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Poser d’emblée, la question de savoir si les marques ont une religion, en somme si elles ont un régime de croyance en une divinité, une forme de transcendance ou encore une conception sacrale du cosmos, se fonde en grande partie sur une habitude, peut-être même une facilité communément admise dans la littérature de communication, qui consiste à rapprocher jusqu’à confondre sans retenue une marque avec un individu pour en expliquer le fonctionnement et la conduite de son management. Selon ce postulat, une marque se présenterait et se comporterait de manière semblable à un individu : pour cela, la communication marketing l’affuble de traits caractéristiques (personnalités, système de valeurs, identité et même d’un ADN), s’ingénie à l’animer comme une figure anthropomorphique douée de parole qui s’exprime dans l’espace public et médiatique.

Pourtant, d’autres travaux (Patrin-Leclère, 2013) pointent les limites d’une telle tentation mimétique et rappellent qu’une marque reste un artefact communicationnel, immatériel et symbolique, qui s’exprime sur le registre de la prosopopée. Le discours de « marque » est une tentative pour conférer à une « chose » une identité humaine, avec des « traits de caractère » (Aaker, 1997). Une parole est attribuée à la marque, elle tient un discours et une posture fondés sur un système de croyances. Ainsi, malgré les stratégies d’incarnation déployées par la communication pour parfaire la similitude avec un individu, le questionnement de la religion des marques relève du registre métaphorique dont la densité, la dynamique et la fécondité lui conservent tout son intérêt épistémologique. À la suite de certains linguistes et de certains épistémologues en sciences humaines et sociales, nous proposons de voir à travers une considération réévaluée de la métaphore « la trace d’une saisie originaire d’informations complexes et non le détour gratuit par une ressemblance approximative » (Wunenburger, 2000).

En effet, en tant qu’organisations et entités sociales d’énonciation, les marques composent de longue date avec la religion. Leurs stratégies de développement sur les marchés étrangers les obligent à prendre en compte les prescriptions comme les interdictions des religions majoritaires afin de rendre licite leurs offres commerciales auprès des populations. Le marketing international qui explore ce versant de l’activité des marques est riche en analyses et recommandations pour des adaptations réussies aux spécificités religieuses (Pras, Vaudour-Lagrâce, 2007 ; Robert-Demontrond, 2008, 2009 ; Melewar, Syed Alwi, 2017 ; Ansari, 2019). L’intention de ce numéro n’est pas d’apporter une contribution supplémentaire à cette littérature universitaire et professionnelle déjà abondante sur les stratégies d’adaptation culturelle des produits ou de services aux marchés. Il s’agit moins de questionner ici les logiques d’adaptation de l’offre commerciale pour rendre un produit compatible (El Nar, Dufour, 2021) que d’engager une réflexion sur le rapport, et plus globalement la jonction, entre les marques et le religieux qui se manifeste ailleurs que sur les marchés étrangers et autrement qu’à travers l’ajustement d’un produit d’exportation. Du reste, il n’est pas nécessaire pour une marque de sortir des limites des frontières de son marché domestique pour appréhender le fait religieux et s’y confronter. La polémique amorcée en 2021 en France sur les réseaux sociaux à la suite d’un tweet d’Evian (Lienhard, 2021) recommandant à ses consommateurs de boire quotidiennement un litre d’eau, alors que commençait le mois sacré du ramadan, est l’un des signes ostensibles, après bien d’autres, que l’activité communicationnelle ordinaire des marques s’expose à la sphère d’influence et de sensibilité religieuse. En deçà de l’agitation médiatique de surface générée par ce tweet, il ressort que les marques semblent ne plus pouvoir se tenir à l’écart des enjeux religieux. Si la neutralité devient une voie de plus en plus étroite dans la marche et le management des marques, alors celles-ci se trouvent dans l’obligation d’appréhender le religieux.

La religion traverse et travaille les marques de l’intérieur, dans le périmètre géographique de leur marché comme dans leurs logiques d’organisation interne. Toutefois, se mettre en quête de l’imprégnation religieuse des marques demande d’opérer un double détachement. D’abord, il convient d’approfondir l’angle d’analyse du plan figuratif, c’est-à-dire du niveau d’activation des signes religieux à la surface des campagnes de communication ou de publicité pour traverser le signifiant et accéder aux niveaux d’analyse du discours, des pratiques et de l’axiologie qui fondent véritablement l’identité, l’image et le positionnement d’une marque dans son environnement. Nombreuses sont celles, en effet, qui mobilisent un signe, un symbole, plus ou moins discret, plus ou moins désuet, à l’exemple des cornettes de religieuses, des robes de bure et des tonsures de moines, pour évoquer un passé, faire un trait d’humour à bon frais. « En mettant en scène des membres du clergé et des religieux […], les publicitaires jouent aussi bien sur l’évocation presque nostalgique de leurs silhouettes passées que sur la corde symbolique des valeurs stéréotypées associées à leur position dans l’imaginaire social. » (Fressinet-Dominjon, 2000, p. 56) L’usage de signes religieux dans la communication ne procède pas nécessairement d’une sensibilité particulière. Bien au contraire. Dans une étude sur la bière d’abbaye, la comparaison conduite par Isabelle Jonveaux entre des marques réellement monastiques et des marques industrielles montre un usage des signes religieux inversement proportionnel à l’origine religieuse du produit : « La publicité, comme les étiquettes et les noms, utilise largement l’image monastique, et, là encore, moins la bière a de lien réel avec le monde monastique, plus elle va y faire référence. À l’opposé, la plupart des monastères […] ne font aucune publicité. » (Jonveaux, 2011, 123)

Il convient également d’observer une distance à l’égard de l’offre de produits spécifiquement destinés à une communauté de croyants. Par exemple, la marque d’équipement sportif Décathlon explique et justifie la mise sur le marché en 2019 d’un hidjab de jogging par une logique marchande de l’offre et de la demande. La marque a observé qu’il y avait une demande d’équipement de ce type chez des musulmanes pratiquant la course à pied et a proposé en conséquence une réponse concrète à ce besoin non satisfait. Simple observation d’insights consommateurs qui expriment un problème rencontré par des individus dans un univers de produits. Aussi, en préambule de son analyse de l’expansion des produits agro-alimentaires labélisés halals (label qui s’est étendu aux produits et services commercialisés par les banques et assurances islamiques, aux hôtels « sharia-compatibles », etc.), Florence Bergeaud-Blackler (2012, 2015) met en garde contre des approches « théologiques » de ce marché qui placeraient l’islam à l’origine de sa création.

Sur le plan économique […] le marché halal puise davantage dans les répertoires spécifiques des stratégies de développement des produits concernés mis au point par les experts en marketing que dans l’histoire des pays musulmans ou le halal n’a jamais existé, ni comme objet de consommation et encore moins comme valeur ajoutée. (Bergeaud-Blackler, 2012, p.80)

Distinguant un halal comme « mode de vie » de musulmans qui respectent les choses licites d’un « halal marchand » géré par les industriels, l’analyse des stratégies sur ce marché ne laisse guère de doute sur la réalité du fondement religieux des choix opérés :

Les agences de branding, écoles de commerce, conseillers en stratégie mettent toute leur énergie à transposer au halal ce qu’ils ont appris du management d’autres segments et marques de produits des secteurs agroalimentaire, cosmétique, pharmaceutique etc. Sont ainsi évalués les coûts/bénéfices d’entrée sur le marché halal, scrutés les « besoins » des consommateurs musulmans, les réactions des consommateurs non musulmans à la vue de produits labellisés halal, les besoins de ceux-ci en label « non-halal », la confiance placée dans les marques halal, l’efficacité et la fiabilité des systèmes de « halal monitoring » clés en main, etc. (Bergeaud-Blackler, 2015, p.171).

Ce premier niveau d’observation révèle que l’usage d’un signe religieux dans la communication ne saurait suffire pour saisir l’imprégnation religieuse d’une marque. Bien au contraire, le signe religieux serait même plutôt trompeur tant il est mobilisé comme emblème sécularisé d’une époque ou d’une tradition. De même, le produit destiné en première intention à une consommation ou à un usage religieux se montre finalement peu opérant pour suivre une inclination religieuse de la marque. L’observation doit donc se porter ailleurs.

L’imprégnation religieuse de la marque se réalise à un autre niveau, en deçà du figuratif. La religion s’immiscerait dans la dynamique de production du sens de la marque, probablement au niveau discursif où se définissent les discours, les grands récits et la vision du monde qu’elle peut développer. Cette perméabilité à la religion peut être pensée à l’aide du concept linguistique de dialogisme de Mikael Bakhtine, que Benoit Heilbrunn et Jean-Paul Petitimbert (2014) proposent d’appliquer à la marque. Celui-ci, disent-ils, procèdent notamment d’un processus dialogique par lequel elle négocie des facettes identitaires avec d’autres acteurs sociaux. Ainsi le discours de la marque, ce qu’elle dit, raconte, conçoit de son activité et du monde pourrait, dans sa logique de production, s’orienter vers des discours religieux. Derrière certaines marques, il y a des fondateurs, des entrepreneurs qui ont ressenti l’envie ou le besoin de donner un sens spirituel à leur démarche entrepreneuriale. Cela se comprend facilement dans la mesure où les croyants placent beaucoup d’aspects de leur vie quotidienne sous la protection des dieux ou de Dieu, et leur foi a parfois perduré jusqu’à influencer le choix du nom de la marque. Par exemple, la marque japonaise Canon fait référence à la déesse bouddhiste Kannon de la miséricorde et de la compassion pour, de l’aveu même de son fondateur, solliciter la bienveillance des dieux sur son activité (KTO, 2015). Si l’on ne peut exclure une part de superstition, le doute disparait avec le groupe Bolloré, dont le président-directeur général s’affirme catholique pratiquant et traditionnaliste. Pour les 195 ans du groupe en 2017, Vincent Bolloré a fait célébrer dans le berceau breton de la famille une messe d’action de grâce au cours de laquelle il fait dire cette prière à Notre-Dame de Kerdévot : « Nous te prenons pour protectrice spéciale et te consacrons particulièrement nos personnes, notre groupe et tous nos biens matériels. » (de Neuville et Corre, 2021)

Des traces de paroles religieuses, voire des principes doctrinaux, se retrouvent par exemple dans le discours du fondateur à l’origine du projet entrepreneurial. Wirtz et Laurent (2014) décrivent ce processus dialogique dans leur enquête sur le groupe Auchan quand ils rapportent que le dirigeant mobilise dans son discours des valeurs catholiques directement inspirées de la doctrine sociale de l’Église et d’autres encycliques papales qui ont fait l’objet d’un travail d’exégèse en interne avant d’être traduites en principe de gouvernance et d’actions. Ce tissage et ce tressage d’éléments de discours religieux dans celui de la direction d’Auchan donne à comprendre sous un jour nouveau la communication du groupe qui s’incarne depuis plusieurs décennies dans des formes renouvelées du concept de Vie.

Dans le contexte européen, cette expressivité est d’abord celle de chefs d’entreprises chrétiens, et dans une moindre mesure d’entrepreneurs musulmans qui affichent leurs croyances dans les médias au cours de débats publics. Cet affichage reste le plus souvent discret, comme les actions de mécénat du groupe Bolloré orientées vers de nombreux monastères, souvent féminins (augustines, branche contemplative des dominicaines, etc.). Des travaux conduits en sciences de gestion comme en sciences de l’information et de la communication (Parizot, 2012 ; Benaissa, 2015 ; Chessel, De Brémond d’Ars et Grelon, 2018) ont mis en évidence l’influence des convictions religieuses du fondateur dans la culture et la vision globale, ou encore des cadres dans le management de l’organisation.

Quand bien même une marque s’est fondée en dehors des toute référence religieuse, son évolution avec le reste de la société l’expose à ces problématiques quant à son mode même de gestion interne. S’ouvre une vaste voie de recherche sur le « management religieux » des organisations dont il ne sera pas question ici, mais qu’il convient néanmoins de rappeler pour mesurer la prégnance croissante de la religion sur les organisations. Outre les questions de « faits religieux au travail » et les possibles situations de conflits entre confessions au sein d’une organisation (Galindo, Hédia, 2014  ; Izoard-Allaux, Christians, Lesch, 2018) déjà bien documentées en sciences de gestion, il s’agit également d’apprécier les enjeux, proprement corporate pour une marque, d’ouverture aux influences religieuses qui ont, parmi d’autres, alimenté la notion de responsabilité sociale des entreprises (de Quenaudon, 2014  ; Amaazoul, El Hila, 2016). Ainsi, Lionel Obadia (2018) se demande si l’affichage de ce marqueur religieux, auparavant peu exposé, ne participe pas d’une confessionnalisation du monde économique qui signerait alors le retour du religieux dans un domaine pourtant largement sécularisé.

Ces quelques remarques confirment l’idée que les possibles inspirations des religions dans le management de la marque s’établissent dans les profondeurs de son identité, jusqu’au niveau axiologique qui articule les valeurs, les principes directeurs et où, pour reprendre une expression en résonance avec le religieux, s’énonce « ce à quoi elle croit ». S’il est excessif, au regard des réserves rappelées plus haut au sujet de la personnalisation des marques, de les considérer comme des homo religiosus en puissance, leur communication peut en revanche décrire une certaine vision du monde et définir la fonction qu’elles entendent accomplir dans la société. Certaines peuvent prendre des accents prophétiques voire messianiques dans le sens où l’ambition affichée n’est rien de moins que de soulager les humains, changer le monde, le rendre meilleur, plus juste, etc. Des Organisations non gouvernementales (ONG) confessionnelles (Duriez, Mabille, Rousselet, 2007) qui se définissent comme des marques à part entière et les organisations de productions monastiques, qui ont choisi de se rassembler pour créer leur marque ombrelle Monastic, reposent dès leur fondation sur un socle axiologique religieux qui sous-tend leur modèle d’organisation, de fonctionnement, comme leurs formes d’action. Bien qu’elles soient de nature et de finalités différentes dans leurs univers respectifs, les ONG confessionnelles et les marques monastiques semblent suivre une évolution à rebours des marques évoquées jusqu’à présent. Ces marques, que l’on pourrait qualifier de profanes, peuvent s’imprégner de religion sous l’influence du fondateur ou au gré du dialogisme engagé avec le monde extérieur à la sensibilité croissante pour les questions religieuses, alors que les ONG confessionnelles comme les marques monastiques s’ouvrent avec plus ou moins de facilité aux réalités séculières de leur environnement, conflictuel pour les premières, concurrentiel pour les secondes, non sans effets récursifs sur leur identité religieuse (Jonveaux, 2018). Un travail monographique mené sur Terre des Hommes Syrie (Ruiz de Elvira, 2012) montre que le fondement confessionnel de cette ONG chrétienne a évolué au cours de ses quarante ans d’existence et qu’elle s’affiche désormais comme une organisation humanitaire dont la considération religieuse ne serait plus aussi prépondérante qu’à ses débuts. Cette évolution serait moins subie que relevant d’un choix stratégique : « le “branchement” d’un répertoire religieux initial à un autre, “laïc”, pourrait obéir également à des stratégies de “re-branding”, c’est à dire à une tentative de changement de l’image marketing vis-à-vis des bailleurs de fonds étrangers et des institutions étatiques syriennes. » (Ruiz de Elvira, 2012) S’observait ainsi un mouvement, peut-être pas concomitant, mais à tout le moins parallèle, qui voit les marques « laïques » prendre de plus en plus en compte les questions religieuses dans leur organisation et leur expression, et les marques initialement confessionnelles négocier leur sécularisation dans leur périmètre d’action.

Il n’empêche que la marque monastique serait le modèle archétypal de la marque ayant une religion qui configure tous les niveaux de son identité et de son positionnement, depuis son fond axiologique, sa vision du monde et de l’économie, jusqu’aux formes de sa communication marketing qui lui serraient subordonnées. « L’appel à la tradition ou encore la visée religieuse d’une activité peuvent être des critères qui ne servent pas la rentabilité d’une activité, mais qui justifient son maintien selon les critères religieux. » (Jonveaux, 2018, p. 27) La marque monastique se découvre aussi une « marque quasi-silencieuse », en ce sens qu’elle observe une grande sobriété en matière de communication. « Les moines et moniales cellériers […] n’ont pas pour habitude de développer un récit construit autour de leurs produits, encore moins de leur marque. » (Paquier, Morin-Delerm, 2019, p. 97) Au point, comme le remarquent les auteurs, que ce sont les consommateurs qui comblent les espaces, les non-dits communicationnels au moyen de leur propre imaginaire religieux.

Quand bien même la marque monastique pratique une communication tout en retenue sur ses origines, il n’en reste pas moins possible de se mettre en quête de marques qui, ayant intégré un certain nombre de références et de préceptes religieux à quelques niveaux de leur construction identitaire, peuvent être qualifiées de « marques religieuses par affichage », moyennant un glissement de la formule de Lionel Obadia (2018) de l’entreprise vers la marque. Il serait tout aussi possible d’observer des « marques religieuses par analogie », c’est-à-dire des marques qui empruntent sans les revendiquer, ni même peut-être le savoir, des valeurs religieuses. Nous reconnaissons par exemple sans peine derrière le slogan « Venez comme vous êtes », qu’exploite McDonald’s depuis plus d’une décennie en France (et plus récemment au Québec) pour le besoin de son positionnement, la vertu de l’hospitalité.

Présentation du numéro

Au croisement de plusieurs disciplines, sciences de l’information et de la communication (SIC), théologie, marketing, sciences de gestion, anthropologie, il s’agit d’essayer de cerner dans les différents niveaux de leurs activités, internes comme externes, et les plis de la production de sens la perméabilité aux origines, aux attentes comme aux valeurs et principes religieux, et d’essayer d’apprécier comment cette appropriation influe sur la gestion d’une marque. Il s’agit de questionner la manière dont des marques s’ouvrent aux questions religieuses par leur fonctionnement organisationnel, les mobilisent dans leurs discours et leurs engagements, comment elles participent aux débats, répondent aux demandes sociales plus au moins explicites et, en retour, comment les religions les imprègnent de leur esthétique ou de leurs valeurs ; comment les religions sont intégrées, peut-être même incorporées, jusqu’à influencer la gouvernance, la stratégie opérationnelle ou communicationnelle de marques.

L’évolution, d’aucuns diront le glissement, de la religion vers les pratiques et les moyens de la communication-marketing, au point de s’inscrire parfois elle-même dans une logique de marque sur un marché surabondant d’offres de loisirs et de spiritualité, a été questionnée dans le milieu universitaire anglo-saxon (Stevens, Loudon, Cole, Wrenn, 2006 ; Einstein, 2007 ; Usunier, Stolz, 2016 ; Wagner, 2019). Le rapprochement de l’Église catholique et de la notion de marque est également au cœur de l’ouvrage Jésus lave plus blanc (Ballardini, 2000/2006) d’un publicitaire italien. Si le titre accrocheur fait un clin d’œil au publicitaire français Jacques Séguéla qui avait écrit Hollywood lave plus blanc au début des années 1980, il ne reflète pas le sérieux du contenu du livre qui a fait le tour du monde, mais qui n’a trouvé que peu d’écho en France. D’autres travaux menés en sociologie, communication et sciences de gestion ont également abordé ce rapprochement entre marques et religion, mais en adoptant un point de vue presque à front renversé ; il ne s’agit plus de comprendre comment les religions se configurent en marques, mais d’observer la places prise par les marques dans la société hypermoderne où elles font figures de religions séculières (Dufour, 2011 ; Lardellier, 2013). Parmi tous les chercheurs de langue française, Benoit Heilbrunn est certainement celui qui a le plus exploré ce thème de réflexion. Son ouvrage sur la marque (2007) se conclut par un chapitre précisément intitulé « La marque comme icône culturelle et religieuse » dans lequel il écrit : « La marque renverrait alors à un ancrage religieux en reprenant et rationalisant l’idée d’une entité puissante et reliante qui donne du sens à nos existences. » (2007, p. 121-122) Il nous a semblé évident de demander à Benoit Heilbrunn d’ouvrir ce numéro thématique par un entretien dans lequel il approfondit les rapports, les croisements, les chevauchements entre la religion et la marque.

La recension et les essais d’interprétation de références religieuses dans les expressions médiatiques sont une entrée somme toute classique des sciences de l’information et de la communication sur les questions de religion. Le premier article de ce numéro thématique revient sur l’emprunt que la publicité fait des ressources symboliques des religions, et plus particulièrement du catholicisme, avec une double originalité. La première tient à son auteur. Jérôme Cottin est un théologien et pasteur qui développe depuis plusieurs années une recherche sur l’usage et la circulation des images religieuses et des figures bibliques dans l’art contemporain. Son ouvrage Dieu et la pub ! paru en 1997 fut l’une des études pionnières de l’usage que la publicité fait des éléments religieux dans son système de représentation. C’est riche d’une expérience déjà longue sur le sujet que Jérôme Cottin livre un regard de théologien au ton personnel. La seconde originalité tient à l’angle d’analyse retenu. Évitant l’interprétation exhaustive de signes, il hausse le point de vue en proposant une synthèse de l’utilisation de la religion dans la communication publicitaire. Il distingue douze thèmes bibliques qui reviennent inévitablement dans les mises en représentation ; surtout, il attire notre attention sur le détournement et la décontextualisassions de la symbolique chrétienne qu’opère la publicité comme l’illustre l’affiche directement inspirée de la Cène de Marithé et François Girbaud.

Après la décontextualisassions et même la sécularisation de la symbolique religieuse dans et par la communication publicitaire, l’étude de Katerina Seraïdari recentre le propos sur la matrice religieuse dans le branding. Si les labels casher ou halal garantissent le caractère licite de produits ou de services pour une communauté de croyants, l’autrice analyse le travail des autorités politiques et religieuses orthodoxes pour mettre en place le label Kanon afin de préserver une certaine authenticité aux produits fabriqués dans des monastères par rapports à ceux qui utilisent l’imaginaire monastique, sans pour autant entretenir de lien avec ces institutions religieuses. Menant une enquête anthropologique dans le monde orthodoxe d’Athènes, elle aborde la manière dont la religion sert à affirmer le positionnement des marques sur leur marché, comment elles utilisent l’appartenance religieuse pour accroitre l’offre et élargir la demande, montrant par là même une convergence entre une consommation patriotique de produits nationaux et une affirmation religieuse.

Avec l’article d’Anne Parizot, il est également question de marques monastiques. Le point de vue et la démarche des sciences de l’information et de la communication ici adoptés se focalisent sur la bière en retenant un large corpus de marques. Elle conduit une comparaison entre le branding de marques de bières réellement issues de lieux religieux, dont les valeurs et la vision du monde aiguillonnent la production, et d’autres qui en reprennent le récit, les imaginaires, l’iconographie mais sans le soubassement axiologique. L’autrice montre que, dans ce marché de la bière, où l’appellation et l’origine religieuse font autorité auprès des consommateurs, se créé également un espace de tension et de contestations symboliques avec des marques au positionnement et au discours résolument antireligieux, aux accents parfois satanistes.

La bière présente avec le vin la particularité d’être un bien de consommation éminemment modelé par d’anciennes traditions religieuses. Il n’est alors guère étonnant qu’elle soit de nouveau abordée dans le texte de Jéthro Ekoka Bokelo et d’Andrea Catellani. Loin des origines monastiques du produit et du contexte européen, les deux auteurs donnent à découvrir une tout autre logique de convergence de la marque avec la religion. Dans la société congolaise des années 1990 où la bière est mal considérée, ils montrent comment, en faisant sienne la quête du Salut et du bonheur, une marque de bière de la République Démocratique du Congo cristallise non seulement des enjeux politiques, mais anime encore la concurrence entre les religions chrétiennes traditionnelles et les églises évangéliques « du réveil », dont elle reprend le discours et les promesses sotériologiques.

Enfin, l’article de Christophe Alcantara qui clôt ce numéro se fonde sur un paradoxe apparent. Alors que la société occidentale n’a jamais été aussi sécularisée, il relève le succès du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle qui attire un nombre croissant de pèlerins. Le travail méthodique de recherche, qui mobilise largement les ressources méthodologiques des sciences humaines et sociales en croisant la cueillette de données iconographiques sur les réseaux sociaux avec une série d’entretiens de pèlerins, observe l’élargissement des Chemins de Saint-Jacques en objets culturels, à la faveur d’un processus de patrimonialisation, jusqu’à leur formalisation en une marque dont les acteurs socio-économiques s’efforcent de négocier la sacralité et l’héritage religieux.