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Catherine Hakim (2010 et 2011) voit dans le capital érotique une source d’empowerment pour les femmes. Selon elle, si cette notion a tant tardé à être théorisée, c’est que l’on aurait du mal, dans une société patriarcale, à reconnaître une forme de capital dans lequel les femmes sont privilégiées (puisqu’elles y auraient accès plus facilement que les hommes). Toutefois, Hakim semble faire l’impasse sur l’inscription de ce capital à même le système patriarcal. Les femmes n’ont-elles pas été amenées à développer ce capital parce que lui seul leur était accessible (parfois conjointement avec un capital culturel comme chez les courtisanes et les geishas) ou leur permettait d’avoir accès à d’autres types de capital? Le capital érotique des femmes n’est-il pas normativisé selon des critères masculins et en fonction d’intérêts masculins, et ne se développe-t-il pas dans un contexte où le pouvoir est du côté des hommes? Dans ce contexte, le capital érotique soulève des enjeux genrés dont il importe de tenir compte.

C’est ce que je me propose de faire à partir de la série Girls, et plus particulièrement de l’épisode 5 de la saison 2 : « One Man’s Trash » (Dunham 2012-2017). Je montrerai ci-dessous comment cet épisode opère une remise en question des normes qui définissent le capital érotique pour les femmes. Pour ce faire, en plus d’une analyse textuelle de l’épisode, je prendrai en considération le paratexte, notamment les nombreuses réactions des téléspectatrices et des téléspectateurs[2], scandalisés devant le corps imparfait de Lena Dunham. Dans cet épisode, Hannah Horvath, personnage joué par Lena Dunham, a une aventure avec un homme plus âgé qu’elle, un médecin qui possède une belle demeure, interprété par Patrick Wilson. Si l’épisode a beaucoup choqué, c’est que les adeptes de cette série ne reconnaissent aucun capital érotique au personnage de Lena Dunham, notamment à cause de son corps (qu’elle montre abondamment dans la série et en particulier dans cet épisode) non conforme aux normes hollywoodiennes. L’épisode propose ainsi un renversement par rapport à un script traditionnel où un homme avec un fort capital économique a une relation avec une femme au capital érotique élevé. Dans « One Man’s Trash », le capital économique comme le capital érotique sont du côté du personnage masculin. C’est cette remise en question d’un script traditionnel et ce qu’elle révèle d’inégalités genrées en matière de capital érotique que je me propose d’étudier ici[3].

La série Girls, créée par Lena Dunham, a été diffusée sur le réseau de télévision HBO de 2012 à 2017. Totalisant six saisons, la série raconte l’histoire de quatre jeunes femmes qui vivent à New York : Hannah Horvath, Marnie Michaels, Jessa Johansson et Shoshanna Shapiro. Elles ont toutes moins de 30 ans et l’une d’entre elles, Shoshanna, étudie encore à l’université. Même si la série porte sur les quatre personnages, l’une d’entre elles, Hannah Horvath, interprétée par Lena Dunham, ressort comme personnage principal. Hannah aspire à devenir écrivaine. Au cours des six saisons de Girls, on la voit lutter pour tenter d’écrire et de gagner sa vie et on la suit également dans ses aventures amoureuses et sexuelles. C’est sur le personnage d’Hannah que j’aimerais me concentrer en ce qui concerne la remise en question du capital érotique féminin.

La série montre une certaine conscience de ce qu’est le capital érotique. Par exemple, lorsque Marnie perd son emploi dans une galerie d’art et accepte un travail d’hôtesse dans un endroit branché, pour lequel elle doit porter un uniforme aguichant (sexy) qui met son corps en valeur, Hannah lui dit que c’est un « travail pour les belles personnes » (a pretty person job). Selon Hakim, le capital érotique est une combinaison de plusieurs éléments :

  1. la beauté;

  2. l’attractivité sexuelle (plus liée au corps que la beauté qui serait, elle, davantage associée au visage (Hakim 2011 : 11));

  3. le charme et l’entregent;

  4. la vivacité, qu’Hakim définit comme un mélange de bonne forme physique, d’énergie et d’humour (ibid. : 12);

  5. le style (vêtements, maquillage, coiffure, accessoires, etc.);

  6. les compétences sexuelles[4].

Le sixième élément, évidemment, ne s’applique généralement que dans les relations privées, intimes, alors que les cinq autres interviennent dans tous les contextes sociaux, de manière visible ou invisible (ibid. : 13). Ces six éléments contribuent donc à former le capital érotique d’une personne[5]. L’importance de chacun des éléments varie selon différents facteurs : le genre, la culture, l’époque.

Revenons maintenant au personnage de Marnie. Dans le contexte de la société nord-américaine du début du xxie siècle, ce personnage, interprété par Allison Williams, a un capital érotique élevé. Elle possède les cinq premières caractéristiques mises en évidence par Hakim. Les personnages masculins la trouvent en général belle et attirante (caractéristiques 1 et 2). Plusieurs scènes montrent sa vivacité (caractéristique 4). On la voit lors de vernissages où sont mis en valeur son charme et son entregent (caractéristique 3), ainsi que son style (caractéristique 5). Enfin, son « travail pour belle personne » requiert un capital érotique élevé, ce qui se remarque notamment avec le costume que Marnie doit porter (short très court avec des bretelles, chemise sans manche), qui met en valeur son corps mince et ferme. L’aspect « aguichant » du costume est souligné par le personnage d’Elijah, colocataire d’Hannah, qui dit à Marnie qu’elle semble être « une version pute de la famille Von Trapp » (a slutty version of the Von Trapp Family).

La réaction d’Hannah au nouvel emploi de Marnie est plutôt négative. Comparant son travail dans un café au travail d’hôtesse de Marnie, Hannah affirme qu’elle gagne moins, mais que c’est de l’argent « propre », puisqu’elle a fait un choix de ne pas exploiter sa sexualité, ce à quoi Marnie répond en faisant un petit son dubitatif. Hannah réplique alors : « Tu penses que je ne suis pas assez jolie pour un “ travail pour belle personne ”? » (You think I’m not pretty enough for a pretty person job?). Marnie s’empresse de la rassurer en lui disant qu’elle la trouve belle, tout en croyant qu’Hannah n’a pas les dispositions nécessaires pour ce genre de travail, c’est-à-dire que cette dernière ne possède pas les caractéristiques qui lui conféreraient un capital érotique suffisant. En effet, le corps d’Hannah n’est pas mince, le personnage n’est pas dans une bonne forme physique (vivacité, caractéristique 4), elle se révèle plutôt maladroite dans ses interactions avec les gens (charme et entregent, caractéristique 3) et son style (caractéristique 5) plutôt étrange la met rarement en valeur. Par contre, elle a de l’humour (ce qui entre dans la caractéristique 4) et certains personnages féminins ou masculins lui disent qu’elle est belle (caractéristique 1) ou la trouvent attirante (caractéristique 2), ou les deux à la fois.

S’établit une opposition entre le personnage de Marnie, qui possède un certain capital érotique, et celui d’Hannah, qui en serait dépourvu. Or, cette dernière est le personnage féminin qu’on voit le plus souvent nu dans la série, même si, des quatre personnages principaux féminins, elle est celle dont le corps correspond le moins aux standards de beauté hollywoodiens – ce qui constitue une critique implicite des normes régissant le capital érotique, la série choisissant justement de ne pas tirer profit du corps des autres actrices.

La nudité de Lena Dunham dans Girls a été l’objet de plusieurs discussions sur le Web ou lors d’entrevues tout au long des six saisons de la série. Voici ce qu’écrit Leigh Weingus (2014) dans le Huffington Post : « Since its 2012 debut, “ Girls ” has been one of the most controversial shows on TV for a few reasons – one being Lena Dunham’s frequent nudity. » Dès 2013, la critique télévisuelle Allison Keene écrivait ceci dans The Hollywood Reporter :

Lena Dunham’s HBO series always has generated heated debate, from the protestations that she’s not the voice of a generation (a satirical line somehow made concrete) to the discussion of her insistent nudity (I think I’ve seen her breasts more than my own).

Il peut paraître étonnant que la nudité de Lena Dunham dans Girls soulève autant de débats, considérant que la série appartient à la chaîne HBO qui a diffusé bien d’autres séries où la nudité (de personnages féminins surtout) est très présente, comme True Blood (2008-2014) ou Game of Thrones (depuis 2011), deux séries diffusées durant les mêmes années que Girls. La question que Tim Molloy, journaliste de The Wrap, a posée à Lena Dunham pendant une table ronde de la Winter Television Critics Association en 2014 est révélatrice de ce qui fait la spécificité de la nudité de Dunham (Weingus 2014) :

« I don’t get the purpose of all the nudity on the show – by [Dunham] in particular », the reporter said, according to EW. « I feel like I’m walking into a trap where you go, “ Nobody complains about all the nudity on Game of Thrones ”, but I get why they do it. They do it to be salacious and titillate people. And your character [Hannah] is often nude at random times for no reason ».

Le reporter met ici clairement en opposition la nudité de Lena Dunham à celle que l’on trouve dans Game of Thrones. Pour Molloy, la nudité dans cette série est acceptable parce que celle-ci se veut « salace » et cherche à « titiller » les gens, alors qu’elle serait inutile, « sans raison », dans Girls. Toutefois, il tait le fait que les personnages féminins nus dans Game of Thrones ont des corps parfaits selon les standards hollywoodiens, ce qui n’est pas le cas du corps de Lena Dunham.

Ce n’est pas la nudité en elle-même qui choque dans Girls, c’est le type de corps qui est montré nu, comme le soulignent deux journalistes du Daily Beast qui rapportent elles aussi l’intervention de Tim Molloy à la Winter Television Critics Association et sa question sur la nudité de Lena Dunham (Dickson et Haglage 2014) :

No one, especially those who watch any of HBO’s other gratuitously sexual shows, seems to have a problem with nudity as long as the bodies shown are unrealistically sculpted. Game of Thrones’ practice of spicing up boring scenes with nudity is notorious enough to have warranted its own word: « Sexposition[6] ». If anyone is angry about seeing Khaleesi’s naughty bits, we’ve yet to hear about it. True Blood’s Sookie Stackhouse and Boardwalk Empire’s Lucy Danziger are welcome to get down with their bad naked selves all day long […] But normal-bodied characters, please keep your clothes on.

Caitlin Dickson et Abby Haglage soulignent la condition qui rend acceptable la nudité dans les séries télévisées : les corps montrés doivent être parfaits. Et, dans Girls, Lena Dunham s’amuse à montrer les imperfections de son corps. Comme l’explique Maria San Filippo (2015 : 48), « the female nudity on display in Girls is dominated by “ imperfect ” female bodies, insistently and consistently represented as if to affirm their beauty and right to visibility and pleasure ». Si l’on voit quelques autres corps « imparfaits » nus dans la série, comme celui de la mère d’Hannah par exemple, c’est le corps de Lena Dunham qui domine les représentations. Je rappellerai que cette dernière est la créatrice de la série et qu’elle participe à l’écriture du scénario et à la réalisation d’épisodes : la nudité de son personnage relève d’un choix fait par l’actrice-créatrice, et non celui d’un réalisateur qui serait imposé à une actrice[7]. Ainsi que je l’indiquais plus haut, les autres personnages féminins ne sont pas montrés nus comme l’est le personnage d’Hannah[8]. Il y a donc dans la nudité de Lena Dunham une agentivité significative, révélatrice de la politique de représentation des corps mise en avant dans la série. Car ce n’est pas « sans raison » que Lena Dunham se montre nue.

L’épisode commence au café où travaille Hannah, Grumpy’s, par une discussion avec Ray (son ami, qui est gérant du café) à propos du terme sexit qu’Hannah croit avoir inventé. Un homme (joué par Patrick Wilson) entre dans le café, mécontent, parce que ses poubelles sont constamment remplies par des déchets venant de chez Grumpy’s. Il se dispute avec Ray et part, toujours mécontent. Hannah se querelle à son tour avec Ray, en raison de la manière dont il a traité l’homme (qui se prénomme Joshua, comme on l’apprendra un peu plus tard) et quitte le café. On la voit ensuite sonner à la porte de Joshua, pour lui avouer que c’est elle qui jette des déchets dans sa poubelle. Au moment de partir, elle l’embrasse impulsivement. Elle s’excuse, il l’embrasse en retour, et ils ont une relation sexuelle. Elle reste toute la nuit chez lui; le lendemain, ils se déclarent tous les deux malades pour ne pas aller travailler et passer la journée ensemble. Tout va très bien, en somme, jusqu’au moment où, en soirée, Hannah s’évanouit sous la douche, puis pleure parce qu’elle se rend compte que, comme tout le monde, elle veut être heureuse. Lors de la discussion qui suit où elle se révèle plutôt égocentrique, on voit Joshua prendre ses distances. Le lendemain, lorsqu’Hannah se réveille, il n’est plus là. Elle déjeune et quitte la maison. Elle sort les poubelles en partant.

L’épisode n’est pas structuré de manière habituelle. En général, dans un épisode de Girls, deux lignes d’intrigue au moins s’entrecroisent. « One Man’s Trash » fait partie de ces épisodes d’exception qui se concentrent sur une seule ligne d’intrigue, entièrement contenue dans l’épisode, et souvent sur un seul des quatre personnages féminins. Ce genre d’épisode est ce qu’on appelle un « épisode bouteille » (bottle episode)[9]. Normalement, ce sont des épisodes qui coûtent moins cher (ce n’est pas toujours le cas) parce qu’il y a moins d’effets spéciaux, aucun nouveau décor et peu d’acteurs et d’actrices. Ce sont aussi en général des épisodes dans lesquels les dialogues sont au premier plan, ce qui est le cas avec les épisodes bouteilles de Girls[10].

Les épisodes bouteilles constituent une parenthèse dans la sérialité et fonctionnent comme un espace de transition et de révélation pour le personnage lui-même. Ils sont aussi l’occasion d’une confrontation entre deux ou plusieurs personnages. La parenthèse se révèle double, sur le plan de la structure par rapport au reste de la série (l’épisode est une entité autonome), et aussi sur le plan diégétique : pendant deux jours, Hannah ne va pas travailler, ne rentre pas chez elle, se trouve hors de sa vie quotidienne, et c’est ce caractère « hors de l’ordinaire », cette mise en regard avec un autre style de vie notamment, qui provoque chez Hannah une crise émotionnelle : la distance par rapport à sa vie quotidienne l’amène à pouvoir considérer celle-ci de manière critique et à douter, le temps de la parenthèse, de ce qu’elle croit vouloir dans la vie.

La singularité structurelle et diégétique de l’épisode le met en relief et suggère une fonction particulière : en plus des enjeux propres aux personnages, se laisse voir un commentaire (statement), une prise de position politique liée aux femmes et à leur sexualité.

Le titre de l’épisode, « One Man’s Trash », constitue la première partie d’une expression : « One man’s trash is another man’s treasure ». Cette dernière est une variation sur des proverbes des xviie et xviiie siècles : « One man’s meat is another man’s poison » et « One man’s pleasure is another’s pain »[11]. Ces proverbes expriment la relativité de la valeur accordée aux choses. Le titre de l’épisode remet ainsi en question l’idée d’un standard ou d’une norme, en l’occurrence, par rapport à la beauté : celle-ci serait relative, et non objective. Le titre pointe vers l’enjeu fondamental de l’épisode, sans rapport avec l’histoire racontée (une aventure avec un homme plus âgé, la crise émotive d’Hannah) : le corps nu de Lena Dunham, exhibé à répétition et sous plusieurs angles.

Comme le rappelle Stéphanie Pahud (2017 : 2), « le corps est un objet central de préoccupation et de négociation des réflexions et luttes féministes ». Cette auteure montre que le corps est, certes, soumis aux normes mais que, en même temps, il constitue un « dispositif sémiotique » permettant de résister aux normes en question (Pahud 2017 : 4) :

Pour reprendre l’expression de Fraisse, [le corps] est possiblement « un langage de l’émancipation » […] C’est ce que revendiquent les corps féministes exhibés. Inversant la connotation de vêtements et postures initialement insultants ou « déclassants », étiquetés « vulgaires », divers mouvements se les (ré)approprient à des fins militantes : un retournement de stigmate, à savoir des pratiques langagières de renomination et de recatégorisation […], peut ainsi être opéré en langue comme « en corps ». Ce retournement de stigmate « permet à tous les locuteurs, qu’ils soient prestigieux ou non, d’exprimer et d’affirmer une conception du monde et des rapports sociaux » […], faisant des discours « en corps », comme des discours en langue, « des lieux où se définissent les normes et les valeurs, les prescriptions et les interdits, les goûts et les dégoûts, les qualités et les défauts, les identités, les légitimités, les gloires et les hontes ».

Pahud choisit de se pencher sur les Femen pour montrer comment l’exhibition du corps peut être un acte de résistance féministe. S’il y a de grandes différences entre l’action des Femen et la nudité de Lena Dunham dans Girls, on repère quand même chez cette dernière « un langage de l’émancipation » (Fraisse citée par Pahud (2017 : 4)) dans l’exhibition du corps, une remise en question des standards de beauté et des normes contraignantes qui rendent certains corps (féminins) légitimes, dignes d’être montrés, et invisibilisent les autres, les rejettent hors de la scène de ce qui peut être vu, de ce qui est jugé digne d’accéder à la représentation.

L’exhibition du corps nu de Lena Dunham s’inscrit ainsi dans une politique (féministe) de représentation des corps et n’est pas gratuite. L’épisode « One Man’s Trash » semble d’ailleurs avoir été conçu pour répondre à ceux et à celles qui reprochent à Lena Dunham son « exhibitionnisme », puisqu’il s’agit de l’un des épisodes où on la voit le plus nue, au-delà des scènes sexuelles : jouant au ping-pong en petites culottes (Patrick Wilson est en boxer, ce qui fait ressortir la « perfection » de son corps à lui); prenant sa douche; assise dans la douche, les plis de son ventre bien en évidence; couchée sur le lit, par-dessus les couvertures.

Curieusement, les scènes sexuelles ne présentent pas tant de nudité, mais elles contribuent significativement à la remise en question du capital érotique opérée dans cet épisode. Celui-ci compte trois scènes sexuelles. La première a lieu dans la cuisine, après que Hannah a avoué à Joshua que c’est elle qui vient déposer des déchets dans ses poubelles. Elle est sur le point de partir et l’embrasse impulsivement. Elle s’empresse de s’excuser pour son geste, mais Joshua lui répond en l’embrassant à son tour. Puis il la prend dans ses bras pour la poser sur l’îlot. Une petite discussion s’ensuit sur la question de leur âge respectif : il a 42 ans et elle 24, ce à quoi Hannah répond : « On est jumeaux, quoi » (We’re basically twins). Joshua commence à déshabiller Hannah et la scène se termine. La suivante les montre en train de se rhabiller. C’est à ce moment-là qu’on les voit tous les deux nus, après l’acte sexuel donc. La nudité n’est donc pas associée à l’excitation, au désir ni au plaisir. La nudité est montrée en elle-même et pour elle-même. De plus, les deux personnages sont l’un en face de l’autre, comme si on voulait les opposer l’un à l’autre afin de faire ressortir la différence entre leur corps : le corps « imparfait » de l’une face au corps « parfait » de l’autre.

La deuxième scène sexuelle se déroule dans la chambre de Joshua, sur le lit. Joshua est sur le dos, Hannah à califourchon sur lui. Elle commence à déboucler la ceinture de Joshua et celui-ci lui demande de le faire jouir. Hannah interrompt son mouvement et lui demande plutôt de la faire jouir, elle : « Je veux que tu me fasses jouir » (I want you to make me come). Elle se laisse tomber sur le dos et il commence à la caresser, ce qu’on ne voit pas, car la caméra est en gros plan sur les visages et le haut du corps. La scène s’interrompt avec un gros plan sur le visage d’Hannah.

Dans le contexte d’une série qui ne se gêne pas pour montrer des scènes parfois très explicites, ce gros plan sur le visage d’Hannah est révélateur, comme si on voulait pointer vers l’intériorité du personnage. C’est dans cette scène, en effet, que se manifeste le plus explicitement l’agentivité sexuelle du personnage d’Hannah.

Si l’agentivité se « réfère à la capacité d’agir de façon compétente, raisonnée, consciencieuse et réfléchie » (Smette, Stefansen et Mossige 2009 : 370), l’agentivité sexuelle, quant à elle, concerne, selon Lang (2011 : 189), « la capacité des hommes et des femmes de prendre en charge leur propre sexualité et de l’exprimer de façon positive ». Ainsi, selon Lang (ibid. : 191) :

L’agentivité sexuelle renvoie à l’idée de « possession » de son propre corps et l’expression de sa sexualité – en termes simples, se sentir « agent » ou « agente » de sa sexualité […] Elle fait référence à la prise d’initiative, à la conscience du désir de même qu’au sentiment de confiance et de liberté dans l’expression de sa sexualité […] Les notions de « contrôle » et du sentiment d’avoir le « droit » (to feel entitled) au désir et au plaisir sont également centrales.

Dire « Je veux que tu me fasses jouir », c’est pour Hannah être agente de sa sexualité, se sentir en contrôle et estimer qu’elle a droit au plaisir.

Dans son article sur l’agentivité sexuelle des jeunes femmes et des adolescentes, Lang (2011 : 189) souligne le fait que le concept entretient des liens étroits avec la question du genre sexuel : « S’il apparaît relativement aisé pour un homme ou un adolescent de faire preuve d’agentivité sexuelle […], le développement de cette agentivité semble beaucoup plus problématique chez les femmes, en particulier chez les adolescentes. » L’expression de l’agentivité sexuelle d’Hannah s’inscrit dans une remise en question d’un script hétérosexuel genré (Kim et autres 2007; Seabrook et autres 2017) où, traditionnellement, l’agentivité se manifeste du côté des hommes[12]. Cela signifie également que ceux-ci sont sujets de désir, alors que les femmes sont objets du désir masculin. Hannah, quant à elle, est à la fois sujet et objet de désir. De plus, la représentation de l’agentivité sexuelle du personnage est à mettre en rapport avec l’exhibition de son corps nu : non seulement on nous montre une femme en position d’agentivité sexuelle, mais cette femme que l’on voit a un corps ordinaire, imparfait.

La troisième et dernière scène sexuelle a lieu pendant que Joshua et Hannah jouent au ping-pong. C’est la plus explicite des trois scènes. Il s’agit d’une relation sexuelle où il y a pénétration vaginale. Hannah est assise sur la table de ping-pong et Joshua est debout devant elle. La scène est filmée de manière qu’on voit principalement Hannah, de dos. On ne nous montre ni le début ni la fin de l’acte; la scène est insérée entre deux autres où les personnages jouent au ping-pong.

Les première et troisième scènes sont remarquables par leur composition visuelle; les éléments du décor sont organisés de façon que plusieurs lignes viennent découper l’espace et créer un effet d’encadrement autour de la représentation de l’acte sexuel, mettant ainsi celui-ci en avant. L’acte sexuel se trouve encadré dans le plan, devenant ainsi une image dans l’image. C’est un procédé souvent utilisé dans Girls en ce qui concerne les scènes sexuelles. Il accomplit deux fonctions. La première, esthétique, consiste à faire de l’acte sexuel un tableau au moyen d’un jeu sur les codes de la représentation et à l’élever ainsi au rang d’oeuvre d’art; le sexe et les corps impliqués (dont celui de Lena Dunham) sont promus au rang d’objets dignes d’une représentation artistique. De cela découle la seconde fonction, d’ordre politique : le sexe et les corps, y compris les physiques hors normes, font partie de ce que l’on cherche à énoncer; il y a, dans Girls, un projet politique de représentation du sexe et des corps.

Comme je le mentionnais plus haut, l’épisode « One Man’s Trash » semble avoir été conçu pour répondre, voire répliquer, à ces critiques. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Ford (2016 : 1039) :

Girls’ season two episode « One Man’s Trash » reflexively and knowingly plays into the journalistic discourses around Dunham’s body and the series’ depiction of sex […] In « One Man’s Trash » Girls convey its body politics and its rejection of Dunham’s body visually.

Cet épisode n’est pas le seul où la série fait usage de « moments de réflexivité » (moments of reflexivity) (Ford 2016 : 1034) pour répondre aux critiques qui lui sont adressées et affirmer ses positions féministes et sa politique de représentation du sexe et des corps (notamment); « Girls uses moments of reflexivity […] to reinforce that the series is acutely aware of what it is doing and its location within the American television landscape » (ibid.).

Les réactions à l’épisode « One Man’s Trash » ont été significatives – et spectaculaires. Prenons, par exemple, le texte que David Haglund et Daniel Engber ont publié en 2013 dans Slate. Il s’inscrit dans une série de chroniques intitulée « Guys on Girls » que David Haglund, éditeur littéraire au NewYorker.com, a publié à la suite de chaque épisode de la saison 2 de Girls. Le texte paru après l’épisode « One Man’s Trash » prend la forme d’une discussion entre David Haglund et Daniel Engber, chroniqueur à Slate, et porte comme titre « Was that the Worst Episode of Girls ever? » (Haglund et Engber 2013). Pour les deux hommes (comme pour de nombreux téléspectateurs et téléspectatrices), le problème était l’impossibilité et l’invraisemblance qu’un homme ressemblant à Patrick Wilson puisse être attiré par une femme ressemblant à Lena Dunham[13]. Cette improbabilité était telle que certains critiques télévisuels sont allés jusqu’à émettre l’hypothèse (qui leur apparaissait à eux-mêmes si étrange) que l’épisode était en fait un rêve (fait par Hannah, évidemment, et non par le personnage de Wilson).

De plus, Joshua lui dit qu’elle est belle et la supplie de rester avec lui – ce qui ajouterait à l’incongruité. Et elle a l’audace, elle qui, avec son corps, ne mérite pas un homme comme lui, d’exiger qu’il la fasse jouir (I want you to make me come). Les chroniqueurs de Guys on Girls n’ont absolument pas digéré cet épisode : « Comment une fille comme elle peut-elle se retrouver avec un homme comme lui? Suis-je borné si je ne peux me défaire de l’idée que cette fiction est beaucoup trop absurde, surtout en me rappelant à quoi ressemble la partenaire de Patrick Wilson dans la vraie vie? » (How can a girl like that get a guy like this? Am I small-minded if I’m stuck on how this fantasy is too much of a fantasy and remembering what Patrick Wilson’s real-life partner looks like?). Un lien vers une photo de la femme de Patrick Wilson était même inséré afin qu’on puisse constater l’hérésie absolue que représente cet épisode – mais le lien renvoyait en fait vers la photo d’une mannequin et le site a publié une note rectificatrice (le lien a depuis été retiré).

Les réactions à cet épisode révèlent que ce n’est pas la seule nudité de Lena Dunham qui choque : c’est aussi la sexualisation de ce corps, l’idée que ce corps « imparfait » puisse être sujet et objet de désir – surtout si l’autre corps, lui, est un corps qui ne déroge pas aux standards hollywoodiens. Cependant, il ne faut pas omettre, ici, un enjeu genré important : le corps « imparfait », dans le cas qui nous occupe, est féminin. Nombreuses sont les relations hétérosexuelles au petit comme au grand écran où un homme dont le corps se révèle « imparfait », « gros » ou « âgé » par exemple, est en couple avec une femme dont le corps correspond aux normes hollywoodiennes : dans la récente série Mr. Mercedes (2017-2018), le personnage de l’enquêteur Bill Hodges joué par Brendan Gleeson est un policier alcoolique à la retraite qui souffre d’embonpoint; il refuse les avances de sa voisine, une femme âgée elle aussi, mais a une relation avec une jeune femme incarnée par Mary-Louise Parker.

L’épisode constitue un contre-script des scripts hétérosexuels traditionnels représentés à la télévision. Janna L. Kim et autres (2007) ont montré la prédominance du Script Hétérosexuel (les majuscules viennent des auteures de l’article : « Heterosexual Script ») dans le contenu télévisuel[14] et en ont précisé les caractéristiques[15]. Fondé en partie sur la notion d’hétérosexualité obligatoire (compulsory heterosexuality) d’Adrienne Rich, le Script Hétérosexuel constitue le modèle des rencontres et des interactions sexuelles et romantiques sanctionnées socialement (Kim et autres 2007 : 146) :

[The] Heterosexual Script entitles boys/men to prioritize their own sexual desire, to act on their sexual needs, to perceive their hormones to be « out of control » and to promise power and status to women in return for sex. Shoring up this « cultural story » […] about boys’/men’s sexuality is the notion that girls/women must manage boys’/men’s sexual needs in order to gain some share of their privilege. Thus, the Heterosexual Script compels girls/women to deny or devalue their own sexual desire, to seek to please boys/men, to « wish and wait » to be chosen, and to trade their own sexuality as a commodity[16].

L’épisode « One Man’s Trash » constitue de toute évidence un contre-script, c’est-à-dire une déviation, voire une remise en question du Script Hétérosexuel, même si la relation représentée est hétérosexuelle. Dans le Script Hétérosexuel, les filles/femmes n’ont pas d’agentivité sexuelle[17]; tout au contraire, elles répriment et dévalorisent leur désir, elles « souhaitent et attendent », comme l’affirment Kim et autres, elles sont passives – ce qui n’est pas le cas d’Hannah qui fait les premiers pas et ne craint pas d’exprimer son désir. De plus, elle ne place pas le désir/plaisir de Joshua avant le sien; comme on l’a vu avec la deuxième scène sexuelle de l’épisode, elle interrompt ce qu’elle s’apprêtait à lui faire (elle était en train de le déshabiller) pour lui demander de la faire jouir. Elle ne réprime pas son désir et réclame le droit au plaisir.

La combinaison de la notion de capital érotique (Hakim) et de la théorie des scripts révèle une autre dimension du contre-script qui s’élabore dans l’épisode « One Man’s Trash »[18]. Dans leur définition du Script Hétérosexuel, Kim et autres (2007 : 146) expliquent que les filles/femmes cherchent à plaire aux garçons/hommes afin d’obtenir une partie de leur privilège (in order to gain some share of their privilege). C’est pourquoi il est courant de voir, au petit et au grand écran tout comme dans la « vraie vie », des relations hétérosexuelles où la partenaire féminine possède un grand capital érotique et le partenaire masculin un grand capital économique par exemple. Ce type de relation est ancré dans l’histoire puisque, pendant des siècles, les femmes n’ont pas eu le même accès que les hommes à différentes formes de capital. Comme l’explique Hakim (2011 : 30), « [in] societies and periods when women have limited access to economic, social, and human capital, [erotic capital] is crucial for them – which may be why women have traditionally worked harder at it ». Si aujourd’hui les choses ont changé, il reste que les femmes continuent à travailler davantage pour cultiver leur capital érotique et qu’elles sont encouragées à le faire par la culture de consommation occidentale qui les enjoint à être minces, à garder une apparence jeune, etc. Comme l’ont montré Seabrook et autres (2017 : 240), dans les scripts sexuels traditionnels, les femmes sont valorisées pour leur apparence et leur attractivité sexuelle, deux constituantes importantes du capital érotique. Or, la relation entre Hannah et Joshua dans la série Girls ne correspond pas à ce script. Le capital érotique comme le capital économique sont tous deux du côté de Joshua. Hannah, en effet, peine à gagner sa vie en travaillant dans un café, alors que Joshua est médecin. Il possède une belle maison, bien décorée, ce qui est d’ailleurs souligné par le personnage d’Hannah. Enfin, son corps à lui répond davantage aux normes de beauté et d’attractivité.

L’épisode « One Man’s Trash » propose donc une réécriture du Script Hétérosexuel traditionnel et, ce faisant, il souligne les inégalités genrées qui régissent le capital érotique. En mettant en scène un corps jugé « hors normes », en montrant ce corps à la fois comme sujet et objet de désir non seulement dans l’épisode analysé mais tout au long de la série, l’auteure de Girls cherche à mettre en évidence les critères qui définissent le capital érotique et à dénoncer le système patriarcal dans lequel celui-ci s’inscrit. Les réactions des journalistes et des chroniqueurs révèlent que ce que Hakim a conceptualisé est effectif et à l’oeuvre dans les représentations médiatiques et dans notre réception de celles-ci. Cependant, Hakim néglige d’analyser les enjeux féministes liés à la notion de capital érotique. Or, selon Silvia Federici (2014), la transition du féodalisme au capitalisme s’est effectuée en excluant peu à peu les femmes des sphères publiques et politiques, les privant ainsi d’un accès à différentes formes de capital (économique et social notamment). Lorsque Hakim souligne que les femmes ont toujours travaillé plus fort au développement et au maintien de leur capital érotique, elle passe sous silence le fait que c’était là souvent leur seule manière d’obtenir ou d’accroître d’autres types de capital (par l’entremise d’un « bon » mariage, par exemple). Et si les conditions matérielles des femmes ont changé aujourd’hui dans les sociétés occidentales, les scripts genrés révèlent que des inégalités persistent en ce qui concerne les représentations des genres et des sexualités. Le capital érotique fonctionne donc dans un système fondé sur l’inégalité, où un homme ne possédant pas ce capital peut néanmoins être considéré comme objet et sujet de désir, alors qu’il n’en va pas de même pour les femmes. C’est pourquoi la nudité de Lena Dunham dans Girls constitue un point de résistance politique et féministe; elle rend visibles ces normes qui gouvernent toute personne à son insu, éclaire ce qui oeuvrait dans la pénombre de sa conscience, montre tout ce que l’évidence apparente de ses jugements doit à des contraintes discursives ignorées. La nudité de Lena Dunham devient ainsi un discours « en corps » (Pahud) qui propose un énoncé si éloigné des scripts traditionnels qu’il les a rendus subitement perceptibles. Lena Dunham n’a peut-être pas déplacé les systèmes normatifs qui président à l’élaboration du capital érotique, mais elle a accompli ce geste politique sans lequel nul changement n’est envisageable : elle a rendu sensibles et intelligibles leur présence et leur force dans nos vies.