Corps de l’article

La dimension éthique inhérente aux technologies numériques en éducation est rapportée par de nombreux auteurs (Choi, 2016; Downes, 2017; Jandrić et al., 2018). En effet, le numérique est éthique au sens où il peut être compris comme le prolongement de l’action humaine dans le temps et l’espace. Il l’est également en tant que formalisation des activités dans des environnements structurants. Enfin, en tant que médiation incontournable, le numérique modifie l’action humaine ordinaire. Ainsi, l’introduction des technologies en éducation se retrouve sous une charge morale particulièrement intense, qui vient accroître la complexité de sa mise en oeuvre sur le terrain et invite à un pas de recul pour penser et questionner les enjeux à court comme à long terme.

Or, comme se questionnait Guay dès 2013, il importe de nous demander si l’école est en mesure d’assumer le bouleversement important qu’impliquent les technologies numériques en éducation. Les études oscillent actuellement entre des perspectives favorables (Karsenti, 2018) et des considérations plus modestes (Wilmer, Sherman et Chein, 2017). Mais qu’en est-il de l’enjeu proprement éthique du numérique en éducation? Pour s’engager dans l’exploration de cette problématique, le présent numéro propose d’approfondir la réflexion autour d’enjeux clefs, tels que l’autonomie autant déontique que numérique, la tension entre la distance et la présence dans la relation pédagogique et, enfin, le rôle déterminant joué par les conditions socioéconomiques.

Renaud Hétier, dans son article intitulé « Vulnérabilité et éthique de la présence à l’ère numérique » met en évidence l’importance de la présence interpersonnelle et du lieu d’apprentissage dans un contexte universitaire, en opposition avec l’isolationnisme accru de l’hypercommunication néolibérale. Dans une enquête réalisée auprès de 315 étudiantes et étudiants, répartis sur deux filières, à propos de leur vécu académique durant deux phases de confinement, il démontre l’importance d’une éthique du care, telle que définie par Tronto, dans les conditions générales d’apprentissage. Il en ressort que, bien que la sollicitude soit possible dans la distance, les répondantes et répondants ne parviennent à la vivre pleinement que dans une présence concrète.

Jean‑Marc Nolla, dans son article intitulé « Perte de résonance dans l’évaluation des apprentissages en formation à distance : l’apport de l’éthique de la bienveillance et de la responsabilité », s’intéresse plus spécifiquement aux impacts du numérique dans l’enseignement à distance sur le plan des enjeux éthiques de l’évaluation. Si les moyens numériques proposent assurément de nombreux avantages techniques, leur application dans l’évaluation à distance pose l’enjeu de la présence et de la possibilité conséquente d’entrer encore en résonnance – telle que définie par Rosa – dans la relation pédagogique. En interrogeant une dizaine de professeures et professeurs du tertiaire, l’auteur constate qu’il est possible de compenser quelque peu la distance par un investissement bienveillant et conséquent, mais qu’il n’est pas envisageable de restaurer une pleine éthique de la présence dans de telles conditions.

Mangawindin Guy Romuald Ouedragogo, dans son article « TIC et inégalités scolaires en lycée et en collège au Burkina Faso », met en évidence la fracture socioéconomique massive qui détermine les conditions d’accès aux technologies et qui, par conséquent, place l’école devant le défi de parvenir à assurer l’égalité de traitement de tous les élèves en matière d’éducation numérique. En s’appuyant sur une expérience de terrain, l’auteur montre que le revenu des parents est décisif dans l’accès au savoir par le numérique. Il aboutit au constat que la technologie comme facilitateur d’accès au savoir devient une barrière, dès lors que l’équité sociale dépend en grande partie de l’égalité scolaire.

Lionel Alvarez et Mathieu Payn, dans leur article intitulé « La numérisation de l’école au prisme de la citoyenneté », s’interrogent sur l’interface entre la citoyenneté et le numérique au prisme de celle entre l’industrie des technologies et l’éducation. Au moyen d’un exposé des possibles, ils mettent en évidence leur apparente convergence au travers de la mise en oeuvre, d’un côté comme de l’autre, des principes d’ergonomie, d’empathie, de la personnalisation et de l’itération. Grâce à la considération de l’autonomie kantienne comme paradigme de l’éducation citoyenne, les auteurs démontrent l’illusion de cette convergence en confrontant la passivité de la posture consommatrice avec l’activité de la posture citoyenne. Une citoyenneté numérique nécessiterait ainsi que l’autonomie déontique s’apprenne par l’autonomie numérique.

Ce numéro permet d’identifier les enjeux sur lesquels il devient urgent de s’interroger dans la numérisation croissante des environnements d’apprentissage, au-delà des questions et des impacts, en autres, sur la motivation ou les performances. Les chercheuses et chercheurs en éducation sont ainsi invités à questionner les ambitions et les structures (Alvarez et Payn), l’espace (Hétier), les mécanismes d’évaluation et de sélection (Nolla), ou encore dans le rapport aux familles (Ouedragogo), dans les transformations induites par le numérique.

Ces quatre articles qui traitent de la thématique de l’éthique et du numérique en contexte éducatif sont accompagnés de trois articles en varia. Ces articles, à leur façon, étudient des textes ou discours qui orientent la pratique professionnelle des enseignants à différents niveaux institutionnels. Le premier, de Denis Jeffrey, aborde l’enjeu de l’autonomie professionnelle des enseignants sous l’angle juridique. Il présente une analyse de décisions judiciaires prises dans des cas d’accusation pour insubordination contre des enseignants. Le second, de Claude Lessard, réfléchit à l’influence des discours et des outils de connaissance des organismes internationaux tels que l’OCDE ou l’UNESCO sur les institutions éducatives. Il soutient l’argument d’une dénationalisation des politiques éducatives. Enfin, le dernier article, d’Iphigénie Yago, Nancy Bouchard et Marie-France Daniel, examine la validité d’un modèle d’analyse des programmes d’éducation éthique pour l’analyse de programmes en éducation civique et morale provenant du Burkina Faso.