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Cet essai porte sur la voiture autonome, mais son angle d’approche est inusité – du moins pour un lecteur urbaniste et géographe. En effet, l’auteur présente une réflexion sur le rapport entre la voiture autonome et l’indépendance : par ce biais, il mène une réflexion philosophique qui pose la question « quel type de voiture autonome serait compatible avec quelles conceptions de liberté individuelle ? ».

Cette réflexion est cadrée par ce que l’auteur appelle la philosophie de l’immédiateté, qu’il décrit en opposition à celle de la médiation. La philosophie de la médiation, dont les racines sont classiques, voit la personne comme un être en puissance, en devenir : par la médiation de l’éducation, du savoir et de l’expérience, on comprend le monde. Cette médiation permet à la personne de sortir de la caverne de Platon, de percevoir un monde qui le dépasse. Par contraste, la philosophie de l’immédiateté, qui caractériserait notre ère (mais qui remonte à Rousseau et aux Lumières), réduit la personne aux désirs et aux appétits qu’elle se doit d’assouvir immédiatement et indépendamment. Les technologies personnalisées (dont la voiture, et, bien sûr, la voiture autonome) sont un moyen de répondre à ce désir d’immédiateté.

Les technologies contemporaines seraient donc au service du sentiment d’indépendance : « Grâce aux réseaux immatériels(...) et aux interfaces qui y donnent accès(...) l’homme [sic] contemporain a en main des outils qui contribuent à lui donner le sentiment qu’il peut agir directement sur un monde qui lui est soumis » (p15). Selon l’auteur, la voiture autonome serait fondamentalement attractive pour la personne désirant une telle indépendance, mais elle recèle un paradoxe car – pour l’instant au moins – la voiture réellement autonome n’existe pas. La voiture autonome doit faire appel à la vigilance et à l’intervention du « conducteur » (par exemple, lorsqu’il y a intempérie, bris de réseau, routes de campagne, etc.), brisant ainsi l’illusion d’indépendance.

Bien qu’intéressante, cette démonstration ne convainc pas, à la première lecture. Au contraire, la technologie décrite par l’auteur semble enfermer la personne dans un carcan de dépendance de plus en plus absolue envers algorithmes, moteurs électriques et systèmes de guidage – eux-mêmes sous le contrôle d’entreprises opaques qui siphonnent les données. Bref – la première partie de l’essai provoque certes la réflexion, mais ne démontre pas que cette manière d’appréhender les choses correspond au vécu de la plupart des gens. L’auteur aborde certains de ces sujets par la suite, mais risque de perdre des lecteurs qui ne voient pas vers où mènent ses réflexions.

Qu’on soit en accord ou pas avec cette analyse, l’essai poursuit sur un chapitre dont le sujet est l’intelligence artificielle. On y distingue l’intelligence des moyens (instrumentale) de celle des fins (éthique) et on souligne l’importance pour toute intelligence du pouvoir de discernement, sans quoi le monde est constitué d’une infinité d’objets et de processus, tous portant le même poids et la même priorité. L’intelligence artificielle, même si l’on y programme certains éléments de choix (de discernement) ne sera toujours qu’une intelligence de moyens. Cette discussion, qui s’éloigne des considérations automobiles, y revient car le véhicule autonome sera doté d’une intelligence artificielle. Or, celle-ci ne pourra-être qu’instrumentale : si elle simule l’éthique, alors l’indépendance du conducteur sera hypothéquée. C’est pourquoi l’auteur conclut que la voiture autonome ne sera probablement pas « autonome », mais aura une forme d’intelligence complémentaire à celle du « conducteur ». Cependant, à la longue, cette complémentarité risque de modifier l’intelligence de ce conducteur : on en vient à des considérations posthumanistes.

En vue de ces arguments, l’auteur constate que le désir d’indépendance qui meut les individus a un caractère illusoire : cette « indépendance » ne semble possible qu’en société (elle dépend donc de celles-ci) et seulement avec technologies et possessions (elle dépend donc de celles-ci). L’indépendance étant illusoire, le désir d’indépendance devient donc quête de pouvoir : si l’on dépend des autres et du monde matériel, mieux vaut en avoir le contrôle. Mais l’auteur n’exprime pas aussi clairement son idée. Pour lui, il y a distinction entre technologie et monde matériel : « La quête de l’indépendance à l’égard des choses et à l’égard d’autrui (...) passe par le développement ou progrès scientifique et technique » (p40). Cette phrase prend un sens dans la mesure où l’intelligence artificielle (les technologies, donc) permet à chaque individu d’évoluer dans un monde virtuel au sein duquel il a « l’illusion » de pouvoir. C’est donc cette illusion de pouvoir et d’indépendance qui permet la quadrature du cercle : les technologies permettent à chacun de se sentir libre et indépendant dans un monde d’interdépendances et de contraintes.

Et les voitures ? Ayant érigé ce cadre d’analyse assez subtil et complexe, l’auteur en vient au vif du sujet. La troisième partie du livre présente une analyse dont le public semble principalement être les constructeurs automobiles. Compte tenu des différents rapports des acheteurs de voiture aux désirs d’indépendance et de pouvoir, quels systèmes de conduite autonome sont les plus appropriés ? Pour certains conducteurs, l’illusion de contrôle du véhicule est importante – à la fois psychologiquement, mais aussi socialement (pour que les passagers voient qui dirige la voiture). Pour d’autres, cette illusion est moins importante, et le besoin de paraître en contrôle, moins primordial. Finalement, pour certains, la voiture est simplement un moyen de se déplacer de A à B, et une auto complètement autonome, sans même avoir ni volant ni siège du conducteur, serait idéale.

Ce livre est fascinant, car il présente une réflexion sur la voiture autonome et sur son acceptabilité par les conducteurs à la lumière de certains traits fondamentaux qui caractérisent notre société. Il donne un aperçu du type de réflexion anthropologique que les constructeurs – mais aussi les géographes et les urbanistes – doivent entreprendre pour anticiper la mobilité future.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’un livre pratique : des questions fondamentales sur les assurances, la responsabilité, la protection des autres usagers de la route, etc. n’y sont pas abordées. De même, la faisabilité technique des véhicules autonomes ne fait pas partie de l’analyse. Finalement, le raisonnement se déploie sur une centaine de pages, mais il aurait été utile que l’auteur, en introduction, fournisse un survol général de son argument ; cela aurait aidé le lecteur à s’y retrouver et à trouver un sens dans les diverses tangentes sans lien apparent avec le fil conducteur du livre (même si, après coup, on voit où Enrègle voulait en venir).

Je recommande fortement cet essai à toute personne intéressée par l’intelligence artificielle et la ville, ainsi que celles intéressées par le transport et les véhicules autonomes. Ce livre sortira urbanistes et géographes de leur zone de confort : il fait appel à de grandes idées et démontre comment celles-ci s’avèrent fondamentales pour déchiffrer l’avenir de la mobilité et des villes.