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En cosignant, en 2010, avec Jocelyn Maclure, l’ouvrage Laïcité et Liberté de conscience, le philosophe Charles Taylor admettait des postulats contraires à ceux qu’il reconnaissait dans ses écrits antérieurs au sujet de la non-neutralité de l’État et de l’importance des identités historiques et nationales. Difficile de croire, à la lecture de cet essai marqué des sceaux du libéralisme procédural et de la primauté des Chartes, que l’un des deux signataires était considéré, il y a peu, comme un penseur communautarien et, par certains, comme un adversaire du libéralisme.

Deux possibilités s’offraient alors aux analystes de la pensée de Charles Taylor : par amitié, ou pour toute autre raison, le philosophe a signé un texte sans nécessairement partager tous ses postulats et, ainsi, la structure de base de sa pensée politique demeure inchangée ; ou alors, le philosophe a modifié sa façon de penser, et ce, de manière radicale. Je partage ce second point de vue. Je soutiens également que ces changements ne datent pas de 2010, mais qu’ils sont présents depuis une quinzaine d’années dans les écrits de Taylor. On peut en effet y constater un recul de l’importance qu’il accordait aux identités historiques et nationales dans le maintien de la cohésion démocratique, alors que s’y exprime une vision politique pluraliste selon laquelle les libertés et les droits individuels ont la primauté sur les considérations collectives. L’ouvrage Laïcité et liberté de conscience n’est en fait qu’un concentré et une illustration sans équivoque de ces changements.

L’objectif de cet article est de présenter la nature de ces modifications et d’en rechercher les causes. La démonstration procède en trois temps. Premièrement, dans le but de comprendre l’importance de ces changements, il est utile de rappeler les principaux traits du communautarisme de Taylor par l’entremise duquel il critiquait le libéralisme pour son manque de considération à l’endroit des conditions communautaires de la vie sociale. Ce communautarisme se dégage des écrits du philosophe publiés de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990. Deuxièmement, le texte insiste sur les changements manifestes advenus dans les écrits de Taylor depuis 1995 et montre leur manque d’adéquation avec les propos de la période antérieure. Sur certains sujets, tel celui de la neutralité de l’État, il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’une rupture. D’une conception selon laquelle l’État n’est pas neutre sur les questions de la vie bonne, le philosophe est passé à une conception selon laquelle l’État, dans un contexte de pluralisme moral, a un devoir strict de neutralité en raison des finalités qui sont les siennes, soit la liberté de conscience des individus et leur égalité morale.

Entre les deux périodes, Taylor exécute un virage dans sa pensée politique, mais sans se prononcer sur les raisons profondes de celui-ci. À la lecture de ses travaux, les changements n’apparaissent pas comme les effets d’un problème particulier du communautarisme qui aurait trouvé sa réponse dans la neutralité libérale. Dans la troisième partie de cet article, je suggère une autre hypothèse : la source de cette rupture ne serait pas d’origine théorique, mais politique. La campagne référendaire de 1995 au Québec y serait pour quelque chose et constituerait son point de rupture d’avec les thèses communautariennes. Les effets auront été, entre autres, de conduire le philosophe à rejeter l’idée selon laquelle une communauté historique, dans certaines circonstances de survie culturelle et à condition qu’elle respecte les droits fondamentaux des individus, pouvait faire prévaloir ses intérêts collectifs même si cela supposait des restrictions de libertés individuelles.

Le communautarisme dans les écrits de Charles Taylor (avant 1995)

Le communautarisme de Charles Taylor faisait moins référence à une théorie politique indépendante qu’à un ensemble de critiques que le philosophe adressait au libéralisme « atomiste » dans la lignée de John Locke et de John Stuart Mill, une perspective libérale qui prône l’indépendance de l’individu par rapport à l’État ainsi que la défense des droits individuels (Taylor, 1980). Le philosophe reprochait à ce libéralisme d’isoler les individus les uns des autres et de conduire à la fragmentation sociale (Taylor 1979a et 1979b ; Bickerton etal., 2003). Ses critiques ont été particulièrement vives au cours des années 1980. Taylor reprochait alors au libéralisme de mettre l’accent sur l’individu en oubliant l’importance inéluctable des valeurs communautaires, pourtant essentielles à la démocratie. En procédant ainsi, le libéralisme courrait à sa perte, car les valeurs qui étaient les siennes – la liberté, l’égalité, la solidarité – n’étaient viables que dans le contexte d’une communauté singulière pour laquelle ces valeurs avaient de l’importance (Taylor 1979a). Le libéralisme devait reconnaître que sa vitalité, comme régime politique, reposait en dernière instance sur la régénération des liens et des sentiments communautaires.

Les analystes de la pensée politique de Charles Taylor ont qualifié celle-ci de communautarienne pour cette raison qu’elle faisait reposer les libertés individuelles sur des assises communautaires indéfectibles. Ce communautarisme, selon les interprètes, s’adaptait plus ou moins bien au libéralisme. Pour certains, il s’agissait d’une théorie opposée aux postulats libéraux (Kymlicka, 1989 et 2004 ; Kukathas, 1996 ; Mesure et Renaut ; 1999 ; Habermas, 2002), car l’autorité de la communauté menaçait constamment de l’emporter sur l’autonomie de l’individu qui n’était pas suffisamment protégée. Pour d’autres, il était plutôt question d’une correction du libéralisme (Laforest, 1992 ; Abbey, 2002 ; Bickerton etal., 2003 ; Seymour, 2008). Selon ces vues, Taylor disait que pour soutenir les idéaux libéraux, il était nécessaire d’identifier les conditions historiques, sociales et culturelles sous-jacentes à un régime libéral et d’orienter les politiques publiques vers la reproduction de ces mêmes conditions. Au lieu de le concevoir comme le fruit d’un contrat entre des individus isolés et coupés de leurs assises communautaires, le libéralisme se concevait mieux, selon la lecture proposée par Taylor, comme une réalité propre à une ou des communautés nationales. Le programme de l’État libéral comprenait donc, en plus de la sauvegarde des libertés individuelles, la protection de la communauté en tant que partie prenante du bien commun vers lequel devait s’orienter l’action collective.

À mon avis, l’une et l’autre de ces interprétations, qui illustrent la recherche d’équilibre entre le poids de la communauté et les libertés individuelles dans la pensée politique de Taylor, tirent leur origine des textes publiés avant 1995, mais elles doivent être revues et corrigées sur la base des publications des dernières années. Du moins, la lecture de Taylor comme un critique communautarien du libéralisme est difficilement défendable aujourd’hui sur la base de ses écrits récents. J’insiste ci-dessous sur quelques postulats sur lesquels se fondaient les interprétations communautariennes du philosophe dans le but de les confronter, en deuxième partie, à ce qu’il dit sur les mêmes sujets depuis 1995.

Premièrement, Taylor (1986) déclarait que le principe de la neutralité de l’État, avancé par certains libéraux, était erroné. Selon lui, toute société, y compris celle libérale, s’appuyait sur un ensemble de considérations substantielles au sujet de la vie bonne pour la collectivité et pour les individus (famille, justice sociale, dignité de la personne humaine, solidarité, etc.). Les sociétés étaient constituées en vue de la réalisation du bien commun et il revenait à l’État de défendre celui-ci (Taylor, 1988). Il ajoutait, conscient des particularités historiques et nationales, que ce bien commun était variable d’une société à une autre, car le contenu de ce bien et la manière dont il était réparti dans la société dépendaient des fins recherchées par la communauté et des moyens dont elle disposait pour y arriver (Taylor, 1988 et 1990a).

Deuxièmement, le philosophe affirmait que si les citoyens avaient des droits, ils avaient également des devoirs. Soutenir « l’ensemble historique » des institutions et leurs formes spécifiques devait être une fin commune endossée unanimement (Taylor, 1992b). Il était du devoir des citoyens des sociétés démocratiques d’agir en ce sens, car leur liberté en dépendait : « L’individu libre qui s’affirme comme tel a déjà une obligation de parfaire, de restaurer ou de soutenir la société dans laquelle cette identité est possible. » (Taylor, 1979a : 253) Le philosophe critiquait également la conception négative de la liberté associée au libéralisme « atomiste » – la liberté individuelle d’agir avec le moins de contraintes possible –, qui devait être complétée et restreinte, selon lui, par la liberté positive – définie par la participation politique des citoyens aux institutions démocratiques et leur contribution à l’exercice de définition des fins communes. Il écrivait à ce sujet :

Si la réalisation de notre liberté dépend en partie de la société (et de la culture) où nous vivons, alors nous jouissons d’une liberté plus complète si nous contribuons à déterminer la forme de cette société et de cette culture. Et nous ne pouvons le faire que par des instruments de décision commune. Ce qui veut dire que les institutions politiques dans lesquelles nous vivons peuvent être une part essentielle de ce qui est nécessaire pour réaliser notre identité d’êtres libres.

Ibid. : 251

Troisièmement, le philosophe se faisait le défenseur d’un patriotisme qu’il n’hésitait pas à comparer au nationalisme, sous ses variantes modernes et démocratiques. Pour être viables, les institutions démocratiques étaient dépendantes de la confiance que les citoyens leur accordaient et, selon lui, cela requérait plus que la reconnaissance publique des principes de justice à la base de la coopération sociale : les membres de la société devaient se reconnaître dans un « Nous » composé de significations et de sensibilités communes (Taylor, 1991a). Dans la plupart des États modernes, soutenait-il alors, « [l]à où le patriotisme, ou autrement dit le sentiment nationaliste, demeure partie intégrante de la culture politique d’un État […], les structures politiques gardent une dimension identificatrice ineffaçable » (Taylor, 1990a : 142). Ce nationalisme se nourrissait d’une référence démocratique qui faisait des citoyens des membres actifs dans le prolongement du destin collectif, mais également d’une culture et d’une mémoire, marques de la contingence et de la particularité de l’union commune (Taylor, 1995a).

[…] pour qu’un projet démocratique réussisse, que les gens y mettent du leur, qu’ils acceptent une discipline, et les sacrifices qui souvent leur sont imposés, il faut qu’ils se sentent liés dans un projet commun, avec une certaine solidarité concrète avec certaines gens et pas avec d’autres. Cela n’empêche pas une solidarité à un autre niveau, avec tous les êtres humains, mais il faut, en plus, une solidarité spéciale.

Taylor, 1992b : 60

La recherche du bien commun, la valorisation de la participation politique comme source de liberté et le sentiment d’allégeance des citoyens aux institutions politiques constituaient la base de ce que l’on pouvait appeler alors la position communautarienne de Taylor. Ce communautarisme associait de près le destin démocratique et l’identité collective de type national, historique et culturel. Il était envisageable pour lui, du moins jusqu’en 1995, que le bien commun ait préséance sur des droits individuels dans certains contextes nationaux, sans que cela ne soit déclaré de facto contraire aux valeurs libérales. À ce sujet, Taylor différenciait le libéralisme du bien commun – ou, parfois, le nationalisme libéral (Taylor 1995a) –, associé précisément au Québec, du libéralisme procédural, associé aux États-Unis et au Canada (hors Québec) (Taylor, 1991b et 1992a). Le libéralisme du bien commun n’était pas neutre vis-à-vis des conceptions de la vie bonne des citoyens, car il faisait la promotion de la conception du bien d’un groupe national, culturel ou religieux particulier (Walzer, 1994). Dans le cas du Québec, il s’agissait du groupe national composé des descendants français et de ceux qui se sont intégrés à ce groupe au fil des ans. Le libéralisme procédural, pour sa part, reposait sur le principe de la primauté des libertés et des droits individuels sur les considérations collectives, et faisait de la neutralité de l’État vis-à-vis des conceptions de la vie bonne des citoyens un principe qui devait être strictement respecté. La cohésion politique, dans un tel État, se construisait à partir d’une entente sur les principes de base de l’accord politique (droits et libertés, égalité, un certain principe de justice distributive), alors que dans le libéralisme du bien commun, l’accord comprenait, en plus, une vision commune de la vie bonne. Dans le cas du Québec, les principes d’égalité et des droits individuels devaient être situés dans le contexte des considérations historiques et culturelles liées à la spécificité du projet collectif québécois.

Le Québec, comme la grande majorité des nations, précisait alors Taylor (1992a), était une société dans laquelle les aspects culturels et démocratiques de la nation s’entremêlaient, et son libéralisme s’accompagnait d’un objectif collectif et identitaire : la survie culturelle des Québécois francophones. Et il ne pouvait en être autrement.

Le modèle libéral procédural ne peut correspondre à ces sociétés parce qu’elles ne se déclarent pas neutres entre les différentes définitions possibles de la vie bonne. Une société comme le Québec ne peut que se vouer à la défense et à la promotion de la langue et de la culture françaises même si cela implique des restrictions de libertés individuelles [Elle] ne peut rester indifférente aux orientations culturelles et linguistiques. Un gouvernement qui ignorerait cette nécessité soit ne répondrait pas à la volonté de la majorité, soit serait le reflet d’une société à ce point démoralisée qu’elle serait au bord de la dissolution en tant que pôle viable d’allégeance patriotique. Dans chacun de ces cas, la perspective d’une démocratie libérale ne serait pas rose.

Taylor, 1989a : 118

Charles Taylor soutenait alors sans équivoque que l’État québécois n’était pas neutre, ni ne pouvait l’être. « La société politique n’est pas neutre entre ceux qui apprécient de rester fidèles à la culture de nos ancêtres et ceux qui pourraient vouloir la séparation [d’avec nos ancêtres] au nom d’objectifs individuels d’autodéveloppement » (Taylor, 1992a : 80). Et il ne pouvait être neutre en raison de la nature du bien en jeu – la survie culturelle –, qui exigeait une entreprise collective qui pouvait, en toute légitimité, utiliser les instruments des pouvoirs publics pour atteindre ses fins. Selon le libéralisme du bien commun proposé par Taylor, il ne s’agissait pas uniquement de protéger les droits constitutionnels des individus, dont les libertés d’expression et de conscience, mais de créer de futurs membres pour la communauté et de garantir l’existence de la culture et de la langue pour les générations futures (Habermas, 1994).

Il ne s’agit pas simplement de maintenir la langue française accessible à ceux qui voudraient la choisir : cela pourrait paraître le but de certaines mesures de bilinguisme fédéral prises durant les vingt dernières années. Mais cela implique aussi de faire en sorte qu’il existe, à l’avenir, une communauté de population qui souhaite profiter de l’opportunité d’utiliser la langue française. Les politiques tournées vers la survivance cherchent activement à créer des membres pour cette communauté, par exemple en leur assurant que les générations futures continueront à s’identifier comme francophones.

Taylor, 1992a : 80-81

Une politique de survie culturelle n’était pas en soi contraire au libéralisme si elle répondait à certaines conditions. La première était celle de respecter les droits et les libertés de ceux et de celles qui n’adhéraient pas à la conception particulière de la vie bonne promue par l’État (Taylor, 1991b). Ce dernier devait donc offrir des garanties juridiques en matière de respect des différences. Taylor précisait qu’une « […] société dotée de puissants desseins collectifs peut être libérale, pourvu qu’elle soit capable de respecter la diversité – spécialement lorsqu’elle traite ceux qui ne partagent pas ces visées communes – et pourvu aussi qu’elle puisse offrir des sauvegardes adéquates pour les droits fondamentaux » (1992a : 82).

Le modèle québécois de la diversité, tel que décrit par le philosophe, se distinguait ainsi nettement du modèle canadien. Le premier était un modèle d’intégration de la diversité à la nation québécoise majoritairement franco-québécoise, alors que le second favorisait le multiculturalisme par l’extension des libertés et des droits individuels. Selon le modèle « interculturel » québécois, le bien commun venait structurer les rapports entre la majorité et les minorités. En bref, avant 1995, il était légitime, selon Taylor (1991b), pour un État libéral d’opter pour une conception particulière de la vie bonne, par le biais de lois et d’interventions publiques, à condition toutefois qu’ils permettent l’intégration des nouveaux membres dans la poursuite de ce destin commun et qu’ils protègent les droits fondamentaux des groupes et des individus qui ne se reconnaîtraient pas dans ce projet collectif. Une société pouvait être organisée en fonction de ce qui est bien dans la vie, sans que cela ne soit perçu comme une injustice envers ceux qui ne partageaient pas personnellement cette définition.

La neutralité libérale (après 1995)

Le tournant dans la pensée de Charles Taylor, perceptible depuis une quinzaine d’années, concerne des arguments clés de sa critique du libéralisme. Des écrits communautariens du philosophe, il est possible d’extraire de nombreuses citations qui exprimaient un vif désaccord vis-à-vis du principe de la neutralité de l’État. Loin d’être neutre, soutenait-il, l’État se porte nécessairement à la défense de certains biens. « Le libéralisme ne peut ni ne doit revendiquer une neutralité culturelle complète. Le libéralisme est aussi un credo de combat. » (Taylor, 1992a : 85-86) Cette non-neutralité de l’État n’était pas spécifique au libéralisme du bien commun, elle était une caractéristique du libéralisme en général. La version procédurale, selon Taylor (1989a), n’était pas, elle non plus, axiologiquement neutre, en raison de la primauté qu’elle accordait aux libertés individuelles au détriment du bien commun. De plus, l’importance pour la démocratie libérale d’une identification patriotique et nationale des citoyens à l’État rendait caduque la valeur de la neutralité comme idéal à suivre.

Il faut dire que la neutralité comme idéal ne semble guère plus réaliste qu’elle ne l’était comme description, et un peu pour les mêmes raisons. Il est difficile de concevoir un État démocratique qui soit réellement dépourvu de toute dimension identificatrice. Il est clair, au moins chez nous, qu’on ne saurait concevoir un État québécois qui n’aurait pas la vocation de défendre ou de promouvoir la langue et la culture françaises, quelle que soit la diversité de notre population.

Taylor, 1990a : 143

À l’opposé de ce discours, les écrits de la dernière décennie de Taylor expriment un virage notable au sujet de la neutralité. Dans un texte publié en 2002, celui-ci précisait que, peu importe qui ultimement a raison dans la bataille entre les éthiques procédurales et les éthiques du bien, il est concevable, sur des bases politiques, que nous nous convainquions que la meilleure formule de gouvernement démocratique pour une société complexe est un genre de libéralisme de la neutralité (Taylor, 2002 : 190). Cette idée est reprise dans le rapport Bouchard-Taylor, déposé en 2008, et dans Laïcité et liberté de conscience (cosigné avec Jocelyn Maclure), publié en 2010[1], documents dans lesquels Taylor appuie ouvertement le principe libéral de la neutralité. Le rapport Bouchard-Taylor (2008 : 134-135) précise que, « [d]ans le domaine des raisons profondes, l’État, pour être véritablement l’État de tout le monde, doit rester neutre ». Ainsi, la neutralité de l’État, qui était hier une description erronée, est devenue aujourd’hui un principe phare des sociétés libérales démocratiques. Sans la moindre réserve, Taylor soutient avec Maclure que

L’État démocratique doit donc être neutre ou impartial dans ses rapports avec les différentes religions. Il doit aussi traiter de façon égale les citoyens qui agissent en fonction de croyances religieuses et ceux qui ne le font pas ; il doit, en d’autres termes, être neutre par rapport aux différentes visions du monde et aux conceptions du bien séculières, spirituelles et religieuses auxquelles les citoyens s’identifient. La diversité doit être vue comme un aspect du phénomène du « pluralisme moral » avec lequel les démocraties contemporaines doivent composer. Le « pluralisme moral » réfère au fait pour les individus d’adopter des conceptions du bien et des systèmes de valeurs différents et parfois incompatibles.

Maclure et Taylor, 2010 : 17

Au cours de cette même période, Taylor a également procédé à une révision de sa conception de l’identité politique. Selon la période communautarienne précédente, une société libre avait besoin d’un fort sentiment d’appartenance, porteur d’obligations pour les individus, dans le but de soutenir les valeurs qui étaient les siennes. Et ce sentiment, du moins dans la majorité des nations, reposait sur un mélange des éléments démocratiques et culturels de l’identité nationale (Taylor, 1992b). À partir du milieu des années 1990, toutefois, le philosophe, s’inspirant de John Rawls et de Jacques Maritain, intégra à sa pensée l’idée d’un consensus par recoupement, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le lien politique, dans une société libérale et pluraliste, peut reposer sur une éthique politique « minimale » à laquelle les individus adhèrent à partir d’une pluralité de vues compréhensives religieuses et non religieuses (Taylor 1996a). La culture et la tradition ne sont clairement plus des sources de cohésion politique, car, dans un contexte de pluralisme accru, les conceptions de la vie bonne relèvent essentiellement des individus et des groupes, et non du politique et de l’État (Taylor, 2007).

On retrouve les premiers pas dans cette direction dans « A World Consensus on Human Rights », où Taylor (1996a) se faisait le promoteur d’un accord transculturel sur les droits de l’homme. La référence aux droits fondamentaux est universelle, mais la manière d’y adhérer, droits individuels, droits collectifs, fondements séculiers ou religieux, peut varier selon les traditions et les cultures ; chaque groupe justifie ses normes selon ses propres convictions profondes. « Nous pouvons nous entendre sur les normes, bien que nous soyons en désaccord sur les raisons pour lesquelles ces normes sont justes. Et nous pouvons être satisfaits de vivre dans un tel consensus » (ibid. : 15). Dans le texte de 1996, il s’agissait pour l’essentiel d’un enjeu de justice internationale transculturelle, mais deux ans plus tard, dans « Modes of Secularism », le consensus par recoupement est devenu pour le philosophe le fondement de la cohésion politique à l’intérieur même de l’État démocratique libéral (Taylor, 1998a).

Ce qui détonne par rapport au communautarisme, c’est que l’éthique politique sur laquelle repose le consensus par recoupement est décrite par Taylor comme étant « minimale ». Elle ne constitue pas une théorie autosuffisante, mais rassemble des valeurs qui peuvent être reconnues par une pluralité d’options philosophiques et religieuses. Taylor précisait dans son texte de 1998 que, contrairement à une éthique politique qui suppose un consensus fort sur les fondements philosophiques de l’union politique, le consensus par recoupement reconnaît que l’on peut s’entendre sur les principes généraux de l’éthique politique (les droits fondamentaux, la démocratie et certaines valeurs collectives), tout en reconnaissant également qu’il existe plus d’un ensemble légitime de raisons pour s’entendre sur les normes de cette éthique (ibid.). « Le point fort du consensus par recoupement – mieux dit, sa supériorité comme fondement social sur l’ancienne éthique indépendante […] est précisément qu’il ne prescrit aucun modèle sous-jacent de justification. Cela est laissé aux différentes familles spirituelles des membres qui constituent la société. » (ibid. : 59-60) Et Taylor de conclure, s’adressant à ceux qui douteraient des capacités du consensus par recoupement à produire de la cohésion sociale : « laissez les gens souscrire, peu importe les raisons qu’ils trouvent pour le faire, laissez-les simplement souscrire » (ibid. : 60).

Le changement de perspective entre le poids de la communauté et les libertés individuelles est également perceptible dans la définition de la laïcité ouverte à laquelle adhère le philosophe. Le rapport Bouchard-Taylor et l’ouvrage Laïcité et liberté de conscience précisent que la laïcité ouverte repose sur quatre principes du libéralisme : a) la neutralité de l’État, b) la séparation de l’Église et de l’État, c) la liberté de conscience et de religion et d) et l’égalité morale des individus. Contrairement à la laïcité intégrale, à l’exemple du modèle français qui donne la primauté aux deux premiers principes (neutralité et séparation), la laïcité ouverte inverse cet ordre. La liberté de conscience et l’égalité morale des individus sont les fins recherchées, et les principes institutionnels (neutralité et séparation) sont des moyens en vue de ces fins (Bouchard et Taylor, 2008 : 135-137). Selon ce modèle de laïcité, l’État québécois ainsi que les institutions publiques et parapubliques se doivent de respecter les croyances des citoyens et ne peuvent privilégier une voie au détriment d’une autre sans compromettre leur égalité civique et morale. Ce qui revient à dire ici que, sur les questions des conceptions de la vie bonne, la laïcité ouverte reconnaît la primauté des libertés et des droits individuels et une égalité de principe entre les croyances et les convictions des individus.

La laïcité ouverte favorise également une pluralisation culturelle et religieuse accrue de l’espace public québécois. Car l’idée selon laquelle l’État doit être sans ancrage religieux ou philosophique ne signifie pas que l’espace public doive être un lieu tout à fait imperméable aux diverses valeurs et conceptions du bien partagées par les individus et les groupes. La neutralité définit la relation que l’État doit entretenir vis-à-vis de la pluralité des conceptions de la vie bonne – non-ingérence et respect des différences – ; elle ne cherche aucunement à exclure les valeurs et les biens particuliers de l’espace public. « Les différences culturelles (et en particulier religieuses) n’ont pas à être refoulées dans le domaine privé. Elles doivent au contraire se manifester librement dans la vie publique. » (ibid. : 120) Vouloir interdire toute expression de la différence dans l’espace public reviendrait non seulement à brimer la liberté de conscience des individus, mais nécessairement à restreindre leur capacité d’intégration civique en mettant en opposition leurs convictions profondes et les principes de la vie commune, leur vie privée et la vie publique. Le devoir de neutralité ne s’impose qu’à l’État.

On peut également noter que Taylor souscrit, dans ces deux documents, à une version de l’identité politique québécoise différente de celle que l’on observait dans ses écrits pré-1995. Le rapport définit le Québec comme une société libérale, par sa démocratie parlementaire et sa Charte des droits et des libertés. Ce libéralisme, qui a perdu sa spécificité liée au bien commun, adhère, comme tous les autres, à la neutralité de l’État, au consensus par recoupement et à l’éthique politique minimale. Le rapport fait également de la « liberté de conscience et de religion » un principe phare de la pluralité au Québec. Les auteurs précisent néanmoins que la neutralité de l’État n’est pas un principe absolu et que certaines valeurs sont nécessaires à la cohésion d’une société libérale. Ces valeurs sont légitimes, car elles sont des règles de base de la démocratie libérale (autonomie, égalité, État de droit) auxquelles peuvent s’ajouter des valeurs communes, inscrites dans des expériences historiques diversifiées, mais à condition qu’elles puissent être l’objet d’un consensus par recoupement et qu’elles n’introduisent aucune hiérarchisation dans les conceptions de la vie bonne des individus et des groupes. « La promotion de valeurs communes », selon le rapport, « ne doit en aucun cas porter atteinte à la nécessaire diversité des individus et des groupes. Ce qu’il faut avoir à l’esprit, ce sont quelques valeurs historisées qui recoupent les expériences singulières des principaux acteurs collectifs ou groupes ethniques » (ibid. : 127). Et, lorsqu’on y regarde de plus près, on note que ces valeurs communes – les droits fondamentaux, l’égalité de tous les citoyens devant la loi et la démocratie, le français comme langue publique commune – font plus référence à la dimension civique de la nation qu’à la tradition d’une communauté historique singulière. Seul un certain rapport à l’histoire, dont le contenu demeure vague dans le document, introduit l’idée d’une filiation avec le passé, mais il s’agit de dégager de cette histoire les éléments démocratiques suffisamment généraux pour être l’objet d’un consensus entre tous les individus et tous les groupes, selon leurs croyances et leurs convictions respectives.

Le principe selon lequel l’État québécois peut se vouer à la promotion d’une conception particulière de la vie bonne, un bien commun défini par un projet culturel spécifique, est absent des derniers textes du philosophe, de même qu’il ne fait aucune référence au nationalisme libéral des années antérieures. On notera également que les références à la « survie culturelle des Québécois francophones » ne sont pas reprises dans ces documents ni, d’ailleurs, dans les écrits de Taylor postérieurs à 1995. L’éthique politique, centrée sur sa dimension civique, offre essentiellement le cadre politique et juridique dans lequel le débat transculturel sur l’identité collective peut avoir lieu. La convergence ne repose plus sur le groupe majoritaire des Québécois francophones (Taylor, 1996b), mais sur l’impératif moral de respecter l’intégrité et la liberté des individus. Le débat démocratique en est un pluraliste et ouvert, et aucune conception de la vie bonne, qu’elle soit celle du groupe national majoritaire ou celle d’une identité historique singulière, ne peut s’imposer comme le bien commun à poursuivre. Il s’agit là d’un trait essentiel des sociétés libérales sous les conditions de la diversité, car un débat démocratique ouvert sur les questions de la vie bonne est à la fois le symbole et le fondement d’un réel respect entre des individus de croyances radicalement différentes (Taylor, 1998a : 50-51).

L’écart avec le communautarisme s’est accru avec la publication de Laïcité et liberté de conscience (Maclure et Taylor, 2010). D’une part, le livre accorde une place centrale aux Chartes des droits et libertés et aux jugements des cours et les auteurs y précisent qu’ils adhèrent à l’interprétation subjective et personnelle de l’identité reconnue par la Cour suprême du Canada. Cela modifie de manière importante non seulement les idées antérieures de Taylor au sujet des identités individuelles et collectives construites en référence à des communautés « objectives » d’histoire, de tradition, de loyauté (Taylor, 1978, 1979c, et 1991c), mais également ses critiques au sujet du danger de la juridicisation des enjeux sociaux et de l’hégémonie du juridique sur le politique (Taylor, 1989b). D’autre part, le pluralisme moral promu dans cet ouvrage s’inscrit ouvertement dans la tradition de la liberté négative. Les libertés individuelles et l’égalité morale des individus sont garanties contre toute tentative de l’État ou d’une majorité de vouloir imposer une conception particulière de la vie bonne. Le texte fait du libéralisme procédural – et de ses trois piliers : droits, libertés individuelles, égalité morale – le modèle le mieux à même de rejoindre les aspirations de tout un chacun. S’il est reconnu que le Québec forme une nation, c’est vers une pluralisation ethnoculturelle de son identité culturelle que celle-ci doit s’orienter. Notons également que, alors que le rapport Bouchard-Taylor conservait la distinction entre l’interculturalisme québécois et le multiculturalisme canadien, Laïcité et liberté de conscience ne retient que le « multiculturalisme » comme définition de la pluralité.

Le choc référendaire de 1995

Comment peut-on expliquer ce virage dans la pensée politique de Charles Taylor ? Les écrits du philosophe sont silencieux en ce qui concerne les raisons qui l’ont conduit à rejeter plusieurs traits de son communautarisme et à opter pour la neutralité de l’État. Le libéralisme de la neutralité offrait-il une réponse à un problème particulier auquel la perspective communautarienne faisait face ? Taylor répond-il, de cette manière, à des critiques formulées à l’endroit de sa théorie ? Peut-être, mais les choses ne se présentent pas ainsi dans les travaux du philosophe. Le changement de perspective se produit sans que rien ne l’annonce d’un point de vue théorique.

Une observation des écrits de Taylor au cours des années 1990 montre le caractère subit des changements. Dans un article publié en 1994, dans lequel il répliquait au libéralisme de la neutralité de Will Kymlicka, le philosophe soutenait encore l’idée selon laquelle la neutralité libérale n’est pas en mesure d’apprécier, voire qu’elle déforme, les véritables enjeux d’une politique de « survie culturelle » (Taylor, 1994a). L’importance de la culture, affirmait-il, ne se résume pas aux opportunités qu’elle offre aux individus dans la réalisation de leurs choix autonomes, car cette importance doit être comprise en référence à la « collectivité », à la perpétuité de celle-ci, et non seulement aux individus qui en sont membres. Taylor poursuivait alors ce qu’il défendait depuis une quinzaine d’années au sujet des dimensions objectives et collectives des identités historiques et culturelles. Il précisa à nouveau sa pensée dans un article, publié au début de l’année 1995, dans lequel il défendait la légitimité moderne et démocratique du nationalisme libéral : un nationalisme qui doit équilibrer, d’une part, les principes constitutionnels du libéralisme – le régime des droits individuels et l’égalité citoyenne – et, d’autre part, sa référence à la nation culturelle à laquelle n’appartiennent pas nécessairement tous les membres de la société (Taylor 1995a). Le Québec était, encore là, le modèle de référence de ce nationalisme libéral.

Toutefois, l’année suivante, lors d’un entretien accordé à Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri, le 4 juillet 1996, Taylor fit une série de commentaires qui se démarquaient de ses discours antérieurs (Taylor, 1997). Il déclara non seulement que l’identité citoyenne est plus importante que l’identité historique, mais également que la dimension historique de l’identité culturelle peut présenter une menace très sérieuse pour l’identité politique nécessaire à la vie en démocratie, dans les cas où des citoyens ne sentent pas le besoin de vivre avec des gens différents d’eux, bien que vivant dans le même pays. Ce qui détonnait dans ces propos, ce n’était pas la critique que le philosophe adressait aux identités culturelles repliées sur elles-mêmes, mais la hiérarchie qu’il établissait entre l’identité citoyenne et l’identité culturelle, alors que son communautarisme cherchait plutôt à démontrer les entremêlements entre les deux dimensions et la diversité des équilibres possibles selon les contextes nationaux (libéralisme procédural, libéralisme du bien commun). Autre commentaire significatif, Taylor s’appuyait, dans cet entretien, sur le patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas comme base de l’identité collective dans les États démocratiques, alors que, quelques années auparavant, il critiquait ce même patriotisme constitutionnel pour la raison qu’il ne tenait pas suffisamment compte des expériences historiques significatives pour « les gens eux-mêmes » : l’unité politique dans une société démocratique pouvait en appeler à l’identité nationale ou aux références constitutionnelles selon les contextes historiques (Taylor, 1992b). S’il réaffirmait, toujours dans cet entretien, l’importance des identités collectives fortes pour le maintien des régimes démocratiques, il prenait toutefois certaines distances vis-à-vis d’une lecture culturelle de ces identités. « Certaines identités collectives sont nécessaires et c’est précisément là que nous revenons à l’idée d’un patriotisme constitutionnel qui permettrait la construction d’un sentiment d’identité autour de certains principes de liberté, de diversité et de pluralisme. C’est le genre de culture politique qui est nécessaire pour un pays démocratique » (Taylor, 1997 : 28). On note l’absence de référence à la culture ou à la tradition dans la construction de ce sentiment d’identité.

Le référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec serait-il pour quelque chose dans ce changement de perspective ? Taylor fut actif au cours de la campagne référendaire ; il a présenté ses opinions sur plusieurs tribunes, dans les médias et lors de conférences. Le philosophe optait pour le « non », car il conservait l’espoir d’une réforme du Canada vers un fédéralisme souple et asymétrique dans lequel le peuple québécois serait pleinement reconnu et obtiendrait davantage de pouvoirs (Taylor, 1990b ; Leblanc, 1995). Il maintenait également l’idée selon laquelle le Canada pouvait être un pays dans lequel cohabiteraient deux visions du libéralisme : le libéralisme procédural pour le Canada hors Québec et le libéralisme de bien commun au Québec (Taylor, 1994b). Pour Taylor, le statu quo et l’indépendance constituaient, tous deux, des situations perdantes. Le premier parce qu’il ne ferait que poursuivre la dégradation des relations entre le Québec et le Canada qui a conduit au référendum et la seconde parce que le Québec perdrait un levier important pour promouvoir sa culture et sa langue, ainsi que celles de l’ensemble des francophones du Canada. Les fédéralistes québécois devaient continuer, selon lui, à exiger une réforme de la structure politique fédérale, car « [c]’est la meilleure façon pour nous de [nous] insérer en Amérique du Nord » (Leblanc, 1995).

L’option pour le « non » de Taylor était fidèle à ses écrits sur le fédéralisme canadien, l’indépendance étant, selon lui, une option légitime, mais non la voie à suivre. Toutefois, pendant la campagne électorale, ses critiques à l’endroit du mouvement souverainiste québécois ont été plus incisives, entres autres au sujet du caractère ethnique du projet indépendantiste. Les tensions ont parfois été vives entre Taylor et certains partisans souverainistes, comme ce fut le cas lors d’un débat avec Fernand Dumont diffusé par Radio-Canada dans le cadre de l’émission Le quatrième dimanche animée par Georges Leroux. Charles Taylor soutenait alors que le discours indépendantiste reposait sur un projet essentiellement senti par et centrésur les Québécois de souche (Baillargeon, 1995). Quelques années plus tard, Taylor est revenu sur son désaccord avec Dumont :

C’est issu d’une certaine lecture de l’identité québécoise de souche : il n’y a presque personne qui ne soit pas Québécois de souche et qui soit indépendantiste de façon primaire […] Et je crois que pour les fins politiques d’un Québec pluriel, l’indépendantisme est voué à l’échec, parce que c’est tellement une entreprise de souche, que ça fait peur aux autres, et qui plus est, cela est vécu par les autres comme une tentative de leur imposer quelque chose qui n’a aucune raison d’être.

[…] J’ai essayé d’expliquer ça une fois à Fernand Dumont et je [ne] crois pas qu’il ait vraiment aimé.

Taylor, 1999 : 19

Dans les mois suivant le référendum, on retrouve, dans les écrits de Taylor, cette idée selon laquelle le projet souverainiste est un projet des « Québécois de souche », et cela parfois accompagné de critiques virulentes à l’endroit des trois ténors souverainistes : Lucien Bouchard, Bernard Landry et Jacques Parizeau. Il insistait, entre autres, sur le « jacobinisme » de Parizeau, la campagne référendaire hostile et insultante pour le reste du Canada menée par Bouchard (Taylor, 1996c) et sur l’extrême insensibilité des leaders souverainistes à l’endroit de ceux qui ne partagent pas leur rêve indépendantiste (Taylor, 1996c et 1996d). Il est à préciser que le philosophe portait également un jugement sévère, mais moins personnalisé, à l’endroit du refus du Canada anglais de reconnaître la spécificité du peuple québécois. L’obstacle aux réformes du fédéralisme s’expliquait par un appui majoritaire des Canadiens anglais envers le fédéralisme symétrique. Alors qu’au Québec l’obstacle provenait pour l’essentiel de la minorité des « souverainistes de religion » qui avaient, aux dires du philosophe, un attachement émotif à l’indépendance bien au-delà des questions des intérêts et des avantages que celle-ci pouvait représenter. Il avançait que la souveraineté est, pour eux, une fin en soi, un désir puissant, compréhensible pour un peuple pour qui la nationalité a été plus souvent niée qu’admise, mais qui conduit néanmoins les souverainistes inconditionnels à saboter toute tentative de réforme du fédéralisme pour atteindre leur but unique (Taylor, 1996c).

Dans un climat référendaire tendu, le discours télévisé du premier ministre du Québec, Jacques Parizeau, le soir du référendum où le « non » l’a emporté avec 50,5 % des voix, eut peut-être pour effet de retirer toute crédibilité au mouvement souverainiste aux yeux de Taylor. Est-il nécessaire de rappeler que Parizeau attribua la défaite du camp du « oui » au vote ethnique et à l’argent ? Taylor s’est prononcé sur ce discours en précisant que l’« entre nous autres », employé par Parizeau, fut pour lui tout aussi blessant que la référence au vote ethnique. Un « nous » exclusif, ethnique, ne faisant appel qu’aux « Québécois de souche » à l’exclusion de tous les autres. Il écrivait à ce sujet, quatre ans après les faits :

Pour moi, c’était le moment décisif de ce discours. Un homme d’une sensibilité plus à la page aurait évité les expressions blessantes qui ont suivi [au sujet du vote ethnique], mais la division cruciale était déjà marquée.

[…] La rhétorique politique laissait […] entrevoir une fracture le long des frontières ethniques.

Taylor, 2000 : 47-48

Taylor utilisait lui-même régulièrement le « nous » dans ses textes pour montrer son appartenance à la nation québécoise, mais il s’agissait, pour lui, d’un « nous » inclusif et pluriel, à l’opposé de celui qu’il a ressenti dans le discours de Parizeau. Le « nous » employé par le plus haut représentant de l’État québécois fut alors reçu, faut-il le croire, comme un véritable affront.

Trois semaines après le scrutin, soit le 21 novembre 1995, Charles Taylor fit paraître un texte d’opinion dans le journal La Presse. Un texte bref qui, revu aujourd’hui à la lumière des changements advenus dans la pensée de Taylor, constitue un des rares énoncés, sinon le seul, qui donne un indice des raisons qui ont pu le conduire à revoir en profondeur sa pensée politique. Dans cet écrit, il ne dirigeait pas uniquement ses critiques envers des leaders souverainistes, Parizeau et autres ; il affirmait également que la déclaration du premier ministre le soir du vote était symptomatique d’un problème profond du nationalisme québécois (et non uniquement des indépendantistes), celui de ne pas s’ouvrir à la diversité profonde. Plus important encore, pour comprendre la suite des événements, en aucun cas il n’attribuait la cause de cet échec au fait que le nationalisme québécois conservait en son sein des relents de xénophobie ou de racisme. Il écrivait : « L’accusation de racisme est non seulement injuste, mais elle occulte le vrai problème. Car, en la repoussant avec l’indignation de la bonne conscience calomniée, les souverainistes se dispensent d’examiner les vraies sources de l’aliénation des minorités. » (Taylor 1995b : B3) Il reconnaissait ainsi que le nationalisme québécois avait résolument opté pour une forme libérale depuis les années 1960, mais c’est justement là, dans ce nationalisme libéral, que résidaient les « vraies sources de l’aliénation des minorités ».

Car l’exclusion se situe ailleurs [Elle] est dans le modèle de démocratie libérale vers lequel la plupart des nationalistes semblent s’orienter […] Un État démocratique doit s’efforcer toujours de créer une compréhension commune de ses principes de base, des droits et des devoirs des citoyens, du partage entre le privé et le public, des limites et contours de l’espace de discussion publique. Car le débat démocratique exige un consensus de base s’il va renforcer au lieu de miner la cohésion de la société. On peut parler de cette compréhension partagée comme d’une formule commune.

Or, le propre de [ce] modèle c’est qu’on croyait normal que la formule soit décidée une fois pour toutes par les fondateurs et les citoyens de souche, et que le rôle des nouveaux venus était de s’y conformer sans question.

Ibid

Par cette déclaration, Taylor ne s’en prenait pas uniquement au nationalisme libéral, il prenait également ses distances vis-à-vis de ses propres positions communautariennes ; distances qui, comme je l’ai illustré ci-dessus, n’allaient que s’accentuer au cours des années suivantes. Il était résolument à la recherche d’un autre modèle politique, car, à ses yeux, le nationalisme libéral qu’il associait au Québec appartenait dorénavant au passé. À ce sujet, il soutenait dans la deuxième partie de son texte, publiée le lendemain :

Le monde a bien changé, particulièrement depuis les années 60. De plus en plus, les minorités ou les identités subjuguées – à commencer par les femmes, en passant par des minorités historiques, jusqu’aux immigrants – demandent voix au chapitre. Le monde évolue vers un nouveau modèle de démocratie libérale, où la formule n’est plus considérée comme fixée une fois pour toutes, mais où au contraire elle est ouverte à une renégociation constante. C’est le modèle « diversité ». Autrement dit, le point de convergences, au lieu d’être un point fixe, est en évolution constante, et ses déplacements possibles deviennent eux-mêmes des objets du débat public.

Ibid

Le référendum de 1995 et les propos des leaders souverainistes n’expliquent sans doute pas à eux seuls le virage dans la pensée de Charles Taylor, mais, indéniablement, l’onde de choc fut importante. Du moins, chronologiquement, les événements s’enchaînent et permettent de situer les changements dans ses écrits. Lorsqu’il se prononça sur le Québec par la suite, il insista sur les dangers d’une identité commune trop unificatrice et l’importance de faire passer la citoyenneté et les droits fondamentaux avant les considérations identitaires (Taylor, 1996b). Il appela également les Québécois à s’ouvrir aux identités complexes (ibid.) et à s’orienter vers une conception transethnique de l’identité politique qui restait, selon lui, à réaliser au Québec (Taylor, 2000), mais il ne situait plus ces idées dans le cadre d’un nationalisme libéral ou d’un libéralisme du bien commun. L’identité québécoise devait dorénavant se construire sur a) l’État de droit, b) le français comme langue publique et c) un certain rapport à l’histoire. Or, si a) et b) sont non négociables puisque ce sont des bases constitutives de l’union commune, le rapport à l’histoire, lui, doit être un dialogue résolument ouvert. Le pôle de convergence n’est plus centré sur une identité historique singulière, mais se conçoit à partir d’une pluralité d’identités historiques, culturelles et religieuses.

Conclusion

Ce texte reposait sur deux hypothèses : la première proposait une rupture dans la pensée politique de Charles Taylor au sujet des relations entre individu et communauté et la seconde situait cette rupture dans le contexte du débat référendaire de 1995 sur la souveraineté du Québec. La première hypothèse est confirmée alors que la seconde permet d’apporter des arguments circonstanciels en appui à la première.

La confrontation des écrits du philosophe avant et après 1995 démontre clairement que, sur des points fondamentaux de sa pensée politique – la neutralité de l’État, le patriotisme, l’enjeu de la primauté des droits –, il en est venu à prendre des positions contraires à celles qu’il défendait quelques années auparavant. Il ne s’agit pas de simples corrections, mais de changements en profondeur. Dans ses écrits avant 1995, la communauté précède l’individu : l’État doit défendre le bien commun de la collectivité qui permet aux individus de vivre dans le type de société qui est la leur, et cela demeure vrai même dans les cadres d’une société libérale. Après 1995, l’ordre lexical est renversé, l’individu remplace la communauté : l’État a pour but premier de protéger les droits et les libertés individuels ainsi que de garantir le principe de l’égalité morale des individus. Certes, dans les deux modèles, l’identité collective reste pour Taylor (2008 et 2010a) une condition au maintien de l’exercice démocratique, mais dans le premier elle s’inscrit dans un récit donné par la tradition d’une communauté historique et singulière, alors que dans le second elle est à construire à partir d’une pluralité de vécus, de récits et de conceptions de la vie bonne.

Il est des plus difficiles de tracer une ligne de continuité entre les écrits d’avant et d’après 1995 ou d’en donner une explication à partir des travaux de Taylor, d’où la nécessité de rechercher ailleurs les causes de la rupture. Le débat référendaire apparaît comme un moment charnière dans le récit des événements. Les relations entre le philosophe et les souverainistes se sont crispées et Taylor dénonça publiquement le caractère ethnique du projet souverainiste : un projet conçu pour et par les Québécois de « souche ». Les conclusions qu’il a tirées des événements, dans les jours suivant le référendum, sont apparues comme une critique sévère non seulement du projet souverainiste, mais du nationalisme libéral dans son ensemble, qu’il jugeait responsable de l’aliénation des minorités. Il peut exister d’autres causes à cette transformation de la pensée politique de Charles Taylor, mais le débat référendaire de 1995 permet de tracer une ligne de démarcation dans ses écrits. Avant cette date, la diversité au Québec pouvait être pensée dans le contexte d’une identité collective caractérisée par une tradition, une relation aux ancêtres ou la présence d’une majorité culturelle et historique ; après, l’ordre est inversé et c’est l’identité collective qui doit dorénavant être pensée dans les cadres de la diversité.

De fait, il n’y a peut-être pas d’autres explications à cette rupture que celles succinctes offertes par le philosophe en novembre 1995 (Taylor, 1995b), selon lesquelles l’accentuation du phénomène de la diversité profonde a fini par délégitimer le nationalisme libéral, d’où la nécessité de se tourner vers un autre modèle. Nous serions aujourd’hui condamnés à vivre dans un consensus par recoupement (Taylor, 2010b : 33). Dans le quiproquo entre communautariens et libéraux, l’évolution des sociétés démocratiques aura fini par donner raison à ces derniers. Toutefois, la conversion du philosophe à la neutralité libérale laisse sans réponse des questions fondamentales. Que doit-on conclure au sujet des affirmations antérieures de Taylor suggérant que l’abandon d’une politique de bien commun au Québec, axée sur la survie de la culture et de la langue française, au profit de la neutralité libérale aurait pour effets non seulement d’aller à l’encontre de la volonté de la majorité, mais également d’être « le reflet d’une société à ce point démoralisée qu’elle serait au bord de la dissolution en tant que pôle viable d’allégeance patriotique » (Taylor, 1989a : 118) ? Le « nouveau » Taylor élude plus la question qu’il n’y répond. Dommage, car l’absence de retour critique sur des positions antérieures qu’il ne soutient plus aujourd’hui a pour effet d’amoindrir la cohérence d’ensemble de ses écrits politiques et de laisser dans l’ombre les raisons pour lesquelles un libéralisme de la neutralité peut aujourd’hui apparaître comme un modèle par défaut, alors qu’il était, hier, un symptôme de l’affaiblissement du lien politique.