Corps de l’article

« Dehors ! Allez-vous-en ! Dégagez ! » Lorsque le commissaire en chef de l’agence régionale de la Sûreté générale (la police nationale libanaise) m’ordonna de quitter les lieux, j’ai compris que mes questions l’avaient piqué au vif. Son assistante eut beau le calmer, lorsque ses gardes du corps se sont avancés vers moi, j’ai réalisé qu’elles resteraient sans réponse. Et qu’il valait mieux partir. Je m’étais rendu au bureau de la police nationale ce matin-là (septembre 2018) pour discuter avec le premier commissaire d’une étrange histoire de répression judiciaire dans laquelle il avait joué un rôle clé. L’histoire avait fait un certain bruit lors de mon précédent séjour de recherche[1]. La justice libanaise avait ordonné le démantèlement d’un modeste groupe de prière niché dans la montagne libanaise, à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Beyrouth.

Au début des années 2000, dans le village de Jeita, quelques femmes de confession chrétienne avaient pris l’habitude de se rassembler pour prier, mais aussi pour déchiffrer les mystérieux messages que la Vierge Marie acheminait à l’une d’entre elles. Au cours des années suivantes, le petit collectif se dota d’un sanctuaire et fit paraître quelques livres. Or, en décembre 2011, le plus haut tribunal du pays (le Conseil d’État) autorisa la police nationale à faire disparaître le collectif[2]. Le commissaire qui m’a chassé de son bureau interdit au groupe de se rassembler, condamna le sanctuaire et, quelques années plus tard, emprisonna cette femme qui disait communiquer avec la Vierge Marie. Comment un collectif de prière réunissant une cinquante de personnes tout au plus est-il parvenu à secouer l’appareil judiciaire libanais jusqu’à son sommet ? Pourquoi le Conseil d’État a-t-il permis à la police nationale de prendre tous les moyens nécessaires pour que ces quelques personnes cessent de se réunir quelque part dans la montagne libanaise ? Qu’est-ce qui explique l’écart à première vue complètement démesuré entre le geste et le châtiment ? Quelle mouche a piqué l’État libanais ?

Des juristes, des sociologues et des anthropologues ont déjà remis en question cette décision du Conseil d’État, soulignant qu’elle fait apparaître les limites des politiques de pluralisme religieux au Liban (Frangieh 2013 ; Landry 2013 ; Abi-Rached 2018). Bien qu’importantes, nos analyses n’avaient toutefois pour seule assise que le jugement du Conseil d’État, un texte d’une dizaine de pages. Cinq ans après les évènements, j’ai donc entrepris de m’installer à Jeita pour comprendre, en ethnographe cette fois, les aspirations de ce petit groupe de prière et les ressorts de son démantèlement que l’on a critiqué, mais jamais vraiment expliqué.

Cette note de recherche rend compte de cette enquête et esquisse quelques pistes d’analyse[3]. Les pages qui suivent s’organisent autour de trois objectifs. Je m’attarderai d’abord aux efforts déployés par les autorités ecclésiales pour espionner, isoler et finalement supprimer le groupe de prière de Jeita. Je m’interrogerai ensuite sur les stratégies employées par les ecclésiastiques pour entraîner l’État séculier et son dispositif disciplinaire (police, tribunaux) dans cette chasse à l’hérésie moderne. Enfin, j’explorerai la possibilité que les ecclésiastiques aient cherché à traduire un problème théologique (l’hérésie) en problème séculier en insistant sur le danger que les mystiques de Jeita faisaient peser sur le bon fonctionnement des familles libanaises. Cette piste d’analyse nous permettra de reprendre et d’approfondir quelques-unes des idées avancées par Talal Asad sur la régulation moderne du religieux (2001, 2003, 2011) et par le sociologue Jacques Donzelot sur le gouvernement des familles (1977).

La famille Mama Mariam

À Jeita, mes questions sur le défunt groupe de prière n’offusquaient personne. Mais c’était pire : on les ignorait. Les résidents avec qui j’ai pu discuter disaient ne pas se souvenir de l’affaire. Ceux qui s’en souvenaient m’assuraient qu’il n’en restait rien aujourd’hui, que les membres du groupe avaient quitté le village. Un Montréalais d’origine libanaise rencontré dans l’un des rares restaurants du village fut le tout premier à rompre avec cette « attitude de désaveu » décrite par Jeanne Favret-Saada (1977 : 50). Il m’expliqua que le groupe de prière était inactif, mais existait toujours ; que tout le monde le savait, mais que personne n’osait en parler. Il proposa même de m’accompagner près du lieu où, jusqu’en 2012, des villageois se réunissaient pour prier. Dans cette impasse, cerclée d’édifices blancs, l’extravagant sanctuaire construit par le groupe mystique (voir figure 1) trône toujours.

Fig. 1

Le temple de la famille Mama Mariam est surmonté d’une énorme statue de Dieu. Il fut construit par les membres du collectif dans une impasse résidentielle de Jeita.

Le temple de la famille Mama Mariam est surmonté d’une énorme statue de Dieu. Il fut construit par les membres du collectif dans une impasse résidentielle de Jeita.
Source : Jean-Michel Landry (2018)

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L’extravagance brise le silence : devant un tel bâtiment, nul ne peut ignorer les questions que sa présence suscite. De brèves conversations avec des résidents rencontrés dans les alentours ont donc suffi pour apprendre que les membres du groupe de prière habitent toujours le quartier. La plupart de ceux avec lesquels j’ai eu l’occasion de m’entretenir sont des femmes. Ces dernières n’ont d’ailleurs pas tardé à me confier que le groupe était majoritairement féminin (à près de 70 %, selon elles). Comme les quelques hommes qui se sont joints au groupe de prière, ces femmes vivent à l’écart des centres urbains et appartiennent à l’une des deux principales communautés catholiques du pays, soit les maronites et les melkites. La première que l’on me présenta (je l’appelle ici Gina) s’était cependant convertie à l’évangélisme lorsqu’elle fut saisie par la parole charismatique d’une voisine prénommée Marcil[4]. Cette voisine, Gina ne l’appelle pas Marcil, mais plutôt Marsillah (un mot-valise formé de Marcil et Allah, le nom arabe pour Dieu). Gina se joignit au groupe après qu’une infirmière venue soigner son fils lui ait remis une prière écrite par Marsillah. Lorsque, à la tombée de la nuit, Gina récita la prière, une odeur de rose envahit graduellement son appartement. La porte d’entrée s’enveloppa d’un halo de lumière. Cet épisode la convainquit de rencontrer Marsillah. Elle s’engagea ainsi très tôt dans le petit groupe de prière qui, peu à peu, se formait autour de son excentrique voisine.

Marsillah, elle, vit aujourd’hui en clandestinité. Je n’ai pu lui parler que par l’intermédiaire du téléphone. Elle prit toutefois soin de m’expliquer qu’elle a répondu à l’appel de l’Esprit saint pour la première fois au milieu des années 1990. Depuis, la Vierge Marie (qu’elle appelle Mama Mariam) lui apparaît sur une base hebdomadaire, dit-elle, et parfois même quotidienne. Instrument de la Providence, elle aurait été choisie par la Vierge pour livrer une série de messages (risalat) à la communauté humaine. Mama Mariam (à savoir la Vierge) lui dicte des messages tous les mardis matin à l’aube. Marsillah les transcrit immédiatement. C’est pour bien apprécier la force et la portée de chacun de ces messages ainsi que pour diffuser aussi largement que possible les révélations qu’ils contiennent que Marsillah s’entoura de voisins et d’amis. De la sorte prit forme la petite confrérie mystique que la police nationale libanaise démantèlera quelques années plus tard.

À ses débuts, c’est-à-dire entre 1995 et 1998, le groupe se réunissait les mardis après-midi — pour prier d’abord, mais aussi discuter du contenu des messages que la Vierge acheminait à Marsillah. À l’aube du nouveau millénaire, le groupe se constitua en confrérie portant le nom de famille Mama Mariam (aila Mama Mariam). Ses rencontres devinrent quotidiennes. Les activités de la famille continuèrent de graviter autour des messages de la Vierge, mais inclurent désormais des ateliers de discussion (dirigés par Marsillah) sur les aléas de la vie quotidienne et la mise en pratique des « vertus théologales » : la foi, l’espoir et la charité. La famille Mama Mariam se dota également d’un site Web (hors ligne aujourd’hui) et d’un sanctuaire aux allures baroques (voir figure 1) achevé à coups de corvées collectives. Des membres confectionnèrent des uniformes privilégiant le bleu et le blanc, couleurs associées à la Vierge Marie (voir figure 2). D’autres firent paraître les messages dictés à Marsillah sous la forme d’une série de cinq volumineux ouvrages publiés à compte d’auteur.

Ces confections, ces constructions, ces publications visaient, aux yeux de leurs artisans, à faire advenir une humanité plus unie. Un désir d’unité traverse en effet les écrits et les propos de Marsillah. La parole de la Vierge, dit-elle, transcende les frontières. Peut-être ; mais il faut aussi reconnaître que l’idéal d’unité résonne particulièrement fort au Liban, pays déchiré par une guerre civile longue de quinze ans (1975-1990) qui continue à en subir les contrecoups (Kassir 1994 ; Hermez 2017 ; Akar 2018). Évoquer le thème de l’unité humaine permet également à Marsillah de s’élever au-dessus des divisions propres à l’Église chrétienne qui, au Liban, est fractionnée en douze clergés différents. Dans ce paysage profondément divisé, la famille Mama Mariam se percevait comme un « refuge » — un refuge contre les hiérarchies cléricales (jugées responsables de la fragmentation du christianisme) et les logiques confessionnelles qui structurent la vie quotidienne au Liban (Cammett 2014 ; Nucho 2016 ; Bou Akar 2020). Bien qu’elle fût composée exclusivement de sujets catholiques et profondément ancrée dans la tradition chrétienne, la famille Mama Mariam n’aurait pas refusé, affirment celles qui l’ont vu naître et mourir, d’accueillir des musulmans en son sein.

Fig. 2

L’uniforme bleu et blanc de la famille Mama Mariam

L’uniforme bleu et blanc de la famille Mama Mariam
Source : Jean-Michel Landry (2018)

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Les accents typiquement libanais du discours de la famille Mama Mariam ne doivent cependant pas obscurcir le fait qu’à travers le thème de l’unité, Marsillah et ses fidèles rejoignent les préoccupations de plusieurs confréries mystiques de la région. Dans ses travaux sur la mystique chrétienne au Levant, l’anthropologue Emma Aubin-Boltanski (2014, 2016, 2018, 2020) décrit la quête d’unité comme un leitmotiv largement répandu et fédérateur. Les similitudes entre la famille Mama Mariam et ces autres sociétés mystiques ne s’arrêtent pas là. Les groupes mystiques étudiés par Aubin-Boltanski rassemblent aussi des personnes d’origine modeste réunies autour d’une guide spirituelle se décrivant comme le « canal » d’une volonté divine (Aubin-Boltanski 2016 : 214).

Ces confréries sont toutefois concentrées dans des agglomérations urbaines et appartiennent pour la plupart à un réseau appelé « marial global » (id. 2018 : 9). Elles se distinguent en cela du cercle qui s’est formé autour de Marsillah au coeur de la montagne libanaise. La différence capitale, cependant, est que les sociétés mystiques étudiées par Aubin-Boltanski ont, jusqu’ici, toutes été tolérées par les clergés et gouvernements de la région. Les autorités ecclésiastiques exercent une surveillance (parfois même une tutelle), mais n’ont jamais cherché à les éliminer. Elles demeurent donc bien vivantes aujourd’hui. Une ethnographe comme Aubin-Boltanski a d’ailleurs pu analyser le faisceau de pratiques par lequel s’actualise l’expérience mystique et le rôle important qu’y exerce le corps.

Les ruines d’une tradition féminine

À Jeita, de mon côté, je n’ai trouvé que des ruines : un sanctuaire condamné, un collectif disloqué, une guide en clandestinité. Ce qui reste de la famille Mama Mariam aujourd’hui raconte l’histoire de son brusque démantèlement. Celles qui participèrent à l’aventure mystique proposée par Marsillah estiment que ce démantèlement, bien qu’autorisé et opéré par l’État, est en réalité l’oeuvre des autorités cléricales. Les ecclésiastiques avec lesquels je me suis entretenu n’ont jamais cherché, c’est vrai, à cacher leur hostilité envers celle qu’ils surnomment « la prêtresse de Jeita ». Si certains prêtres libanais ont pris part aux expériences mystiques étudiées par Aubin-Boltanski, on exigea de ces mêmes prêtres qu’ils se tiennent loin de Marsillah. Les clergés melkites et maronites adoptèrent, dès 2006, un décret interdisant à leurs membres d’officier dans un lieu « lié de près ou de loin au phénomène “Mama Mariam[5]” ».

Le décret affirme par ailleurs que les expériences spirituelles menées à Jeita « menacent de se transformer en une hérésie étrangère à la foi juste[6] ». Il soutient aussi que les formes de déviance religieuse pratiquées par Marsillah ont déjà causé de nombreux dégâts dans la communauté. Il accuse enfin la famille Mama Mariam de défier « l’autorité légale de l’Église » en refusant de se plier aux directives des curés et évêques[7]. Le curé de Jeita, rencontré au presbytère de Zouk Michael, reprend ces accusations. Il m’explique que Marsillah bousculait les rapports de genre sur lesquels le dispositif clérical est fondé. Elle posait des gestes (la célébration de l’eucharistie, par exemple) et endossait des habits (comme la chasuble) réservés aux ecclésiastiques, donc aux hommes[8]. Cette femme, résume-t-il, « se prenait pour une prêtresse[9] ».

Ces accusations ne ralentirent cependant pas les activités de la famille Mama Mariam. Au contraire, un an après le dépôt du décret, en 2007, Marsillah annonça à son entourage que la Vierge apparaîtrait dans le ciel de Jeita. La nouvelle fit rapidement le tour du pays. Plusieurs des résidents de Jeita auxquels j’ai pu parler se souviennent que l’annonce attira « un monde fou », si bien qu’on ne pouvait circuler dans le village. Personne n’aperçut la Vierge, mais le non-évènement (couvert par des médias nationaux) apporta à Marsillah une nouvelle visibilité. Débordés, les clergés maronite et melkite formèrent un groupe de travail entièrement consacré au « phénomène de Jeita ».

En novembre 2009, le groupe remit au Conseil des patriarches et évêques catholiques du Liban un rapport alarmant. « Une nouvelle hérésie est née au Liban », déclarent ses auteurs[10]. Cette hérésie « concerne toutes les Églises locales » et représente « une menace pour la société et les âmes naïves[11] ». L’arrogance qu’affiche Marsillah envers les Églises, poursuit le rapport, atteint désormais le stade de « la maladie mentale[12] ». Le groupe de travail constitué à l’initiative du clergé melkite n’est cependant pas le seul à puiser dans le registre biomédical pour expliquer ce qui se jouait à Jeita. Le prêtre maronite qui a vu grandir Marsillah reprend les mêmes concepts. Il affirma lui aussi, lors d’un entretien, que sa paroissienne souffre d’une maladie mentale — une maladie qui, selon lui, est bien antérieure aux évènements impliquant la famille Mama Mariam. Marsillah, dit-il, souffre d’hallucinations depuis des décennies et refuse obstinément de se faire soigner. Plus jeune, il lui arrivait d’entrer en transe en pleine messe. Ses paupières tremblaient et elle disait entendre parler les anges. Toute cette affaire est, aux yeux du prêtre, un « problème de psychologie[13] ».

Notons que les autorités cléricales libanaises ne sont pas les premières à établir un rapport triangulaire entre folie, hérésie et genre ; cette triangulation a derrière elle une longue histoire, que Michel de Certeau (1975, 1982) fait remonter au 16e siècle. Dans son étude sur le genre dans le christianisme médiéval, l’historienne Caroline Bynum souligne également que les théologiens et philosophes n’ont que très récemment (au 20e siècle) cessé d’aborder les expériences mystiques menées par des femmes « comme l’expression d’une carence psychologique sinon comme une pathologie à part entière » (Bynum 1992 : 139). Ces travaux nous permettent donc d’inscrire la démarche de Marsillah dans la longue durée d’une tradition à la fois riche et réprimée qu’on appelle aujourd’hui la mystique féminine (voir aussi Khater 2011), d’autant plus que l’histoire de la mystique féminine n’a pas épargné la montagne libanaise. Souvent associée à des figures européennes comme Thérèse d’Avila (1515-1582) ou Catherine de Gênes (1447-1510), cette histoire s’est également écrite à travers la vie et l’oeuvre de Hindiyya el-’Ujaymi (1720-1798), sur lesquelles je tiens à m’attarder ici. C’est en juxtaposant le parcours de cette dernière et celui de Marsillah qu’on pourra mieux cerner les questions que soulèvent l’émergence et la disparition soudaine de la famille Mama Mariam.

Mystique chrétienne née à Alep, Hindiyya el-’Ujaymi disait voir l’Enfant Jésus apparaître devant ses yeux[14]. Engagée dans la voie de la sainteté et formée dans les couvents jésuites de l’actuelle Syrie, elle prit le chemin de la montagne libanaise en 1746 pour y fonder l’ordre religieux du Sacré-Coeur. À Bkerké, où elle s’installa (à quelques kilomètres sous le village de Jeita), son charisme et sa dévotion lui valurent d’être admirée par la population locale, mais aussi par des membres influents du clergé maronite. L’union mystique qu’elle disait entretenir avec le Christ, combinée à ses excès ascétiques, suscita cependant la méfiance des missionnaires romains chargés de rationaliser la pratique chrétienne en Orient. Dès 1752, le pape Benoît XIV condamna les « hallucinations féminines » d’Hindiyya et déclencha une première inquisition contre l’ordre du Sacré-Coeur (Khater 2011 : 137). Comme Marsillah, Hindiyya fut accusée d’hérésie, de folie et même de sorcellerie. L’ascendant qu’elle exerçait sur la communauté maronite et son insubordination envers Rome ébranlaient, explique Ahmer Khater, la structure des rapports de genre sur laquelle repose toute la hiérarchie catholique. À la suite d’une seconde inquisition papale et d’une mystérieuse affaire de meurtres, l’ordre du Sacré-Coeur fut démantelé en 1778. Hindiyya, elle, fut reconnue coupable d’assassinats par le Vatican, excommuniée, interdite de parole publique et confinée dans le couvent maronite de Mar Hrash (puis dans d’autres) jusqu’à sa mort en 1798.

Raison d’Église, raison d’État

Le sort réservé à Hindiyya et les quelques parallèles qu’on peut tracer entre son histoire et celle de Marsillah nous mènent au coeur du problème. La famille Mama Mariam n’est pas le seul groupe mystique qui inquiète le corps ecclésial libanais. Les prêtres, les diacres, les évêques que j’ai rencontrés ont tous évoqué d’autres cas semblables à celui de Marsillah et de ses disciples. Et la condamnation pour hérésie (comme celle qui frappa Hindiyya) est constitutive du christianisme. Ce qui, dans l’affaire de Jeita, mérite notre attention, c’est que les sanctions pénales et policières qui eurent raison de la famille Mama Mariam n’étaient l’oeuvre ni du Vatican ni des clergés locaux. (Le Saint-Siège n’a, à ma connaissance, jamais entendu parler de Marsillah.) Comme on le sait, c’est l’appareil disciplinaire de l’État libanais qui a scellé le sort des mystiques de Jeita[15]. Ce qui était un problème d’hérésie aux yeux des autorités catholiques s’est soldé par une intervention de l’État séculier. Mais comment l’hérésie chrétienne est-elle devenue un problème d’État ?

Les écrits d’Asad (1986) sur l’hérésie nous aident à cerner le problème. Asad rappelle que la notion d’« hérésie » fut forgée par l’appareil clérical du 16e siècle pour désigner (et vaincre) un nouveau type de danger : un danger menaçant la vérité religieuse défendue par l’Église ainsi que les rapports de pouvoir par lesquels l’autorité de l’Église est maintenue. Le décret émis par l’Église melkite et le rapport préparé pour le Conseil des patriarches et évêques catholiques du Liban décrivent le danger que la famille Mama Mariam faisait courir aux Églises libanaises et à leurs ouailles. Mais ce qui constitue un danger pour l’Église ne constitue pas nécessairement un danger pour l’État. Si Marsillah menaçait la vérité de l’Église, rien n’indique qu’elle menaçait la vérité de l’État. Elle refusait de se plier à l’autorité des ecclésiastiques mais n’a pas enfreint la loi pour autant. Jamais la famille Mama Mariam n’a confronté la police. Aucun participant n’a refusé de payer ses impôts. Le lopin de terre sur lequel elle a érigé son sanctuaire n’a pas été volé : il appartient à l’un des plus fidèles membres du groupe.

Quelle forme de danger a donc pu conduire l’État libanais à éliminer un groupe de prière qui, à son plus fort, regroupait une cinquantaine de personnes ? La question est d’autant plus prégnante que la famille Mama Mariam incarnait mieux que toute Église ce que de nombreux Libanais (dont plusieurs politiciens et membres du clergé) reconnaissent comme la promesse du Liban, à savoir la défense de la diversité religieuse et de la liberté de conscience (Firro 2002 ; voir aussi Chiha 1964). Cette promesse est d’ailleurs enchâssée dans la Constitution du pays, dans le célèbre article 9, lequel proclame que « [l]a liberté de conscience [doit être] absolue[16]. » Elle s’actualise également à travers les divers traités et conventions signés par le Liban pour protéger la liberté religieuse[17]. Le Conseil d’État parvint à contourner ces protections légales en mobilisant la notion d’« ordre public[18] ». En 2011, les juges déclarèrent que les activités de Marsillah menaçaient la sécurité des habitants de Jeita, que la famille Mama Mariam devait être démantelée parce que sa présence mettait en péril la paix sociale, plus précisément l’ordre public[19].

Le matériau ethnographique récolté à Jeita mine toutefois les bases de ce raisonnement juridique. Ceux qui donnèrent vie à la famille Mama Mariam se défendent bien d’avoir troublé l’ordre public. On pouvait s’y attendre. Voir les autorités civiles et religieuses abonder dans le même sens est cependant plus étonnant. La municipalité affirme que plusieurs résidents se méfiaient de Marsillah et n’approuvaient pas ses pratiques. D’autres estimaient que le sanctuaire était de mauvais goût. Mais rien ne fut rapporté qui ressemble, de près ou de loin, à une menace à la paix civile. Même son de cloche du côté des clergés catholiques. De concert avec l’archevêché melkite, des prêtres et évêques maronites ont cherché à isoler la famille Mama Mariam ; ils ont fait pression sur Marsillah pour qu’elle cesse ses activités. Les ecclésiastiques engagés dans cette campagne qui culminera avec l’intervention de la police nationale récusent toutefois l’idée que Marsillah ait menacé la paix sociale ou que des batailles aient éclaté. Le rapport du groupe de travail chargé de surveiller le « phénomène de Jeita » accuse Marsillah de tous les maux, mais n’évoque aucun trouble social. Le problème, aux yeux des clergés, relève de l’hérésie : Marsillah attire vers elle les « âmes naïves[20] ».

Voyant l’assise empirique de la décision du Conseil d’État s’effriter sous nos yeux, il est tentant de nous rabattre sur la théorie de la modernisation, plus précisément sur la version libanaise : la thèse de l’« État faible » (weak state). Mobilisée tour à tour par les politologues, les journalistes et les sociologues, la thèse de l’État faible veut que l’État libanais soit tenu en laisse par des autorités religieuses qui l’empêchent par tous les moyens d’exercer sa souveraineté sur son propre territoire[21]. Il serait en effet commode de conclure que les clergés catholiques ont tout simplement instrumentalisé les appareils de l’État libanais, lequel aurait plié l’échine une fois de plus, allant même jusqu’à violer sa propre Constitution. Il est vrai que figures chrétiennes et musulmanes jouissent d’une influence considérable dans l’arène politique libanaise[22]. Il est également vrai que certains des partis politiques les plus influents (on pense au Hezbollah) ont été fondés par des autorités religieuses, qui les dirigent aujourd’hui (voir Norton 2007).

On aurait cependant tort de concevoir l’État libanais comme une coquille vide. De récents travaux montrent que la thèse développementaliste de l’État faible contribue à masquer la force de l’État libanais (Ghamroun 2008, 2013, 2016 ; Mikdashi 2014, 2018 ; Mouawad et Bauman 2017). On verra dans les dernières pages de cette note de recherche que ce qui s’est joué à Jeita est plus complexe que cette thèse de l’État faible le laisse croire. Le démantèlement de la famille Mama Mariam par l’État libanais pourrait bien, en définitive, avoir peu de choses à voir avec l’hérésie, la mystique ou même la religion. C’est la thèse que j’explore ci-dessous.

Le désordre des familles

Quel éclairage la démarche ethnographique apporte-t-elle à cette étrange affaire ? Qu’a-t-on appris à Jeita qui n’était pas déjà consigné dans le jugement du Conseil d’État ? La parole de ceux qui prirent part aux activités de la famille Mama Mariam nous a permis de mieux saisir l’aventure mystique proposée par Marsillah. Ses participants ont également mis en lumière le rôle que les ecclésiastiques ont joué dans l’affaire. Ce que la décision du Conseil d’État décrivait comme un conflit opposant l’État libanais à un groupe de prière s’est avéré être une joute à trois — une joute impliquant les Églises catholiques, les fidèles de Marsillah et l’État séculier. En somme, le détour par Jeita nous permet de reformuler de façon plus adéquate et plus tranchante les questions que soulève la brève histoire de la famille Mama Mariam. « Que s’est-il passé à Jeita ? » était une question de départ. À l’issue de ce premier travail de terrain, une autre question s’impose : « Comment les autorités cléricales sont-elles parvenues à traduire un problème d’hérésie en problème séculier ? » Ou, plus succinctement : « Comment convertit-on un danger d’Église en danger d’État ? »

Revenir à l’ethnographie permet de dégager des premières pistes d’analyse. À Jeita, où je me suis efforcé de retracer la généalogie de cette intervention étatique qui fit basculer la famille Mama Mariam dans l’illégalité, de vagues signaux indiquaient que quelqu’un d’autre avait défriché ce terrain de recherche avant moi. Mon impression s’est confirmée lorsque ma devancière (dont j’ai obtenu les coordonnées chez un évêque) m’invita chez elle pour m’exposer l’étendue de ses observations. Celle qui m’a devancé est une soeur, une religieuse relevant du clergé melkite. Cette soeur mena, entre 2009 et 2011, un véritable travail de détective à Jeita pour le compte du Conseil des patriarches et évêques catholiques du Liban. Usant de méthodes relevant davantage de l’enquête policière que de l’enquête ethnographique, elle est tout de même parvenue à s’entretenir directement avec Marsillah et quelques-uns de ses fidèles, de même qu’avec plusieurs résidents du village et de ses alentours. L’impressionnant travail effectué par cette soeur-détective montre l’ampleur des craintes et préoccupations que la famille Mama Mariam suscitait à l’intérieur du corps ecclésial. Il montre aussi que le rapport d’enquête remis au Conseil des patriarches et évêques catholiques du Liban (discuté plus haut) s’appuyait sur un important travail empirique.

Ce rapport, on l’a vu, dénonce surtout la « nature hérétique » des propos et pratiques de Marsillah[23]. Rencontrée à son domicile, la soeur-détective apporte cependant des éclaircissements qui pourraient nous faire voir l’affaire de Jeita sous un autre jour. Elle précise d’emblée avoir étudié la famille Mama Mariam pour le compte du Conseil des patriarches et évêques catholiques, mais aussi pour convaincre le ministère de l’Intérieur de mettre fin aux activités du groupe. Pour quelle raison ? Parce qu’en plus de trahir la vérité chrétienne, affirme la soeur-détective, Marsillah perturbait la vie familiale de ceux qui l’entouraient. Comment ? En établissant de nouveaux « liens de parenté » entre ses fidèles[24]. On se souviendra que les femmes et les hommes qui se réunissaient chaque semaine pour interpréter les messages de la Vierge Marie se décrivaient comme une famille, la famille Mama Mariam. Ce détail paraît à première vue anodin. Le mot arabe utilisé par les fidèles de Marsillah, ‘aila, signifie bien « famille », mais on l’emploie également pour décrire un groupe de personnes gravitant autour d’une pratique ou d’une institution particulière.

Le problème, affirme la soeur-détective, c’est que la famille Mama Mariam prenait son statut de famille un peu trop au sérieux. Elle m’explique qu’en marge des rencontres visant à déchiffrer les enseignements de la Vierge Marsillah travaillait à forger des liens familiaux inédits entre les membres du groupe de prière, le plus souvent entre personnes de sexe opposé. Du jour au lendemain, de simples voisins se voyaient interpelés et traités comme frères et soeurs. Or, ces nouveaux liens, ces rapprochements entre hommes et femmes, mettaient à rude épreuve la toile des rapports conjugaux et familiaux sur lesquels repose la vie sociale de Jeita. Les liens ainsi forgés par Marsillah, ajoute mon interlocutrice, ont occasionné des pratiques de sexualité adultère et même des divorces. À ses yeux, le danger que la famille Mama Mariam faisait planer sur le Liban déborde largement le cadre de l’hérésie. La déviance de nature théologique se doublait d’une déviance de nature sexuelle. Marsillah créait un terreau favorable au développement de rapports sexuels qui menaçaient le bon fonctionnement des familles de Jeita ainsi que l’ordre conjugal qui leur est sous-jacent. Le prêtre maronite de Jeita, rencontré auparavant, avait également souligné que les activités de Marsillah entraînaient « des problèmes de couple », sans toutefois préciser sa pensée davantage.

On rejoint ici, à travers les propos de cette soeur-détective, certaines préoccupations propres à l’État séculier. Donzelot (1977) a montré que l’État moderne et séculier n’est pas indifférent à l’organisation et au fonctionnement des familles. La famille relevant du domaine privé, le sociologue affirme que c’est par le biais de la médecine, du droit et de l’épargne que l’État parvient à agir sur les familles ; à réguler, à protéger, et même parfois à réformer la vie familiale. L’histoire de cette confrérie mystique appelée famille Mama Mariam et les évènements qui ont mené à son démantèlement laissent entrevoir la possibilité que l’État libanais soit moins intervenu pour bannir une formation religieuse à Jeita que pour protéger un mode d’organisation familiale bousculé par cette même formation. Où nous mène cette possibilité d’analyse ?

Épilogue

La recherche décrite dans les pages précédentes reste inachevée à plusieurs égards. Elle confirme cependant qu’il n’était pas vain de délaisser momentanément l’analyse de la décision du Conseil d’État du Liban pour reprendre l’affaire de Jeita depuis le tout début, en ethnographe, au village. Le Conseil d’État veille aux rapports entre l’État et ses citoyens ; sa décision passe ainsi sous silence l’impressionnant travail effectué par les autorités catholiques pour contenir — et éventuellement détruire — l’engouement qu’a suscité la démarche de Marsillah dans la montagne libanaise. À Jeita, inversement, les membres de la famille Mama Mariam résument l’histoire de leur démarche comme celle d’un long bras de fer les opposant aux clergés melkite et maronite. S’il s’agit en fait d’une joute à trois, il faut toutefois préciser que l’État libanais n’est entré dans l’arène que très tardivement. Et s’il a fait pencher la balance en faveur des Églises catholiques, il faut également préciser que c’est à la demande conjointe des clergés maronite et melkite qu’il s’est exécuté. Dans une lettre étonnamment courte, datée de décembre 2008, les deux archevêques ont demandé au ministre de l’Intérieur d’intervenir à Jeita. Ils n’expliquent cependant pas pourquoi l’État devrait renier sa Constitution et démanteler un groupe mystique dont le seul crime est d’avoir tenu tête aux hiérarchies catholiques.

Les propos de la soeur-détective laissent entrevoir ce qui pourrait s’être joué entre l’État et les clergés, dont il ne reste sans doute pas de traces écrites. Il est actuellement impossible d’établir avec certitude les motifs qui ont poussé l’État libanais à s’imposer manu militari à Jeita. Et il le sera peut-être toujours. Mais à lui seul le lien établi entre religion, famille et sexualité par cette seule autre personne qui s’est penchée sur l’affaire de Jeita mérite qu’on s’y attarde. La soeur-détective chargée d’amasser des preuves permettant aux Églises catholiques de faire pression sur l’État libanais évoque un péril distinct, mais lié à celui de l’hérésie : les rapports de filiation spirituelle qu’établissait Marsillah entre des hommes et des femmes de Jeita menaçaient les unions conjugales et, par conséquent, les familles. Bannir la mystique de la famille Mama Mariam, affirme la soeur, revient à protéger les familles. Ce qui équivaut à dire qu’agir sur le religieux (en interdisant à Marsillah de réunir ses fidèles, par exemple) permet également d’agir sur les relations sexuelles, conjugales et familiales.

Cette possibilité, évoquée par la soeur-détective, nous rappelle que ce que nous appelons « la religion » s’incarne dans un faisceau de pratiques qui débordent inévitablement le cadre du religieux et rayonnent dans de multiples directions. Les liens plus précis entre pratiques religieuses et pratiques familiales nous incitent également à rouvrir la thèse de Donzelot et nous demander si, parallèlement à la médecine, à l’épargne et au droit, la régulation du religieux n’offrirait pas aux États modernes l’occasion de gouverner les familles. La démarche de cette soeur nous permet aussi de relancer le questionnement, creusé par Asad (2001, 2003, 2011), sur la gestion politique du religieux. Les dernières décennies ont en effet fourni l’occasion à plusieurs de montrer en quoi, comment et dans quelle mesure les États modernes contribuent à façonner ce qu’ils désignent comme religieux (Sullivan 2005 ; Agrama 2012 ; Fernando 2014 ; Mahmood 2015). Mais si les formes de vie dites religieuses n’échappent pas aux stratégies de gouvernement, les propos de la soeur-détective sur la famille Mama Mariam et les évènements de Jeita montrent qu’en régulant le religieux les États modernes régulent beaucoup plus que le religieux. Ces évènements que l’ethnographie permet d’éclairer (et sur lesquels j’espère pouvoir revenir) laissent entrevoir que l’État séculier ne fait pas que gouverner le religieux, mais gouverne également par le religieux — que la notion de « religion » peut aussi servir de point d’appui, de relais, de conduit pour administrer « en profondeur, en finesse et dans le détail » tout un ensemble de conduites humaines (Foucault 2004 : 654).