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Dans son Grand livre des Negro Spirituals, Bruno Chenu propose une analyse historique, thématique et symbolique d’un genre musical dont les origines sont assez anciennes et intrinsèquement liées aux États-Unis : le Negro Spiritual, qui se définit par des chants religieux traditionnels, remontant souvent aux xviiie et xixe siècles, et inspirés par des thèmes typiquement chrétiens (surtout baptistes et méthodistes). Plusieurs de ces textes évoquent le style des psaumes, prêchant avec ferveur l’humilité, la recherche de la consolation, le désespoir ou au contraire l’espérance. D’emblée, l’auteur précise une distinction importante entre le Negro Spiritual et un autre genre musical proche, le gospel, qui sont trop souvent confondus par les non-initiés qui n’y verraient que des musiques religieuses propres aux Noirs des États-Unis. Pourtant, plusieurs éléments opposent fondamentalement ces deux univers musicaux.

Beaucoup plus ancien, le Negro Spiritual évoque le temps de l’esclavage d’où il est directement issu (vers 1760‑1875). Ses origines sont rurales et anonymes ; ses mélodies s’apparentent parfois aux chants de travail inventés par les Blancs pour motiver les esclaves. Les thèmes souvent exaltés des Negro Spirituals s’inspirent principalement de l’Ancien Testament, dans la mesure où l’on chante les conséquences de l’Exode (thématique privilégiée qui rejoint parfaitement les Noirs exilés de leur Afrique natale), mais on prêche aussi l’espoir, la libération, certains personnages bibliques (comme Moïse, Daniel, Josué, Adam et Ève) ; on annonce la venue du Sauveur qui rétablira la justice. Inversement, le gospel (qui ne sera pas étudié dans ce livre) apparaît beaucoup plus tardivement, dans les ghettos des grandes villes des États-Unis, au début du xxe siècle ; ses thèmes (obéissance, pardon, tolérance, résignation) puisent surtout dans le Nouveau Testament ; on s’adresse non pas à la figure divine en soi, mais directement à Jésus, le Sauveur des âmes. Pour Bruno Chenu, prêtre assomptionniste et ancien rédacteur du journal français La Croix, cette distinction stylistique reste fondamentale, car le Negro Spiritual et le gospel « reflètent deux situations et deux théologies » (p. 10).

Dans le Negro Spiritual, les références symboliques et bibliques abondent et peuvent donner lieu à de multiples interprétations : le Paradis perdu, l’Exode, le déluge, l’asservissement d’un peuple, les incarnations du mal. L’auteur met surtout en évidence la dimension religieuse de ces chants, dont l’exemple parfait me semble être le célèbre Go Down, Moses, par son évocation épique de Moïse guidant son peuple durant l’Exode en Égypte. L’influence de ces chants a dépassé les frontières et les époques. J’ajouterais que même certaines oeuvres de musique classique, comme la célèbre « Symphonie du Nouveau monde » d’Antonín Dvorák (1841‑1904) ou la chanson Summertime, tirée de l’opéra Porgy and Bess de George Gershwin (1898‑1937), avaient copieusement emprunté aux Negro Spirituals, et surtout au très touchant Sometimes I Feel Like A Motherless Child, qui rappelle la dure perte des origines ressentie par tout un peuple en exil.

Ce Grand livre des Negro Spirituals se subdivise en une dizaine de parties. D’une portée plus historique, les trois premiers chapitres évoquent le système esclavagiste et son implantation en Amérique ; on étudie les méthodes de conversion des esclaves vers les religions chrétiennes et l’appropriation par ceux-ci de la foi de leurs oppresseurs. Cet abandon des divinités africaines pour adopter une religion monothéiste occidentale pourrait être perçu en termes psychanalytiques comme une forme d’identification à l’agresseur. « Se convertir au christianisme sera donc chercher à apprivoiser la puissance manifeste du dieu blanc, participer à son pouvoir, détourner à son profit son potentiel de vie, mettre tous les atouts de son côté. On quitte le dieu de la défaite pour le dieu de la victoire » (p. 88).

Le quatrième chapitre délimite les fondements du Negro Spiritual et identifie ses origines africaines, ses composantes structurelles et ses thématiques religieuses. En fait, l’histoire et l’origine des premiers Negro Spirituals restent obscures, il serait difficile de les situer exactement. C’est seulement à partir de certains récits de voyages de quelques explorateurs européens venus en Amérique, au milieu du xviiie siècle, que l’on a pu établir approximativement le moment de l’apparition des premiers chants de Negro Spirituals entendus dans des églises de Pennsylvanie et de Virginie, où les Noirs étaient admis, dans des sections réservées (p. 157). L’auteur évoque plus loin les apports des premières études universitaires consacrées à la musique des Noirs américains : celles de W.E.B. Du Bois, du théologien Howard Thurman, des sociologues Benjamin Mays et John Lovell (p. 169 et suiv.). Ces chercheurs exploraient autant les dimensions religieuses, sociales, anthropologiques de cet univers musical. Les chapitres qui suivent étudient le contenu de plusieurs chants, illustrés par de larges extraits traduits en français. Le cinquième chapitre (« De la souffrance à la délivrance ») identifie les éléments des chants religieux faisant subtilement allusion à la dure condition d’esclave, à la déportation, à la perte des racines, tout en soulignant dans ces chants de foi la présence de quelques éléments subversifs de la part des Noirs à la recherche d’émancipation. Le sixième chapitre figure parmi les meilleurs et aborde le thème de l’exode, en analysant les personnages bibliques privilégiés dans les Negro Spirituals. On trouve au septième chapitre une analyse de quelques Negro Spirituals faisant spécifiquement allusion à Jésus, en insistant sur la Passion et la Crucifixion. Comme on le devine, beaucoup d’esclaves ont pu s’identifier à ce Dieu qui souffre et subit l’humiliation : « Je veux mourir comme Jésus est mort / Et il est mort avec une bonne volonté libre » (p. 275).

Le huitième chapitre (« Destination ciel ») souligne une particularité des chants de Negro Spirituals, qui accordent une place importante à l’au-delà, perçu comme le lieu privilégié de la réparation divine, de la compensation pour une vie terrestre de douleur et de tristesse. Bruno Chenu voit d’ailleurs dans l’exubérance des processions religieuses, des cérémonies funéraires et dans une certaine vénération des morts l’illustration de la place accordée par les Africains américains aux ancêtres disparus et la preuve d’une sorte d’idéalisation d’un monde meilleur, qui n’existerait pas sur Terre. L’analyse des textes révèle que certains éléments bibliques comme le Jugement dernier, l’Apocalypse, le Paradis sont imaginés et largement décrits dans ces chants, à la mesure des attentes et de l’espoir d’une ultime réparation, comme pour compenser tant de vies misérables, de morts prématurées et de familles décimées par l’exil originel. Un émouvant chant de liberté illustre ce thème : « Je me coucherai dans ma tombe / Et j’irai dans la maison de mon Seigneur / Et je serai libre » (p. 143).

Mais comme le précise plus loin Bruno Chenu, « le ciel a les couleurs du Nord des États-Unis » (p. 284). Les Noirs du Sud rêvaient donc à cette époque d’une zone permettant l’émancipation sur Terre, où l’esclavage serait aboli. Plusieurs chants véhiculaient cette utopie. L’esclavage prit officiellement fin aux États-Unis en 1865 ; mais seulement quelques mois plus tard apparurent les premiers chevaliers du Ku Klux Klan.

Dixième ouvrage de son auteur, le Grand livre des Negro Spirituals fournit dans un style clair et bien documenté une histoire très complète et vivante de cette musique à la fois riche et profonde. En outre, une volumineuse annexe fournit généreusement les textes originaux (en anglais) de quelque 210 chants de Negro Spirituals (p. 325‑410). Une liste de suggestions discographiques comprenant une trentaine de références sur CD complète l’ensemble.

L’ouvrage comprend dans sa jaquette un supplément original et ici indispensable : un disque compact de 18 chansons intitulé Les plus beaux Negro Spirituals, interprétés par un ensemble vocal relativement peu connu mais qui semble réputé aux États-Unis : le Moses Hogan Chorale. La plupart des pièces de ce CD inédit sont chantées a cappella, mais certaines sont accompagnées au piano ou à la flûte. Le disque dure plus d’une heure et les textes sont tous reproduits dans le livre. La qualité de l’enregistrement et de la prise de son est indiscutable, mais certaines interprétations semblent cependant assez retenues, peut-être un peu trop statiques ou manquant parfois d’entrain et de rythme. Ainsi, la version de Go Down, Moses me semble trop grave, très proche d’un choeur d’opéra. On peut néanmoins y entendre des standards célèbres et judicieusement choisis comme : Amen, Go Down, Moses (traduit en plusieurs langues et aussi connu sous le titre Let My People Go), He’s Got the Whole World in His Hands, Nobody Knows the Trouble I’ve Seen, Study War No More (aussi connu sous le titre Down By the Riverside). Le jazzman Louis Armstrong avait d’ailleurs repris plusieurs de ces titres durant les années 1960.

Cet ouvrage considérable aborde la musique africaine américaine en tant qu’expression globale de l’identité, de la foi et de la culture d’un peuple minoritaire et opprimé, négligeant toutefois de comparer les différentes interprétations existantes et passées, et sans s’attarder aux différents interprètes, aux orchestrations ou aux dimensions instrumentales des pièces mentionnées. Les aspects thématiques et religieux priment sur les dimensions musicologiques ou discographiques dans ces analyses ; l’évolution stylistique et les variations musicales restent ici secondaires. Mais ces quelques remarques n’enlèvent rien à mon impression générale à propos de cette contribution qui fera date : j’estime que ce Grand livre des Negro Spirituals de Bruno Chenu constitue désormais l’une des références les plus complètes en langue française sur l’histoire des Negro Spirituals, laissant très loin derrière la plupart des ouvrages précédents sur le sujet, y compris le surestimé Fleuve profond, sombre rivière de Marguerite Yourcenar (aussi connu sous le titre Blues et Gospel, Gallimard, 1964), qui me semble maintenant bien pâle et assez imparfait. Seuls les ouvrages du musicologue belge Robert Sacré et certains livres américains non traduits en français m’apparaissent d’un niveau comparable à cet excellent livre de Bruno Chenu. Les chercheurs en anthropologie culturelle, en histoire religieuse, en musicologie, en ethnologie, en études américaines et africaines y trouveront certainement des notions utiles.