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Dans le marché important que représentent aujourd’hui les livres de littérature de jeunesse, le pourcentage de ceux qui apparaissent clairement comme des auxiliaires directs de conversion à la religion chrétienne est plutôt bas. Beaucoup de romans, cependant, puisent dans le fonds commun de la culture judéo-chrétienne afin de tenter de construire une éthique humaniste ou de répondre aux questions fondamentales que se posent les jeunes lecteurs quelles que soient leurs origines. De nombreux auteurs choisissent, dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, des motifs tels que le sacrifice, la contrition, la passion, des personnages charismatiques ou messianiques, des schèmes ou des intrigues comme l’aventure intérieure, des mythes comme la quête des origines ou du paradis perdu.

Jacqueline Thibault Schaefer, dans son article « Récit mythique et transtextualité[1] », montre, en s’appuyant sur la classification proposée par Genette dans Palimpsestes et à travers l’étude du mythe de Tristan et Iseut, que le mythe présente, par sa notoriété et sa flexibilité, une aptitude particulière à se constituer en intertexte. Les mythes originels se muent ainsi tout naturellement en mythes littéraires et s’invitent dans la littérature :

[…] la mémoire culturelle inférant le non-dit, la présence du mythe peut se signaler dans un texte-récepteur moyennant une économie maximale de syntagmes. […] Agrégat d’éléments narratifs récupérés et recyclables, il fait preuve d’une grande capacité de mutabilité et de syncrétisme. Ainsi le mythe, réceptible sous diverses formes, à la fois réductible et extensible, paraît doté d’une capacité transtextuelle optimale[2].

Les buts et les effets liés à son utilisation peuvent évidemment être très différents selon les écrivains. Mais il apparaît qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir recours à certaines facilités de scénario, comme on choisirait, par exemple, un cadre exotique pour mettre en valeur une intrigue un peu plate. Les auteurs qui intègrent de semblables mythèmes dans leurs récits semblent avoir le souci de conduire à une réflexion ou à une première prise de conscience sur le sens de la vie. Cette préoccupation est partagée par des créateurs actuels parmi les plus célèbres qui, croyants ou non, empruntent consciemment ou non les voies tracées par la mythologie chrétienne pour délivrer leur message.

L’hypotexte biblique, lorsqu’il est utilisé par les écrivains, notamment dans des ouvrages destinés à la jeunesse, peut dès lors agir comme un ferment dans la pâte de l’écriture. C’est à quelques-uns des effets de cette « fermentation » que cet article se propose de réfléchir en limitant son analyse à l’un des passages de la Genèse auquel il est le plus souvent fait référence dans la littérature pour la jeunesse, qu’il s’agisse d’albums pour jeunes enfants ou de romans pour adolescents, celui du Déluge.

I. Les animaux de l’Arche ou la fortune d’un mythème dans les albums pour enfants

Peu distincts à l’origine d’une certaine forme de littérature populaire, les livres pour la jeunesse semblent particulièrement friands de ces mythes anciens et nouveaux qui permettent le déploiement du rêve et de l’imaginaire, n’hésitant pas à emprunter aux ouvrages de la tradition gréco-latine mais aussi à la Bible, extraordinaire « réservoir » d’histoires. Le récit du Déluge ou des eaux diluviales qui raconte comment un monde corrompu est balayé de la surface de la terre par les inondations et comment une poignée de justes est choisie pour reconstruire, sur des terres purifiées, un univers nouveau, est l’un de ceux qui se rencontrent le plus fréquemment et sous diverses formes dans de nombreux ouvrages destinés aux enfants. Plusieurs mythèmes issus de ce long récit biblique sont intégrés par les écrivains dans des ouvrages de littérature pour la jeunesse : la violence des pluies diluviennes qui font monter les eaux jusqu’au sommet des montagnes, le vol de la colombe qui revient vers Noé, une fois le déluge arrêté, avec, dans son bec, un rameau d’olivier, et le surgissement de l’arc-en-ciel qui signe la nouvelle alliance entre Dieu et les hommes.

Mais c’est d’abord, sans surprise, l’épisode de la construction de l’arche et le long défilé des animaux qui s’y engouffrent, qui est le plus souvent repris dans les albums et romans destinés aux enfants. Il donne en effet l’occasion de faire découvrir les bêtes que les histoires pour enfants mettent en scène dans leurs pages comme autrefois les contes et la littérature populaire. L’album de Susanne Göhlich, L’Arche de Noé, paru en 2011, en donne un des exemples les plus classiques dès la couverture où sont représentés, voguant dans une grande barque, un groupe de joyeux animaux serrés les uns contre les autres, duquel dépassent les longs cous de deux girafes[3]. Des auteurs connus comme Gilbert Delahaye, auteur de la célèbre série Martine, n’hésitent pas non plus à avoir recours à ce type de scénario qui porte très souvent ses fruits. Il a transposé l’histoire de Noé dans un de ses derniers ouvrages, paru en 2003[4].

Eu égard à l’importance et à la complexité que revêt la signification de l’animal dans le récit ou dans l’album pour enfant, l’utilisation du mythème de l’arche de Noé et des animaux qu’elle abrite ne saurait a fortiori consister en une facilité de scénario apte à séduire un certain public. L’adaptation soignée qu’en font certains auteurs est révélatrice d’ambitions bien différentes qui oscillent entre souci pédagogique et attention portée à l’épanouissement de l’enfant et de sa créativité. Une représentation très réussie de l’arche de Noé a été donnée par l’auteur illustrateur André Hellé[5] dans l’album Drôles de bêtes, paru chez Tolmer, en 1911. Ce livre vient d’être republié par les éditions MeMo[6], cent ans après sa première édition.

L’ouvrage paraît en même temps que sa réalisation en bois — une Arche de Noé et ses vingt-quatre animaux découpés — tous deux commercialisés par les Grands Magasins du Printemps à Paris. Ils témoignent d’une esthétique novatrice, alliant, grâce à la simplification des formes, l’avant-garde des arts plastiques à l’esprit d’enfance que son créateur a su préserver — ou retrouver — par-delà les années. Pour Hellé, l’album est à la fois l’aboutissement et le point de départ d’une carrière au service de l’enfance, riche de plus d’une soixantaine de livres durant la première moitié du vingtième siècle. Son souci pédagogique est presque contemporain de l’attention accordée au bon développement psychologique et psychomoteur des enfants par Dewey, Maria Montessori ou Paul Faucher dans les années 1920 et 1930. Drôles de Bêtes, le premier de la série, reste le plus spectaculaire des ouvrages que Hellé destina aux enfants : exceptionnel par sa taille (42 x 31 cm), sa qualité d’impression, ses dessins et son texte calligraphié de la main de l’artiste. Sous une couverture différente, l’album paraît simultanément en coédition avec les Grands Magasins du Printemps, sous le titre de L’Arche de Noé dans le catalogue de Noël 1911. Un mobilier de chambre d’enfant ainsi que les jouets de bois créés par l’artiste y sont également proposés sous le signe de l’arche.

Les animaux stylisés par André Hellé s’inspirent, tout en le renouvelant, du style naïf et rigide des jouets populaires allemands qui peuplèrent son enfance. En véritable designer avant la lettre, il en adoucit la raideur primitive et invente des volumes simplifiés, facilement reconnaissables et plus adaptés à la petite enfance. La farandole des animaux se décline aussi sur une frise de papier peint dont les parents pourront décorer la chambre de leurs enfants. Outre l’aspect commercial de cette transposition du mythe, qui table sur les rapports pérennes qui se sont établis entre les enfants et les animaux, on peut souligner, sans forcer le trait, que se dessine ici l’ambition de faire de la chambre une arche protectrice. L’enfant y vivra à l’abri de tous les déluges entouré d’animaux protecteurs. La stylisation du dessin de Hellé établit une proximité avec les représentations que l’enfant peut lui-même se faire des animaux.

Le mythème de l’arche (bateau et coffre à trésor) se prête à toutes les constructions ludiques de l’imagination. Un récent album d’Alain Serres, créateur des éditions Rue du monde, intitulé Les étonnants animaux que le fils de Noé a sauvés[7], en est un autre exemple. Cet album de grand format présente une réécriture du mythe du Déluge pour enfants à partir de six ans. Noé et sa femme tentent de sauver tous les animaux de la création en les faisant monter dans leur arche au pied de laquelle est assis Imaginoé, leur fils. Il a toujours avec lui un grand cahier à dessin et décide d’aider ses parents dans leur tâche en représentant sur le papier à la fois les bêtes réelles qu’il faut faire monter dans l’arche et celles qui peuplent son imagination. Soixante-dix animaux sont ainsi reproduits dans les pages du livre dans un style au graphisme primitif, évocateur des peintures rupestres. À côté des illustrations, de petits textes pleins de poésie, énigmes ou devinettes, invitent le lecteur à aller à la découverte de cette galerie d’animaux à préserver. Afin de pimenter la lecture tout en activant l’imagination du lecteur, les bêtes inventées par Imaginoé devront être débusquées dans chaque double page : le Bosslop d’Irkoutsk, l’autruchenille ou l’ultracaméléon du papyrus qui ne se voit pas au premier abord, confondu dans le grain du papier qu’a choisi Imaginoé pour l’y dessiner. L’arche retrouve, dans ce type d’ouvrage comme dans le mythe, sa double signification : elle est coffre précieux qui renferme les trésors et collections de l’enfant (ses livres, ses jouets, ses inventions) mais elle est aussi un bateau réel ou virtuel qui l’emmène dans un nouveau monde, celui qu’il est capable de créer dans un espace conçu pour lui.

II. Le Déluge raconté dans les romans jeunesse : quand la guerre emporte le monde ancien…

Le mythe du Déluge se rencontre aussi de manière allusive ou notoirement déclarée dans les romans pour enfants de dix à douze ans, le plus souvent des récits d’aventures ou de voyage. Son utilisation en palimpseste peut donner lieu à d’autres interprétations. Lorsque l’on s’embarque sur mer, on s’éloigne de la terre avec, à l’esprit, l’idée de traverser l’océan pour trouver d’autres rivages. Un voyage comme celui de Noé donne la possibilité au héros des livres d’aventures pour la jeunesse construits à partir de ce mythème et au lecteur avec lui, non seulement de partir en exploration mais de s’éloigner du monde ancien où il ne peut plus habiter parce qu’il n’y est plus accordé ou parce que celui-ci a été détruit, pour créer son propre univers et peut-être pour trouver à la fois son origine et son originalité. Ce n’est pas toujours à la suite d’un déluge réel que le héros va être appelé, comme un nouveau Noé, à recréer le monde. Ce peut être parfois à la suite d’une catastrophe privée qui a détruit l’univers dans lequel il vivait. La plupart du temps, cependant, dans ces récits, l’ambition des hommes tout aussi dévastatrice que les pluies diluviennes met en danger un monde que les héros sont amenés à reconstruire à partir des vestiges qu’ils ont pu sauver. On n’est pas étonné, dès lors, de trouver la trace du mythe dans les récits qui ont choisi de présenter à leurs lecteurs les effets désastreux des guerres qui ne cessent de meurtrir la planète. De mondes détruits en mondes reconstruits, les héros de ces livres d’aventures, petits-fils de Noé, invitent à réfléchir à la transmission générationnelle, à se demander qui sont les enfants de Noé d’aujourd’hui et en quoi consiste leur tâche.

Les romans qui traitent de la guerre représentent, en France, un pourcentage non négligeable de l’ensemble des titres proposés par chaque grande maison éditoriale depuis les années 1970, notamment. Le sujet peut être envisagé avec réalisme, dès que l’on s’adresse à des lecteurs de dix à seize ans, c’est-à-dire au public « junior ». Dans la catégorie « romans », on trouve, pour chaque maison d’édition, depuis les années 2000, environ 10 à 12 % de titres consacrés à la guerre. Près de la moitié des récits ont pour toile de fond la Première ou la Seconde Guerre mondiales. Chez Gallimard jeunesse, par exemple, en 2001, sur quarante-quatre titres, dix-sept sont consacrés à la Seconde Guerre mondiale et cinq à la Première, soit près de la moitié des titres. On notera qu’il existe aussi chez ce même éditeur toute une série de « Classiques » ayant pour thème la guerre, entre autres : Michel Strogoff (J. Verne)[8], Le Feu (Barbusse)[9], Thomas l’imposteur (J. Cocteau)[10], etc. La plupart du temps, non destinés à l’origine à des enfants, ces romans ont pour héros et/ou narrateur, un adulte. Par sa voix, les écrivains dont la plupart ont connu la guerre et ses bouleversements, transmettent, consciemment ou non, un message dont les jeunes générations peuvent faire leur miel : la civilisation moderne est une menace pour notre Terre qu’elle risque de détruire. Le progrès conduit les hommes en ville et les soumet à la tentation du profit qui finit par engendrer des guerres. Expression de la corruption des hommes, ces conflits meurtriers engloutissent des pans entiers de sociétés humaines aussi sûrement que le Déluge. Ils appellent de nouveaux Noé prêts à construire des arches salvatrices de la création pour voguer vers de nouveaux horizons.

La guerre comme le Déluge emporte avec elle non pas tout l’univers mais le monde ancien. L’enfant est appelé, dès lors, à rétablir l’ordre du monde en rassemblant sur son arche tous les éléments nécessaires à la restauration cyclique. Un certain nombre d’écrivains pour la jeunesse qui proposent des récits sur ce sujet ont recours à cette pratique hypertextuelle que Gérard Genette, dans Palimpsestes, nomme la transformation sérieuse ou transposition[11]. Et la façon dont ils « transposent » l’hypotexte est révélatrice de leurs intentions : « Il n’existe pas de transposition innocente, écrit Genette, — je veux dire qui ne modifie d’une manière ou d’une autre la signification de son hypotexte[12] ». Le roman d’E.-E. Schmitt, L’Enfant de Noé, est une transposition avouée du mythe du Déluge et de l’arche de Noé. Dès le titre, il s’annonce comme une réécriture et aussi comme une suite de l’épisode biblique auquel il est fait très souvent allusion dans le déroulement de la narration. Même si, comme pour un précédent ouvrage de l’auteur, Oscar et la dame rose[13], ce récit n’est pas spécifiquement destiné aux enfants, il est devenu un succès de librairie grâce à un lectorat éclectique composé aussi bien d’adultes que de préadolescents.

Le narrateur, Joseph, âgé de sept ans, est un enfant juif qui, en 1942, est séparé de sa famille. Il est recueilli par le Père Pons, un abbé qui tient un orphelinat. Joseph voit, alors, son univers s’écrouler. Il manque de vocabulaire pour désigner les nouvelles personnes qui entrent dans sa vie et ne comprend pas, par exemple, pourquoi on dit « mon père » en s’adressant à une personne qui n’a aucun lien de parenté avec vous ! Pour pouvoir vivre dans ce nouveau monde où on le met à l’abri de la folie meurtrière des nazis, il est obligé de faire sans arrêt des comparaisons avec le monde ancien. Il adopte la Vierge Marie qui devient une figure de la tendresse maternelle. Et, lorsque ce petit juif assiste à sa première messe, il s’y sent protégé comme dans un immense bateau « avec des plafonds arrondis[14] » qui n’est pas sans rappeler l’Arche de Noé. De métaphores en métaphores, il navigue à vue et se lance courageusement dans l’exploration des mers inconnues afin d’éviter ces déluges de feu, de violence et de malheurs que la guerre fait déferler sur lui. Les tempêtes sont toujours prêtes à se déchaîner : bombardements, perquisitions, dénonciations. La thématique de l’eau est partout présente sous la forme des larmes versées par les pensionnaires du Père Pons qui s’ennuient de leurs parents déportés ou cachés ailleurs, de la douche sous laquelle les petits circoncis seront surpris par un officier allemand, magnanime ce jour-là.

Noé, dans ce livre, correspond bien, malgré la transposition diégétique du cadre et de l’époque, au patriarche biblique. C’est un homme mûr et sage, un prêtre d’une grande bonté et qui accorde une réelle attention aux autres, à ses prochains. La relation thématique à l’hypotexte est donc, une fois de plus, clairement suggérée. Le petit Joseph ne s’y trompe pas qui voit en lui un initiateur. Comme le patriarche biblique, le Père Pons met à l’abri dans son orphelinat-arche tout ce qui est menacé de destruction. Il explique un soir à Joseph le sens de ses collections secrètes qu’il dissimule dans une crypte à l’orphelinat. Dans cette cave, le Père Pons a recréé une synagogue :

  • Sais-tu qui fut le premier collectionneur de l’histoire humaine, mon petit Joseph ? […] C’était Noé. […] Il y a très longtemps des pluies incessantes s’abattirent sur le monde. […] Un homme, Noé, pressentit que notre planète allait être entièrement recouverte par les eaux. Alors il commença une collection. Avec le secours de ses fils et de ses filles, il s’arrangea pour trouver un mâle et une femelle de chaque espèce vivante, […].

  • Noé, c’est votre modèle ?

  • Oui, comme lui, je collectionne. Dans mon enfance, j’ai vécu au Congo belge où mon père était fonctionnaire ; les Blancs méprisaient tant les Noirs que j’avais commencé une collection d’objets indigènes. […] Actuellement, j’ai deux collections en cours : ma collection tzigane et ma collection juive. Tout ce qu’Hitler veut anéantir[15].

Ce Noé-collectionneur est aussi un pont, l’arche d’un pont, comme son nom, l’indique (pons, pontis, en latin c’est le pont). Il est l’intermédiaire entre les chrétiens et les juifs. Grâce à sa légèreté, il saura flotter sur les eaux du Déluge (Père Pons/pierre ponce selon le jeu de mots osé par le petit Joseph !)[16]. Le Père Pons est donc à la fois une figure de Noé et une représentation de l’arche. La valeur symbolique du héros biblique s’en trouve ici augmentée. D’autant que Joseph, fortement impressionné par cette rencontre, devient en quelque sorte le fils spirituel du Père Pons et, à la fin du roman, il tente de poursuivre à sa façon, en vrai fils de Noé, le travail entrepris par le prêtre pour renouer l’Alliance. Si le déluge de la guerre s’est bien abattu sur la Terre, il n’a pas tout emporté sur son passage et, dans ce cas précis, la transmission générationnelle peut continuer de se faire harmonieusement[17].

III. Les nouveaux Noé : rajeunissement du héros et transposition diégétique

Si le souci d’informer le lecteur en le distrayant est une pratique pédagogique qui a fait ses preuves depuis longtemps, il semble que le rajeunissement du point de vue du narrateur, lorsqu’on traite d’un sujet aussi difficile que la guerre ou les massacres dans le monde, soit plus novateur en littérature de jeunesse. Ces deux manières de faire sont, en tout cas, deux caractéristiques importantes de la politique éditoriale lorsqu’elle destine des titres réalistes à son jeune public, aujourd’hui. On en retrouve la trace dès que l’on étudie de près les romans consacrés au sujet de la guerre, des massacres ou des épidémies. Dans la plupart de ces récits, le héros est un enfant ou un adolescent qui a l’âge du lecteur. Ainsi, dans Zone interdite en Bosnie[18], Un été algérien[19], L’Algérie ou la mort des autres[20]…, le héros/narrateur, âgé de dix à douze ans, écho du lecteur, proche de lui, est peut-être plus à même de le rendre sensible à des situations difficiles. La naïveté supposée de ce narrateur permet en toute vraisemblance de lui faire rencontrer des personnages qui lui expliquent les conflits au coeur desquels il se trouve plongé. Cette même naïveté permet également d’insister sur le côté parfois si incompréhensible des situations qu’elles en deviennent grotesques ou absurdes. Ainsi, le simple fait de poser un regard d’enfant sur les situations les plus tragiques les dénonce mieux que ne le feraient de longues analyses. Dans d’autres romans, l’enfant ne subit pas seulement les conséquences de la guerre, il est pris au coeur de la tourmente. Raconter est alors témoigner ; en même temps l’écriture, qui construit sur des ruines, répare et tente de conjurer la perte.

Publié en 1997, alors que se met en place, parallèlement, l’opération « Devoir de mémoire », Souviens-toi Akeza[21] de Reine-Marguerite Bayle se propose de rendre compte à un jeune public du génocide rwandais de 1994. L’histoire est inscrite dans une temporalité précise, celle du génocide rwandais. L’écriture est celle du reportage journalistique avec témoignages inclus augmentés, pour plus de crédibilité, de changements de point de vue. Les personnages, décrits, sont inscrits dans une histoire familiale et dotés d’une psychologie. À l’évocation de nombreuses sensations physiques, concrètes s’ajoutent bon nombre d’informations aisément vérifiables. Pourtant, dans le dernier chapitre, une tendance à passer du témoignage réaliste au roman initiatique se fait jour.

Ici le mythème du Déluge n’est présent qu’allusivement mais néanmoins repérable dans la narration que ce soit d’un point de vue stylistique ou thématique. L’auteur a recours à un style métaphorique : la guerre est un gigantesque raz de marée qui détruit tout sur son passage ; la folie destructrice des hommes se déchaîne avec la même brutalité que la force aveugle d’un cataclysme : « Les coups s’abattent, accompagnés de profonds ahanements pareils à ceux du bûcheron sur le tronc du cyprès, mais ce sont des crânes que l’on fend, des mains que l’on coupe, des poitrines que l’on défonce, des viscères que l’on déchire[22]… ». Akeza, la jeune héroïne, d’abord dépassée par les événements, s’enfuit éperdument, seule rescapée de sa famille, de son village. Elle finit par arriver dans un village où elle est recueillie par une ONG ayant mis une certaine distance entre elle et les horreurs de la guerre. Après plusieurs mois de silence, d’hébétement, la survivante commence un travail de deuil. Akeza essaie de rassembler patiemment tous ses souvenirs comme on commence une collection. Au terme de cette éprouvante initiation, la jeune héroïne, envisage de « recoudre » les morceaux de vie qu’elle a conservés précieusement en elle comme dans une arche à prendre au sens d’écrin.

La vie quotidienne reprend, avec ses cohortes d’obligations, de soucis et de joies aussi. Akeza se rend compte que son enfance et son adolescence sont définitivement perdues et qu’elle a basculé de force dans l’âge adulte. Même si la vie pouvait de nouveau avoir le goût du miel ce dont elle doute, elle n’oubliera jamais le goût du sang. Elle se répétera sans cesse : « Ibuka ! Ibuka ! Souviens-toi ! Souviens-toi ! » Peut-être n’est-elle restée en vie que pour cela : se souvenir et témoigner ?

De sa vie en charpie Akeza la courageuse veut tenter de recoudre patiemment les lambeaux, morceau par morceau. La fille aux doigts de fée réussira-t-elle à renouer tous les fils arrachés par la cruauté des hommes[23] ?

Souviens-toi Akeza, donne à voir un nouveau visage du Noé de l’arche. Car si Akeza, après avoir survécu au déluge de la guerre, commence une collection comme le Père Pons dans l’Enfant de Noé d’E.E. Schmitt, elle n’a rien d’un patriarche biblique. Gérard Genette explique dans Palimpsestes que le changement de sexe est toujours un élément important de la transposition diégétique, car il permet d’« explorer la capacité de variation pragmatique de l’hypotexte », voire de « renverser toute la thématique de l’hypotexte[24] ». Le message du roman Souviens-toi Akeza est une déclinaison nouvelle et adaptée à la situation du sens symbolique du mythe biblique. Comme les hommes pervertis dont parle la Genèse, les membres masculins de la communauté rwandaise ont failli à leur devoir en perpétrant un génocide. C’est aux jeunes filles, qui demain porteront la vie, de devenir les humains de l’arc-en-ciel.

En guise de conclusion

Grâce à leur flexibilité, à leur capacité d’intégration, certains mythes font l’objet de reprises ou donnent lieu à des phénomènes d’engendrement par métonymie tel que défini par le concept d’hypertextualité dans Palimpsestes. Ils se transmettent, à la faveur d’un processus de réception et de réécriture, de mémorisation et de déformation. Thomas Pavel explique dans Univers de la fiction :

[…] avec le temps, l’adhésion de la société à la vérité des mythes décroît graduellement : ce long processus finit par miner le statut privilégié des territoires mythiques. Mais, ces territoires ne disparaissent pas pour autant : ils forment un réseau trop complexe et trop habilement agencé pour que la société l’abandonne. Les mythes, du moins une partie d’entre eux, se transforment en fiction[25].

Le mythe du Déluge, nous avons essayé de le montrer, est un de ceux que la littérature pour la jeunesse a récrits sous diverses formes. Il n’est pas difficile d’en trouver, dans les ouvrages destinés à la jeunesse, des transpositions avouées. Dans les albums pour enfants, l’arche de Noé peuplée des animaux de la Création est le mythème le plus souvent repris et adapté dans un but informatif, didactique ou ludique. La double signification de l’arche (navire ou coffre au trésor) en fait un auxiliaire précieux pour stimuler l’imagination du jeune lecteur. Le caractère pédagogique du mythème peut être considéré comme l’un des facteurs de sa reprise. Dans un célèbre passage de la République de Platon, Socrate utilise le participe composé muthopoïos, « faiseur de mythes », pour désigner les poètes. Le philosophe chasse alors les poètes menteurs de sa cité. Cependant il ne le fait pas par mépris pour leur utilisation du mythe, mais au contraire parce qu’il attribue à ces histoires mythiques le pouvoir de modeler les âmes, de construire les enfants à qui ils sont racontés :

Ne sais-tu pas qu’en toutes choses la grande affaire est le commencement, principalement pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on enfonce le mieux l’empreinte dont on veut marquer un individu ? […] En ce cas laisserons-nous à la légère les enfants prêter l’oreille à n’importe quelle fable imaginée par le premier venu et recevoir dans leur esprit des opinions le plus souvent contraires à celles qu’ils doivent avoir, selon nous, quand ils seront grands ? […] Il faut donc commencer par veiller sur les faiseurs de fables et, s’ils en font de bonnes, les adopter, de mauvaises, les rejeter. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons adoptées et à leur façonner l’âme avec leurs fables beaucoup plus soigneusement que le corps avec leurs mains[26].

Dans les romans de littérature de jeunesse contemporains, la reprise du récit biblique du Déluge souligne également son intérêt et son potentiel d’efficience. Les nouveaux Noé, la plupart du temps à peine plus âgés que le lecteur, naviguent tant bien que mal sur les eaux d’un Déluge particulier celui des guerres qui s’abattent sur la planète. C’est à eux qu’est confiée la difficile mission de renouer l’Alliance brisée. La navigation métaphorique de Noé a pour but d’emmener de l’autre côté du chaos. Les enfants de Noé se trouvent dans la condition des survivants qui, après le cataclysme, doivent « bricoler » — au sens où l’entend Lévi Strauss — un nouveau monde à partir de quelques restes de l’ancien précieusement épargnés, soigneusement collectionnés. Après une période d’errance sur l’océan de leurs doutes, de leurs peurs, ils se rendent compte qu’ils ont atteint la terre ferme. Le plus souvent privés des guides auxquels ils auraient eu légitimement droit à leur âge — les patriarches ont été emportés par les guerres qu’ils n’ont pas su empêcher —, ils se sont reconstruits, et le monde avec eux.

C’est sans doute le rajeunissement du point de vue (le narrateur est souvent un enfant) et celui de la figure même de Noé (comme nous l’avons vu, les nouveaux Noé peuvent être des enfants), voire son changement de sexe (on n’hésite pas parfois à confier ce rôle à une toute jeune fille), qui constituent les faits les plus remarquables de ces transpositions. Celles-ci laissent entrevoir qu’il n’est plus temps d’essayer de sauver l’ancien monde dont les valeurs se sont perdues mais qu’il faut en bâtir un nouveau, différent, voire antithétique du précédent. Les enfants de Noé, finalement, sont peut-être aussi bien ceux à qui l’on destine ces histoires, ceux qui les vivent en naviguant sur les déluges d’aujourd’hui que ceux qui les élaborent comme on construit une arche.