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Le Rapport de la Commission Parent, déposé en 1963 et 1964, et le rapport des États généraux sur l’éducation, publié en 1996, constituent les documents fondateurs du système public d’éducation québécois. Ces deux rapports ont posé les principes fondamentaux qui ont été à la base des institutions du Québec moderne, en particulier les cégeps et les écoles secondaires polyvalentes. S’il faut en rappeler ici l’importance, c’est que, parmi les principes mis de l’avant dans ces rapports, la priorité de l’éducation normative, d’une part, et la laïcité, d’autre part, occupent une place privilégiée : ces principes sont les piliers de la philosophie publique de l’éducation qui a servi de guide à toutes les réformes qui se sont succédé depuis la Révolution tranquille.

La place de l’éducation normative, fortement accentuée dès le Rapport Parent par le maintien de l’enseignement de la philosophie au sein du dispositif de la formation générale des cégeps, a été confirmée en 2005, dans le texte « Orientations ministérielles » qui mettait en place le nouveau programme Éthique et culture religieuse, implanté à la rentrée de 2008 pour le cours primaire et le cours secondaire. La laïcité connut une histoire beaucoup plus complexe et surtout plus lente, dans la mesure où ce principe n’intervient comme principe directeur du système public qu’à compter du processus de déconfessionnalisation réalisé en plusieurs étapes et conclu par le rapport du Groupe de travail, présidé par Jean-Pierre Proulx et publié en 1999 sous le titre « Laïcité et religions. Perspectives nouvelles pour l’école québécoise ». Ces deux principes sont convergents. On peut faire valoir en effet que la décision de maintenir un cursus complet, dans lequel la réflexion critique et l’apprentissage du jugement sont présents dans la formation des jeunes de la première année du primaire à la fin des études collégiales, n’aurait pas la même cohérence si elle n’était soutenue par un principe de laïcité qui impose au système public un devoir de neutralité et de respect de l’égalité. Le résultat le plus important de la déconfessionnalisation demeure sans contredit l’approfondissement de cette cohérence, manifeste notamment dans le caractère continu de l’enseignement de la philosophie, principalement représentée par la discipline de l’éthique à tous les niveaux d’étude. Au terme de cette évolution, on peut affirmer sans hésitation que, au sein des démocraties occidentales, le système québécois d’éducation est celui où l’apprentissage de la réflexion critique est le mieux élaboré et le plus soutenu, et où la priorité d’une éducation normative est la mieux respectée.

Une telle structure nous impose le devoir de travailler à la justifier dans tous les contextes sociaux où l’éducation normative rencontre de nouveaux défis. C’est le sens de mon effort, et je remercie mes critiques de le souligner. Le pluralisme croissant de notre société, qui résulte autant d’une diversité réelle sur le plan social que d’une pluralité de conceptions de la vie bonne et de la justice, sur le plan purement normatif, donne à cette exigence un relief qui demeurait insoupçonné il y a à peine dix ans. C’est dans ce contexte que le débat autour du programme ÉCR a pris forme et que la complexité des arguments mis de l’avant par divers interlocuteurs a conduit à faire retour sur les principes de philosophie publique sur lesquels nous nous appuyons. Nous constatons en effet que ces principes ne reçoivent pas une interprétation unanime chez tous les critiques du programme.

Parmi les remarques très riches qui sont adressées ici à ma présentation du programme ÉCR, mais aussi au programme parallèle Histoire et éducation à la citoyenneté, je souhaite d’abord retenir celles qui ont trait à des divergences d’interprétation du principe de priorité normative, d’une part, et de la laïcité, d’autre part. Ces critiques se concentrent surtout sur le programme ÉCR, mais je crois nécessaire de rappeler que ma réflexion concerne également, dans un objectif de citoyenneté partagée, la construction d’une culture publique commune et l’évolution d’une structure canonique pour toutes les étapes du système d’éducation, ce qui ne peut manquer d’avoir des effets sur notre conception du rôle des enseignants dans notre système. Passeurs culturels, comme y insistait Fernand Dumont, ils sont aussi des maîtres critiques. J’y reviens plus bas.

1.

J’aborde en premier lieu la question concernant les écueils relatifs aux finalités du programme, et en particulier le danger d’une reconnaissance de l’autre fondée sur une connaissance purement historique et factuelle des systèmes symboliques et normatifs. Si, comme Maryse Potvin le fait remarquer justement, cette connaissance se détache des contextes sociaux dans lesquels ces systèmes ont été construits, et où ils demeurent en évolution, ne risque-t-on pas de transmettre aux jeunes une culture indifférente au tissu social dans lequel les croyances et les pratiques vivent, entrent en conflit et se transforment continuellement ? Une connaissance purement factuelle, voire encyclopédique, peut en effet mener tout droit à une présentation essentialisante, aveugle sur les conflits, les inégalités et les discriminations de toute nature qui caractérisent la vie sociale. Les exemples de cette critique sont très nombreux, et ils peuvent être repris de toutes les traditions religieuses comme de tous les systèmes éthiques. Nul ne voudrait, par exemple, que le judaïsme demeure figé dans une présentation qui le ramène, comme dans les travaux de Max Weber ou de Hermann Cohen, à l’essence de la loi de la Torah et à la doctrine de l’élection. Ces idéaux types font ultimement écran à son histoire sociale et politique, de l’antisémitisme moderne au sionisme politique contemporain.

Ce risque de « réification des identités », qui affecte tous les systèmes de croyances, est réel et ne doit pas être sous-estimé. Il concerne également le dialogue critique quant aux enjeux éthiques, dont la réalité sociale n’est pas un contexte détachable, mais au contraire une dimension pleinement articulée aux constructions des questions morales dans des situations sociales toujours déjà concrètes et particulières. Je suis donc entièrement d’accord avec ces remarques sur le caractère dynamique des systèmes religieux et normatifs, et sur la nécessité d’en tenir compte dans l’enseignement du programme ÉCR et dans la formation des enseignants. Cette remarque, j’y insiste, vaut aussi pour l’enseignement de la philosophie au niveau collégial, où aucun système philosophique ne saurait être discuté hors du contexte qui l’a rendu possible.

Comment faire pour que les analyses des sciences sociales, nécessaires pour donner à cette dimension toute la concrétude nécessaire, soient présentes dans le programme et dans l’enseignement ? Cette question ouvre une série de réflexions, présentes dans les remarques de Richard Vaillancourt sur l’éducation à la citoyenneté et l’extension du dialogue critique et rationnel. Ces remarques renforcent les précédentes, dans la mesure où elles se situent sur le même plan : le dialogue critique s’adresse en effet d’abord à ce qui est historique et social, et non pas à ce qui est intemporel, et il constitue l’instrument le plus ajusté à la nécessité de faire déboucher les connaissances de premier niveau sur la réalité sociale. De la même manière en effet qu’on doit intégrer dans la connaissance des croyances et des normes tout ce qui les relie à leur enracinement social, on doit également pouvoir les critiquer dans toutes les dimensions de leur réalité normative. Or, dans ma compréhension des finalités du dialogue, certaines limites s’appliquent, et M. Vaillancourt les analyse très justement.

Je reconnais que son analyse est d’une grande lucidité, mais je n’en tire pas les mêmes conclusions que lui. S’il est vrai que la finalité civique du programme exige une pratique authentique du dialogue critique, je ne crois pas impossible que cette exigence puisse se réaliser dans le cas de la culture religieuse. J’ai tenté de justifier à cette fin une différence substantielle entre le dialogue centré sur la réflexion éthique, et le dialogue centré sur la culture religieuse. Dans les deux cas, l’exigence kantienne du respect me semble préalable, mais elle ne reçoit pas la même interprétation selon qu’il s’agit d’enjeux moraux ou de croyances religieuses. En évoquant l’idéal d’une sympathie herméneutique, que je reprends principalement de la pensée de Gadamer sur la bienveillance, je propose de limiter la perspective critique sur la culture religieuse à l’exercice d’une compréhension du sens, et d’éviter de lui donner l’extension épistémologique qui caractérise le dialogue éthique. Cette différence conduit-elle à une contradiction ?

Les liens des positions morales à des prémisses relevant de la croyance religieuse sont certes importants, mais ces liens ne sont pas tous du même degré. On peut distinguer par exemple une prémisse métaphysique, comme l’existence de l’âme, qui peut constituer un axiome dans la discussion de l’aide médicale à mourir, d’une prémisse plus faible, comme la valeur de la fidélité, justifiable autant sur le plan de la morale autonome que par la doctrine d’une religion particulière. Je crois possible de dialoguer de manière rationnelle sur une position morale articulée sur une croyance religieuse en faisant ressortir justement ce lien fondationnel de la morale et du sacré, tel qu’il apparaît dans la réflexion éthique. Ces deux sphères ne sont distinctes que dans la pointe la plus métaphysique de leurs exigences, notamment pour tout ce qui concerne les questions de théologie morale. C’est ce lien qui permet en effet de mesurer l’extension de la rationalité dans la justification d’une norme, par exemple dans le cas de la compassion.

Si, pour m’en tenir à cet exemple, l’idéal moral de la compassion ne trouve sa justification que dans la croyance en la réincarnation, comme on peut le soutenir dans le cas du bouddhisme, alors la limite du dialogue rationnel est en effet vite atteinte, car la croyance marque le seuil où l’exercice du respect doit demeurer absolu. Mais si cet idéal peut, à divers degrés, être détaché de sa justification religieuse, alors le dialogue critique peut être mené jusqu’à son principe et éclairer à rebours la distance qui sépare l’idéal moral de son fondement religieux. Je ne peux donc sur ce point que marquer mon accord avec l’objection sur le plan de l’extension du dialogue relatif à la dimension normative de la culture religieuse, mais je soutiens que cette extension connaît des degrés, et que la conscience de ces degrés fait partie de la finalité dialectique de l’enseignement de l’éthique. Pour les croyants, cette prise de conscience constitue le vecteur le plus dynamique de leur réflexion : c’est en effet en mesurant le degré de justification que la norme manifeste sa plus ou moins grande autonomie par rapport à la croyance religieuse.

Dans l’exemple que mon objecteur me soumet, la justification de la priorité des démunis est exprimée de manière absolue : elle est, selon un des interlocuteurs présents dans cet exemple, fondée sur la foi en Dieu et le commandement de la charité. Il me semble que dans cet exemple le dialogue permet au contraire de révéler la prémisse métaphysique du commandement divin et, ce faisant, de fournir à chacun le moyen de mesurer ce qui sépare la croyance de la conviction morale justifiée. Tout ce qui demeurera injustifiable rationnellement ne trouvera son fondement que dans la croyance. Dans l’exemple de la charité, les justifications sont convergentes et superposées, ce qui ne saurait surprendre dans le cas d’une doctrine morale universelle. Un exemple plus difficile serait celui de l’aide médicale à mourir, dans lequel la prémisse métaphysique n’est pas convergente, et c’est dans ce type de cas que l’exercice du respect absolu doit être prescrit. Cette aide est-elle moralement justifiable ? Si aucune éthique ne parvient à fonder un consensus universel et qu’une croyance s’y oppose, la différence entre l’exercice de la critique et l’exercice du respect revêt toute son importance. Il appartient certes au programme collégial de philosophie de donner à cet exercice un prolongement formel, car aucune prémisse métaphysique ne peut être soustraite au travail de la raison, mais reconnaissons que, même dans le dialogue critique de la philosophie, des limites sont introduites par les croyances des jeunes : cet enseignement demeure celui du différend, du questionnement, du doute, et non celui de l’endoctrinement. Les étudiants musulmans à qui l’on présente la doctrine nietzschéenne de la mort de Dieu ont le devoir d’accepter de la considérer rationnellement, mais ils ont aussi le droit de la rejeter au nom de leur foi. Autrement, la liberté religieuse serait privée de fondement, une conséquence que ne redoutent pas toujours les militants athées qui croient possible d’y reconnaître une position dictée par la laïcité. Ce n’est évidemment pas ma position.

Si tous ces éléments doivent être présents, autant la réalité sociale que la critique rationnelle dans toute son extension, ce ne peut être à mon avis que par le renforcement des finalités sociales et civiques du programme (tout comme de l’enseignement collégial de la philosophie) : le contexte social exige en effet que la finalité civique de ces enseignements soit explicitée de manière précise et rigoureuse dans son rapport aux principes qui soutiennent notre système. La reconnaissance de l’autre n’est pas une finalité figée, pas plus que la poursuite du bien commun : ces deux finalités sont pleinement civiques, et notre défi aujourd’hui est de donner à cette interprétation de nos principes une réelle légitimité dans notre compréhension de la philosophie publique qui nous inspire. De la même manière, c’est en raison de la finalité civique de reconnaissance que le dialogue doit être pratiqué dans son extension la plus grande : le respect dû à la croyance, j’y insiste, concerne d’abord l’ensemble des prémisses de nature métaphysique qui demeurent inaccessibles à la raison. Ces prémisses sont au fondement de tous les systèmes religieux et, dans la mesure où elles relèvent de la croyance, elles exigent le respect. Les seules limites que nous pouvons imposer à cette exigence sont celles qui découlent des principes de nos chartes de droits, en particulier tout ce qui concerne l’égalité et la dignité des personnes.

2.

J’aborde plus brièvement en deuxième lieu les questions tributaires du débat sur le principe de laïcité. Comment l’enseignement de la culture religieuse et de l’éthique dans un programme public est-il susceptible de contrevenir aux exigences de la neutralité de l’État ? Ces questions sont différentes de celles qui concernent la priorité de l’éducation normative, car elles concernent principalement des demandes d’accommodement. Tel est le cas du recours du collège Loyola, introduit par les jésuites anglophones. Dans plusieurs des commentaires rendus publics à la suite du jugement de la Cour suprême du Canada, on a déploré que la Cour ait accepté une demande d’exception : selon ce jugement, Luc Bégin le rappelle ici avec clarté, Loyola peut présenter au ministère de l’Éducation du Québec un programme dont la perspective demeure confessionnelle, mais qu’il juge équivalent au programme public. Ce qu’implique une telle équivalence, nous ne le savons pas avec précision, car le collège n’a pas encore présenté sa proposition de programme. Le projet présenté à la Cour n’avait aucun caractère officiel. Nous savons cependant que, pour Loyola, il s’agit d’abord de maintenir la perspective confessionnelle sur les contenus de culture religieuse autant que sur la réflexion éthique présentée aux élèves.

Je précise un point en ce qui concerne les doctrines éthiques des religions : Luc Bégin a raison de noter que nulle part le programme ne prescrit cet enseignement, l’apprentissage de la réflexion éthique étant proposé à partir d’une réflexion sur les principes de l’action morale. La requête de Loyola est d’encadrer cette réflexion par la présentation de la morale chrétienne, ce qui constitue indubitablement une brèche dans la laïcité explicitement revendiquée du programme, pour des raisons de neutralité. Si la Cour accepte néanmoins la demande de Loyola, c’est en raison du caractère confessionnel et privé de l’institution, tel que légitimé par la loi, car elle reconnaît par ailleurs le bien-fondé du principe de neutralité pour le programme dans les établissements publics. Luc Bégin me reproche de considérer cette position de manière trop conciliante. Nous avons sur ce point un réel désaccord, mais il se limite à la question juridique : je reconnais en effet le droit de l’enseignement privé à certains accommodements. Je suis cependant loin de penser que ces accommodements puissent aller jusqu’à l’introduction d’une perspective confessionnelle dans l’énoncé même des finalités du programme. Notre désaccord demeure difficile à préciser, dans la mesure où seul un examen du programme dit « équivalent » nous permettrait de discuter des points particuliers. Si Loyola reconnaît les finalités de construction d’une culture publique commune — Luc Bégin a raison de le souligner —, l’introduction d’une perspective confessionnelle devra être soumise à des limites précises.

Les arguments de Luc Bégin concernant les conséquences néfastes du statut d’exception illustrent les questions posées par M. Vaillancourt sur l’extension du dialogue critique rationnel que j’ai discutées plus haut. Si en effet une perspective confessionnelle est introduite pour l’ensemble de l’éducation normative, autant religieuse qu’éthique, cette extension sera limitée a priori. Ce point me semble majeur, et on voit ici comment le principe de neutralité est essentiel à une juste compréhension de la priorité de l’éducation normative : le programme ÉCR a fait le choix, à mes yeux entièrement justifié et cohérent, de ne pas proposer un programme moral ou d’enseignement des valeurs, comme celui que la France met en place en ce moment, mais un programme de réflexion éthique visant l’autonomie du jugement. Les apories du nouveau programme français Éducation civique et morale sont justement ce que le Québec a cherché à éviter. La compétence du dialogue vient au renfort de cette compétence de réflexion, et tout encadrement qui aurait pour effet de la limiter, dans la pratique comme dans son principe, représente un obstacle à la réalisation des finalités du programme. Ce n’est donc pas seulement sur le plan des deux premières compétences que le jugement Loyola pose problème, mais aussi sur celui de la pratique du dialogue.

Cela dit, Luc Bégin introduit une remarque supplémentaire de grande importance : en citant une étude de Mathieu Gagnon sur la pratique de la méthode de la philosophie pour enfants, invitant à étendre à la culture religieuse l’enquête critique de cette approche, Luc Bégin met en lumière une dimension également présente dans les arguments de M. Vaillancourt. J’ai discuté ailleurs l’approche de la philosophie pour enfants et la possibilité de l’appliquer à l’ensemble du programme ÉCR. Ma position sur ce point est claire, et elle reprend les conclusions auxquelles je suis parvenu en ce qui concerne la distinction du dialogue relatif aux questions morales et du dialogue relatif aux croyances de culture religieuse, telles que je les ai rappelées plus haut. Sur ce point, si je le comprends bien, Luc Bégin exprime un accord fondamental avec mon interprétation des compétences et ma conclusion relative aux limites de leur compatibilité avec l’approche de la philosophie pour enfants. À mes yeux, la mise en oeuvre de cette approche dans l’enseignement du programme ne saurait être que dissymétrique et devrait demeurer assujettie au principe du respect et aux exigences épistémologiques qui en découlent.

Dans son commentaire, Stéphanie Tremblay nous met en garde contre un amalgame trop rapide entre la requête Lavallée-Jutras et la requête Loyola. Cette distinction me semble importante et fondée : le recours au statut d’exception en vertu d’une position fondamentaliste, comme il se manifeste par exemple dans l’évangélisme américain, a pour corollaire le rejet de toute forme d’humanisme séculier, qualifié de « relativiste ». Ce fondamentalisme peut-il être comparé à la demande d’adaptation du collège Loyola ? Je suis d’accord avec la description qu’en donne Stéphanie Tremblay quand elle présente cette approche comme un « traitement de la diversité au prisme d’une perspective confessionnelle ». Dans les écoles qu’elle a étudiées, notre collègue a observé que la promotion de valeurs universelles inspirées de croyances religieuses particulières ne constitue pas une « négation du pluralisme ». Il n’y aurait donc pas dans ces écoles de contradiction entre particularisme et universalité.

On peut aisément être d’accord avec cette lecture pour tous les domaines de l’éducation au pluralisme où les doctrines morales ont acquis historiquement une dimension universelle, mais il devient très difficile de le faire dans tous les cas où ces doctrines demeurent particulières. Par exemple, lors des audiences du procès Loyola, les experts des requérants ont fait valoir l’importance pour eux de ne pas soumettre leurs élèves à une discussion pluraliste des options morales dans la conduite de leur vie personnelle. L’exemple de la condamnation des relations sexuelles avant le mariage fut alors présenté comme une illustration de cette requête. Cet exemple fait voir en effet que si l’éducation au pluralisme doit rendre possible la confrontation de diverses options dans la réflexion éthique sur le jugement à porter sur l’action morale, alors cette éducation n’est pas possible quand cette confrontation est exclue. Même si elle demeure ouverte à la présentation des grands acquis de la réflexion éthique universelle, par exemple en ce qui concerne le noyau moral commun à toutes les religions, l’éducation au pluralisme requiert la confrontation avec une diversité réelle, et non pas seulement avec un universel idéalisé.

Ce point est central, et Stéphanie Tremblay a raison de souligner que plusieurs religions maintiennent cette prétention à accéder à un universel par le moyen de la particularité de leurs croyances. Le problème demeure cependant entier pour tout ce qui concerne ce qui ne peut être englobé dans cet universel historiquement acquis par l’expérience religieuse de l’humanité. Dans les débats sur la laïcité, l’exemple du refus de l’égalité homme/femme constitue toujours le point crucial des limites de l’universel pour plusieurs religions. L’éducation au pluralisme ne saurait, cela est évident, aller jusqu’à considérer la négation des droits et libertés de la personne comme des options légitimes, mais entre l’universel des valeurs et la pratique de la discrimination et le traitement inégal des personnes, il reste une immense zone intermédiaire où le pluralisme moral demeure réel et où il exige un traitement différencié.

Je conclus ces remarques en revenant sur les deux principes que j’ai distingués au point de départ. Mon accord avec les critiques qui font valoir l’importance de la priorité de l’éducation normative est substantiel, mais je ne suis pas convaincu par les arguments de ceux qui souhaiteraient pour cette raison le retrait de la compétence de culture religieuse. Je pense plutôt, comme Maryse Potvin le suggère, qu’une révision de la description des compétences dans le but d’en enrichir l’énoncé par l’introduction de dimensions sociales plus affirmées serait non seulement nécessaire, mais suffisante pour garantir la cohérence des compétences. Pour ce qui concerne le principe de laïcité, je reconnais que le jugement Loyola introduit une brèche dans l’universalité du programme, et je le déplore, mais je pense que l’argument juridique de la Cour est imparable, et que la seule manière d’en corriger les effets est de demeurer très vigilant en ce qui concerne le programme particulier que le collège devra soumettre s’il entend jouir d’un statut d’exception.

Je termine en insistant sur la responsabilité de l’État de fournir aux enseignants présents dans les milliers d’écoles du Québec les moyens d’une formation continue pour critiquer et enrichir leur pratique. Depuis la fin des plans de formation, les commissions scolaires ont subi beaucoup de compressions budgétaires, conduisant la plupart d’entre elles à abolir les postes de conseiller pédagogique pour le programme ÉCR. Cette situation est catastrophique, les enseignants ne disposant d’aucun outil pour affronter les nouvelles générations d’élèves qui arrivent dans nos écoles. La période de transition entre l’enseignement confessionnel et l’éducation au pluralisme n’est pas terminée, et notre tâche est de concentrer nos efforts dans la formation initiale des enseignants pour ce programme, de manière à leur donner dès le départ le cadre dans lequel ils pourront comprendre les défis du pluralisme qui les attendent à l’école.