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Le nom d’auteur : on sait à quel point il vaut, aussi bien pour l’écrivain que pour son lecteur, comme une marque de fabrique, une signature. À quel point il adhère à une oeuvre, à ce qu’on appelle parfois un style. Mais l’écriture est-elle un bien que l’on peut posséder ? N’y a-t-il pas là l’illusion d’une autonomie et d’une plénitude rassurantes ? Car toute écriture est aussi pétrie d’influences et soumise à l’irruption des mots des autres. Voilà qui menace l’identité qu’un auteur s’attribue. Cette situation, que j’avais explorée dans Qui a peur de l’imitation ?, peut être source d’effroi et diriger toute une oeuvre[1]. Il existe pourtant une parade pour celui qui cherche, coûte que coûte, à affirmer son nom d’auteur en se prémunissant des assauts de l’autre et de son style : s’imiter soi-même, pratiquer l’autopastiche.

Il s’agirait ainsi, à travers le prisme singulier de la relation à sa propre écriture induite par l’autopastiche, d’explorer non directement la question du nom d’auteur, mais ses confins. C’est-à-dire là où elle se manifeste sous des formes moins évidentes mais tout aussi décisives. Pour cela, le style sera considéré comme une signature et le nom d’auteur comme une métonymie du style. Car si le lecteur associe spontanément un nom à une écriture, il demeure malgré tout que le Rousseau des Confessions n’est pas tout à fait le Rousseau de La Nouvelle Héloïse tout comme la Duras de L’amour n’est pas la Duras de L’été 80, même s’ils portent le même nom. C’est donc une certaine illusion de continuité du style induite par l’unicité du nom d’auteur que je voudrais examiner à l’aune de l’autopastiche.

Pour commencer, il faut signaler que l’autopastiche est le parent pauvre de la littérature. On le craindrait presque plus que son redoutable cousin, le pastiche, comme si, au risque de la fixation de soi à soi, on préférait le péril d’une désertion de l’intime au contact de l’autre. Sans oublier cette autre incommodité : son épineuse réalisation. Mais il est beaucoup plus naturel qu’on le pense[2]. Marginal parce que réputé impraticable, il a au moins un avantage : il a toute chance de passer inaperçu. C’est sur ce point qu’il prend ses distances avec sa voisine, l’auto-parodie, dont la dimension moqueuse la désigne à notre attention. L’autopastiche, lui, n’a nullement cette dimension ostentatoire et exhibitionniste. Souvent clandestin et furtif, il est, plus qu’impossible à réaliser, délicat à déceler, à concevoir et à interpréter[3]. Mythe ou tabou, c’est finalement entre ces bornes qu’il conviendrait de le situer. Car, après tout, convenons-en, la reconnaissance de l’autopastiche reste très subjective, voire tendancieuse. Il faudrait en faire non une vérité mais une proposition de lecture, un postulat herméneutique, pour voir quels critères le légitiment, quelles causes le déterminent et quels effets il génère sur notre manière de percevoir une oeuvre et un nom d’auteur.

De sorte que l’autopastiche doit d’abord nous apparaître comme une mise à l’épreuve de sa propre possibilité. Et partant : un défi aux conditions mêmes d’exercice de la littérature. Il interroge le nouveau et la répétition, comme pour chercher à deviner l’apparition du neuf dans l’ancien. La question qui est la sienne, nous pouvons la formuler ainsi : comment proposer une nouvelle représentation de soi et de son oeuvre, une nouvelle signature, dans un style quasi identique ? Comment renouveler l’identité qu’un auteur s’attribue, le plus souvent grâce à l’impression d’unité que garantit son nom, tout en consolidant sa signature ?

Il faudra nous contenter de quelques cas recensés, qui ne prétendent à aucune exhaustivité. Les oeuvres que nous voudrions considérer ici seront quelques pages de Verlaine, d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, L’amour, Yann Andréa Steiner et C’est tout de Marguerite Duras, les romans d’Émile Ajar.

L’inquiétante étrangeté (critères)

Posons d’abord le problème de l’identification de l’autopastiche avec Duras. Qu’est-ce qui fait que L’amour par exemple, contrairement aux autres oeuvres de la romancière, puisse être tenu pour tel et non pour une variation sur un même thème, la suite de l’exploration d’un imaginaire et d’un style ? La réponse peut surprendre : c’est que ce texte diffère d’une manière ou d’une autre du reste de l’oeuvre tout en lui ressemblant. Examinons-en les fondements : dans ce roman, trois personnages difficilement identifiables et opaques discutent ; l’action est presque absente ou du moins fort confuse. Le récit pousse à l’extrême les procédés propres au style de Duras déjà bien en place. Il se saisit du caractère elliptique de l’écriture en l’accentuant jusqu’à en faire une oeuvre à la limite de la lisibilité.

Le paradoxe de l’autopastiche serait donc qu’il n’existe que depuis une différence. L’identité parfaite l’annule. C’est pour cette raison que je propose d’exclure Patrick Modiano des formes d’autopastiche. Certes Modiano travaille sur le sentiment de déjà-vu, de déjà-lu, par la reprise d’expressions, de phrases, de mots, de motifs syntaxiques et d’intrigues qui donnent presque le tournis tant l’écriture, nourrie des mêmes leitmotive, se fait ritournelle. Et cette assiduité stylistique n’a connu que de très rares embardées hors de ses canaux rectilignes, comme dans La place de l’étoile. Nous sommes donc face à un écrivain qui a su trouver un style unique, définitif et qui s’y tient, qui ne cesse de s’en servir pour signer ses oeuvres de son nom. D’où cette conséquence : la dissemblance stylistique et thématique est presque absente, tout au moins résiduelle ou anecdotique. C’est pour cela qu’il devient très délicat de parler d’autopastiche. On est plutôt porté à considérer qu’il s’agit du creusement d’une même veine et de son maintien, quelque chose qui confine à l’idée fixe et qui fait barre aux incertitudes identitaires des personnages comme pour mieux leur résister grâce à l’identification pérenne et catégorique de l’écrivain par la persévérance d’un style immédiatement repérable.

Le terreau de l’autopastiche n’est donc guère éloigné de ce qu’on peut appeler l’inquiétante étrangeté. Pour mettre à exécution ses desseins mimétiques, l’autopasticheur ne recherche pas le duplicata masqué mais plutôt à faire émerger discrètement les saillies de l’altérité. Plusieurs solutions s’offrent à lui. La première est de l’ordre d’une revendication tempérée. C’est celle d’un écart stylistique creusé à même la continuité. La seconde est de déclarer l’autopastiche. Le cas est relativement exceptionnel, parce que hardi et provocateur. Ce fut le tour de force du poème « À la manière de Paul Verlaine »[4]. Mais il existe bien des variantes à cet aveu retors. On peut déclarer l’autopastiche de manière plus oblique. Que sont en effet certaines allusions à l’oeuvre antérieure ou à l’auteur lui-même, sinon des indices sobres et circonspects qui mettent l’enquêteur sur les traces de l’altérité autopasticheuse ?

1. Différence stylistique

Le sentiment d’inquiétante étrangeté induit par l’autopastiche est en premier lieu épaulé par le réinvestissement des tendances obsessionnelles de la plume pour faire de l’écriture attendue et de son ronronnement le lieu de l’irruption contrôlée du nouveau.

Avec « À la manière de Paul Verlaine », le constat saute aux yeux : le poète nous livre, dans la première partie du poème, un pastiche de ses premiers écrits. En quelques vers, c’est un panorama de son oeuvre antérieure qui nous est donné à lire, composé de ses thématiques privilégiées et de son style le plus marqué. L’autopasticheur s’efforce à une distance amusée par rapport à soi et sa signature. Ainsi des excès de l’assonance et de l’allitération. « [L]unes l’une après l’une » (v. 4), « un accord discord » (v. 6), « le son, le frisson qu’elles ont ! » (v. 8) : le martèlement est tapageur. Mais est-ce de la dérision ? D’un certain côté seulement. Car le poème fait rimer des mots avec eux-mêmes, soulignant comment le vocable qui se répète change malgré tout. Le son bégaye et tâtonne, il est troublé par l’écho du même et du différent. La ressemblance est toujours approximative. Là pourrait se tenir une mise en abyme discrète de l’autopastiche, de la différence dans la ressemblance. Ce redoublement de l’opération qui préside au texte nous confirme qu’il s’agit de reconduire sa propre écriture pour en montrer l’altérité.

Ouvrons ensuite L’amour de Duras n’importe où : la divergence stylistique dans la persistance frappe plus encore. Concision du dialogue, incertitude sur les références, notamment pronominales, fragilité des enchaînements logiques, suppression des explications des actes, flottement de la chronologie, interchangeabilité de personnages sans identité : autant d’éléments qui sont la signature de Duras mais qui sont poussés à une intensité ignorée des autres oeuvres. Il n’est par exemple pas assuré que les paroles qui se suivent soient en fait des paroles qui se répondent et non de simples juxtapositions de discours prononcés séparément. Un sentiment qui rôde souvent chez Duras et qui prend ici une ampleur inédite. Notons aussi que c’est le fond qui est atteint par l’épure puisque le questionnement tragique autour d’un événement innommé et difficilement identifiable dans les autres oeuvres est ici totalement opaque. Si bien qu’il ne parvient pas à donner du sens à ce style. D’où notre propension à y lire non la simple reprise des mêmes procédés et d’un même imaginaire mais bien leur imitation différenciée.

Pénétrons maintenant dans À la recherche du temps perdu. Portons notre regard sur le pastiche des glaces[5] qui fait refluer en sourdine « l’intoxication flaubertienne[6] ». C’est Albertine qui, ici, imite le narrateur dans une sorte de « à la manière de Marcel Proust » par Marcel Proust. Précisons le contexte : le narrateur, qui n’a pas trouvé dans Le Figaro l’article qu’il avait écrit, parvient à le lire grâce à Albertine qui le lui remet et qui, immédiatement, se lance dans une description baroque où elle l’imite, en multipliant les images sexuelles et architecturales qui s’emparent du fondement même de l’esthétique proustienne, la métaphore, dans un contre-emploi qui en souligne les limites et les risques.

La nuance stylistique est tout autant palpable dans les romans d’Ajar. La preuve en est certainement l’incroyable réussite de la mystification malgré les soupçons de la critique au moment de l’affaire[7]. Plus que beaucoup d’autres, l’oeuvre d’Ajar, quand on la lit comme une tentative d’autopastiche, pose au lecteur et au critique littéraire le problème de la reconnaissance d’un nom d’auteur. Car une évolution de l’écriture, plus qu’une révolution, a lieu. Celle-ci repose sur la sélection de certains traits d’écriture de Gary, sur leur concentration et leur exagération. Parmi eux : les paradoxes comiques, le dévoiement des expressions figées, l’oralité, la langue familière, les emplois incongrus du lexique. Mais l’écriture de Gary n’est pas liquidée, la filiation n’est pas anéantie. Ce sont surtout certaines oeuvres signées par Gary qui nourrissent l’écriture d’Ajar, comme La danse de Gengis Cohn et son humour noir, telles phrases ou expressions de Chien blanc et d’Adieu Gary Cooper qui jaillissent dans Gros-Câlin et Pseudo. L’autopastiche ne se saisit donc pas toujours de l’oeuvre antérieure en bloc. Il a ses affinités électives. Il fait le tri, compile des morceaux choisis, se cristallise autour de certains repères, accuse des ressemblances sélectives. Indices conscients éparpillés par l’autopasticheur, défi au lecteur, inadvertances malheureuses ou actes manqués pour se démasquer ? Peut-être mais l’essentiel de ces trahisons est de tendre le fil de la similitude pour y faire danser la différence. Elles sont les signatures d’un nouveau nom d’auteur mais surtout d’un pastiche de soi, elles sont l’opération de magie stylistique nécessaire pour se transformer en un autre qu’on peut imiter.

2. Déclarations d’autopastiche

Dans l’autopastiche, affleure donc toujours l’idée d’une dissimulation et de sa révélation. À l’horizon, se profile le sentiment que l’oeuvre n’est pas simplement la reconduction de l’oeuvre. L’inégalité se doit non seulement d’être effective mais encore perceptible. Et si les fluctuations du style n’y suffisent pas, reste à brandir l’étendard de la différence de statut du texte autopasticheur par rapport au reste de l’oeuvre. Comment ? Nous l’avons dit, l’autopasticheur peut le crier haut et fort. Il lui suffit d’écrire ces mots : « À la manière de moi-même ». Mais, contrairement à Verlaine, tous ne souhaitent pas être pris en flagrant délit, si bien que certains ont opté pour le pseudonyme, comme Gary. Et pourtant, de la harangue de Verlaine à la cachotterie d’Ajar, si tout les oppose – puisque le premier ratifie l’autopastiche quand le second le met sous séquestre –, n’y aurait-il pas une convergence souterraine ? Dans les deux cas, l’écrivain signale une conversion du régime d’écriture et du nom d’auteur.

Si la déclaration d’autopastiche directe demeure donc très rare, il existe d’autres voies, moins offensives, pour les professions de foi autopasticheuses. Par exemple Pseudo où l’on découvre Romain Gary en train de se quereller avec Ajar. À quel sujet ? Ils se renvoient l’accusation d’avoir plagié l’autre au sujet d’un manuscrit qu’ils veulent accaparer, dans une mise en abyme du conflit entre les deux plumes. Pseudo dévoile ainsi le pot aux roses à plusieurs reprises. Ajar avoue par exemple qu’il a emprunté à Gary « un brin de style[8] ». Tout le récit est ainsi un conflit de paternité et de filiation entre Gary et Ajar où se mêlent retour à soi et réforme de soi. Moins ostentatoire est la dissociation mise en place dans la description des glaces où c’est Albertine qui devient le miroir du narrateur en parlant dans sa langue et à sa place. Or celle-ci ponctue son tableau de moqueries et d’éclats de rire qui dénotent la disparité des deux paroles. Les commentaires du narrateur lui-même confortent cette dissidence de l’écriture par rapport à son modèle, comme lorsqu’il remarque que « c’était un peu trop bien dit » et qu’il « ne parlerai[t] pas comme elle » (RTP III, 636). L’unité du sujet, de son nom et de son style a éclaté sous le coup de l’autopastiche.

Si ces duos, Gary-Ajar, Albertine-le narrateur, matérialisent la schizophrénie identitaire induite par l’autopastiche[9], l’autopasticheur ne recourt pas toujours à tant d’esclandre. Il glissera plus facilement de simples allusions à l’oeuvre antérieure pour s’en démarquer ou s’en rapprocher. Ainsi de ce clin d’oeil dans Pseudo qui mentionne que La vie devant soi, deuxième opus d’Ajar, aurait dû s’intituler La tendresse des pierres, en précisant que son éditrice l’a averti que Gary avait déjà utilisé l’expression[10]. La source n’est pas nommée mais le lecteur éclairé peut se reporter à Adieu Gary Cooper où un personnage envisage d’écrire un roman appelé ainsi. « C’est à cause du clair de la lune / Que j’assume ce masque nocturne / Et de Saturne penchant son urne » (v. 1-3), nous dit de son côté Verlaine, à quoi il ajoute aussi la responsabilité des « romances sans paroles » (v. 5) dans ce travestissement. Voilà donc les oeuvres passées, des Poèmes saturniens aux Romances sans paroles, appelées à comparaître. La divergence de statut dans L’amour est quant à elle marquée par le lien ténu qui est fait avec l’univers romanesque de Duras par l’évocation de S. Thala, nom propre d’autant plus précieux qu’il est le seul de tout le récit, et de la salle de bal, qui sont présents dans Le ravissement de Lol V. Stein, indiquant que le récit en est peut-être la suite ou la réécriture[11]. Similitude qui fixe le renouveau, qui permet de jauger ce qui sépare et rapproche les deux oeuvres afin de considérer la deuxième comme un autopastiche de la première. Le délire architectural et gourmand d’Albertine convoque pour sa part plusieurs allusions à la Recherche, comme les montagnes couvertes de neige sale où se devine un tableau d’Elstir, Venise ou encore les images d’églises et de cathédrales, centrales dans la définition même du roman.

Ces allusions font donc refluer la question de la réécriture et du nom propre dans l’autopastiche. Car, risquant d’être évanescent ou inconscient, celui-ci n’hésite pas à s’autoriser de son plus proche parent, le pastiche. En dernière instance, c’est en s’y référant, que l’autopastiche fournit les gages fuyants de son existence. Proust ne se cantonne pas, pour son aventure autopasticheuse, au seul texte des glaces. L’affaire commence bien avant. Dès Du côté de chez Swann, l’écrivain nous soumet une double description des clochers de Martinville. D’abord par le narrateur puis par la transcription d’un ancien texte du narrateur (RTP I, 179-180). Or le premier texte réécrit le second comme s’il le pastichait implicitement. S’il n’est nullement question d’une imitation de Proust par Proust, la situation narrative nous la désigne pourtant. Mais au-delà de ces cas manifestes, Proust organise aussi une sorte de basse continue autour de l’imitation et de l’auto-imitation. Rachel : « “Oh ! c’est trop gentil, ce coup de s’imiter soi-même” » (RTP II, 476). Vinteuil : c’est lorsqu’il se veut le plus novateur qu’il répète inconsciemment certains traits de ses oeuvres antérieures, si bien que « les similitudes profondes et les ressemblances voulues » (RTP III, 760) entre le septuor et la sonate tendent presque à conforter l’idée d’une nécessité et d’une spontanéité de l’autopastiche chez l’artiste.

Circonstances et causes

Apprécier s’il y a ou non autopastiche est donc un exercice qui peut s’avérer problématique, aléatoire, voire aventureux. On n’est jamais certain de ne pas tomber dans l’élucubration, l’équilibrisme intellectuel ou la spéculation gratuite. Mais si l’identification est sujette à caution, c’est sa possibilité qui nous importe parce qu’elle amène à se poser une série de questions : pourquoi se livrer à l’autopastiche ? À quel moment s’y adonner ? Qu’est-ce que ce geste, même s’il n’est qu’une hypothèse interprétative, traduit quant au rapport de l’écrivain avec lui-même, son écriture, son oeuvre passée, son nom ? Plus largement, ce repli sur son propre univers, qui et que vise-t-il ? Ressassement, amélioration, destruction, reniement, repli sur soi, narcissisme, refus de l’autre, nombrilisme, réinvention : toutes ces attitudes que l’autopastiche désigne changent notre perception de l’oeuvre et des enjeux de la création. Une de ses causes évidentes est aussi cette crainte de pasticher les autres. Se pasticher, se barricader : le parallélisme saute aux yeux. Voilà les robinets extérieurs fermés, se dit l’autopasticheur. Voilà le circuit branché en vase clos. Les entrées sont bien gardées, personne ne pénétrera dans la forteresse de mon écriture qui dialogue entre moi et moi. Autre motif : se pasticher pour provoquer, prendre au piège le lecteur ou le critique. Voir Ajar. Mais il existe encore beaucoup d’autres raisons qui complexifient l’entrée dans l’autopastiche.

Il est donc sûr que, à la différence du pasticheur, on ne peut pas naître autopasticheur. On le devient. C’est selon le moment où elles sont le plus souvent entreprises que les deux pratiques s’opposent, du moins théoriquement : alors que le pastiche est facilement assimilé à un apprentissage de l’écriture, à son immaturité, la nature de l’autopastiche l’en empêche. Il faut avoir déjà écrit, fait ses preuves, s’être affirmé écrivain ou quelque chose qui y ressemble. Se pasticher ne serait donc vraiment possible qu’avec une certaine maturité – comme chez Gary, Duras ou Verlaine. Ce serait même une caractéristique de l’âge adulte, lorsque le style s’est formé, confirmé, a fait ses preuves et ses armes. Dans cette perspective, l’autopastiche serait déclenché quand l’écriture est devenue une seconde nature, presque une coutume, la marque désormais encombrante d’un nom d’auteur. Volonté de se réassurer, de réajuster son style, l’autopastiche peut être provoqué par une inhibition par rapport à soi, à sa propre création, notamment après un chef-d’oeuvre qui rend bien improbable l’idée de pouvoir l’égaler à nouveau (Chateaubriand : « Je me pillais : je jouais une scène de René[12] »).

Dans la plupart des cas, l’autopastiche résulte donc d’un questionnement identitaire et propose une recherche de soi relativement paradoxale : une recherche tautologique qui voudrait confirmer un style et une identité en les altérant. De sorte qu’il signe volontiers une distance prise avec soi, avec son nom et avec sa manière d’écrire comme lorsque le Ducasse de Poésies pastiche le Lautréamont des Chants de Maldoror, pour le corriger, en glissant pourtant au passage que « [t]out ceci se passe de commentaires[13] », ou que Du Bellay pastiche, dans « Contre les pétrarquistes », une mode qu’il réprouve alors qu’il réalise aussi un autopastiche de son propre recueil, L’Olive. « À la manière de Paul Verlaine » témoigne à sa façon de cette césure avec le passé. Le poème a d’abord des airs de tribunal. Mais, après le jugement, l’absolution des fautes : « Or, moi, je pardonne à mon enfance / Revenant fardée et non sans grâce. / Je pardonne à ce mensonge-là » (v. 11-13). Enfance de l’homme, tout comme enfance de l’art qui, « fardée », est aussi cette écriture grimée par l’autopastiche. Un détail doit être noté ici : c’est justement à cet endroit du texte que les allitérations et assonances surchargées disparaissent. Fin de l’imitation accentuée des égarements stylistiques d’autrefois. Le congé avec le passé semble effectif. Ce pardon, c’est donc aussi une étape nécessaire pour retrouver plus de naturel, pour faire émerger une nouvelle voix, apaisée, épurée, après un autopastiche en forme de catharsis. La fin du poème sonne comme une libération. Elle s’apparente à une sorte d’art poétique pour le présent : le poète semble se nourrir de soi comme un autre, à la fois dans la distance et le renouveau, le changement et la continuité.

Un bon exemple de cause contextuelle dans le geste autopasticheur est celui de Duras. Non pas celle de L’amour, mais la dernière Duras, celle qui entre dans une relation d’interaction avec Yann Andréa pour écrire Yann Andréa Steiner puis C’est tout. Mais Yann Andréa n’est plus seulement le dédicataire de l’écriture de Duras, comme dans L’été 80. Il y participe pleinement. Comment ? En devenant à la fois un personnage de Yann Andréa Steiner et un partenaire actif de l’écriture dans des livres comme rédigés à deux voix ou à quatre mains[14]. On s’attend donc à ce que l’écriture, troublée par la présence d’un autre, fasse peau neuve. Il n’en sera rien. C’est que Yann Andréa Steiner repose sur un principe qui endigue cette dérive : il réécrit plusieurs textes antérieurs, dont L’été 80. « À la manière de Duras » par Duras et Yann Andréa : c’est autour du style de la romancière que le partage s’effectue. C’est grâce à l’autopastiche que Yann Andréa est adoubé, qu’il peut entrer chez Duras sans la faire se quitter.

Le cas Gary est ici plus étonnant. Parce que cet écrivain qui avait tenté les plus folles expériences pour ne pas être soi y est paradoxalement presque arrivé grâce à l’autopastiche. Il y a bien, chez lui, un véritable virage autopasticheur. Mais la « défense Ajar », comme il l’appelle, est aussi un système de protection contre les mots des autres et contre les siens. Elle résulte d’une crainte de n’être que soi, confortablement installé dans le train-train d’une écriture et d’un nom. Ce qui explique l’émergence de l’autopastiche est évidemment la crise existentielle et esthétique dans laquelle se trouve Gary :

J’étais las de n’être que moi-même. J’étais las de l’image Romain Gary qu’on m’avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans, depuis la soudaine célébrité qui était venue à un jeune aviateur avec Éducation européenne […]. « On m’avait fait une gueule ». Peut-être m’y prêtais-je, inconsciemment. C’était plus facile : l’image était toute faite, il n’y avait qu’à prendre place[15].

L’autopastiche est un bain de jouvence pour faire renaître une jeunesse perdue, pour retrouver une écriture qui, dans les derniers textes de Gary, comme Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable et Clair de femme, avait perdu de sa vitalité et était la proie du désenchantement.

Du côté de chez Proust, aucune volte-face de l’écrivain face à soi mais une lente préparation du narrateur qui nous amène vers l’autopastiche des glaces. Presque au terme de la Recherche, celui-ci éclot à un moment où il n’y aura pas d’adieu à soi et à son écriture mais à un endroit malgré tout stratégique pour le personnage, pour le romancier et pour l’achèvement de son oeuvre parce qu’il est l’antichambre où s’annonce l’investiture du narrateur en écrivain. Celui-ci explique que le discours d’Albertine est bien trop littéraire pour être naturel et proféré à l’oral mais il ne le condamne pas entièrement. Il pressent plutôt que ce style est « réserv[é] pour un autre usage plus sacré et que j’ignorais encore » (RTP III, 636) : c’est-à-dire pour l’oeuvre elle-même, que le narrateur n’a pas écrite même si nous la lisons déjà. Tour de force de l’autopastiche : matérialiser une fracture avec un passé tout en prophétisant une écriture future que le lecteur, lui, connaît à l’avance[16].

Effets

L’hypothèse de l’autopastiche, si elle est toujours discutable, demeure donc assez efficace pour délimiter des périodes, des cycles, des retours, des ruptures dans une oeuvre. Et ce, d’autant plus que l’autopastiche a quelque chose à voir avec la création d’univers singuliers, de mythes personnels, d’obsessions. C’est donc aussi à l’échelle de l’ensemble de l’oeuvre qu’il faut mesurer les effets produits sur notre interprétation par le postulat de l’autopastiche. Valéry le signalait : « Il est essentiel pour l’artiste qu’il sache s’imiter soi-même. / C’est le seul moyen de bâtir une oeuvre, – qui est nécessairement une entreprise contre la mobilité, l’inconstance[17]. » Et de préciser : « L’artiste prend pour modèle son meilleur état. Ce qu’il a fait de mieux (à son jugement) lui sert d’étalon de valeur[18]. » Si l’on voit que ce n’est pas toujours le meilleur qui sert de matrice à l’autopastiche, ni la fixation qui en résulte, l’auto-imitation est l’un des modes de construction essentiels d’une oeuvre prise dans son ensemble.

Revenons à L’amour et voyons ce que change le fait de le considérer comme un autopastiche quand on interprète l’oeuvre entière. La signature stylistique de ce texte fait certes signe vers les textes ultérieurs de Duras et elle peut être vue comme une radicalisation de l’écriture mise en place dans Détruire dit-elle notamment. Cependant le roman appartient surtout à ce qu’on appelle le « cycle indien » dont le premier récit, qui peut être considéré comme sa « matrice », est Le ravissement de Lol V. Stein[19]. Se profile ainsi des influences multiples par lesquelles Duras reprend aussi bien des éléments thématiques que stylistiques à son oeuvre antérieure. Mais ce qui est manifeste est l’absence de réelle autonomie de L’amour puisque le lecteur est incapable d’en comprendre l’histoire s’il n’a pas lu Le ravissement de Lol V. Stein. Son écriture elliptique, où la logique, la chronologie et l’identité des personnages vacillent, accroît cette impression. Imposant une forme de circularité à son oeuvre, Duras transforme, avec L’amour, le récit inaugural du cycle indien en nécessité. C’est un édifice qui surgit puisque, désormais, l’oeuvre façonne aussi son univers à l’échelle globale. L’amour est en effet la réécriture la plus radicale depuis le début de l’oeuvre, les reprises précédentes ayant toutes débouché sur des textes qu’il est possible de lire seuls, comme Le square ou L’amante anglaise. Ce nouveau temps, du retour et du ressassement, dessine des cycles en instaurant le premier d’entre eux, le cycle indien (Le ravissement de Lol V. Stein, Le vice-consul, L’amour, puis La femme du Gange, India Song et Son nom de Venise dans Calcutta désert). L’auto-imitation que réalise Duras avec L’amour, aussi bien du Ravissement de Lol V. Stein que de Détruire dit-elle, est l’un des plus puissants moyens pour engendrer une sorte d’autonomie de son univers romanesque. Le geste autopasticheur fait des oeuvres antérieures, principalement Le ravissement de Lol V. Stein, des prérequis presque indispensables à la lecture.

Le « à la manière de Gary » version Ajar agit différemment. Pas de sanctuarisation de l’oeuvre passée, celle de Gary. Du moins pas de prime abord puisque, à la révélation de la supercherie, l’affaire induit une réévaluation de l’oeuvre de Gary dont s’amuse par avance Vie et mort d’Émile Ajar. L’autopastiche Ajar, c’est donc cette zébrure qui scinde l’oeuvre en deux massifs, qui se font face et qui appellent à être lus en communication. À partir du moment où on postule l’autopastiche, nous sommes forcés d’interpréter cette aventure selon deux paramètres que, sans cela, nous pourrions négliger : l’imitation et le modèle. Car la solution trouvée par Gary est la suivante : puisque l’imitation est un fatum de l’écrivain (« on est tous des additionnés[20] »), que les modèles nous hantent, nous visitent et nous possèdent, Gary invente un modèle en lui-même, dans son double. Ajar pillant Gary, c’est une opération inouïe pour accepter l’obligation de l’imitation mais sans passer par les autres et en se rendant autre. Nous sommes ainsi amenés à lire en parallèle les trajectoires des styles Ajar et Gary. Chez Ajar, le dernier roman, L’angoisse du roi Salomon, est moins provocateur, plus désenchanté, plus proche de l’esthétique de Gary. En parallèle, le style de Gary se modifie dans Les cerfs-volants, son tout dernier roman publié en 1980 pendant l’affaire, comme s’il empruntait à Ajar son énergie et sa vigueur. Ces mouvements symétriques disent la porosité de deux écritures indissociables comme si, au terme de l’aventure, Gary et Ajar échangeaient, avant leur dernier adieu, leur plume, leur style, peut-être leur signature.

Chez Proust, il y a à la fois une modification de perception de l’oeuvre qui s’esquisse avec l’autopastiche des glaces et une invitation à reconsidérer l’ensemble d’À la recherche du temps perdu sous l’angle de la question de l’influence et de l’imitation. Car un changement radical est à l’oeuvre dans les relations entre le narrateur et Albertine qui encense sa parole pour mieux la critiquer. Albertine s’émancipe en dérobant au narrateur sa capacité imitative, son pouvoir de jongler avec le verbe. Par l’autopastiche, elle se soulève contre l’autorité de son maître, se dérobe à son influence, confortant la perception proustienne du pastiche comme catharsis devant l’autre[21]. Mais cette purgation joue aussi sur le narrateur qui se délivre de ce qu’il aurait pu être en se laissant glisser sur sa pente flaubertienne. Il prend en effet conscience, en s’entendant parler dans la bouche d’Albertine, du phénomène même de l’influence littéraire qui n’est pas sans analogie avec la relation amoureuse : « “Certes je ne parlerais pas comme elle, mais tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m’aimer, elle est mon oeuvre” » (RTP III, 636). La confusion est notable ici puisque le constat du narrateur, qui se borne au plan amoureux, peut facilement être transposé sur le plan littéraire en lisant dans un autre sens « elle est mon oeuvre ». Comme si le narrateur était l’origine de cette parole alors même qu’il ne la produit pas. L’autopastiche désigne dès lors cette opération inouïe qui préside à l’écriture et où l’oeuvre échappe à l’auteur et à son nom parce qu’elle est le fruit d’influences qui, quoi qu’il fasse, agissent sur lui en sourdine. Mais il existe encore une ambiguïté dans ce texte parce qu’il se donne comme le constat terrifié de se voir à l’origine d’une emprise si forte sur quelqu’un qu’elle aboutit à une sorte de monstruosité esthétique. C’est-à-dire que l’autopastiche paraît annoncer non pas simplement la fin de l’emprise flaubertienne mais proprement la possibilité d’une intoxication proustienne, analogue à celle que le narrateur engendre sur Albertine. Si bien que, sous l’apparent adieu à Flaubert, Proust trahirait aussi le fantasme d’être devenu Flaubert, non en imitant son style, mais en imitant son pouvoir hypnotique.

Côté Verlaine enfin, l’autopastiche n’est nullement le surveillant scrupuleux chargé de protéger une propriété privée. Il est plutôt l’huissier qui met sous scellés une esthétique destinée à être balayée. Mais comprendre ce dédoublement momentané suppose aussi, pour ne pas y voir un instant d’égarement, de le réinscrire dans l’ensemble de l’oeuvre. De sorte qu’« À la manière de Paul Verlaine » pourrait être tenu pour le retour d’un refoulé ou d’une question que le poète posait déjà par le passé et continuera de poser : celle de l’imitation, de la fascination et de leur caractère schizophrénique. Jadis et Naguère ? Le titre expose une division problématique de l’être par un passé déchiré en deux termes qui en refusent l’unité. Le recueil contient aussi une section intitulée « À la manière de plusieurs » où chaque pastiche peut difficilement être attribué à tel ou tel auteur, non seulement par l’absence d’un nom de pastiché mais aussi par un style qui se fait presque chaque fois à la manière de plusieurs, y compris peut-être de Verlaine. Préambules à l’impossibilité de s’assigner à l’identité des autres comme à la sienne. Les hommes d’aujourd’hui ? Verlaine y rédige un chapitre appelé « Paul Verlaine », constitué d’une notice biographique et d’une analyse de sa propre oeuvre en troisième personne, qu’il signe d’un « Pierre et Paul » assez symptomatique quant à un clivage entre un autre et soi[22]. Il y retrace le parcours de ses textes comme dans « À la manière de Paul Verlaine » et y souligne sa propre duperie poétique. Le « à la manière de moi-même » n’est pas loin dans cette prise en compte de soi comme un autre. L’« Avertissement » de 1894 à Parallèlement récidive d’ailleurs dans l’autodésignation en troisième personne : « Ce qu’il écrira dorénavant, il n’en sait trop rien encore. Peut-être, enfin ! de l’impersonnel. Peut-être aussi qu’il continuera, par intervalles, à regarder en lui-même[23]. » Voilà un programme esthétique qui fluctue entre affirmation de soi et refus de soi. La volte-face est permanente ; c’est elle qu’on retrouve encore dans Invectives où le poème « Rêve » annonce : « Je renonce à la poésie ! / Je vais être riche demain. / À d’autres, je passe la main : / Qui veut, qui veut m’être un sosie ?[24] » Un appel à être imité quand on a soi-même expérimenté toutes les voies et les voix de l’imitation, jusqu’à l’autopastiche. Mais le poème suivant, « Réveil », tient de la palinodie : « Je reviens à la poésie ![25] »

Il faut ainsi en déduire que, si « À la manière de Paul Verlaine » dénonce le monde du poète comme un artifice littéraire, cela ne veut pas dire qu’il sera éradiqué. Car il l’accomplit en le mettant à mal. L’autopastiche a ici valeur de signe : c’est un point d’acmé dans l’expression de la déchirure intérieure. Et c’est surtout la manière de l’exprimer enfin, ou de la laisser gronder en sourdine. Mais celle-ci ne semble pas pouvoir se résoudre : Verlaine oscillera ensuite entre l’hérésie et la foi, le retour à l’ordre et à la protestation, il cédera parfois à la haine et à la rancune, dans une poésie qui s’essouffle et se perd peu à peu. Là se tient le drame d’un dédoublement avorté, que l’autopastiche n’aura pas réalisé, parce que trop limité, bref, temporaire. Verlaine ne sera pas parvenu à assumer l’incertitude identitaire jusqu’au bout. L’autopastiche a aussi ses échecs. Il est parfois inquiétant : il nous dit que le pari de la réinvention de soi n’est jamais gagné d’avance. Vie et mort d’Émile Ajar le sait lui aussi :

En vérité, je ne crois pas qu’un « dédoublement » soit possible. Trop profondes sont les racines des oeuvres et leurs ramifications, lorsqu’elles paraissent variées, très différentes les unes des autres, ne sauraient résister à un véritable examen et à ce qu’on appelait autrefois « l’analyse des textes »[26].

Que les candidats à la réinvention de soi le sachent : on ne se débarrasse pas si facilement que cela d’une écriture, même en changeant de nom d’auteur…