une opposition en cul-de-sac le sens intransigeant de l’hébreu, les syllabes saxonnes, distantes et maladroites [18] » (NB, 134).

Il est rare de voir la traduction décrite de façon aussi concrète et minutieuse. Le sens de la physicalité que Klein retient de la rencontre entre les langues est issu de sa propre expérience. Celle-ci comprend le vaste corpus de traductions incluses dans A. M. Klein : The Collected Poems, principalement de l’hébreu et du yiddish, dont les poètes Halevi et Immanuel ha-Romi. Mais Klein était aussi critique et réviseur de traductions. Lecteur attentif, il analysait les difficultés de la traduction du yiddish et de l’hébreu, de la traduction des textes religieux et des textes profanes vers l’anglais. Dans sa critique des Tales of Hasidism : The Later Masters de Martin Buber, de 1948, il suggère, en plaisantant, de mettre sur pied une « Académie anglo-juive » (NB, 74), qui légiférerait les bonnes « anglicisations » du vocabulaire ecclésiastique hébreu et yiddish (NB, 76). Le zèle minutieux porté à l’orthographe et aux expressions n’est pas issu d’un pur snobisme, mais d’un désir d’établir le statut des choses hébraïques dans le monde de la diaspora. Par exemple, donner à « Kol Nidre » l’équivalent anglais de « All Vows » (en français : « tous les voeux »), comme l’a fait un traducteur, est littéralement juste, cependant il s’agirait d’une « gentilisation de nos choses sacrées » (« gentilizing of our halidom », NB, 76) car la locution est beaucoup trop proche du « All Saints » (« tous les saints ») utilisé par les chrétiens. Pourquoi ne pas laisser l’expression telle quelle, en hébreu ? Les traductions qui, aux yeux de Klein, étaient dépourvues d’imagination et de style recevaient des critiques cinglantes.

La préoccupation principale de Klein consistait à maintenir en vie les enjeux de l’histoire dans la tradition diasporique, qui était l’occasion pour les Juifs de jouer de toutes les langues de l’Europe « comme des instruments d’orchestre » (« as upon instruments orchestral [19] »). Si d’autres peuples possédaient ce qu’ils appelaient « les langues ancestrales », les Juifs de la diaspora, quant à eux, absorbaient diverses graphies et différents vocabulaires.

Klein fait revivre dans sa poésie la densité de la tradition diasporique. Que ce soit dans les mailles des langues « étrangères » (l’hébreu, le yiddish, le français) ou dans l’écho des racines historiques de l’anglais (sa prédilection pour l’anglais de la Renaissance), il signale les sources du présent. Le chasidisme, par exemple, apparaît important non seulement pour sa sagesse traditionnelle, mais aussi pour la façon dont il a réintroduit des éléments slaves et orientaux dans « notre culture de l’exil » (« our exilic culture », NB, 76). Même les noms de lieux ont leur propre couleur et leur fascination : Tchortkov, Sadagora, Probishtch, Zlotchov ou Tchernobl. Le chasidisme a aussi introduit la culture slave prolétarienne et, avec elle, sont entrés dans la langue les accents « orientaux » camouflés derrière les « mélodies caucasiennes ». Cette pénétration de la culture slave dans la culture hébraïque est donc, « en quelque sorte, […] un retour de l’est vers l’est [20] » (NB, 76).

Pimontel s’intéresse à la littérature issue de l’exil originel de la Palestine : Judah Halevi traduisait les formes poétiques arabe et espagnole en vers hébreux ; Immanuel ha-Romi traduisait Dante et composait des sonnets pétrarquistes en hébreu [21]. Pimontel s’attribue la tâche de traduire ce difficile tissage de formes et de traduire les traducteurs, ces auteurs qui illustrent l’histoire polyglotte du judaïsme : Judah Al-Harizi (1170-1235), celui qui a donné en hébreu le Guide des égarés de Maïmonide et la poésie arabe profane ; Judah Halevi et les autres, qui ont « traduit » des formes poétiques arabe et espagnole en vers hébreux.

Ces écrivains comptaient beaucoup pour Klein. En 1941, en réaction à la lettre du critique yiddish Shmuel Niger affirmant : « I think your problem lies in your desire to unite the culture of one race with the language of another race [22] », Klein répond que l’amalgame de deux cultures n’est pas impossible : « This is no stranger than Yehuda Halevi writing Hebrew poetry in Arabic meters or Immanuel of Rome borrowing the sonnet form from Dante […]. My mind is full of linguistic echoes from Chaucer and Shakespeare, even as it is of the thought-forms of the prophets [23]. » Klein rappelle que le Paradise Lost de Milton nécessite une connaissance étendue des références bibliques de la part du lecteur et que, dans le Ulysses de James Joyce, « chaque chapitre a sa contrepartie dans un chapitre semblable de l’Odyssée d’Homère, à mes yeux un tissage littéraire absolument réussi des valeurs de deux cultures [24] ».

Comment traduire de tels mélanges formels ? Les difficultés sont immenses, mais Pimontel est un brillant talmudiste. Afin de rendre la saveur archaïque de l’hébreu de Halevi, Pimontel choisit l’anglais de Chaucer. Pour les acrostiches d’Al-Harizi, où chaque ligne débute par la lettre « resh », il a « anglicisé avec un déferlement de “r” récurrents » (« Englished into a rumble of recurrent “r”s », NB, 134). Pour les formes complexes des vers, « il a imité le couplet des rimes homonymiques ; il a reproduit les acrostiches, horizontaux, verticaux et transversaux [25] » (NB, 134). Dans le but de communiquer aux gentils « le sentiment d’une langue sans voyelles, mais avec seulement des pointillés pour les voyelles [26] » (NB, 134), il choisit d’utiliser une « prose dévoyellée » (« a disemvowelled prose », NB, 134) : « [H]e could not but smile now at the splutter with which the Psalmist, quoted in one of the pieces, had issued from his pen : Fr thr is no fthflnss in thr mth ; thr inwrd prt is vry wickdnss ; thr thrt is an opn splchr [27] » (NB 134). Son entreprise est excessive, et il en est conscient. Il révèle sa petite blague de façon espiègle, prenant bien soin d’indiquer qu’il ne l’a fait qu’une seule fois puisque ce jeu n’est pas, habituellement, du ressort du traducteur ; il a traduit le code.

Pimontel veut que ses lecteurs traversent dans l’autre langue, qu’ils pénètrent ses structures de sens. Mais ces méthodes traductionnelles sont-elles trop rares et trop savantes ? Klein rit assurément un peu de lui-même en décrivant les réactions au travail de Pimontel. La presse hébraïque ignore carrément ses efforts : pourquoi se préoccuper des traductions si l’on a accès aux textes originaux ? Les revues littéraires anglaises, ne sachant pas quoi faire de ces « vers macaroniques bibliques » (« biblic macaronics », NB, 135), les ont reléguées à la section « livres reçus ». Un seul critique s’intéresse au livre, mais refuse cependant de croire qu’il s’agit de traductions : il considère les poèmes comme des expérimentations de « poésie moderne camouflée sous un exotisme médiéval [28] ». Il condamne le livre en le traitant d’horrible exemple « des deux tendances qui corrompent notre littérature : la tendance à la sémitisation, qui avait débuté par le déplorable orientalisme de Milton, et la tendance résolument moderne à faire subir aux mots une chirurgie esthétique [29] » (NB, 135).

Le critique a frappé là où le bât blesse. Il s’agit précisément du genre de critiques que Klein a reçues. La dernière est sans doute la plus déroutante : elle accuse Pimontel de « sémitiser » la langue, tout en critiquant sa modernité claire, audacieuse, qui « fait subir aux mots une chirurgie esthétique ». The Second Scroll avait suscité de tels commentaires. Le thème est « aussi compliqué et tordu que la diction », écrivait Miriam Waddington, qui avait comme d’autres critiques remarqué la diction cryptique du roman, et les innombrables « artifices » ajoutés à la narration [30]. Le passé littéraire de l’hébreu, du yiddish et de l’anglais sert, selon elle, à créer une langue amplifiée : « Through the bringing together of several languages, Klein expands the linguistic resources at his command [31]. »

Pour le critique qui s’intéresse au livre de Pimontel, il s’agissait plutôt d’une application des deux tendances déplorables : la sémitisation et la manipulation des mots. Et le critique conclut en disant :

We exPOUND. We will not say that poetry of this kind, whether admitting its authorship, or hiding behind non-existent originals, ought not to be written. Only that it ought not be read ! We are not opposed to forgeries. Cf. Chatterton, Mangan. But we do not — positively — want Yidgin English ! Such a book as Pimontel’s may perhaps be allowed — once. Once — and basta [32] !

NB, 135

Les références à Ezra Pound et à ses traductions du chinois, ainsi qu’aux canulars littéraires de Mangan et de Chatterton marquent les moments où la traduction fraie avec l’illicite, mais aussi avec l’obscur et l’hermétique. En fin de compte, le critique l’emporte, puisque Pimontel abandonne la traduction : « The Hebrew would not read him, the gentiles could not understand him [33]. »(NB, 135)

Le pari des traducteurs

La conclusion ironique de ce fragment de manuscrit rappelle la célèbre nouvelle de Cynthia Ozick, « Envy, or Yiddish in America [34] ». Pimontel ressemble au personnage de Vorosvsky, auteur d’un dictionnaire des mathématiques anglais-allemand, fruit d’une vie entière de recherches, mais qui n’a jamais servi puisque personne ne l’a consulté. Quand Mordecai Richler fait de Klein un personnage comique de son roman Gursky, il joue sur cette même image d’un auteur obsédé par un lectorat fugace. Klein apparaît sous les traits d’un personnage se percevant comme « un homme trompé [35] », un génie injustement négligé.

En tant que premier Canadien à construire une oeuvre juive en langue anglaise et représentant de la conscience diasporique juive, Klein s’est exposé à bien des risques. Pour qui écrivait-il ? Klein devient le point d’articulation entre le passé de la langue et de la culture yiddish et le présent de la littérature canadienne. Ayant une conscience aiguë du rôle et de l’importance historique de la traduction, il prend au sérieux le travail de traducteur, faisant de ce dernier un personnage important de son oeuvre de fiction — tant dans The Second Scroll que dans son texte inachevé « Pimontel ». Si Klein conclut à une certaine impossibilité de la traduction, ce n’est pas pour des raisons convenues (il montre lui-même à quel point les langues juives aussi bien que les langues anciennes sont parfaitement traduisibles), mais parce que la situation diasporique requiert une esthétique de la traduction inachevée, une stratification des mémoires et des langues.