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C’est le vent qui décide si les feuilles seront à terre avant les nids.

René Char « Le deuil des Névons » Commune présence

Quiconque réfléchit à la question de la création et même de la recréation de textes poétiques est rapidement confronté au talent et à l’inspiration, deux supposées évidences proclamées par les tenants d’une tradition qui remonte à Platon et Aristote, et dont Boileau qui s’en est fait le porte-parole officiel lorsqu’il écrit dans son Art poétique : « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur / Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. […] Si son astre en naissant ne l’a pas fait poète. » Cette tradition ne s’est hélas pas essoufflée après la mort de Boileau et trouve encore écho dans la bouche de plusieurs sommités qui, lorsqu’elles se mêlent de parler de création (qu’elle soit littéraire, musicale, picturale ou autre), ne manquent pas de réchauffer le vieux plat, et de nous le resservir d’une façon plus concise : on naît poète, on ne le devient pas.

La boutade, car c’en est une (même si elle contient beaucoup de vrai comme j’essaierai de le montrer), est également servie, comme amuse-gueule ou hors-d’oeuvre par certains créateurs qui espèrent ainsi susciter de la part du vulgaire, une certaine admiration parce qu’elle fait d’eux des êtres appartenant à une catégorie à part, qui ont leurs entrées chez les dieux dont ils conservent, autant dans leur démarche que dans leurs paroles, quelque chose de particulier qui les rend infaillibles dans leurs propos et non soumis à la norme commune dans leurs comportements.

Mais qu’en est-il vraiment ? Essayons de voir clair en retraçant de l’intérieur le parcours de celui qui, de misère et d’arrache-pied, finit par ouvrir la porte qui lui permettra d’entrer dans l’enceinte du temple à l’intérieur duquel quelqu’un s’adonne à l’apprentissage de la parole, et de reconnaître que ce quelqu’un, c’est lui-même ou quelqu’un d’autre qui lui ressemble, et non un mage, un dieu ou je ne sais quelle autre figure mythique qui, sans effort aucun, et du seul mouvement de son bras propulsé par un génie, est capable d’engendrer des textes qui feront se pâmer tous ceux qui les liront.

Mais n’allons pas trop vite. Tentons d’abord de préciser le chemin conduisant à l’écriture, et l’expérience qui rend son existence possible. Constatons, en premier lieu, que chaque écrivain accède à la littérature par des voies qui lui sont propres, même si tous les écrivains s’adonnent à une activité commune : écrire. De même, chaque écriture se démarque de sa voisine par un ensemble de caractéristiques (trop souvent résumées par le mot style) qui font de tel texte ce qu’il est, et de telle oeuvre ce qu’elle représente. Tout texte est tributaire autant de l’époque qui l’a vu naître et de l’histoire personnelle de son auteur que d’un certain quelque chose d’indéfinissable généralement désigné par le mot inspiration, justement, et dont nous tenterons de cerner la véritable nature. C’est d’ailleurs dans le sillage de cette inspiration qu’on voit surgir la notion de talent, même si chacun sait, ou finit par savoir, que le talent ne remplace rien, mais qu’il est préférable d’en avoir lorsqu’on songe à s’adonner à une activité particulière comme le sport, les finances ou la pratique des arts.

Tous ces éléments se mélangent d’une certaine façon et sont l’occasion d’une coloration des mots et du langage, elle-même rendue possible par l’engagement de l’auteur, sa disponibilité à rendre visible, sur la page, une manifestation de la « présence » et un accomplissement autant de son être que de « l’être », par le biais de telle ou telle pratique d’écriture. Les textes qui ont du poids et de la densité sont traversés par une certaine lumière qui n’est autre que la lumière des origines, redevenue présente grâce à la conjonction du monde et de la conscience un moment réconciliés dans les mots et le langage pour constituer la parole. C’est d’ailleurs pour cela que les textes vraiment réussis sont dits originaux : ils manifestent l’originaire qu’ils rendent présent sur la page et dans les mots.

C’est d’abord vers son être et vers l’Être que l’écrivain est tendu, même s’il travaille au niveau du langage, des mots et du texte qui doit s’organiser à partir de cette tension. Autrement, il erre autour de « rien » et le texte est réduit à n’être qu’un exercice gratuit de style. Il est donc bien vrai que l’auteur travaille au niveau de la matière verbale, mais c’est pour obéir à ce qui vient à lui par le langage et le fait de la façon « imposée » par cette tension et non l’inverse. L’exigence de l’écriture ne vient pas d’abord de la cervelle, mais du coeur et de l’intelligence lorsque ce mot fait également référence à l’esprit, et non à la seule raison raisonnante.

Cette première constatation nous oblige à admettre l’existence de l’inspiration comme l’une des composantes de l’expérience de la création littéraire. Il est, en effet, reconnu, surtout par les tenants de son astre en naissant, mais également par plusieurs autres penseurs, que la raison à elle seule ne saurait procéder à la naissance des textes littéraires. Ces textes sont jusqu’à un certain point délestés de la nécessité de s’en remettre à cette faculté, de même qu’à ses impératifs propres, dont la nécessité d’obéir à la logique discursive sous peine de basculer dans l’errance et le mensonge.

Si on regarde de plus près l’acte de création, on s’aperçoit que celui qui s’y adonne ne doit pas penser d’abord style, qui a beaucoup à voir avec cette fameuse inspiration. Cela pourrait le faire sombrer dans le factice, l’arbitraire et, surtout, la préciosité de même que la servilité envers les canons en usage au moment où il écrit. Il doit être concentré sur autre chose, essayer d’écrire un texte qui manifeste une présence, et ouvre une brèche dans l’opacité des jours et du réel. De quelle façon doit-il s’y prendre ? Comment traiter le langage pour l’obliger à sortir de sa neutralité quasi amorphe et commencer à s’engager dans une certaine direction que le texte tente de rendre présente et effective ? Cette direction n’est pas imposée par l’écrivain, de l’extérieur, mais lui arrive de l’intérieur de lui-même et des mots lorsqu’il les laisse vivre au lieu de les vassaliser ?

Telle est la question, à laquelle il doit exister au moins une indication de réponse. Autrement, il devient difficile de ne pas confondre le langage et la réalité tels qu’on les imagine, avec le langage et la réalité tels qu’ils sont, même si la marge qui sépare les deux est immense.

Un texte littéraire est principalement, mais non exclusivement, nourri par les préoccupations ontologiques qui hantent son auteur, lesquelles se traduisent par des interrogations du même ordre et constituent la substance autant de l’homme que du texte. Le mouvement qui rapproche l’écrivain de l’écriture et du langage est le même que celui qui le rapproche de lui-même, du vrai lui-même ancré dans l’esprit et dans l’être, généralement tenu à distance parce que chaque fois qu’il intervient, il dérange ce qui était, jusqu’à ce moment, bien ordonné et définitivement classé par la raison et l’habitude. Ce qui a toujours pour effet d’engendrer dans la conscience de l’écrivain un certain malaise qui finit par prendre tellement de place qu’il n’en reste plus, lorsqu’on se range véritablement de ce point de vue, pour la complaisance.

Il suffit de poser la question qui a pour effet de rendre caduques toutes les affirmations qui parlent à côté de la parole. Elles ne peuvent se laisser conduire par quelque pensée que ce soit, incapables qu’elles sont d’accéder au lieu qui rend cette pensée possible : l’esprit. Cette question consiste à se demander comment on vient à l’écriture, mais surtout comment l’écriture vient à et en nous. C’est à ce niveau, dans cette mouvance que doit se poser la question de l’inspiration, généralement considérée comme la conséquence du talent. Comme si le talent était garant de l’inspiration et qu’il ne pouvait y avoir d’inspiration sans talent pour la soutenir ou la provoquer. Sans talent peut-être, mais surtout, jamais sans métier. Il ne faut pas confondre talent et métier. Le métier est essentiel, le talent accessoire. Je ne veux pas dire inutile, mais fort insuffisant.

C’est pour avoir escamoté cette nécessité du travail indispensable à l’acquisition du métier que beaucoup de talentueux candidats ne sont jamais parvenus à écrire autre chose que des banalités d’usage, même s’ils réussissaient à les mouler dans des formules qui avaient du panache, mais aucune profondeur. Celui qui n’a que du talent est condamné à la répétition. C’est le travail (La Fontaine, déjà, l’affirmait dans La mort du laboureur) qui nous permet de découvrir ce qui se cache, de nommer ce qui se tait, de dévoiler ce qui se terre. Allons plus loin. Même le métier, à lui seul, ne saurait accomplir l’écriture. Il faut que l’inspiration daigne se manifester, que le courant passe dans les fils construits par le métier. Et cette partie de la démarche ne dépend ni du talent ni même, à la rigueur, du métier, mais de la disponibilité de l’écrivain à obéir aux mouvements de l’esprit qui bouge en lui. Mais il n’a pas le pouvoir d’obliger l’esprit à parler. Le propre de l’écrivain est l’impuissance en ce qui concerne l’essentiel de sa recherche et de son activité : la manifestation du sens.

L’écrivain ne fait pas le sens ; il le reçoit et s’y conforme en le laissant, d’une certaine façon, organiser le texte à son insu. Oui, les dieux parlent et les astres prophétisent, mais ils ne peuvent le faire sans nous pour les accueillir, les recevoir et leur permettre de se manifester. Ainsi de l’écrivain et ainsi de l’écriture.

Il aura fallu être habité par un questionnement essentiel pendant des années, sans autre secours que celui d’accepter de subir la pression exercée sur notre être par cette situation pour que, à travers mille essais et tentatives d’expressions adéquates de ce qui se terre sous le silence des mots et de l’existence, le texte « original » enfin naisse. Original, c’est-à-dire issu de l’origine et y reconduisant. L’origine autant de l’homme que du langage : l’esprit.

Le seul véritable don (il faut le distinguer du talent ; l’un vient des gènes, l’autre de l’esprit) octroyé à l’écrivain, don qu’il partage avec tous les humains, est celui tout simple, mais irremplaçable de la vie, avec tout ce qu’elle contient de mystérieux et d’inexplicable, surtout lorsqu’on parle de la vie humaine qui a beaucoup à voir avec l’esprit, de même que les aléas d’une existence que nous ne pouvons qu’assumer, parce que nous n’avons pas vraiment d’autre choix que celui-là, mis à part la démission ou le suicide. Il est cependant vrai que certaines personnes manifestent pour les mots, les textes (autant leur lecture que leur écriture), une sorte d’engouement ou de passion qui leur fait consacrer, spontanément, beaucoup de temps à lire des poèmes, des histoires, des contes, tout ce qui leur tombe sous la main pourvu que cela soit traversé par une sorte de courant qui les anime et leur permet de voir se dérouler des mondes dans leur tête et d’éprouver ainsi le monde, en s’éprouvant elles-mêmes.

Rien de particulier ne caractérise, a priori, l’écrivain, sinon le fait qu’il éprouve une attirance prononcée pour les mots, l’écriture et la parole. Le matériau d’expression qu’il privilégie, on s’en doute, est le langage. Les mots le fascinent, leur sonorité fait vibrer son âme, rêver son esprit, et le sens (la direction) qu’ils rendent présent lui permet de se situer. Ce goût particulier pour tout ce qui est langage et parole, l’a amené, et le ramène encore périodiquement, à lire parce qu’il trouve, dans cette activité de recréation des mots, un réconfort grâce auquel il peut plus facilement passer à travers ses journées sans sombrer dans l’absurde, la nausée, la fuite ou toute autre voie d’évitement que lui suggèrent la lassitude d’exister et le poids de la solitude ontologique à laquelle nous sommes tous, avec plus ou moins d’intensité, confrontés.

Ce goût pour les mots et l’expression l’amène aussi, quasi naturellement, à pratiquer l’écriture comme mode privilégié d’expression. Mais cette activité plus ou moins consciente dans son exécution en accompagne plusieurs autres (passées et présentes) situées, elles, sur un plan totalement inconscient, mais qui ont cependant une importance majeure parce qu’elles vont influencer autant sa vision du monde que son rapport particulier à la langue et aux mots, deux aspects de la création littéraire qui existent dans une sorte de symbiose qui les rend tributaires l’un de l’autre.

Tous ceux qui parlent de l’écriture le font généralement dans l’oubli de ce qui rend possible l’écriture littéraire : une conscience aigue de l’existence et de ses enjeux, du destin de l’homme et de son mystère autant que de sa fatalité.

Mais avant toute pratique « sérieuse », régulière et concertée de l’écriture, existe le jeu avec les mots, l’apprivoisement du langage de même que la découverte du monde et de lui-même par l’enfant. Ces jeux commencent très tôt dans la vie d’un enfant qui peut passer des heures à manipuler les différents objets qui l’entourent, à s’émerveiller de la présence de chacun, de la douceur de son édredon, de la couleur de sa girafe en peluche, des jeux de l’ombre sur les meubles et de la lumière qui entre dans la maison pour en éclairer les murs, les planchers, le plafond et tout ce qui prend place entre ces différents pôles. Tout cela en émettant des sons plus ou moins articulés, comme pour apprivoiser ce qu’il voit, touche, entend et goûte parce qu’à cet âge, le goût est un sens particulièrement développé. Le sein de la mère est encore présent dans sa bouche. Il en sent la rondeur sur ses lèvres, la chaleur sur sa joue et sa poitrine. Il n’a pas encore établi de distance entre toutes ces choses et lui-même. L’enfant est, à ce moment, chez lui dans le monde immédiat dont il ne constitue qu’une sorte de prolongement.

Le niveau de conscience alors atteint ne permet pas à l’enfant d’établir, entre les choses et les êtres, de liaisons autres que celles engendrées par son corps qui devient un carrefour où se rejoignent et se conjuguent ses différentes sensations. À cet âge, l’enfant ne perçoit pas encore, il sent. Il est comme une éponge. Il absorbe autant qu’il est absorbé. Son monde est clos et son langage, rudimentaire : à peine un gazouillis. Mais ce moment de la vie est capital pour la suite des choses, particulièrement chez l’artiste qui privilégiera toujours la connaissance intuitive qui exige que soit vécue une certaine fusion entre la conscience et la chose connue pour devenir possible. Ce qui la rapproche beaucoup du sentir.

Il faut bien constater que nous sommes tous, au point de départ, des « artistes » au moins en puissance, parce que le passage à l’acte exige la création de l’oeuvre, ce que l’enfant, pour toutes sortes de raisons, principalement parce qu’il n’en sent pas le besoin, est incapable d’accomplir. L’art est une activité grâce à laquelle est créé un lieu qui permet à la conscience et au monde de se rencontrer, d’entrer en relation, de co-naître, c’est-à-dire, de naître l’un avec l’autre et l’un par l’autre. Comme, chez l’enfant, aucun écart, ou presque, n’a encore été creusé par la conscience entre le monde et elle-même, il ne saurait être question, pour lui, de le combler.

Comment et pourquoi le langage deviendrait-il, pour lui, lieu de reconstitution d’une unité qu’il n’a pas encore perdue ? Tant qu’il vivra dans la présence rayonnante de l’arbre, de la source, du ciel et des étoiles, il n’a pas besoin de créer un monde dans lequel il peut retrouver l’unité perdue. Parce qu’il n’a rien perdu. Il se sent seul parfois, mais cette solitude est plutôt d’ordre psychologique qu’ontologique. Or, c’est la solitude ontologique qui est à l’origine de l’oeuvre ; non la psychologique qui peut, elle, être surmontée grâce aux bons soins d’un psychologue compétent ou d’une auto-analyse adéquate. Ontologiquement, l’enfant n’est jamais seul : il est en relation avec le tout. Et cela, au niveau de l’expression, lui suffit. Que devrait-il chercher d’autre, et pourquoi ?

L’art, l’écriture, n’est finalement, qu’un pis aller, une sorte de béquille à laquelle nous avons recours pour nous permettre de marcher malgré le handicap (la raison) qui est nôtre à partir du moment où nous sommes chassés du paradis de la participation et de la coïncidence ontologique. La cause et la condition de l’art, c’est le péché originel.

L’enfant, bien que profondément dépendant de tous ceux qui l’entourent, est, d’une certaine manière, infiniment autonome du point de vue de la participation. Il participe malgré lui ; c’est son lot et sa condition. C’est pourquoi, l’art, qu’il soit littéraire ou autre, n’est pas à sa portée. Entendons surtout que, n’en ayant pas besoin, il en ignore même l’existence. Encore moins la nécessité. Contrairement à nous qui avons été chassés du paradis de l’enfance et de l’inconscience pour être jetés, nus, sans recours et sans secours hormis nous-mêmes et l’autre dont nous avons été séparés par la conscience, engendrant ainsi la désolation, l’angoisse et la mort.

Durant toute cette période nous ne parlons pas encore parce que nous n’avons pas besoin du langage, l’unité originelle n’ayant pas encore été brisée. Pour que le langage naisse, une rupture doit se produire, un écart doit être créé entre le monde et nous, et même entre nous-mêmes et nous. C’est à la suite de cette rupture que le langage, de même que « l’oeuvre » deviennent possibles parce que l’oeuvre créée est le lieu d’une reconstitution sur le plan symbolique de l’unité perdue.

Mais il faut qu’il y ait rupture, naissance. Cette rupture est d’abord un arrachement. Nous sommes expulsés de l’origine par les grandes forces de la passion et du vide. Nous naissons dans la douleur parce que toute rupture entraîne la perte d’une certaine stabilité et la présence d’une incertitude concernant la réalité du monde nouveau dans lequel nous entrons. Tout cela se vit sur un mode de quasi-inconscience, mais cela ne se passe pas sans laisser de traces. Il faudra souvent revenir à cette rupture originaire pour expliquer le malaise profond dans lequel nous sommes souvent plongés, malaise provoqué par notre incapacité à répondre à certaines questions concernant autant notre origine, notre fin, de même que le sens, la direction de notre trajectoire. La plupart des humains ne prennent pas ce malaise au sérieux, jugeant qu’il s’agit d’une dépression temporaire consécutive à une fatigue qui rend plus difficile l’adhésion aux réponses toutes faites qu’a tissées pour eux la société à laquelle ils appartiennent.

Certains cependant ne peuvent se contenter de ces « évidences toutes faites » qui ne satisfont que ceux qui le sont déjà où veulent l’être à n’importe quel prix, y compris celui de la mise en tutelle de leur être et de leur esprit. Ils refusent de refouler ce flot mouvant de questions au fond de leur mémoire, bien écrasés sous le poids de la peur et tapis une fois pour toutes dans les combles d’une sacristie désaffectée à attendre la fin du monde. Ils veulent entendre des réponses vives, sentir qu’un mouvement les traverse et les conduit quelque part, même s’ils ne savent pas d’où il vient, ni quelle est sa nature.

C’est cela, cette origine, autant des mots que d’eux-mêmes, qu’ils veulent toucher, voir et entendre en « jouant » avec les mots, en laissant les mots les conduire jusqu’où tout cela commence. (Ce qui n’est pas de l’ordre du talent ni même du don, mais prépare l’accueil de ce don.) Cela, c’est-à-dire ce voyage, cette errance que nous devons subir parce que nous mettons tous beaucoup de temps à saisir le sens, à découvrir le lieu, la nécessité de ces nombreux arrêts, piétinements, souffrances, angoisses et tout ce qu’ils provoquent d’incertitude qu’il faut subir sans vraiment comprendre, mais également d’ouverture indispensable et de nécessaire adhésion à ce que nous sommes, même si nous ne le connaissons pas vraiment.

Jusqu’où cela nous conduit-il ? D’où cela surgit-il ? Dans quel mystère cette existence qui est nôtre s’enracine-t-elle ? Quelle est la nature de notre destin ? Autant de questions que la plupart poussent sous le tapis, mais qui constituent le pain quotidien de tout humain qui accepte de porter sur ses épaules le poids des questions qui hantent son esprit. Et donc de tout écrivain qui accepte de vivre sa vocation jusqu’au bout sans se laisser endormir par tous les somnifères mis à sa portée par la société qui s’assure ainsi d’une relative paix extérieure si indispensable à la poursuite de ses objectifs d’ordre et de rentabilité. Comme l’ont fait tous les grands hérauts dont les noms tapissent les murailles qui longent le parcours de l’histoire humaine.

Ces hérauts, ce sont eux, les poètes, les artistes, les mystiques, les errants, les sans-abris, les sans-demeures fixes, les inconditionnels du risque et de la ferveur, ceux qui demeurent attentifs à ce qui se passe en eux, à cette mouvance qui les traverse et les emporte, souvent malgré eux, jusqu’à ce point secret que personne ne connaît ni ne peut connaître en ce monde, sinon sous la forme d’une foi traversée d’espérance et maintenue vivante grâce aux mouvements de l’esprit. Il y a d’abord cela au départ, chez tous. Ce qui se passe ensuite dépend de tellement de choses et exige un tel travail et une telle réceptivité qu’il devient difficile de parler de talent ; tout au plus de réceptivité, d’abandon, de foi et de persévérance.

Lorsque le poids de l’existence devient trop lourd pour nos épaules, que le sentiment d’exil s’amplifie, très souvent, nous pleurons, même si nous ne savons pas pourquoi. Nous adoptons probablement, à notre insu, la façon la plus efficace d’exprimer ce malaise (ce sont souvent les seuls mots que nous avons pour le dire) et de lutter contre la mort. Les larmes ne font que soulager sans permettre que le conflit soit résolu, mais verser des larmes nous redonne la mer qui nous a bercés le long des golfes clairs. Et d’être ainsi bercés nous engourdit le mal et nous permet de continuer à vivre.

Lors de notre naissance et après, pendant de longs mois, nous pleurons parce qu’il n’y a personne pour nous accueillir et que nous nous sentons abandonnés. Le monde dans lequel nous venons d’entrer n’est qu’hostilité et plusieurs n’éprouvent pas le sentiment d’avoir été attendus, encore moins accueillis comme un « cadeau » du ciel. Plutôt comme un fardeau qui s’ajoute aux autres et ne fait qu’alourdir la marche déjà pénible des géniteurs, ou un « jouet » qui amusera les parents. Nous devons vivre avec cet inconfort et cette incertitude concernant la réalité de notre être et l’authenticité du monde dans lequel nous avons été plongés.

Pourtant, nous finissons par nous « tailler » une place aussi petite soit-elle, même si constamment remise en question par la volonté de la norme qui évacue toute tentative d’expression personnelle et tente d’abolir l’incertitude créée en nous par la précarité du quotidien. Une place qu’il nous faudra reconquérir chaque matin sous peine de devenir objet parmi d’autres objets, chose parmi les choses où, tout simplement, de retourner au grand silence du néant qui hante le monde et le rend tellement opaque que seule la mort nous permet de l’apprivoiser.

C’est au coeur d’une telle ambiguïté que débute, pour toute conscience humaine, y compris celle de l’écrivain, l’existence. Au départ, un certain malaise très souvent inconscient et donc inconnu, prend toute la place. Nous nous demandons, sans vraiment nous en rendre compte, où nous sommes, pourquoi nous avons échoué là, dans ce monde toujours trop petit à notre goût ; que sommes-nous venus y faire ? Plus profondément encore, ce que nous sommes, ce que sont, et qui sont toutes ces choses et ces êtres qui nous entourent. C’est là que s’enracine notre questionnement originaire, celui qui porte sur le pourquoi profond et irréversible des choses, bien plus que sur leur utilité ou leur fonctionnement.

Les premières questions émises par la conscience sont d’ordre ontologique et aucune mère ni aucun père ne peuvent vraiment y répondre parce qu’ils sont eux-mêmes hantés par ces questions depuis leur naissance et qu’ils n’ont point réussi à leur trouver de réponses. Des questions que les parents se fatiguent d’entendre parce qu’elles réactivent leur propre questionnement et les oblige à rouvrir en eux la plaie de l’ignorance concernant les seules interrogations auxquelles il importe que nous répondions parce que ce sont elles qui permettent à l’âme de respirer mieux, et à l’esprit d’accomplir le mouvement qui lui est propre (le mouvement de la pensée) : un mouvement de fusion qui rend possible la révélation du sens des choses et de la réalité du monde.

Il en va ainsi pour chaque conscience, même si les circonstances sont variables, les contraintes particulières et l’éveil plus ou moins radical. Il faut remonter jusque-là si nous voulons comprendre, au moins sentir, les conditions qui font de telle écriture ce qu’elle est, et de tel artiste une personne engagée dans son existence et dans l’existence. Tout cela relève bien plus de la conscience que du talent. Parce que le talent, s’il existe, en lui-même n’est rien, sinon une certaine indication pouvant permettre à quelqu’un de s’orienter dans une sphère d’activité plutôt que dans une autre. En sachant bien que, même alors, rien n’est donné, tout est à conquérir.

Au moment de notre naissance, déjà nous savons, comme l’ont si bien montré Socrate et Kierkegaard, même si sommes dans l’ignorance de ce savoir. Donner naissance à ce savoir inconnu, le rendre présent et efficace, tel est le rôle de la parole humaine et de l’écriture littéraire, qui est au service de la parole. Tout est déjà inscrit en catimini sur les tables de notre inconscient qui absorbe les chocs que l’être doit subir pour accéder à l’existence. Tous les traumatismes, les rejets, les questions sans réponses, les attentes à combler, les frustrations à supporter, et tout le reste qu’on n’arrive pas à nommer.

Chaque enfant naît dans des circonstances particulières, même si le destin est identique pour tous. Un enfant naît, respire l’air qui entoure son berceau. Un air lourd de peur, d’angoisse, de déception et, trop souvent, de tristesse. C’est un enfant comme tous les autres. Il se laisse grandir comme il peut, sans résistance parce qu’il ne sait pas encore ce que veut dire le mot résister. Peu à peu, il émerge de sa nuit originelle. Il commence à sentir ce qui se passe en lui et autour de lui, même si cela ne provoque généralement pas autre chose que la prise de conscience muette du fait qu’il est habité par quelque chose qu’il ne saurait nommer. Elle est là, cette chose, à côté de la peur qui l’accompagne, comprise entre les battements de son coeur et la respiration de son âme.

Où donc, dans cet ensemble de gestes, cette multitude de sensations, peut-on lire des signes annonciateurs du fait que cet enfant deviendra écrivain, que son astre en naissant, l’a fait poète, qu’il est l’heureux élu du sort, qu’il a reçu le don d’une vocation qui lui permettra de transformer en mots tout ce qu’il touche et, surtout, tout ce qui le touche ? Nulle part. C’est un enfant comme tous les autres. Il ne pense qu’à manger, jouer, dormir, et s’assurer de l’attention de sa mère qui, très souvent, abuse de son pouvoir de séduction pour le rendre esclave de ses désirs à elle ; qu’elle tente, par tous les moyens, de s’attacher cet enfant afin qu’elle puisse réaliser, à travers lui, les rêves qu’elle n’a pu qu’imaginer, n’ayant jamais eu la possibilité de les vivre.

L’enfant est né. Pendant des mois, il ne sera pas autre chose que cette éponge qui absorbe tout sans exercer la moindre discrimination. Tout s’accumule en lui, tout se mêle et s’emmêle sans qu’il en sache quoi que ce soit, parce qu’il n’est pas encore lui-même. La lumière de sa conscience ne s’est pas encore éveillée. C’est pourquoi il ne parle pas, sinon sur un mode tellement élémentaire qu’il ne sait pas qu’il parle. Un bon matin cependant il prononcera un mot qui l’éveillera à la conscience, en permettant à cette conscience d’émerger du silence et de la nuit. Un mot, n’importe lequel, même s’il est plus que probable que ce n’est pas par hasard que tel mot qui s’est imposé, et pas un autre. Beaucoup d’éléments inconnus, et qui le demeureront toujours, ont fait que c’est ce mot-là et non un autre qui s’est imposé à lui sous ce mode particulier d’une présence irréductible à partir de laquelle le langage tout entier s’est mis à exister sous la forme d’une activité autonome et libre.

L’apparition du langage est le signal de l’instauration d’une nouvelle façon d’exister totalement différente de celle qui constituait, jusque-là, la vie quotidienne de l’enfant. À partir de ce moment les mots deviennent des choses désirables dont l’enfant recherche la présence en lui et autour de lui. Il veut connaître le nom de tout ce qu’il voit, touche et goûte. Ce peut être le mot maman qui, tout à coup, s’impose comme une sonorité qui renvoie à la mère mais également à quelque chose d’autre, dont la mère participe mais qui la dépasse pour atteindre un niveau d’existence dont on ne devine pas, a priori, que cela fut possible.

À partir de ce moment, il apprendra la langue mot à mot, et ces mots ne seront que des prolongements de son être perçu à travers la lumière émanant du langage et du monde. Et les choses commenceront à naître en lui sous un mode autre que celui de la confusion, grâce à l’émergence d’un nouveau type de fusion rendue possible par la découverte du langage et le désir de le laisser vivre en lui. En même temps, les choses commenceront à prendre place dans sa conscience et dans le monde, simultanément.

Dans chaque homme et chaque femme qui se remémorent leur enfance, quelles que soient les conditions, parfois précaires, dans lesquelles elle a été vécue, il existera toujours un espace intérieur qui sera envahi, au moins occasionnellement, par une grande lumière qui émanera on ne sait d’où, parce que, lorsqu’on creuse un peu notre mémoire historique et que des souvenirs remontent à la surface, c’est souvent de la nuit, de la peur, de la rancoeur qui s’imposent à la conscience, sentiments qui n’ont rien à voir avec l’atmosphère quasi mystique dans laquelle chacun baigne lorsqu’il ouvre en lui les écluses de l’antécédence. Cette particularité vaut la peine d’être explorée.

Plusieurs refusent de reconnaître en eux l’existence de cette dimension lumineuse, illogiquement lumineuse même, en prétextant qu’elle est le signe d’une naïveté maladive qui ne veut pas regarder « la réalité » telle qu’elle est, et ils enveloppent leur vie, particulièrement leur enfance, dans une sorte de halo qui leur permet de rêver leur vie au lieu de la vivre. Ils accusent les poètes de souffrir de cette maladie et en viennent à considérer la poésie comme l’expression d’une surenchère sentimentale qui comble les enfants mais ne peut qu’ennuyer tous ceux qui ont enfin quitté l’enfance pour accéder à l’âge adulte. Puis, logiquement, ils en viennent à établir avec l’enfant un parallèle aliénant pour le poète.

La vie, clame l’homme rationnel, n’est pas faite pour être rêvée mais « vécue », c’est-à-dire vaincue (tout comme l’émotion qui est, pour l’humain, un canal de manifestation privilégiée de son être profond), et il n’y a que « les forts et les puissants » qui pourront y parvenir. Au coeur de ces affirmations qu’on voudrait irréfutables, plane toujours une interrogation radicale, un doute quasi chronique, concernant l’existence ou non de la réalité, même si elle est, cette interrogation, généralement inconsciente et indirecte. C’est elle qui est au coeur de la démarche artistique. Elle vient effectivement de l’enfance, de la naïveté de celui qui, encore quasi soudé au grand corps cosmique, baigne dans la lumière tamisée des origines, cette lumière qu’on dit fossile mais qui est toujours intensément présente en chacun de nous au moins par le biais de notre conscience mythique qui conserve en elle une sorte d’empreinte de tout ce qui s’est passé dans l’univers, principalement dans la conscience humaine, depuis ses plus lointaines origines jusqu’à ce jour. Il existe un mouvement de fond qui rythme autant nos existences que le cosmos. Comme les mouvements du coeur : systole, diastole.

C’est dans ce double mouvement que tout commence. Un mouvement de fusion grâce auquel nous expérimentons l’unité de l’être et du monde soudés l’un à l’autre et un mouvement d’éloignement, de désunion qui permet à la conscience de s’approprier elle-même ce qu’elle est. C’est avec cette démarche originaire que l’artiste en général et l’écrivain en particulier sont en rapport. Le mouvement d’écriture ne tente peut-être pas tellement de réduire l’un ou l’autre des mouvements antinomiques qui vivent en nous, que de les faire coexister de façon à ce que ce soit le mouvement d’union qui prévale, parce que c’est avec lui que la connaissance intuitive, qui fonde et, d’une certaine façon, accomplit la conscience, entretient des relations étroites.

Le langage n’échappe pas à ce double mouvement. Les mots, comme le souffle, sont ou bien ramenés au poumon pour être régénérés, ou bien retournés aux muscles et autres organes de la vie physique et même intellectuelle pour se régénérer. La vie intellectuelle certes, mais surtout la vie spirituelle qui est en rapport, elle, avec les mots régénérés que lui renvoie le coeur après les avoir plongés dans le sang originaire. Elle leur emprunte la substance qu’ils contiennent pour s’en nourrir, avant de les confier aux artères afin qu’ils les retournent au coeur. Et le cycle recommence. Après avoir libéré leur substance propre, le sens originaire dont ils se sont chargés lors de leur périple vers le coeur et le souffle, les mots deviennent comme des poids morts qui attendent d’être repris par le courant et régénérés par l’Être. Et il en va de même pour les mots qu’utilise la conscience d’usage qui veille à l’accomplissement de nos gestes élémentaires, y compris notre besoin de sens, grâce auquel nous pouvons nous situer par rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes.

Écrire consiste à régénérer les mots et le langage. En même temps que la conscience de celui qui écrit est elle-même régénérée par le mouvement auquel elle accepte de se soumettre pour rendre possible le retour à l’origine, au « moment » des commencements qui ne sont que tels, au moment de l’apparition des mots et de la conscience parce que les deux vont de pair. L’artiste (l’écrivain lorsque le matériau d’expression privilégié est le mot) est celui qui accepte d’être « déporté » vers l’origine. Parce qu’autant les premiers moments de la parole permettent à la conscience de quitter l’anonymat d’une vie embryonnaire dans laquelle la conscience est radicalement confondue avec tout ce qui l’entoure, soumise aux mouvements profonds de l’être, mais d’un être avec lequel elle ne peut entrer en relation parce qu’elle-même n’est pas encore née ; autant la conscience, après avoir acquis son statut d’existant et sa capacité de crier : présent, je suis là, se complaît dans ce qu’elle ne peut quitter qu’au prix d’inconfortables maux provoqués par l’appréhension de l’inconnu qui la dérange parce qu’il la déborde.

Après être née à elle-même dans un mouvement obligatoire et nécessaire (personne ne peut s’empêcher de quitter l’enfance historique, même si chacun peut refuser d’assumer la responsabilité posée sur ses épaules par l’éveil de son intelligence), la conscience claire, côté jour de la conscience totale, finit trop souvent par ne désirer rien d’autre qu’elle-même, rien d’autre que le monde qu’elle objective afin qu’il ne soit plus occasion ni de contradiction ni de déstabilisation. Ce qui lui permet de se maintenir dans un simulacre de présence, reflet d’une sécurité conquise au prix d’innombrables efforts d’abstraction, qui ont fini par gommer totalement la source du pouvoir qui lui a permis de s’adonner à son activité favorite : la pétrification du réel. Le langage lui-même n’échappe pas à cette entreprise. D’expression d’origine qu’il est au moment de son apparition, il est peu à peu réduit à une abstraction conceptuelle (un système) et les mots deviennent des coquilles vides qui ne conservent plus rien de la ferveur originelle et spirituelle qui leur a donné naissance.

L’homme « moderne » intelligent, cultivé, scolarisé, instruit (et j’en passe) vit obnubilé par son pouvoir d’abstraction qui a donné naissance à l’invention de la science, de la technique et de tout ce qu’elles rendent possible. (Ce qui n’est pas rien, mais ce qui est loin d’être tout, comme on tente souvent de nous le faire avaler.) Il a décidé, cet homme moderne, que la source du renouvellement était en lui, en son cogito à l’épreuve du doute et origine de son immense pouvoir, et non en l’autre qui est également lui-même, mais un lui-même tellement dense qu’il est impossible à la raison d’avoir sur lui prise directe et pouvoir absolu. C’est dans ce monde corseté par la raison que nous finissons tous par aboutir, parce que c’est lui qui impose ses valeurs à tout ce qui naît, croît et meurt, y compris les institutions autant civiles ou religieuses que scolaires qui travaillent à l’établissement de son règne.

L’école est ainsi devenue un lieu de quasi-dégénérescence du langage parce qu’elle prône (et même impose) la suprématie du concept sur le mot, la chose mot, le phonème qui est une modulation des émotions et des sentiments et non leur mise en boîte par le rouleau compresseur des « idées claires et distinctes » qui sont devenues depuis Descartes, particulièrement pour nous, de culture francophone, la sacro-sainte norme absolue qui ne peut ni ne doit être transgressée.

Comme le langage originaire et, par voie de conséquence, le langage vivant enraciné dans l’être et traversé par sa lumière, sont tout sauf cela, il s’ensuit qu’il n’y a pas de place pour eux à l’école. Il n’y a pas de place à l’école, comme le savent tous ceux qui la fréquentent ou l’ont fréquentée, pour « la parole ». Ni pour la parole ni pour les écrivains lorsque ce mot désigne ceux qui consacrent leur vie à la régénération de la conscience et de l’existence dont le destin est inexorablement lié à cette parole, les écrivains qui tentent d’assurer la vie de la langue et des mots ainsi que de la culture qui les rend possibles. Pas de place donc, sinon en catimini, pour la littérature lorsque ce mot signifie : la voix de l’être et l’expression de l’homme.

Cet interdit est heureusement souvent transgressé, autant par les professeurs que par l’institution elle-même qui tolère la présence, dans les salles de cours, de textes qui sont tout, sauf des enchaînements d’idées claires et distinctes qui se suivent avec la nécessité d’une logique qu’aucun obstacle ne peut faire dévier de sa trajectoire. Un bon syllogisme digère et s’approprie tout ce qu’il rencontre, y compris lui-même. Mais l’école, trop souvent, agit comme si les textes littéraires étaient des textes « logiques » qui empruntaient les différents masques proposés par la rhétorique pour camoufler une idée claire, la rendre plus mystérieuse et, par cela même, plus intéressante. Les « méandres » de l’expression imagée ne seraient pas la conséquence d’une expression qui se transforme pour permettre au sentiment, à l’émotion et à l’être profond de s’exprimer, mais les fantaisies d’un esprit lucide qui s’amuse à inventer des formulations qui lui permettent de manifester autant son pouvoir de camouflage que la puissance de sa logique. Ainsi considéré, un texte littéraire doit être interprété pour être compris. D’où l’importance de l’apprentissage des différentes méthodes d’interprétation dans l’enseignement de la littérature, principalement au niveau universitaire, château fort de la logique et de la raison.

Trop tôt l’école cesse de s’intéresser à la vie du langage, même si la langue est un objet d’étude au « programme » et qu’on oblige tous les élèves et étudiants à suer pour parvenir à un apprentissage « adéquat » de la langue d’usage qui respecte les normes propres à l’expression claire et distincte. Parce que la langue est généralement, pour ne pas dire toujours, considérée comme un outil qu’on utilise et non comme un lieu qu’on peut habiter ; en d’autres termes : une parole. Dans un tel contexte, pas surprenant que les mots talent et génie aient tendance à s’imposer pour qualifier le travail de celui qui n’obéit pas à la sacro-sainte règle de l’expression claire et distincte en des termes d’une logique implacable.

Il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte qu’il existe des textes qui n’obéissent point à la logique discursive et n’en sont pas moins remplis de sens et de mystère. Ces textes sont écrits par quelqu’un ; ils ne nous arrivent pas directement du ciel ou de l’inconscient, déjà organisé en poèmes, romans ou récits prêts à être lus et commentés. Il existe des étapes qu’on ne peut escamoter et auxquelles sont soumis autant l’esprit créateur que les autres. L’écrivain n’est pas un être à part. Il est soumis aux exigences de la réalité même si la réalité avec laquelle il doit composer ne se présente pas de la même façon qu’elle ne le fait pour l’homme dit de science : le scientifique.

On pourrait faire remarquer que la société reconnaît parfois que les membres qui la composent ont besoin d’émotion et de mystère pour fonder leur existence et donner un sens à leur vie. Mais elle n’en conclut pas pour autant qu’on doive initier ceux qui fréquentent l’école à une lecture adéquate des textes qui sont nés de la rencontre de la part mystérieuse de la conscience avec la part mystérieuse du monde et des êtres. Encore moins de les initier au développement de cette partie secrète de la personne en lui permettant de s’exprimer adéquatement, c’est-à-dire en devenant attentif à leurs désirs et besoins plus fondamentaux (entendez plus ontologiques), de même qu’en les amenant à s’abandonner à une pratique de l’écriture qui rendra possible cette expression personnelle.

Cette négligence s’appuie sur l’affirmation erronée selon laquelle les créateurs de ces textes agissent naturellement, sans avoir à fournir d’effort particulier pour y parvenir. Ils n’ont donc pas besoin d’être initiés à une telle pratique pour s’y adonner avec efficacité et ferveur. Avec le résultat que n’importe quel charlatan ou imposteur peut se présenter avec des textes qui ne valent pas le prix de l’encre utilisée pour les imprimer, mais qui seront donnés comme inspirés parce que celui qui les a écrits a laissé sa plume courir au hasard de la page sans intervenir d’aucune façon sur le débit de l’écriture sous prétexte qu’on ne doit pas interrompre le flot de la pensée qui s’exprime et qu’un texte qui n’est pas logique est nécessairement génial. Breton et les surréalistes ont, pendant un temps, nagé dans ces eaux avant de s’apercevoir qu’en fait, il ne suffit pas de conduire les yeux fermés pour aller quelque part. Il faut partir à la découverte d’un second regard qui nous rend capable de lire malgré la nuit et de nous orienter malgré le manque apparent de balises et de points de repaires logiques. Ce qui ne veut pas dire nous abandonner au hasard pur, mais nous rendre aptes à accueillir ce qui vient à nous par des voies indirectes et le silence.

Cette démarche est à la portée de beaucoup de monde, pour ne pas dire de tous. Suffit que la chose soit admise et que l’école agisse en conséquence. Une telle façon de procéder aura pour effet de développer en chacun un jugement lui permettant de départager l’ivraie du bon grain : les paroles creuses de celles qui ont de la densité et de la profondeur. Étant bien entendu qu’en ce domaine, ce qui vaut pour un ne vaut pas nécessairement pour tous. Mais il s’agit là d’une autre question qui déborde la stricte discussion de l’existence d’un talent tenant lieu de travail et d’effort, et permettant à celui qui le possède de produire, quasi à volonté, des oeuvres magistrales et exemplaires qui ne peuvent que se mériter l’un des nombreux prix décernés annuellement par l’institution littéraire.

En réalité, les textes vraiment littéraires ne naissent qu’au bout d’une démarche longue, douloureuse, solitaire et, trop souvent, incapable de s’accomplir parce que l’encadrement nécessaire à cet accomplissement fait défaut. Celui qui veut accéder à l’écriture a beau essayer de jouer au pommier qui produit naturellement des pommes pendant un certain temps, il s’aperçoit vite qu’il n’en est pas un. Il a eu beau attendre le réveil de la nature et le claironnement des fleurs dans l’air matinal, il ne se produira rien s’il ne se donne pas la peine de marcher dans la bonne direction, laquelle se manifeste à lui, tout d’abord par la lecture et l’imitation des textes qui lui permettent d’éprouver l’urgence d’être et la fatalité du destin.

Il est cependant normal que celui qui a évolué dans un milieu qui proclame que le texte littéraire est un texte inspiré et que cette inspiration (lorsqu’on entend par inspiration : expression du talent), ne se manifeste pas à qui le veut, mais à qui a eu la chance de naître avec une main remplie de textes, attende beaucoup du côté de la nature, pour ne pas dire des gènes. Parce que le don étant quelque chose qui est là sans qu’on sache d’où il vient ni pourquoi, n’est pas le produit de la culture et de l’enseignement, mais de la nature et de l’improvisation. Un don ne s’enseigne pas. Tu l’as ou pas reçu. Un point c’est tout. Chapeau ! Si tu l’as, pense la rumeur, tu n’as pas besoin de travailler. Tu te branches sur lui, et les vers, autant que les personnages, s’ordonnent sous ta plume sans que tu n’aies à fournir d’efforts particuliers. Ta faculté d’écrire est autant naturelle que ta faculté de marcher. Suffit que tu veuilles bien obéir à la pulsion. Tu as reçu le don d’écrire, eh bien, écris. Tu n’as pas besoin de suivre des cours pour cela. Suzanne Jacob va même jusqu’à dire, dans la Bulle d’encre que, pour le vrai écrivain, pour celui qui l’a, « il est plus utile de pratiquer le saut à la perche que de suivre des cours de création littéraire ».

D’autres vont encore plus loin : « Si tu as le don, tu n’as même pas besoin de lire pour prendre le train des lettres en marche depuis l’apparition de la conscience humaine sur cette terre. Parce que lire tue l’originalité de l’écrivain ». Il faudrait ajouter : « comme lire est une activité qui devrait être hautement pratiquée par l’école, le vrai écrivain ne devrait pas fréquenter l’école pour ne pas nuire à l’épanouissement de la source naturelle qu’il a reçue en naissant et de laquelle s’écoulent des mots, des phrases et même des livres dont on ne saurait prévoir ni le nombre, ni la teneur ». Il faut pousser jusque-là les conséquences de l’affirmation de l’existence innée d’une prédisposition à l’écriture, pour commencer à se poser la question de sa véracité, et se rendre compte que, finalement, il s’agit d’une affirmation loufoque par plusieurs côtés.

Pourquoi ce préjugé continue-t-il à alimenter les conversations et à détourner du travail beaucoup de personnes qui nourrissent en secret, ou pas, l’espoir d’écrire un livre qui les rendra célèbres ? Parce que, en général, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture proposé par l’école n’a pas grand-chose à voir avec l’apprentissage de la lecture et de l’écriture qui ouvre le monde de l’imaginaire en éveillant l’originaire. Cette dimension du langage (de même que son enseignement) n’intéresse, officiellement, ni le Ministère de l’Éducation ni les professeurs engagés par celui-ci pour transmettre des connaissances et faire acquérir des compétences intellectuelles ou manuelles qui permettront à ceux qui les possèdent de se débrouiller dans le « monde du travail » et de gagner leur vie tout en permettant à la société, c’est-à-dire au capital qui a fini par mettre la société dans sa poche, de progresser. Avec la conséquence que le « petit singe savant » qui peut réciter, sans passer un mot ni changer une ligne, des pages de ses traités de psychologie ou de physique, est absolument incapable de parler de ce qui le hante au plus profond de son être et qu’il pourrait découvrir si on lui donnait l’occasion d’être initié à la lecture participative de textes qui sont des expressions de la vie sous toutes ses formes ; des textes qui vivent parce qu’ils permettent à l’être en nous et hors de nous de se manifester.

Celui qui est autant sinon plus intéressé par l’expression de son être et de l’être que par les explications des différents phénomènes qu’on lui présente se rend vite compte que ces explications et les traités qui leur sont consacrés demeurent muets sur ce qui importe le plus, même s’il n’en est pas encore conscient. Ce qui fondamentalement nous intéresse dans le langage, lorsque nous acceptons de demeurer près de nous-mêmes, c’est l’au-delà que les mots nous permettent d’expérimenter lorsqu’on leur permet de rêver. C’est par cet au-delà que nous espérons être touchés, même si les mots et les textes proposés par l’école ne sont pas intéressés par cette dimension de la réalité. La transcendance n’intéresse pas la vie scolaire ; à peine les philosophes lorsqu’ils ouvrent les fenêtres donnant sur l’existence.

Dans la mesure où on relie l’écriture littéraire à une telle recherche (et je suis convaincu qu’on doit le faire, pour des raisons explicitables), on peut comprendre pourquoi l’école (telle que vécue à l’heure actuelle) ne peut être d’une grande utilité pour celui qui veut devenir écrivain. L’école actuelle ne s’intéresse pas à la démarche intuitive vécue par et dans la rencontre des mots et de l’imaginaire. Ce n’est donc pas parce que l’écrivain a reçu du ciel en naissant le don de l’écriture que la fréquentation de l’école lui est de peu de secours, mais parce que les apprentissages appropriés, et le développement des facultés propres à la pratique de l’écriture littéraire : imagination, imaginaire, mémoire mythique et sens de l’analogie, n’intéressent pas le programme de l’enseignement public qui est exclusivement axé sur le développement des facultés rationnelles et des habitus permettant au citoyen de s’adonner à la pratique d’une technique avec efficacité.

Mais si, par une sorte de miracle, l’école devenait un lieu à l’intérieur duquel il était pensable de développer les facultés qui rendent possibles la connaissance intuitive et l’expression littéraire, il n’existerait plus de conflit entre l’école et l’expression sous toutes ses formes, y compris l’expression littéraire.

Ce n’est donc pas parce qu’on n’a pas besoin d’être initié à l’écriture pour la pratiquer qu’on peut conclure que la création littéraire n’a rien à voir avec l’enseignement en général, particulièrement l’enseignement universitaire, mais parce que l’école refuse de faire une place au développement et à la pratique de la connaissance intuitive. Comme si une telle connaissance naissait, ainsi qu’il en va (et encore, il faudrait consulter un pomiculteur, plus précisément, le pommier lui-même, pour en avoir le coeur net) pour les pommes et la rhubarbe un peu au hasard des saisons, sans l’aide de qui que ce soit.

Mais à partir du moment où, pour des raisons autant épistémologiques qu’ontologiques, on admet qu’il existe une connaissance intuitive et que l’art a beaucoup à voir avec son expression, il devient non seulement légitime, mais urgent de faire une place à l’enseignement artistique entendu non seulement comme lieu d’apprentissage des différentes techniques généralement en usage dans la pratique de tel ou tel art, mais également comme lieu d’initiation à une démarche et à une façon d’être qui rend possible et effective la pratique de cette connaissance. Dans les arts visuels, comme cela se pratique depuis plus de temps dans ce qu’on appelait jadis les beaux-arts, mais également dans l’art littéraire, malgré tous les interdits, interdictions et anathèmes qui ont entouré et entourent encore hélas un tel enseignement.