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Introduction

« Triomphe du béton, triomphe de l’homme, dans cette cité nouvelle de Vaulx-en-Velin, les hommes imposeront leur mesure, et d’abord celle de leur pas. […] En six ans, 8 000 logements devront avoir été construits. Et en six années, de 35 à 40 000 personnes devront y avoir trouvé leur cadre de vie. Ces 40 000 personnes disposeront de liaisons rapides. Non seulement à l’intérieur de leur ville, on prévoit déjà les stations du métro à la porte de chaque centre commercial, mais également avec la métropole voisine, qui n’est distante que de cinq kilomètres[2]. »

Cet extrait d’un film de promotion des grands quartiers d’habitat social de Vaulx-en-Velin – commune populaire de la banlieue de Lyon – fait état de l’ambition nourrit autour de leur construction, à la fin des années 1960. Pour cette opération d’urbanisme d’État, la desserte en transport semble enregistrée comme un problème public, tout comme d’autres équipements pensés pour accompagner l’aménagement des zones à urbaniser en priorité (ZUP) en France (Fourcaut, 2006 ; Le Goullon, 2014). Cinquante ans plus tard, métros et tramways lyonnais évitent pourtant ces mêmes quartiers, parmi les plus denses de l’agglomération. L’arrivée des réseaux modernes de transport en banlieue a nécessité la formation de consensus entre autorités locales autour du mot d’ordre d’attractivité et de la sélection des espaces réputés les plus à même de l’engager (Lévêque, 2017, 2018). Du véhicule des « pauvres », « captifs » ou « exclus » de l’automobilisme (Dupuy, 2000) à l’avantage concurrentiel des métropoles compétitives (Bardet et Healy, 2015 ; Bué et al., 2004), le transport collectif urbain répond à des intérêts sociaux contradictoires et à des problèmes bien différents.

Dans le cas lyonnais, l’affirmation d’une « gouvernance intercommunale » aurait renforcé une capacité d’action publique jusque dans la banlieue populaire (Galimberti et al., 2014). Si la formation de consensus intercommunaux a permis la mise à l’agenda d’un impératif de compétitivité des territoires, nous aimerions montrer dans cet article que ces formes de gouvernement se sont imposées aux dépens de la résolution de problèmes publics (Neveu, 2015) enregistrant des antagonismes sociaux. À Lyon, l’avènement de cette scène intercommunale de décision s’accompagne de la négation du problème de desserte des grands quartiers d’habitat social. En soutenant que l’expression et la confrontation des antagonismes de classe sont des conditions de la proposition d’un cadrage alternatif des problèmes urbains, nous rejoignons, en creux, un questionnement sur le rôle du consensus dans l’affirmation de « capacité d’action » des gouvernements urbains.

Intercommunalité et capacité d’action publique urbaine

Forme institutionnelle privilégiée de l’action publique urbaine en France, l’intercommunalité s’est développée autour du modèle des communautés urbaines. Instituées pour quelques grandes villes dans une réforme territoriale d’État au milieu des années 1960 (Brenner, 2003), ces dernières proposent une formule fédérative, faisant suite aux tentatives avortées de fusions de municipalités. Il s’agit d’édifices supracommunaux aux compétences étendues que l’on retrouve alors sous des formes similaires dans quelques villes nord-américaines, notamment au Québec (Tomàs, 2012). En France, différents travaux se sont saisis de cet objet intercommunal pour alimenter un questionnement sur les « capacités d’action » des différentes formes de gouvernement urbain (Stone et al., 2020).

Deux façons d’appréhender ces formes de gouvernement distinguent ces travaux de science politique en fonction de la perception du rôle du consensus dans l’action publique. La première envisage le renforcement des coopérations intercommunales comme le marqueur de l’avènement des villes en tant qu’acteurs collectifs (Le Galès, 2003 ; Pinson, 2009). Les consensus qui s’y déploient et transcendent les étiquettes partisanes seraient une manifestation d’un nouveau modèle de « gouvernement » puis de « gouvernance urbaine » (Jouve et Lefèvre, 1999 ; Lorrain, 1991), marqué par la contractualisation, les partenariats public-privé et la convergence des élites économiques, culturelles et politiques locales (Galimberti et al., 2014).

Condition présumée d’une « capacité d’action publique » renforcée pour ces « metropolitan governance studies » (Desage, 2019), ces mêmes consensus sont identifiés, à l’inverse, comme empêchant la réduction des inégalités sociospatiales au sein des agglomérations (Desage et Guéranger, 2011). Cet autre ensemble de travaux souligne que le fonctionnement des intercommunalités renforce l’autonomie du champ politique et les hiérarchies entre élus (Vignon, 2010), en tenant les lieux de décision à distance du débat public. L’absence de clivages dans les assemblées intercommunales marquerait le recul des possibilités d’expression des intérêts sociaux contradictoires à la faveur d’un affaiblissement de la représentation des intérêts des classes populaires. Plus proches des approches sociohistoriques, ces travaux sont attachés à l’exploitation de sources de première main susceptibles de restituer des dynamiques sociales et institutionnelles éloignées des discours produits par ces mêmes institutions.

Une séquence historique pour saisir l’abandon d’un problème de desserte de la banlieue

À rebours du fonctionnement consensuel des grandes coalitions permanentes qui caractérisent aujourd’hui l’intercommunalité (Desage, 2010), certains auteurs ont identifié une politisation des communautés urbaines durant les premières années de leur existence, à travers l’expression de clivages partisans (Ben Mabrouk et Jouve, 1999 ; Bué et Desage, 2013). Dans cette perspective de sociologie politique du pouvoir local, nous souhaitons apporter un nouvel éclairage à cette politisation initiale de l’intercommunalité en nous arrêtant sur l’une de ses politiques fondatrices en matière de transport collectif (Offner, 2002).

Notre enquête sociohistorique portant sur la desserte des grands quartiers d’habitat social de l’agglomération lyonnaise, des années 1960 à aujourd’hui, nous permet d’identifier une séquence dans laquelle ce problème de desserte est évincé des perspectives d’aménagement du territoire, alors même que des clivages sont exprimés par les élus. Celle-ci se déploie depuis la décision ministérielle d’implantation de la dernière ZUP de l’agglomération en 1964, contemporaine des premières discussions entre élus locaux opposant différentes perspectives d’application d’une réforme territoriale à propos de la gestion du réseau de transport, jusqu’à 1983. Nous observons à cette date la dernière manifestation explicitant une volonté municipale de desservir en priorité les grands quartiers d’habitat social de Vaulx-en-Velin. La gestion plus consensuelle de l’intercommunalité, entreprise à la suite du renouvellement de son exécutif depuis les élections municipales de 1977 (Ben Mabrouk et Jouve, 1999), se traduit alors progressivement sur la commune par la valorisation d’autres quartiers.

Pour analyser cette séquence, nous mobilisons des archives dépouillées auprès des institutions qui interviennent dans la formulation des problèmes de transport dans la nouvelle zone de peuplement de l’agglomération que constitue la ZUP de Vaulx- en-Velin (courriers, rapports techniques, procès-verbaux…), ainsi que quelques-uns des cinquante entretiens menés auprès d’acteurs de ces mêmes institutions[3]. À partir de ces matériaux et d’une littérature empirique, nous montrons que l’avènement d’une politique intercommunale des transports en commun dans l’agglomération lyonnaise reconfigure les processus d’enregistrement des problèmes publics dans les banlieues populaires. Pour la desserte des grands ensembles de Vaulx-en-Velin, cette arène se substitue à d’autres espaces de la formulation des problèmes d’aménagement du territoire. En s’imposant aux élus qui les portent, elle accentue les rapports de domination dans le champ politique et la dépendance de ces derniers aux ressources qui lui sont extérieures, à l’instar des mobilisations partisanes.

Nous reviendrons dans un premier temps sur la formulation d’un problème de desserte des grands quartiers d’habitat social dans un espace de négociation au sein duquel la municipalité communiste parvient à peser sur la définition des problèmes d’aménagement des ZUP face à l’État. Un second temps est consacré à l’éviction de ce problème de desserte dans le cadre de la construction d’une politique intercommunale de transport en commun à l’échelle de l’agglomération. Dans cette intercommunalité gouvernée par des forces politiques de centre droit, la capacité de la municipalité communiste à peser sur les processus de construction des problèmes publics s’affaiblit. Enfin, nous verrons que, face aux élites institutionnelles et politiques locales, les élus de Vaulx-en-Velin sont amenés à investir l’arène intercommunale dans un rôle de représentant des classes populaires de la banlieue. Portée comme un problème intercommunal, la desserte des quartiers populaires en retraduisant des antagonismes sociaux devient l’une des courroies de la politisation de cette arène.

1. Aménager des villes populaires : la municipalité communiste contre l’État (tout contre) ?

Le problème de desserte de la banlieue lyonnaise trouve d’abord sa formulation dans les compromis noués entre un État gaullien soucieux d’intervenir dans l’aménagement des villes pour résorber une crise du logement et des municipalités disposées à accueillir ces desseins.

Expérimentée dès l’après-guerre, la construction de grands ensembles d’habitat social est ensuite privilégiée et étendue en périphérie des villes françaises par l’État (Le Goullon, 2014). Critiqué dès les années 1960, cet urbanisme alimente des représentations fantasmées de la banlieue. L’enclavement de ces espaces dépasse rapidement les mobilisations des premiers locataires pour nourrir des figures pathologisantes telles que la « sarcellite » – néologisme en référence à la commune de Sarcelles, où la première opération de plus de 10 000 logements est réalisée –, entendue par certains journalistes, sociologues et médecins comme « une sorte de maladie, touchant tout particulièrement les femmes, désoeuvrées et déprimées dans une ville vide d’activités et de magasins » (Fretigny, 2015, p. 116‑117). L’éloignement des centres urbains et la longueur des trajets quotidiens renforcent ces représentations qui réduisent les grands ensembles à des cités-dortoirs.

Comme en d’autres lieux, ces représentations sont pourtant en décalage avec l’opération qui est entreprise à Vaulx-en-Velin dans les années 1960. Notons d’abord que les ambitions nourries autour de cette zone à urbaniser en priorité (ZUP) sont partagées par l’État et la municipalité communiste. Elles concourent à l’expression de fortes attentes en matière d’infrastructures de transport qui témoignent d’une capacité municipale à négocier un programme d’équipements en dehors de ses propres moyens de financement.

1.1 Loger les classes populaires : une ambition municipale

La construction d’une ZUP à Vaulx-en-Velin s’inscrit dans la continuité d’une politique municipale du logement qui s’affirme depuis la fin des années 1950. La population communale passe déjà de 9 639 habitants en 1954 à 20 726 en 1968, avant les premières constructions. Si cette dynamique est loin d’être réductible à des politiques municipales, les opérations de construction de logements collectifs à coûts réduits se multiplient et sont encouragées.

Tout au long du XXe siècle, la mobilisation communiste repose sur des réseaux de sociabilité ouvrière qui vont au-delà de l’appareil partisan en s’appuyant sur les municipalités. Adhérents ou sympathisants sont insérés dans des univers sociaux localisés et sont « surtout investis dans leur usine et leurs quartiers [,] engagés dans leur syndicat ou leurs municipalités » (Mischi, 2014, p. 26-27). Les conquêtes municipales sont l’un des moyens directs du recrutement d’un personnel politique et administratif ouvriérisé à l’image des maires communistes de la commune[4]. Dans cette perspective, l’investissement des municipalités communistes dans une politique du logement vise non seulement le fondement de villes populaires, en répondant aux besoins de la classe ouvrière, mais aussi le renforcement d’une socialisation quotidienne en dehors de l’entreprise. Ces « méthodes d’enracinement politique du PCF » (de Barros, 2007, p. 31) se répandent notamment à Vaulx-en-Velin. La municipalité devient pourvoyeuse de logements. La construction d’une cité d’habitat à loyer réduit (HLR) à la fin des années 1950 s’accompagne ainsi de perspectives de recrutement militant. Nombreux sont les élus ayant eux-mêmes bénéficié de cette politique, à l’image de Robert Many, maire de 1966 à 1977 ou encore de Robert Géa, adjoint au maire de 1983 à 2008, qui témoigne d’une socialisation communiste encouragée par ses « copains des “H” [pour HLR][5] ». En prenant pour exemple la société anonyme de construction de la municipalité communiste voisine de Vénissieux, créée en 1961[6], Vaulx-en-Velin cherche à mettre en place des sociétés d’équipement mixte pour renforcer son rôle dans la production de logements sociaux.

Dans cette perspective, la ZUP permet à la municipalité de renforcer son rôle dans la distribution des logements et des équipements. Selon l’historienne Annie Fourcaut (2006), la volonté d’opposer cette procédure au dispositif des « villes nouvelles » a occulté 25 années d’innovation institutionnelle et de perfectionnement. La procédure ZUP a été effectivement mise en place pour prendre en compte les défaillances connues et recensées sur de précédentes opérations de grands ensembles. La densité des logements est censée permettre la mutualisation des équipements jugés nécessaires et financés par différents ministères, tant sur leurs budgets généraux que sur une participation spéciale de l’État. Les ZUP s’inscrivent donc dans des démarches de planification qui accompagnent l’investissement de l’État sur les villes.

Alors que la commune de Vaulx-en-Velin est destinée à accueillir l’expansion urbaine lyonnaise au vu de sa situation géographique et des prospectives de l’État local[7], la municipalité perçoit l’instrument ZUP comme un moyen de contrôler cette urbanisation tout en renforçant les sociabilités militantes. La commission municipale d’urbanisme en fait un véritable argument politique : « Dans le périmètre de la ZUP, il n’y avait plus qu’un acheteur possible : la Commune ou ceux à qui elle délègue ses droits. La spéculation foncière était paralysée[8]. » Plusieurs mois avant la décision ministérielle, c’est donc le conseil municipal qui délibère, le 16 octobre 1963, en faveur de l’implantation d’une ZUP. Il se porte ainsi volontaire pour accueillir sur son territoire le vaste plan d’urbanisation et revendique l’initiative du projet auprès de ses administrés.

« 9 300 logements, c’est quelque chose. Cela représente une ville de 35 000 habitants qui va transformer la physionomie de ce VAULX-EN-VELIN qui n’en finit pas de choisir entre la ville et la campagne. Ce choix, s’il n’est pas encore apparent, est fait[9]. »

1.2 Équiper : une capacité d’action municipale ?

L’exemplarité de l’opération ZUP à Vaulx-en-Velin est soulignée par l’aménageur, qui la désigne comme « une expérience pilote en matière de prise en compte des aspects sociaux de l’aménagement[10] » fondée sur la coopération des institutions. Symbole de l’interventionnisme d’État, la ZUP semble reposer sur un rôle central donné à la municipalité. À l’instar du processus d’étatisation de certaines politiques municipales, notamment sociales, produites sous la IIIe République, la mise en place des ZUP s’appuie sur un processus de « “minimisation” des coûts financiers et de “maximisation” des bénéfices politiques » pour l’acteur municipal (de Barros, 2001, p. 120). L’opportunité de construction d’équipements est sans précédent. Tout comme d’autres programmes d’action publique étudiés par Françoise de Barros, les municipalités se déclarant favorables à l’accueil des ZUP leur attribuent une valeur relative, « en tant qu’outil de production de biens d’échanges électoraux » (de Barros, 2007, p. 31). Mais cette appropriation n’est envisageable qu’au moyen de ressources municipales qui témoignent de réelles capacités de négociation du programme d’aménagement.

Les premières études de sociologie des organisations sur le système de décision politico-administratif local français soulignent la capacité spécifique des maires communistes à tirer profit des dispositifs étatiques grâce à des ressources propres (Crozier et Thoenig, 1975, p. 22). Dans leurs relations avec les différentes branches de l’État local, ces maires parviennent à s’affranchir en partie de dépendances techniques au moyen des réseaux que forme et active le Parti communiste. La constitution de l’équipe d’urbanistes et d’architectes chargée d’établir le programme de la ZUP de Vaulx-en-Velin sous mandat du ministère de la Construction illustre bien ce propos. La municipalité en est à l’initiative et s’entoure de conseillers techniques de confiance. Elle fait appel à un cabinet d’études, ORGECO, et à ses urbanistes Michel Steinebach et Jacques Allégret, qui se rapprochent des architectes Jacques Kalisz et Jean Perrottet, pour les proposer au ministère. Ces quatre professionnels du secteur sont tous membres de l’Atelier d’urbanisme et d’architecture, qui revendique une étiquette militante en faveur de villes « égalitaires ». Jean Perrottet et Jacques Kalisz se sont fait une renommée à travers des réalisations dans la banlieue rouge parisienne, à Aubervilliers, Pantin, Bobigny, Ivry ou encore Nanterre, et côtoient des responsables communistes locaux et nationaux (Pouvreau, 2009)[11]. René Bornarel, qui a déjà mené de nombreuses constructions sur la commune – notamment des écoles et des logements économiques – ainsi que pour la municipalité de Vénissieux complète cette équipe. Le maire de Vaulx-en-Velin témoigne des rapports de confiance noués avec ce dernier :

« Bornarel, il était au parti bien sûr ! […] C’était un gars de gauche bien entendu ! [M]ais je crois qu’il s’est imposé par lui-même, par sa notoriété. Il avait construit beaucoup à Vaulx-en-Velin et à Vénissieux[12]. »

La constitution de cette équipe fait donc montre d’une certaine capacité municipale à se doter d’alliés dans une négociation avec l’État afin de déterminer le nombre de logements, d’équipements et, plus largement, la future structuration urbaine de Vaulx-en-Velin. Après les écoles, l’implantation de zones industrielles, viennent ensuite les préoccupations en matière de transports.

Figure 1

Plan de masse ZUP de Vaulx-en-Velin, première tranche, 1972, AMV. On distingue en pointillé l’emprise du métro traversant la ZUP.

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Si les voies routières et autoroutières planifiées de longue date sur l’agglomération jouent un rôle primordial dans la localisation d’une zone dense de peuplement à Vaulx-en-Velin[13], la prévision d’une desserte en transport en commun suffisamment importante est centrale dans la conception de la ZUP. Les infrastructures modernes de transport complètent effectivement la liste des équipements planifiés pour répondre à l’ambition de peuplement massif. On les retrouve en bonne place dans les schémas d’aménagement de l’opération (figure 1). La proximité du site avec le centre de l’agglomération permet d’envisager de multiples modes de desserte, en particulier une infrastructure ferrée traversant la ZUP d’ouest en est et formant un axe autour duquel prennent place logements et équipements. Trois stations de métro sont envisagées et inscrites dans le schéma de structure par l’équipe d’architectes et d’urbanistes.

Formalisé tout au long des années 1960, ce projet est toutefois contemporain d’une réforme territoriale promouvant des édifices supracommunaux aux compétences étendues. Comme dans cinq autres agglomérations en France, il se traduit par la création en 1969 d’une communauté urbaine qui intègre la commune de Vaulx-en-Velin. Dans cette nouvelle structure intercommunale, la politique des transports répond désormais d’enjeux dépassant les ambitions formulées à l’égard de la ZUP. L’intercommunalité bouleverse le communisme municipal et ses ressources d’action publique, tandis que l’État redéfinit sa responsabilité dans l’équipement des nouveaux quartiers urbanisés. Les travaux préparatoires au 7e Plan (1976-1980), qui enregistrent les premiers effets durables d’une crise économique, préconisent son désengagement de l’aménagement des ZUP[14].

2. Cadrage intercommunal des transports : verrou institutionnel et dépendance technique

Si les grands ensembles de Vaulx-en-Velin sont pensés autour d’un axe destiné à accueillir une infrastructure de transport importante, la réalisation de cet équipement ne fait pas partie du périmètre d’intervention de la ZUP, limité au bâti. Les transports urbains dépendent de la structuration d’institutions intercommunales. Émanation du département du Rhône et de la récente communauté urbaine de Lyon (COURLY), c’est le syndicat mixte des transports en commun de la région lyonnaise (STCRL) qui en a la compétence. Le maintien de cette institution syndicale, malgré la création de la communauté urbaine qui en a légalement la compétence, renforce une asymétrie des ressources permettant d’influencer la définition des problèmes publics en matière de transport urbain. Les maires de Lyon et Villeurbanne sont les principaux décideurs en la matière quand les communes de première couronne en pleine urbanisation sont exclues des cercles de décision.

2.1 Le syndicat des transports : verrou d’une maîtrise des transports par les édiles

Dès la création de la communauté urbaine, la décision de confier la politique des transports en commun à un ancien syndicat mixte assure aux maires de Lyon et Villeurbanne une maîtrise des sujets abordés dans le nouvel hémicycle. Comme il a pu être analysé (Lévêque, 2019), le maintien de l’institution syndicale assure au premier le soutien du second au projet d’établissement de la COURLY, dont le conseil offre 46 sièges sur 90 aux conseillers communautaires lyonnais acquis au maire de centre droit, Louis Pradel. Comme d’autres structures « moins valorisées que la COURLY mais dont les moyens d’action sont conséquents » (Ben Mabrouk et Jouve, 1999, p. 111), le syndicat maintient un équilibre politique entre Louis Pradel et le maire de Villeurbanne, Étienne Gagnaire, qui y siège avec la double casquette de représentant de la seconde ville de l’agglomération, mais aussi du département du Rhône. Entouré du préfet et de sept autres conseillers généraux et communautaires, son influence y est plus importante que dans l’hémicycle communautaire, où seuls 10 sièges sont attribués aux élus villeurbannais. Moins exposé aux débats, le syndicat des transports assure une discrétion des décisions, une sélection et un cadrage des sujets portés devant les autres représentants des communes membres de la COURLY (figure 2).

Alors qu’un projet de premières lignes de métro sur l’agglomération est en discussion, Étienne Gagnaire défend fermement la souveraineté de ce petit cercle d’élus en la matière et, partant, la desserte de Villeurbanne par l’infrastructure. Lorsque la question du transfert de la compétence à l’intercommunalité y est discutée, le directeur de la Société d’études du métropolitain de l’agglomération lyonnaise (SEMALY) témoigne : « Étienne Gagnaire […] remet vite les choses au point […] [C]’est le STCRL qui est compétent, c’est donc lui qui s’occupe du métro. » (Waldmann, 1991, p. 76)

Figure 2

Extension du périmètre de transport urbain lyonnais (en jaune). Courrier du préfet de Rhône du 7 août 1969, AMV 162 W 43. Réalisée par l’auteur©.

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À la COURLY comme au conseil général, ce choix fait pourtant débat. Les communistes Guy Front et Marcel Houël – respectivement élus du 12e canton lyonnais et maire de Vénissieux – remettent en cause l’existence du syndicat en pointant son éloignement avec la population :

« Toujours est-il que l’usager subit la situation et qu’il n’a pratiquement aucun moyen, pas même par l’intermédiaire des élus, de faire connaître son mécontentement. [S]ur le plan juridique, c’est le Syndicat du Réseau qui fixe les tarifs, le tracé des lignes et les salaires du personnel ; or, c’est un organisme indépendant ; il n’a donc de compte à rendre, ni à la Ville de Lyon, ni au Département du Rhône [nous soulignons][15]. »

Ces derniers se déclarent aussi favorables à une gestion en régie directe[16]. Dans l’hémicycle communautaire, c’est l’adjoint au maire de Vaulx-en-Velin qui, comme nous l’avons vu, souhaite que sa commune soit desservie par le métro et réclame plus largement un « débat public sur la question des transports en commun[17] ». Selon lui, celle-ci correspond à « un problème social et économique de première importance » qui « n’est pas seulement technique ». Il s’oppose en particulier à la hausse des tarifs et « déplore que les élus de la COURLY ne soient pas consultés lorsqu’une augmentation est décidée[18]. »

La gestion des aspirations des communes périphériques qui découle de l’extension légale du périmètre de compétence du syndicat est donc d’abord aux mains de ses élus. Devant les demandes de ces communes, qui à partir de 1974 se voient également contribuer à un nouvel impôt sur les transports[19], le syndicat cherche à euphémiser la dimension politique de ses arbitrages derrière une rationalité économique. Il s’appuie pour cela sur une expertise technique autonome qui s’est notamment constituée dans le cadre du projet de métro (Mazoyer, 2011) et qui accroît les rapports de domination entre élus quant à leur capacité à influer sur la définition des problèmes publics de transport.

2.2 Affaiblissement des ressources du communisme municipal dans une arène intercommunale

Les services de la direction départementale de l’équipement et de la SEMALY sont chargés d’unifier, de reconfigurer et d’étendre le réseau selon les directives du syndicat. Alors qu’une quarantaine d’exploitants privés sont encore en activité dans la première couronne, des calculs de rentabilité ligne par ligne sont effectués pour envisager d’éventuels rachats ou mises en concurrence afin d’étendre le monopole de la société des transports en commun lyonnais (TCL). Dans cet univers quantifié, la desserte de la ZUP de Vaulx-en-Velin se réalise au compte-gouttes, à mesure « de l’occupation des logements[20] ».

Mais l’examen de ces productions expertes révèle toutefois que la liaison de la ZUP en tramway ou « prémétro » est étudiée et perçue comme « indispensable » par ces mêmes structures[21]. L’État propose même au syndicat de financer la desserte de Vaulx-en-Velin en privilégiant ces technologies. Mais le « huis clos » du syndicat permet à ses élus de défendre un métro à grand gabarit qualifié de « luxueux » et limité à l’hypercentre (Waldmann, 1991, p. 156). En cherchant à concentrer toutes subventions pouvant émaner de l’État sur celui-ci et en reprochant au tramway la place prise sur la voirie, c’est bien l’organe exécutif du syndicat qui s’oppose à ces projets. Les premières lignes de ce métro ne concernent effectivement que Lyon et Villeurbanne.

Tandis que l’évitement entre « unités semblables » participait de la capacité d’appropriation par la municipalité vaudaise d’une politique d’État dans le cadre de la ZUP, l’arène intercommunale renvoie ses élus à un rapport de force noué avec leurs homologues. La desserte de la ZUP est donc replacée dans une arène intercommunale où « l’enjeu est surtout celui du rapport de forces entre les différents notables politiques locaux » (Douillet, 2007, p. 75). Dans cette arène, les ressources institutionnelles, sociales et symboliques des élus, leur maîtrise technique des dossiers et des catégories d’action publique mobilisées, sont autant de marqueurs de domination qui mettent à mal les ressources du communisme municipal.

Pour les élus vaudais, l’investissement de l’intercommunalité ne va pas de soi. Dans l’hémicycle communautaire, le maire évoque un univers de sociabilité auquel il est étranger : « [C]’était un peu pédant […] c’était des gens qui se connaissaient bien entre eux et bon, les petits élus de Vaulx-en-Velin, c’était pas important[22]. » Les interactions dont il témoigne révèlent la distance sociale entre notables lyonnais et élus communistes de banlieue, encore largement ouvriérisés (Mischi, 2010). En comparaison aux carrières politiques des maires de Lyon et Villeurbanne[23], ces derniers sont des semi-professionnels de la politique (Vignon, 2010)[24]. Le maire de Vaulx-en-Velin impute en partie ses difficultés à obtenir une autre distribution des ressources intercommunales à un « dédain pour l’avis de [sa] population et de ses élus[25] » :

« On peut même dire qu’à cette époque-là, Vaulx-en-Velin était quand même considérée comme peu de chose, hein ! On était peu de chose quoi. […] Vaulx-en-Velin, c’était la banlieue[26] ! »

Mais c’est davantage encore la non-maîtrise des catégories techniques des politiques de transports qui nous semble entretenir un ensemble de représentations défavorables aux propositions de dessertes formulées pour la banlieue. Celles-ci sont entretenues par l’expertise que diffuse le syndicat des transports et par une dépendance municipale à leur égard. La méconnaissance des controverses techniques freine largement les possibilités d’une expression critique en la matière (Reigner et al., 2009). De son côté, en effet, l’administration municipale attachée au suivi technique des politiques urbaines est encore à l’état embryonnaire. Le suivi des opérations liées à la ZUP est confié à un directeur des services techniques qui, selon le maire, est peu qualifié :

« M’sieur Henri, il avait pas grand-chose hein. Enfin, il avait été embauché juste avant-guerre. […] Dans une petite commune, il suffisait surtout de bonnes volontés […] Mais c’était pas de la même trempe que… c’était pas un technocrate[27] ! »

Outre un manque de qualification technique, aucun agent ne suit particulièrement les questions liées aux transports.

La situation est autrement différente pour le syndicat des transports de l’agglomération. L’administration du syndicat, incarnée par la SEMALY, développe alors un important travail de lobbying en faveur de certaines technologies en accord avec les maires de Lyon et Villeurbanne. Son influence s’exerce notamment au travers de voyages d’études, auxquels sont conviés les élus communautaires. Si différentes technologies leur sont exposées, le choix des destinations pèse sur la détermination de préférences. Le maire de Vaulx-en-Velin se remémore ainsi le métro à Francfort ou à Cologne, qui « traversait très tranquillement [la ville] et après […] allait dans la banlieue à cent à l’heure ! C’était merveilleux[28] ! »

Harold Mazoyer est revenu sur ce « militantisme » technologique de la part de la SEMALY. Ces voyages d’études permettent à cette dernière de s’autonomiser d’autres modèles technologiques, comme le métro léger défendu par la RATP (Mazoyer, 2009). En conviant un certain nombre d’élus, ces voyages renforcent l’adhésion autour d’une technologie particulièrement coûteuse. Les élus participants sont invités à penser que le réseau de métro parviendra à terme jusqu’à leur commune. Les systèmes plus légers tels que le tramway, qui souffre encore d’un « lourd passif mémoriel » lié à son démantèlement quelques décennies plus tôt, sont désavantagés (Demongeot, 2018). Le maire de Vaulx-en-Velin perçoit ce dernier comme le marqueur d’un traitement « désobligeant[29] » des populations de la banlieue. Cette appréciation est renforcée par l’absence de plaidoyer expert accessible. Comme nous l’avons vu, les dossiers techniques élaborés par la société TCL et la SEMALY sur des technologies alternatives au métro pour la desserte de la ZUP lui sont inconnus. Pourtant, à la même époque, certaines villes optent pour des compromis technologiques moins tranchés. À Bruxelles, un réseau de prémétro est inauguré en 1969 en s’appuyant d’abord sur des lignes de tramway, nouvelles et existantes, pour un passage progressif au métro (Lannoy et Tellier, 2011). En France, en dehors de l’exemple lyonnais, les années 1970 amorcent le retour du tramway, qui, moins coûteux que le métro, paraît mieux répondre à l’étalement des villes (Demongeot, 2018 ; Gardon, 2018).

3. Une politisation de l’intercommunalité à la faveur de mobilisations municipales ?

Dépourvus de ressources techniques pouvant être mobilisées en contrepoint du syndicat des transports, les élus vaudais ne remettent pas en cause les choix technologiques du métro lyonnais. Faiblement intégrés aux décisions intercommunales, c’est davantage en faisant de la représentation de la banlieue et des classes populaires de l’agglomération une ressource (Douillet, 2007) qu’ils participent à construire un problème de desserte des quartiers d’habitat social et, partant, à politiser l’institution intercommunale. Les ressources qu’ils mobilisent pour endosser leur rôle de conseiller communautaire sont d’abord partisanes et se déploient depuis l’espace communal.

3.1 Une politisation par l’expression des intérêts sociaux antagonistes

La politisation de l’intercommunalité dans les années 1970 a notamment été expliquée à la faveur de dynamiques partisanes nationales marquées à gauche par l’union entre socialistes et communistes derrière le « programme commun ». Les élections municipales de 1977 renouvellent effectivement à Lyon les équilibres politiques au bénéfice de ces formations. Le Parti socialiste emporte de nombreuses villes, et le Parti communiste double ses élus sur le département[30]. Les deux villes-centres se dotent de nouveaux édiles : le centriste Étienne Gagnaire est battu à Villeurbanne par le candidat socialiste parachuté Charles Hernu ; quant à Louis Pradel, il décède quelques mois avant l’élection. Son successeur, Francisque Collomb, est réélu, mais sa majorité est affaiblie à la communauté urbaine en raison des dynamiques démographiques et de la constitution de groupes politiques (Ben Mabrouk et Jouve, 1999, p. 112). Lors du « troisième tour » du scrutin, l’opposition de gauche est toutefois divisée entre les candidatures symboliques de Franck Sérusclat, maire de Saint-Fons pour le groupe des socialistes et radicaux de gauche (24,4 % des sièges), et de Marcel Houël, pour le groupe communiste (11,11 % des sièges). L’alliance entre socialistes et communistes est donc toute relative, y compris au niveau municipal, où de nombreuses tensions jalonnent la constitution de majorités bipartisanes[31]. La politisation de l’intercommunalité nous semble davantage renvoyer à l’expression des antagonismes de classe vis-à-vis des politiques publiques qu’elle conduit.

Les transports en commun sont à cet égard exemplaires de la façon dont ces intérêts sociaux sont mobilisés pour endosser un rôle de conseiller communautaire, à la fois faiblement institutionnalisé (Douillet, 2007 ; Lefebvre, 2011) et contraint en ressources. Les élus de l’opposition sont effectivement plus enclins à prendre une posture de généraliste, non spécialisée sur un secteur d’action publique et davantage centrée sur la médiation d’intérêts dont ils se font représentants. Nous rejoignons ici Anne-Cécile Douillet, pour qui les élus s’appropriant de nouvelles procédures intercommunales « interviennent avant tout dans une logique d’intercession en faveur de leur territoire et restent des généralistes de l’action publique, s’intéressant aux cadres de l’action et à la répartition des ressources plus qu’à l’élaboration concrète des projets » (Douillet, 2007, p. 80). Toutefois, la représentation de territoires se couple dans le cas étudié avec celle des classes populaires. Dans l’hémicycle, les interventions des élus vaudais oscillent effectivement entre la représentation des intérêts d’un « prolétariat métropolitain » et la représentation de leur territoire.

Dès 1971, le conseil municipal de Vaulx-en-Velin énumère ses attentes envers le syndicat des transports en commun, et les communique à la COURLY. Les principaux enjeux défendus sont l’amélioration de la desserte de la commune et la mise en place d’une politique tarifaire différenciée selon des catégories sociales sur l’ensemble du territoire de la communauté urbaine[32].

« La carence des T.C.L alliée à la mauvaise volonté des pouvoirs publics en matière de transport en commun crée une situation de plus en plus préjudiciable à la population laborieuse de notre cité. […] Ce sont les moyens de transport archaïque mis à la disposition du public, et qui démontrent le peu de cas que font des usagers les responsables de la gestion des T.C.L. (Préfet et COURLY). Nous considèrent-ils peut-être comme du bétail ? Une chose est certaine, c’est qu’ils font passer la notion de rentabilité avant la notion de service public[33]… »

Ces revendications procèdent d’une double homogénéisation, des intérêts de la commune et des classes populaires urbaines, derrière la desserte de la ZUP. À travers l’opération ZUP, les élus vaudais se font les représentants d’une partie des administrés de leurs homologues en rappelant les dynamiques de peuplement qui transfèrent une partie significative des classes populaires de Lyon et Villeurbanne vers la périphérie. Le maire souligne à plusieurs reprises les spécificités sociales de la croissance démographique de sa commune que s’emploient à objectiver ses services[34].

La mise en exergue d’une condition singulière des populations concernées alimente aussi la politisation de l’hémicycle et la constitution de positions politiques collectives. En effet, c’est à l’aune de ces caractéristiques sociales qu’un rôle de représentant de la banlieue populaire est endossé par ces élus. Si l’opération ZUP à Vaulx-en-Velin renforce la singularité des enjeux prêtés au territoire, ces derniers sont élargis dans des discours aux colorations plus partisanes. La conflictualisation du monde social (Lefebvre et Sawicki, 2005) énoncée par les élus à travers les conditions de transport d’une « population laborieuse » et la défense d’un « service public » dépasse la seule représentation du territoire. C’est au nom de formations politiques que les positions sont tenues en matière de transport :

« On sait très bien que chaque hausse [des tarifs] contribue à éloigner une certaine clientèle de l’utilisation desdits transports, ce, contre quoi, il faut lutter. Une décision de ce genre expliquerait bien le point de vue de la rentabilité commerciale à laquelle le groupe communiste est opposé[35]… »

Celles-ci tendent à rassembler également les élus socialistes de certaines communes de première couronne, comme à Bron, dans la mesure où leurs demandes de desserte sont relayées par l’élu vaudais :

« Une enquête assez récente a permis d’arriver à la constatation suivante, notamment pour Bron qui se trouve assez bien desservi, mais dont le quartier de Bron-Parilly l’est beaucoup moins. On relève que les deux lignes existantes ne correspondent pas aux besoins de la population laborieuse qui demeure à Bron-Parilly[36]. »

Inversement, les maires socialistes de Saint-Fons ou encore d’Oullins partagent ces critiques. La répartition des investissements fait ainsi l’objet d’un double clivage centre/périphérie et gauche/droite. Au sortir d’une première décennie de débats communautaires, l’ouverture des premières lignes de métro fédère ainsi les représentants des banlieues populaires. Le tropisme lyonno-villeurbannais d’une politique des transports est vivement dénoncé par le maire de Saint-Fons, interrogé dans le journal de l’institution destiné aux habitants :

« Je me suis opposé à la construction du métro parce que la banlieue rencontrait des difficultés de transport et que le métro avait été choisi par les Lyonnais pour résoudre les problèmes spécifiques à Lyon […] Ce choix a été imposé à la communauté urbaine à un moment où il y avait d’autres urgences dans le domaine des transports en périphérie[37]. »

3.2 La représentation comme ressource politique intercommunale

L’expression de ces antagonismes sociaux par les élus socialistes et communistes de la première couronne ne se réduit pas à une posture d’opposition. Elle traduit également dans le cas de Vaulx-en-Velin leur position précaire dans les rapports de domination qui traversent le champ politique et leur faible autonomie. À l’écart des décisions intercommunales, ces élus investissent leurs nouveaux mandats en s’appuyant sur un travail de mobilisation à partir d’une grille de lecture qui conflictualise le monde social produit dans trois espaces : le militantisme syndical, le militantisme partisan et l’administration municipale politisée.

Tout d’abord, si le rôle de conseiller communautaire est faiblement institutionnalisé, l’affirmation d’une compétence intercommunale sur les transports en commun renforce paradoxalement la légitimité des conseillers municipaux à investir ce secteur. À cet égard, les revendications identifiées en matière de tarification des services de transport reconduisent des catégories de bénéficiaires non réductibles aux « habitants » que l’on retrouve dans des rôles préexistants. La municipalité demande par exemple la prise en charge par les employeurs d’une prime de transport pour les salariés, ainsi que la gratuité des trajets pour les élèves et un tarif préférentiel pour les personnes âgées[38]. Les élus se font ici le relais de préoccupations issues du monde du travail et en partie prises en charge dans le cadre syndical ou attribuées à des publics déjà constitués des politiques municipales. Les services de ramassage des salariés pris en charge par l’employeur assurent une part non négligeable des déplacements urbains des années 1970. À Vénissieux, en 1976, 47 % des actifs travaillant sur la commune bénéficient de ce mode de transport pour une moyenne de 12,5 % sur l’ensemble de l’agglomération un jour de semaine (CETE de Lyon, 1977, p. 35). Or, le déploiement d’un réseau public intercommunal s’appuie dès 1974 sur l’instauration du versement transport, qui met à contribution les employeurs. Dans les banlieues industrielles, la taxe renforce un affaiblissement de ces politiques salariales sans remplacer pour autant l’investissement de tels services. La prise en charge du transport urbain par l’intercommunalité s’y traduit dans un premier temps par une double peine, dans la mesure où le réseau se déploie largement à partir du centre et dessert peu les zones industrielles[39].

Dans les banlieues ouvrières, le transport parfois négocié dans la sphère de l’entreprise met désormais en jeu la capacité des municipalités à peser dans les décisions intercommunales. Les changements institutionnels sur lesquels nous sommes revenus consacrent donc un déplacement des espaces de luttes pour l’amélioration des conditions de transport des salariés vers la municipalité. Ces attentes, dès lors qu’elles peuvent s’exprimer à travers les relais dont disposent les élus communistes vis-à-vis des luttes syndicales, structurent le rôle de ces nouveaux conseillers communautaires.

Dans une commune où le maire, pourtant parachuté par la fédération locale du parti, est élu avec plus de 70 % des voix exprimées aux élections municipales de 1977[40], on observe à Vaulx-en-Velin un travail de mobilisation bénéficiant et cherchant des relais dans les sociabilités locales. Les interventions portées dans l’hémicycle communautaire ou directement transmises au syndicat des transports sont systématiquement communiquées à la population à travers différents moyens d’information. Outre les extraits du bulletin municipal déjà cités, un camion ambulant informe par exemple la population des différentes opérations de la ZUP, mais aussi des enjeux de transport[41]. La municipalité s’appuie également sur les organisations syndicales locales, les associations de parents d’élèves ou les militants communistes des cellules du parti. En témoigne cet extrait invitant en particulier les travailleurs d’origine espagnole à signer une pétition en faveur des transports en commun en leur signalant le passage de militants et représentants d’organisations locales diverses (figure 3).

Figure 3

« Trabajadores españoles », communiqué de la municipalité, Bulletin municipal de mai 1973, AMV 162 W 43.

Source : municipal de mai 1973, AMV 162 W 43

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« La mairie et les organisations démocratiques de Vaulx-en-Velin (sportives, parents d’élèves, syndicats et partis politiques) ont décidé d’agir en la faveur d’une grande action en direction des pouvoirs publics (préfet, COURLY), pour améliorer les transports en commun.

Vous êtes directement touchés par ce problème. Nous vous demandons de soutenir cette action, de participer en signant et en faisant signer les pétitions qui vous seront présentées par les représentants de la mairie et les militants des organisations de

Vaulx. La Municipalité »

Manifestations, pétitions, délégation d’habitants accompagnant les élus locaux à la communauté urbaine ou encore déclarations par voie de presse constituent l’essentiel de l’action entreprise par la municipalité tout au long des années 1970 en matière de transport (figures 3 et 4).

Figure 4

Photographie – Jean Capiévic, maire de Vaulx-en-Velin (1977-1985), prononçant un discours lors d’un rassemblement organisé pour un métro sur la commune, 1983. AMV.

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Ce travail rejoint une doctrine plus globale formulée alors par le Parti communiste sur le pouvoir local et l’implication des habitants (Tellier, 2013) et opposant la proximité des élus aux « méthodes technocratiques de décision[42] » de l’intercommunalité. Ce travail emprunte ici un répertoire d’action renvoyant à la mobilisation collective qui procède du cadrage d’un problème à partir d’une configuration dramatique destinée à mobiliser (Cefaï, 1996). C’est d’abord aux travailleurs, subissant les rapports de domination dans le système productif local, que s’adresse la municipalité. Le maintien des niveaux de service en dehors des circulations pendulaires (domicile-travail) est l’une des revendications permanentes que l’on retrouve tout au long de la décennie. La limitation et l’arrêt de la plupart des lignes créées pour la ZUP en soirée, le week-end et les jours fériés sont interprétés comme le marqueur d’une perception des besoins de la population réduit à la reproduction de la main-d’oeuvre productive excluant les activités de loisirs[43]. La rentabilité dénoncée par la municipalité dans le traitement des transports, qui semble présider à toute amélioration de desserte, correspondrait ici non seulement aux calculs opérés par le syndicat des transports, mais également plus largement à une gestion « utilitariste » de la banlieue, autrement dit à l’exploitation des classes populaires au service de l’économie de l’agglomération lyonnaise. Ce sont donc des catégories proprement politiques qui sont utilisées pour appeler les habitants de la commune à soutenir les initiatives municipales.

Celles-ci rejoignent, enfin, des catégories d’analyse utilisées par les agents au sein même de l’administration communale. À partir du milieu des années 1970, la création d’un service chargé du suivi des politiques urbaines sur la ville permet le recrutement d’agents plus diplômés, dont certains ont été formés aux sciences sociales. Ce personnel s’emploie notamment à objectiver des disparités intercommunales en reprenant des grilles d’analyse issues de la sociologie urbaine marxiste[44] qui, en France, se diffusent largement dans les années 1970 (Topalov, 1989). Si une politisation partisane caractérise ce personnel, nous insistons surtout sur la politisation fonctionnelle des agents – pour reprendre la distinction opérée par Émilie Biland à la suite de Stéphane Dion –, puisqu’ils participent à étayer les argumentaires des élus dans une activité de négociation des équipements et de définition de l’action publique (Biland, 2019, p. 59‑60).

Conclusion

La forte politisation de l’intercommunalité lyonnaise que l’on observe dans la première décennie des communautés urbaines (Ben Mabrouk et Jouve, 1999) peut se comprendre à l’aune des ressources investies par les élus pour porter des problèmes publics dans cette nouvelle arène du pouvoir local. La création de la communauté urbaine reconfigure l’action publique locale en accentuant les hiérarchies entre élus. Alors que les élus des villes-centres en maîtrisent les principales ressources, financières et expertes, le problème de desserte en transport en commun des quartiers d’habitat social – saisi antérieurement dans une négociation entre municipalités communistes et État gaullien – ne parvient pas à l’agenda d’une politique intercommunale des transports en commun. La distribution socialement inégalitaire des investissements publics qui en résultent (Lojkine) n’en est pas moins visibilisée par les élus dominés du champ politique qui le porte.

En revenant sur cette séquence, on comprend que cette politisation dépend alors du type de ressources dont ces derniers dépendent et qu’ils investissent dans un rôle de conseiller communautaire en construction. À l’écart des scènes de décisions en matière de transport en commun et n’ayant pas accès à l’expertise produite à leur égard, c’est d’abord à partir des ressources disponibles et propres à la représentation des classes populaires que les élus de banlieue rouge entrent dans l’arène intercommunale.

La mobilisation politique qui en découle est loin des consensus qui dominent aujourd’hui l’intercommunalité à partir de problèmes publics invisibilisant les antagonismes sociaux. Dans la séquence ici analysée, le travail d’objectivation des disparités entre communes conduit à Vaulx-en-Velin vise alors davantage à porter un problème de répartition des investissements publics et intercommunaux, plutôt qu’un problème de répartition des classes populaires. Le cadrage municipal du problème des transports fait montre d’une « mise en politique » (Barthe, 2006) de la desserte des banlieues populaires qui tranche avec cette dernière acception. C’est là une différence significative vis-à-vis des perceptions de ces quartiers populaires véhiculées au cours de la décennie 1980 et qui font de la concentration des classes populaires, en particulier lorsqu’elles sont immigrées, le noeud du problème des « quartiers » (Tissot, 2007). Ces nouvelles grilles de lecture sur lesquelles se construisent peu à peu des consensus interpartisans font des infrastructures de transport non plus un équipement à destination de ces mêmes classes, mais « un facteur important pour leur réhabilitation en attirant notamment de nouveaux habitants ou emplois[45] ». Selon cette nouvelle formulation, les priorités de desserte de la municipalité de Vaulx-en-Velin se déplaceront progressivement en dehors des grands quartiers d’habitat social (Lévêque, 2017). L’une des dynamiques de ce changement est l’arrivée d’une nouvelle génération d’élu disposant de nouvelles ressources.