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L’ouvrage de Manon Garcia, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement propose une analyse critique bienvenue dans le paysage de la philosophie francophone portant sur la question du consentement sexuel. En s’intéressant aux limites des conceptions du consentement traditionnelles — libérale ou grand public —, elle entend renouveler notre compréhension d’une sexualité éthique. Renvoyant dos à dos en particulier la vision du consentement comme contrat entre individus — la version libérale — de même que la conception genrée de ce dernier, fondée sur l’adage sexiste selon lequel les hommes proposent et les femmes disposent, Garcia suggère de concevoir le consentement comme une conversation érotique à partir d’un « sentir ensemble »[1], qui permettrait des échanges sexuels épanouissants et moralement bons.

C’est sur cette proposition singulière de la conversation érotique que je souhaiterais revenir dans ce commentaire, à la fois pour en souligner les potentialités au regard des objectifs du livre, mais aussi les points qui restent en suspens une fois la lecture achevée. Je m’interrogerais en particulier sur les conditions d’une conversation érotique qui puisse remplir réellement les fonctions que l’autrice lui donne, et sur les critères permettant de déterminer le caractère suffisamment bon ou constructif d’une telle conversation. La question des normes de genre, de leur persistance et des manières possibles de contrer durablement leurs effets dans les relations sera au coeur de mon propos.

La conversation érotique comme idéal

Aux termes de sa réflexion critique sur le consentement, Manon Garcia formule la proposition suivante : « le consentement conçu comme conversation érotique est sans doute l’avenir de l’amour et du sexe »[2]. Si Garcia propose de penser le consentement à partir d’un idéal de conversation, et non d’un simple accord verbal explicite comme d’autres l’ont suggéré, c’est que, pour elle, cette conception est mieux à même de répondre à ce qu’elle nomme les « deux fonctions normatives du consentement »[3]. Garcia soutient en effet que, lorsque nous parlons de consentement sexuel, nous ne cherchons pas seulement à déterminer un critère adéquat pour distinguer « entre le sexe permis et le sexe interdit », afin « de reconnaître (et de punir) les violences sexuelles[4] ». Nous souhaitons aussi généralement que le critère du consentement permette de « déterminer positivement ce que seraient des rapports sexuels moralement bons »[5].

Ainsi, pour Garcia, une conception adéquate du consentement doit pouvoir non seulement déterminer le type d’interaction sexuelle qui devrait être autorisé, mais aussi celui qui serait souhaitable, désirable et encouragé. Autrement dit, Garcia vise à définir un critère de distinction pour une sexualité non seulement illégitime, que l’on voudrait voir collectivement interdite, par exemple par l’intermédiaire de la loi, mais aussi une sexualité non éthique, c’est-à-dire qui pourrait poser un problème d’un point de vue moral, mais que nous ne voudrions pas nécessairement collectivement interdire[6].

La distinction est subtile, mais il suffit de penser à quelques exemples pour constater qu’elle répond à certaines intuitions morales désormais partagées à propos du sexe. Ainsi, les interactions sexuelles qui ont lieu sous la contrainte sont généralement considérées comme moralement illégitimes. Elles constituent ainsi un délit de viol, d’agression, de harcèlement ou d’atteinte sexuelle et sont légalement prohibées dans beaucoup de démocraties constitutionnelles. En revanche, les interactions sexuelles adultérines n’y sont plus pénalement répréhensibles. Et peu de gens jugent encore qu’elles devraient l’être. Ce qui n’empêche pas de penser qu’il est immoral de tromper son partenaire. Ou bien que l’on considère que cela porte atteinte à l’idéal du couple monogame qui a un sens pour nous. Ou bien qu’on estime que cela rompt un accord existant avec notre partenaire principal·e, et donc nuit à son consentement à entretenir avec nous une relation amoureuse et sexuelle. Dans ces cas-là, ce n’est pas le fait d’avoir plusieurs partenaires amoureux·se ou sexuel·le·s qui est problématique, mais le manque de transparence sur cette pluralité.

Le consentement défini comme conversation érotique est ainsi la réponse à la question que le livre entendait traiter, c’est-à-dire celle de savoir comment concevoir non seulement des relations sexuelles qui ne sont pas éthiquement répréhensibles, mais aussi qui, au-delà du prisme juridique et pénal, sont éthiquement souhaitables, c’est-à-dire ici qui manifestent la volonté autonome des personnes qui s’y engagent. La conversation érotique rendrait ainsi possible, pour Garcia, un échange renouvelé sur les désirs et les plaisirs des un·e·s et des autres, ainsi qu’une exploration horizontale de la sexualité comme moyen d’entrer en relation de manière éthique. La conversation permet alors de penser « ce qu’est le sexe lorsqu’il a lieu de manière respectueuse entre égaux, mais aussi, peut-être […] ce que le sexe devrait être si on veut, en lui, pratiquer l’égalité que l’on appelle de nos voeux[7] ».

La proposition de Garcia de faire de la conversation érotique une condition pour une sexualité éthique est tout à fait bienvenue. Elle a le mérite de renouveler les discussions sur le consentement dans lesquelles ce dernier est souvent conçu, comme le rappelle Garcia, soit comme une forme de négociation entre adversaires, soit comme un aparté, une corvée susceptible de gâcher le moment érotique. Remettre l’échange discursif au centre d’une conception éthique de la sexualité invite à défaire le sexe de son aura silencieuse qui en fait un des modes, sinon le mode de relations humaines dans lequel la conversation est plutôt l’exception que la règle. Garcia, somme toute, propose d’intégrer la sexualité dans le lot des pratiques et des interactions sociales où l’échange verbal est valorisé comme médium sinon principal — puisqu’il reste bien les échanges charnels — du moins central d’une relation intersubjective, dans lesquelles « le respect et l’attention à l’autre » sont « nécessaires »[8].

Toutefois, la conversation comme idéal du bon sexe, ou du sexe éthique, interroge aussi. La principale question qui demeure en refermant La Conversation des sexes est celle de savoir quelles sont les conditions, les enjeux et les implications, non seulement d’une conversation entre partenaires, mais surtout d’une bonne conversation, ou, au moins, d’une conversation suffisamment bonne, ou assez éthique. On entend, par là, une conversation à même de remplir les objectifs que Garcia lui donne, à savoir de permettre des « rapports sexuels moralement bons », que l’on pourrait aussi qualifier d’éthiques, qui ne se transforment pas en expériences désagréables et regrettables, et dans laquelle est possible et encouragée l’autonomie sexuelle de tous les partenaires d’interaction, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Joseph Fischel, la capacité réelle à codéterminer de manière égalitaire ses relations sexuelles[9].

Dans ce qui suit, je souhaiterais montrer que l’idéal de la conversation érotique risque bien souvent de buter contre la réalité des interactions sexuelles et intimes, et donc de rester un idéal peu accessible ou du moins difficilement praticable. Ou bien ces conversations sont empêchées — on ne peut pas ou on ne sait pas se parler de sexe — et alors il est très difficile de normaliser la vision du bon sexe que Garcia défend, et ce, même si l’on est profondément convaincu·e qu’une telle conversation est importante. Ou bien ces conversations existent, mais elles sont décevantes, limitées, emplies de non-dits, de vexations, de susceptibilités, de malentendus, de retenus et de tabous qui génèrent des émotions négatives, et rendent difficile un échange intersubjectif constructif et riche, favorisant l’autonomie des partenaires d’interaction que Garcia appelle de ses voeux.

Conversation érotique et normes de genre

La question des normes de genre est au coeur de La Conversation des sexes, en particulier de sa critique des conceptions classiques du consentement. Ce sont les normes de genre, soutient Garcia, qui favorisent des relations sexuelles inégalitaires et compliquent la possibilité du consentement érotique. Les conceptions normatives de la féminité et de la masculinité influencent nos sexualités de plusieurs façons. Elles incitent par exemple les hommes à insister pour avoir des relations sexuelles, à négliger le consentement et le point de vue de leurs partenaires, et à les concevoir comme de simples moyens de satisfaire leur désir. Du côté des femmes, les normes de la féminité poussent ces dernières à accepter des relations sexuelles dont elles n’ont pas vraiment envie par crainte de représailles violentes, du fait de la pression sociale, ou par une tendance apprise au dévouement et au don de soi. Comme le note Garcia, « refuser clairement un rapport sexuel implique de mettre en avant sa volonté, son intégrité physique et de ne pas se comporter de manière gentille et accommodante, ce qui est exactement contre la façon dont les femmes sont éduquées à se comporter »[10]. Les normes de genre, donc, rendent complexe si ce n’est impossible le consentement plein, affirmatif et effectif des femmes et entravent leur autonomie sexuelle.

Or, avance Garcia, l’idéal de la conversation érotique peut constituer un remède à ces difficultés. Elle note ainsi que « les pratiques de conversation érotiques sont également émancipatrices dans la mesure où elles consistent à pratiquer l’égalité, et à travers cette pratique à ébranler les normes de genre[11]. » L’autrice toutefois ne nous dit pas à quoi doivent concrètement ressembler les conversations érotiques pour ébranler ainsi les normes. Car il est bien possible que cesdites normes persistent, structurent et entravent non seulement les interactions sexuelles, mais aussi les conversations érotiques censées émanciper ces interactions. Dès lors qu’on accepte la proposition de la conversation entre égaux comme idéal du bon sexe, il y a, en effet, de nombreuses façons dont les normes de genre peuvent continuer de nuire à la conversation érotique, au sexe comme conversation. En voici quelques exemples.

Les normes peuvent poser en premier lieu des difficultés pour engager et poursuivre une conversation érotique. Pour qu’il y ait conversation, il faut en effet que les partenaires d’interaction soient à même d’y prendre part, et trouvent les ressources pour l’initier. Il faut qu’ils et elles aient un désir de parler et d’échanger, ainsi que des compétences discursives bien spécifiques, autrement dit une capacité à communiquer précisément leurs désirs, leurs ressentis, leurs sensations et à se rendre sensibles et ouverts à ceux de l’autre. Or ces compétences ne sont pas toujours au rendez-vous, en particulier lorsqu’on a été socialisé comme un homme et qu’on a embrassé sans les questionner les normes de la masculinité. Garcia note ainsi, en convoquant de Beauvoir, la tendance masculine à négliger les émotions et les ressentis d’autrui. Mais les normes de la masculinité impliquent également un manque d’attention et de compréhension de ses propres émotions et de sa propre intimité[12]. Sans une déconstruction et une critique radicale de ces normes qui distribuent de manière différentielle les compétences conversationnelles et émotionnelles, le travail de la conversation, et ce qu’il implique de questions, d’attention, de prise en considération des ressentis (les siens et ceux de l’autre), risque ainsi d’être systématiquement initié par des femmes ou des personnes qui se reconnaissent davantage dans les valeurs féminines. Et le travail émotionnel de celles-ci risque de se heurter à un mutisme, ou un quasi-mutisme masculin difficile à surmonter.

Une fois que la conversation est amorcée, les normes de genre peuvent aussi obscurcir ou orienter l’échange et grignoter l’autonomie relationnelle des personnes engagées. Elles peuvent par exemple inciter les partenaires à dire « oui », au cours de la conversation, à des pratiques ou des interactions dont elles et ils n’ont pas envie, pour se conformer aux normes de la féminité ou de la masculinité. Ces normes de genre peuvent aussi, au contraire, pousser à refuser, ou à craindre des pratiques « parce qu’une femme respectable ne fait pas cela », qu’un « ‘‘vrai’’ homme ne se laisse pas approcher ou toucher comme cela ». Les normes de genre peuvent aussi compliquer l’expression et la réception discursives d’un refus, d’une absence de désir ou d’une douleur physique. La perception de leur propre masculinité joue ainsi un rôle déterminant dans l’incapacité de certains hommes à se représenter la sexualité non pénétrative comme une sexualité pleine et entière, dans leur difficulté à ne pas se vexer ou se fermer, face aux demandes ou remises en question d’un ou d’une partenaire, au refus d’une pratique ou à l’expression d’une douleur.

Considérer qu’il faut discuter plutôt que de s’engager à tâtons dans des interactions sexuelles silencieuses est déjà un premier pas vers une sexualité plus éthique, mais les discussions elles-mêmes peuvent aussi être trébuchantes, empêchées et le lieu de nombreux malentendus. Autrement dit, les normes de genre sont susceptibles d’encadrer plus largement les termes de la conversation à savoir ce que l’on osera dire, demander, exprimer comme désir et comme plaisir en face de l’autre et en fonction de son propre genre et de celui de l’autre. Imaginer par exemple que l’autre ne pourra pas aimer telle pratique, et donc ne pas la lui proposer, assigner systématiquement nos partenaires à des rôles sexuels prédéterminés, projeter sur autrui des désirs et des représentations de ses désirs en fonction de son genre ou de son orientation sexuelle.

Dans le chapitre « Le sexe non consenti est-il du viol ? », Garcia expose plusieurs scénarios pour éclairer les difficultés morales du consentement et les différentes fonctions que l’on attend qu’il remplisse pour nous[13]. Dans ces différents scénarios, deux personnes, Raph et Sam passent un moment ensemble et rentrent chez Sam. Dans les trois premiers scénarios, les interactions sexuelles initiées par Raph sont refusées par Sam, mais ont finalement lieu sous la contrainte, la menace de la violence ou à la suite d’une forme de harcèlement. Il n’y a donc pas de doute quant à leur statut éthique : ces interactions sont illégitimes, elles dérogent à la conception du consentement comme permission donnée à l’autre d’intervenir sur son intégrité physique. Dans le quatrième et le cinquième scénario, Raph initie l’interaction sexuelle, Sam ne s’y oppose pas explicitement, mais le sexe a lieu sans que Sam ait donné verbalement son accord et sans que Raph ne lui ait véritablement demandé si elle était consentante. Ici, concevoir le consentement non pas comme une absence d’opposition (qui ne dit mot consent), mais comme un accord verbal explicite aurait permis à Raph de s’assurer de la permission de Sam à l’interaction sexuelle. Le problème éthique réside ici dans la négligence de Raph à s’enquérir du consentement affirmatif de sa partenaire.

Les deux derniers scénarios, toutefois, sont plus subtils, puisque Sam accepte la proposition verbale de Raph de s’engager dans une interaction sexuelle, alors même qu’elle n’en a pas vraiment envie. Dans le sixième scénario, « elle se dit que Raph a été gentil, qu’il est venu jusque chez elle, qu’elle aurait dû savoir qu’il allait vouloir coucher avec elle et que donc elle ne peut pas se permettre de refuser », et dans le septième, elle accepte, car « elle aime sa réputation de séductrice qui n’a pas froid aux yeux »[14]. C’est donc, dans ces cas-là et comme le note Garcia, « la pression sociale » qui pousse Sam à accepter des relations sexuelles dont elle n’a pas réellement envie[15]. Autrement dit, ce sont les normes qui viennent ici s’immiscer dans l’interaction sexuelle, et ce sont elles aussi qui empêchent la réalisation d’une interaction sexuelle moralement souhaitable, dans laquelle la pleine autonomie des sujets serait engagée.

Or, rappelons-le, si l’on suit la proposition de Garcia, le consentement comme conversation est une manière de penser la dimension du sexe, non seulement moralement permissible, mais aussi moralement souhaitable. Il aurait donc pu représenter une voie possible permettant à Raph et Sam de s’engager dans une interaction sexuelle plus éthique. Ce qui signifie ici que la conversation érotique aurait pu conduire, selon l’argument de Garcia, à déconstruire la pression sociale ou à lutter contre elle. Et pourtant, même si les deux partenaires avaient poursuivi l’échange discursif au-delà de la simple question-réponse (Es-tu d’accord ? /Oui), il n’est pas sûr que la pression sociale se serait par magie volatilisée. Même si Raph avait demandé plusieurs fois à Sam ses ressentis, il est possible que Sam ait enjolivé les choses, de nouveau ici, par pression sociale. Il est même possible que Raph ait posé des questions orientées par les croyances à propos de la sexualité féminine, et que Sam elle aussi se soit abstenue de proposer telle ou telle pratique par peur de l’image qu’elle pourrait renvoyer, ou en pensant que cela, sans doute, ne plairait pas à Raph.

Les normes, ainsi, ne disparaissent pas une fois que l’on s’est entendu sur l’intérêt de sortir du silence ou de mener l’échange un peu plus loin qu’une demande de permission pour embrasser, caresser ou pénétrer l’autre. Évidemment, ces effets sont accrus dans les interactions hétérosexuelles, où les partenaires sont plus à même de se conformer aux représentations majoritaires de la masculinité et de la féminité. Comme le note aussi Garcia, les représentations hégémoniques de ce que devraient être des relations amoureuses et affectives hétérosexuelles ne favorisent pas l’égalité et l’échange constructif entre partenaires. Les relations non hétérosexuelles ne sont pas, toutefois, immunisées contre l’effet des normes de genre, ni non plus contre celui de leur propre système de valeurs, qui peut également générer des formes variées de pression sociale empêchant la manifestation de la volonté autonome des partenaires. Les effets des normes de genre sont aussi, souvent, redoublés et médiatisés par d’autres normes, des normes raciales en particulier ou des normes validistes, qui risquent elles aussi de s’inviter dans la conversation érotique et d’en encadrer les termes et le contenu. Notons, enfin, que ces différentes normes sociales sont toujours imbriquées dans des trajectoires affectives et familiales singulières qui façonnent pour chaque partenaire un rapport particulier à la sexualité.

En réalité, et bien au-delà des conversations érotiques, les normes conditionnent la plupart des interactions sociales, ce que l’on attend des autres, ainsi que ce l’on pense pouvoir faire et être avec elles et eux. Et les conversations n’échappent pas à la règle, y compris lorsqu’elles sont bien intentionnées ou aimantes. Il suffit pour en être convaincu·e de s’intéresser à la façon dont les attentes de genre sont susceptibles de conditionner les discussions ordinaires entre parents et enfants. Et ce conditionnement des normes, au mieux, restreint le champ des possibles ; au pire, il fait de la conversation le lieu d’une normalisation, qui n’est pas nécessairement explicitement violente, mais qui reconduit les représentations du féminin et du masculin, discipline les corps et intime à chacun et chacune de prendre et de garder sa place dans l’ordre du genre.

Évidemment, la conversation érotique que Garcia défend n’est pas de celles-ci, puisqu’elle doit justement être un remède à ces normes. Et l’autrice donne bien des indices sur le type de conversation dont il s’agit. Elle note ainsi que « la condition d’une authentique relation sexuelle dans laquelle nous nous engagerions comme sujets humains égaux »[16] est « la reconnaissance intersubjective ».

Pour que la sexualité puisse remplir ses promesses, il faut que les partenaires puissent y être reconnus comme des personnes, des sujets incorporés, qui désirent, qui pensent, qui veulent. […] On retrouve ici l’inspiration kantienne d’un consentement dont l’ambition est non pas d’empêcher le négatif, mais de respecter dans le sexe comme ailleurs la personne en tant que personne, de la considérer non pas seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin[17].

Pour Garcia, la clef d’une conversation érotique à même d’ébranler les normes de genre réside ainsi dans la capacité des partenaires à se considérer, par la conversation, comme des fins en soi. Mais il n’est pas sûr qu’un tel critère puisse si facilement distinguer les interactions qui reconduisent les normes, des véritables conversations érotiques que Garcia appelle de ses voeux, où l’autonomie des partenaires est pleinement manifestée et encouragée. On voit bien comment la distinction entre autrui comme moyen et autrui comme fin peut mettre en évidence le caractère problématique de certains comportements sexuels qui manifesteraient explicitement une recherche de maximisation de son propre plaisir, sans aucune attention à l’autre. Mais, en réalité, de nombreuses interactions sexuelles et en particulier entre partenaires amoureux·se et sexuel·le·s régulier·e·s sont plus complexes que cela.

Et il se peut bien qu’il existe entre les partenaires une forme d’amour, de respect et d’attention mutuelle, et même cette « réciproque générosité »[18] qu’évoque Garcia en reprenant de Beauvoir, sans que le poids des normes ne quitte jamais la relation, et sans que les conversations érotiques ne soient plus faciles, plus aidantes ou véritablement libératrices. Il se peut que, par exemple, je sois tout à fait persuadé·e de traiter autrui comme une fin en soi, comme un être humain digne de respect, dont je souhaite réellement le bien-être et l’épanouissement, mais que je lui impose, pourtant, des attentes genrées, parfois même sans vraiment le vouloir, et parce que je me trouve moi-même pris·e dans un monde dont les activités les plus quotidiennes sont saturées par les normes de genre.

Ce qui interroge finalement, c’est plus fondamentalement la compatibilité entre une morale d’inspiration kantienne et une critique des normes de genre et de sexualité, et de la façon dont celles-ci encadrent et orientent nos existences, nos désirs et nos relations. Que peut faire, par exemple, le vocabulaire de l’éthique kantienne pour une personne socialisée dans la féminité qui consent à des pratiques pour faire plaisir à son ou sa partenaire, qui n’ose pas exprimer tel ou tel désir ou manifester un inconfort ou une douleur, et qui laisse toujours ses partenaires initier les interactions ? Que peut faire ce vocabulaire, aussi, pour un homme qui n’hésite pas à demander à ses partenaires comment ils ou elles se sentent, mais qui se mure dans un mutisme lorsqu’il s’agit d’exposer ses propres émotions et qui ne sait les exprimer que par le médium de la colère ? Ces sujets-là sont-ils coupables, d’un point de vue kantien, de ne pas traiter autrui comme une fin, de ne pas reconnaître la pleine humanité de l’autre ? Ou sont-ils en prise avec les normes, de telle sorte qu’ils ne sont ni en train de nier leur propre autonomie, ni de traiter leur partenaire uniquement comme un moyen, mais plutôt confrontés à une tâche relationnelle qui leur demande de déconstruire activement les normes, voire de renoncer au confort apparent qu’elles procurent ?

Le coût de la conversation érotique : pour une éthique de l’inconfort

Ainsi, une conversation sexuelle suffisamment bonne me semble présupposer et nécessiter plus qu’elle ne permet une transformation radicale des normes de genre. Et si, bien sûr, cette transformation passe par des changements collectifs et sociaux, par une éducation non hétérosexiste à la vie affective et sexuelle, comme le note Garcia, elle exige une éthique de la conversation qui soit directement en prise avec l’effet des normes et les enjeux de leur déconstruction. Car « reconnaître la nécessité de l’attention à l’autre, à ses désirs, à ses mouvements, à sa situation »[19] ne peut se faire en réalité sans que les partenaires ne prennent consciemment et activement leur distance avec les normes, celles qu’ils et elles imposent aux autres, et à elles et eux-mêmes. C’est-à-dire sans que chacun·e puisse repérer, traquer, déloger et déconstruire les multiples façons dont les représentations du féminin et du masculin conditionnent leurs interactions discursives, y compris sexuelles. Et cette mise à distance, ce questionnement des normes, ne se fait pas facilement, et ne va pas sans un certain inconfort.

L’inconfort dont il s’agit ici est lié à la nécessité d’interroger non seulement les représentations et imaginaires genrés de la sexualité, mais aussi le sens que l’on a de soi en tant qu’être genré et sexué. Quand un homme, par exemple, accepte d’écouter son ou sa partenaire, se trouve à même d’entendre des refus, se rend suffisamment disponible à l’expression d’une douleur, ou est réceptif à un très grand nombre de désirs, envies ou propositions, il met en question et fragilise aussi le sens de sa propre masculinité et la place qu’elle lui demande de prendre dans le monde et au sein des relations et des conversations érotiques.

C’est ce que suggère notamment John Stoltenberg, dans un livre intitulé Refuser d’être un homme[20]. Pour Stoltenberg, se comporter de manière éthique pour un homme vis-à-vis des femmes, c’est-à-dire s’abstenir de les considérer et de se rapporter à elles comme les normes de genre le suggèrent, suppose de renoncer à la masculinité. Sa réflexion s’inscrit dans l’héritage du féminisme radical qui considère que les identités sexuées résultent des relations de domination entre les groupes. Stoltenberg soutient ainsi que le genre d’une personne résulte essentiellement de ses conduites dans le monde et avec autrui. Pour lui, « nos identités sexuelles sont elles-mêmes des artifices et des illusions, le résultat d’une vie à s’efforcer de se comporter en vrai homme et non en femme, ou en vraie femme et non en homme »[21]. L’identité masculine des hommes dépend donc d’abord de ce qu’ils font et disent, en particulier avec les femmes, mais aussi avec les autres hommes. Ces derniers se trouvent, la plupart du temps, les juges du niveau suffisant de virilité pour passer pour un « vrai » homme.

En cela, adopter un positionnement éthique, et en particulier lutter dans sa vie affective et sexuelle contre le poids des normes de genre implique nécessairement pour les hommes de renoncer à cette identité masculine, d’abandonner la croyance et l’investissement de leur propre masculinité en tant qu’aspect déterminant et crucial de leur identité. Ce renoncement a bien sûr un prix, puisque c’est la sauvegarde inquiète de leur identité masculine, « l’anxiété de genre »[22], qui pousse les hommes à agir en face des femmes en les considérant comme des femmes, les catégorisant d’abord, et déduisant de cette identification au genre « femme » des comportements vis-à-vis d’elles qui sont, au pire, violents, abusifs ou dévalorisants, au mieux, stéréotypés et réducteurs. Catégoriser les femmes comme des femmes, les traiter comme telles selon les normes de genre, et en déduire des attentes spécifiques permet ainsi de garder intact le sens de leur propre identité en tant qu’hommes, et l’idée que cette identité les autorise à se comporter et à se rapporter aux autres de telle ou telle façon.

Si l’on suit Stoltenberg, tout homme concerné par la situation de vulnérabilité problématique des femmes dans une société organisée par des normes sexistes se devrait d’accepter l’anxiété, la vulnérabilité et l’inconfort liés à la mise en doute de sa masculinité. Et cette dimension se trouve accrue encore dans la sexualité, qui occupe une place de choix dans les activités humaines susceptibles de confirmer ou de mettre en cause la masculinité.

Il s’agit ainsi, selon Stoltenberg, d’affronter et de surmonter « un aspect de nos identités qui est encore plus profond que notre existence corporelle, à savoir notre foi en l’existence de deux sexes et notre volonté désespérée, à la fois secrète et publique, d’appartenir à l’un et non à l’autre »[23]. D’une certaine façon, il ne suffit pas de « savoir à quelle(s) catégorie(s) précise(s) nous « appartenons » — qu’on l’exprime avec fierté ou défiance »[24], c’est-à-dire de reconnaître l’existence des privilèges et des hiérarchies sociales. Il faut aller plus loin, et « [prendre] pour cible la structure de dominance identitaire elle-même, avec la politique et les valeurs éthiques qui la soutiennent »[25].

Ce faisant, il semble qu’une conversation suffisamment constructive, c’est-à-dire où l’on puisse être capable d’accepter la critique, les ratés, les bides et la possibilité de sortir des scénarios sexuels stéréotypés, implique pour les partenaires une certaine mise à distance des rôles genrés traditionnels et de la perception de soi et de l’autre comme être toujours déjà genré et sexué. Ces mises à distance ne sont ni évidentes ni achevées et demeurent largement inconfortables. C’est bien la norme de la différence sexuelle et le programme, ainsi que l’injonction existentielle et érotique qu’elle nous impose, qu’une conversation érotique suffisamment bonne doive prendre pour cible.

Cela ne signifie pas, toutefois, que les pratiques sexuelles elles-mêmes ne peuvent pas mettre en scène ces rôles genrés, que l’on ne peut pas prendre du plaisir dans l’incarnation de ces rôles, dans le fait de coller à eux, très précisément ou au contraire, dans leur subversion et leur détournement. Cela signifie plutôt que, pour que cette incarnation — et même que cette subversion — soit autre chose qu’une reconduction des normes et, avec elles, de l’asymétrie qui les accompagne, il nous faut avant cela, après cela, ou en même temps, entretenir un rapport un peu plus distendu à ces identités et à ces rôles. Car la conversation ne peut avoir lieu, et surtout une conversation qui soit la plus horizontale et la plus épanouissante possible, si l’on n’accepte pas de se défaire en partie de l’adhésion coûte que coûte à la masculinité ou à la féminité.

Ainsi, la conversation érotique suffisamment bonne n’est pas seulement joyeuse et enthousiasmante. Elle est aussi bien souvent incommode et coûteuse. Elle implique de déloger ce qui, en nous ou pour la plupart d’entre nous, se trouve confortablement installé dans le fauteuil moelleux des normes[26]. Garcia a déjà montré, dans son premier livre, On ne naît pas soumise, on le devient, les avantages que procurait aux femmes le fait d’embrasser et d’adopter les attitudes de soumission dictées par les normes de la féminité. Ce sont ces avantages qui sont mis en jeu lorsque des femmes qui ont fait leur cette féminité, acceptent de manifester leur voix, leurs désirs, leurs refus, ou, au moins, ce qui est parfois plus difficile encore, de partir à leur recherche. La difficulté est alors de renoncer à une certaine image de soi, mais aussi de prendre le risque, dans l’espace de l’interaction, de déplaire à l’autre, de le ou de la fâcher, voire, comme le note Garcia, de s’exposer à des comportements agressifs ou violents quand cet autre nous paraît appartenir au groupe des hommes[27].

Et c’est là, aussi, que la conversation devient cruciale, que l’autre peut jouer le rôle d’accompagnant·e et d’aidant·e, non pas en montrant nécessairement la voie de l’ébranlement des normes ou de leur déconstruction, mais en signalant par des attitudes, des paroles ou des gestes, par une présence encourageante et bienveillante, que cette voie est ouverte et empruntable. La relation peut alors devenir pour un moment l’espace où une prise de distance avec les normes est possible, sans n’être jamais achevée ou réalisée.

La conversation suffisamment bonne n’est peut-être pas tant finalement celle dans laquelle chaque partenaire est reconnu·e tel qu’il ou elle est. Ce type de reconnaissance intersubjective peut paraître, en effet, bien incertaine, tant il est difficile de voir pleinement, de comprendre parfaitement à la fois soi-même et les autres. Et davantage que l’expression de volontés autonomes des partenaires, la conversation érotique constitue plutôt l’ouverture d’une marge de manoeuvre dans des existences striées par les normes. Mais c’est alors toujours une marge de manoeuvre relationnelle et ponctuelle, qui élargit le champ des possibles, en rendant plus envisageables ou désirables les déplacements des manières d’être et de vivre excessivement genrées, et celui de leur impact nocif sur les relations sexuelles et affectives.